Poètes et romanciers du Nord/Adam-Gottlob Oehlenschlaeger


POÈTES
ET
ROMANCIERS DU NORD.

i.
ŒHLENSCHLŒGER.

Dans le faubourg de Copenhague qu’on appelle le Vesterbro, à gauche, près de l’avenue qui conduit à Frederiksberg, on aperçoit au milieu des villas de la bourgeoisie une maison d’humble apparence avec un seul étage et deux mansardes au-dessus. C’est là qu’est né le premier des poètes danois : Œhlenschloeger. Sa famille a quitté depuis long-temps cette demeure, et elle est habitée aujourd’hui par un marchand de petits gâteaux qui fait la joie de toutes les bonnes du voisinage. Mais le nouveau propriétaire l’a conservée telle qu’elle était à l’époque où les muses y berçaient un enfant de génie. Un jour, je l’espère, on y mettra une inscription, et tous les hommes qui aiment la poésie viendront la visiter. Je crois à la prédestination du poète, à l’influence des lieux où il est né, des lieux qu’il habite ; et quand j’ai vu pour la première fois cette maison du Vesterbro, avec le paysage qui l’entoure, il m’a semblé voir une image vivante d’une des belles pages d’Œhlenschlœger. Là est le peuple des faubourgs, le peuple animé, bruyant, énergique ; le peuple, éternel sujet de tableaux de genre, de drames et de comédies. Plus loin, voici l’allée de tilleuls qui conduit au château ; voici les sentiers bordés d’aubépines, mélancoliques comme une élégie, et parsemés de fleurs comme une idylle. À moitié chemin, on rencontre la demeure de Rahbek, autre poète chéri des Danois. Il avait réalisé le vœu de Rousseau : il s’était bâti, au penchant de la colline, une maison blanche avec des volets verts ; mais la maison a aussi changé de maître. Le poète dort près de là, sous le monument pieux que ses amis lui ont élevé.

La route de Frederiksberg aboutit au parc réservé, au Laendermark. C’est une grande forêt de hêtres, silencieuse, imposante, et ouverte de tous côtés aux plus beaux points de vue. De là, on aperçoit tour à tour et la ville avec les clochers aigus qui la dominent, les flots de la mer qui la baignent, et la plaine toute verte avec ses villages de pêcheurs et ses moulins à vent ; puis le château bâti sur le modèle de Frascati, et l’autre parc ouvert au public, traversé par la foule, Champs-Élysées et Bois de Boulogne des habitans de Copenhague. Mais quand on s’enfonce dans la forêt, tout est calme et recueillement ; toute trace de la foule disparaît, tout bruit cesse ; et le poète, abrité sous le large dôme des hêtres, peut se livrer en toute liberté à ses rêveries. Le parc est réservé à la famille royale ; mais le roi en a donné la clé au poète. C’est là qu’il a trouvé, jeune homme, ses premières inspirations ; c’est là qu’il est revenu dans l’âge mûr les renouer et les poursuivre.

Un soir d’été, je visitais avec lui cette forêt dont il a fait sa retraite favorite ; et quand nous arrivâmes à l’endroit d’où l’on découvre d’un côté la demeure royale, et un peu plus bas l’église du village et le cimetière : « Je suis ici, me dit-il, entre la vie et la mort ; ici est le souvenir de mon enfance, là sont ensevelis ceux que j’ai aimés. » Nous parcourûmes ensemble les grandes cours, les salles voûtées du château, et il me montrait la chambre qu’il avait occupée, et il se rappelait, avec une joie mélancolique, ses jeux d’enfant dans les corridors, ses premiers rêves dans le jardin. Mais quand nous arrivâmes à l’entrée du cimetière, il se tut un instant comme pour se recueillir, puis il me dit : « Ici est ma cicatrice et ma blessure. Ma cicatrice, c’est le souvenir de mes parens ; le temps a calmé peu à peu la douleur que leur mort m’a causée. Ma blessure, la voilà. »

Je me trouvais en face d’une tombe, revêtue de gazon, couronnée de fleurs. Sur une plaque de marbre, je lus ces mots : Charlotte Phister, née Œhlenschlœger. C’était sa fille. Il me serra la main et il pleura. Je le regardai avec attendrissement, car je savais combien il avait aimé cette fille morte à vingt ans ; et, quand je rentrai chez moi, je relus ces vers qu’il avait écrits :

« Au nom du Seigneur ! que ta volonté, ô mon Dieu ! s’accomplisse. Tu veux adoucir mes regrets, soulager ma douleur. Bientôt reparaîtra un frais et beau printemps ; mais jamais, jamais je ne reverrai mon enfant bien-aimé ; jamais aucune rose ne fleurira pour ma Charlotte, car elle repose dans le tombeau !

« Quand tu mourus, tes amies tressèrent des couronnes de fleurs ; on mit des bouquets de fleurs dans ta main, on enlaça des fleurs dans tes cheveux ; elles furent ensevelies avec toi. Elles descendirent avec toi dans la tombe de la jeunesse.

« Toutes ne sont pas pourtant enfouies dans la terre ; il en est qui surgissent encore sur ton cercueil, vives et riantes comme l’espérance. Non, ô ma fille chérie ! Les liens de la mort ne t’enchaînent pas ; tu planes au-dessus de ce monde comme un ange de lumière, et, quand l’obscurité du soir enveloppe la terre, tu reviens me visiter avec des chants célestes. »

Adam Œhlenschlœger est né le 16 novembre 1779. Son père était un organiste fort honnête et intelligent. Il fut nommé, en 1780, maître de chapelle et gardien du château ; mais ces deux fonctions étaient mal rétribuées, et il resta pauvre comme auparavant. Comme il n’était ni en état de prendre un précepteur pour son fils, ni même de le mettre en pension à Copenhague, il l’envoya à l’école chez une vieille femme, qui lui enseigna, d’une rude façon, le premier élément de la science, c’est-à-dire l’alphabet. Quand Œhlenschlœger avait souffert tout le jour les mauvais traitemens de son dur pédagogue, c’était pour lui une grande joie de s’en revenir par les longues avenues de Frederiksberg, et de retrouver les caresses de sa jeune sœur, le regard affectueux de sa mère, et la douce vie de famille dans le royal château.

Il y avait deux époques de l’année où le château changeait complètement d’aspect. Avec les rayons du soleil, avec la verdure et les fleurs du mois de mai, on voyait arriver les équipages de princes, les chars dorés ; et, pendant toute la belle saison, ce n’étaient que fêtes et chasses dans le parc, et tout le bruit, l’éclat, les caprices d’une cour. Une fois l’hiver venu, tout disparaissait comme par enchantement. « Alors, dit Œhlenschlœger, nous restions seuls dans le vaste château avec deux gardiens et deux grands chiens jaunes. Toute la maison nous appartenait, et je m’en allais de chambre en chambre regardant les tableaux, et m’abandonnant à mon imagination. Si le temps était beau, mon père m’envoyait à la ville chercher des livres au cabinet de lecture. Je revenais le soir, et je rapportais au bout d’un bâton mes six volumes enveloppés dans un mouchoir. Quand nous avions pris le thé, quand la lumière était sur la table, nous ne nous inquiétions plus ni de l’orage, ni de la pluie, ni de la neige. Mon père, assis dans son fauteuil, enveloppé dans sa robe de chambre, avec un petit chien sur ses genoux, lisait à haute voix. Quelquefois je lisais de mon côté et je suivais Albert Julius[1] et Robinson dans leur île ; je m’égarais avec Aladdin dans le pays des fées, et mes heures se passaient joyeusement avec Tom Jones, avec Siegfried de Lindenberger[2] ? »

À l’âge de neuf ans, dans ses heures de solitude, il sentit s’éveiller en lui l’instinct poétique. Il composa un psaume. Les rimes de ce premier poème n’étaient pas des mieux assorties, les vers n’avaient pas tous la mesure exacte. Il manquait çà et là une syllabe, une césure ; mais sans avoir encore lu ni Horace, ni Boileau, le jeune poète suivit leur précepte. Il remit l’œuvre sur le métier, et parvint à la rajuster assez bien. Cet essai l’enhardit. Il lisait Holberg ; il voulut, comme lui, écrire des pièces de théâtre. Le sujet en était pris dans toutes les histoires de voyages et tous les contes de brigands ou de sorciers qu’il entendait raconter. L’une des grandes salles du château lui servait de théâtre ; un canapé représentait une montagne, un poêle en faïence était une maison isolée sur une grande route ; et quand on avait posé un fagot au milieu de la salle, on devait le regarder comme une vaste et profonde forêt, dangereuse à traverser. Sa sœur jouait tous les rôles de mère éperdue, d’amante trahie, et un de ses camarades d’école avait un merveilleux talent pour représenter les traîtres de mélodrames et les empereurs romains. Le répertoire ne se composait que de pièces à trois rôles. Mais que d’évènemens se passaient entre ces trois rôles ! Combien de cris d’alarme ! combien de coups d’épée ! Les murs de Frederiksberg doivent en avoir conservé le souvenir.

Pour compléter le succès du poète, ou plutôt pour le sanctionner, il ne lui manquait plus que des spectateurs. Son fidèle Achate parvint à en amener un. C’était un joli enfant, modeste et timide, qui donnait les meilleures espérances. L’auteur de tant de drames, de tant de comédies, alla au-devant de lui comme un candidat à la députation va au-devant de l’électeur dont il brigue le suffrage, comme un écrivain au-devant du critique, comme un professeur abandonné au-devant de l’unique auditeur qui persiste à suivre ses cours. Il le fit asseoir à la place d’honneur ; il l’embrassa sur les deux joues, et lui mit une orange à la main. Puis il commença son rôle avec une verve qu’il ne s’était jamais sentie jusque-là. Mais hélas ! le spectateur mangea l’orange, s’endormit, et ne se réveilla qu’à la dernière scène, au moment où les trois acteurs gisaient sur le parquet, égorgés l’un par l’autre.

Cette injure faite à son talent ne découragea point le poète. Il se remit à écrire, et il s’appliqua à perfectionner l’art de la représentation. Il était tout à la fois poète, acteur, régisseur, directeur et souffleur. Il enfantait chaque matin un drame, et chaque soir il le portait sur la scène. Son maître d’école lui disait en riant : Œhlenschlœger, tu es un plus grand poète que Molière. Il lui fallait au moins six semaines pour composer une pièce, et toi tu peux, en vingt-quatre heures, en composer une, la faire apprendre, la mettre en répétition et la jouer.

Cependant il avait quitté son école d’enfant pour entrer à la Realskule. Le temps vint où il dut se déterminer à faire choix d’une carrière. Il avait conservé ses goûts de théâtre : il se fit acteur ; mais il ne tarda pas à comprendre que cette vie d’acteur n’était ni aussi riante, ni aussi poétique qu’il se l’était imaginé, et il la quitta pour étudier le droit. Son maître était M. Œrsted, qui est devenu l’un des jurisconsultes les plus célèbres du Danemark. Avec un tel homme pour guide, Œhlenschlœger n’aurait pas manqué de faire de grands progrès, si son ame n’avait pas toujours été plus dévouée à la muse de la poésie qu’à la muse de la science. Il déroulait d’une main nonchalante les recueils d’ordonnances, et si, au milieu de ses recherches, le souvenir d’un drame lui revenait à l’esprit, si l’harmonie d’un vers résonnait à son oreille, adieu les articles de lois, adieu le vieux codex. La balance de l’imagination l’emportait ; l’étudiant secouait ses ailes, le jurisconsulte redevenait poète.

Ce fut après avoir tenté quelques essais poétiques qu’il tourna ses regards vers l’ancienne Scandinavie. Il comprit qu’il y avait là une mine féconde, une mine nationale à exploiter. Il prit des livres islandais, et cette fois il étudia avec ardeur. Il avait pour maître un homme singulier, qui rappelle l’Antiquaire de Walter Scott.

« Le vieux Arndt était, dit-il, l’une des plus curieuses caricatures des temps modernes. Je le vois toujours avec ses bottes crottées, sa jaquette bleue et ses grands cheveux blonds qui lui tombaient jusque sur les reins. Il était né à Altona, et n’avait fait que voyager à travers l’antiquité, ne se souciant pas le moins du monde de son époque. D’abord il avait étudié la botanique ; mais bientôt les inscriptions de sépulcres, les runes remplacèrent pour lui les plantes et les fleurs. C’était un antiquaire de la première espèce. Tout ce qui vivait encore ne lui inspirait qu’un profond dédain. Mais il aimait les vieux monumens enfouis dans la terre, les traditions écrites dans les langues mortes et à moitié oubliées. Il regardait l’Europe comme un grand cabinet d’étude où il s’en allait de long en large chercher des citations. Une fois il pénétra au fond de la Finlande pour y dessiner quelques pierres runiques. Une autre fois il arrivait aux portes de Paris ; il se rappela qu’il avait laissé un manuscrit sous un monceau de pierres près de Lubeck : il partit aussitôt pour aller le chercher ; puis il prit la route de Venise pour y copier une inscription grecque. Toute idée de progrès littéraire, toute discussion politique, lui étaient complètement étrangères, et s’il en parlait quelquefois, c’était avec un mépris bien prononcé. Dans ses voyages, il allait tranquillement s’installer chez le prêtre ou le paysan. Il s’asseyait à leur table, il dormait dans leur lit, et souvent il ne récompensait leur hospitalité que par des reproches. Il avait l’intime persuasion que leur devoir était de prendre soin d’un homme comme lui, qui, pour se dévouer à l’étude de l’antiquité, renonçait aux jouissances habituelles de la vie. Un jour il se mit en colère contre une domestique parce qu’elle avait nettoyé ses bottes. « Quand mes bottes sont sales, s’écria-t-il, je passe dans le ruisseau, et tout est dit. » Souvent les gens à qui il s’adressait le mirent à la porte, souvent même il fut battu ; mais il allait toujours son chemin sans se décourager. Il n’avait point d’ami et point de foyer. Il portait ses manuscrits dans ses poches jusqu’à ce qu’elles fussent pleines. Alors il les prenait l’un après l’autre et les cachait sous une pierre au milieu des champs ou au milieu de quelque vieille ruine. »

Œhlenschlœger ne tarda pas à pénétrer très avant dans l’esprit des traditions du Nord. La plupart des ballades qu’il composa à cette époque sont autant d’indices certains des conquêtes qu’il faisait chaque jour dans le domaine de la mythologie scandinave. En 1803, il publia un recueil de poésies qui obtint du succès. Ce sont des contes de superstitions populaires, des romances de guerre et d’amour, quelques traditions, et une sorte de comédie satirique intitulée : la Nuit de la Saint-Jean. Dans ce recueil, le poète parle peu en son nom. Il se transporte dans d’autres temps, il se fait l’interprète des hommes et des idées qu’il a étudiés. Il annonçait par là qu’il devait être ce que les Allemands appellent un poète objectif. Une seule élégie, jetée au milieu des histoires de trolles[3] et des ballades du Kœmpeviser, est une émanation directe de sa pensée intime, un reflet d’une des situations par lesquelles son ame a passé. Nous la citons ici comme une page de biographie. Elle a pour titre : Den brustne Harpe (la Harpe brisée) :

Ô toi dont les cordes plaintives
Ont souvent, au sein des forêts,
Répété mes douleurs craintives,
Mes espérances, mes regrets !

Ma harpe, ta voix est muette,
Et tes chants bien-aimés sont morts.
Chaque jour mon ame inquiète
En vain rappelle tes accords.

La nuit est froide et le ciel sombre,
Le doux rayon qui m’avait lui,
Qui jadis m’éclairait dans l’ombre,
Avec tes accens s’est enfui.

Toute joie est pour moi tarie,
Et mon cœur long-temps oppressé,
Bientôt, ô ma harpe chérie !
Ainsi que toi sera brisé.

En 1801, Œhlenschlœger fit paraître un nouveau recueil, qu’il dédia au prince royal, et le prince ne crut pouvoir mieux récompenser l’hommage du poète qu’en lui accordant un traitement annuel qui lui permit de voyager. Voilà donc Œhlenschlœger qui se met en route, tout jeune, plein d’ardeur, heureux de voir un monde nouveau et d’ouvrir sa pensée à de nouvelles émotions. Il traverse la Prusse, la Saxe ; il visite ses frères les poètes d’Allemagne, et Weimar leur sanctuaire, et Gœthe leur patriarche ; puis il vient à Paris. La Bibliothèque royale possède une nombreuse collection d’ouvrages du Nord. Œhlenschlœger y puisa souvent, et dans la modeste chambre de voyageur qu’il occupait à l’hôtel de Hollande, rue des Bons-Enfans, il écrivit l’une de ses meilleures tragédies : Palnatoke.

« J’ai gardé un tendre souvenir de Paris, me disait-il un jour. C’est là que j’ai trouvé la vie, le mouvement de l’intelligence, et c’est, après ma ville natale, la ville que j’aime le mieux au monde. » Il n’y fut cependant pas constamment calme et heureux. Tandis qu’il s’en allait chaque matin dans la rue Richelieu étudier les sagas, la guerre était en Danemark ; les Anglais bombardaient Copenhague. Il ne recevait point de nouvelles de son pays, ou s’il en recevait, c’étaient des lambeaux de bulletins politiques qui ne pouvaient que l’alarmer. Dans cet état de crise, les employés du ministère des finances se souvenaient fort peu du poète. Il attendit en vain le mandat qui lui était promis. Il épuisa peu à peu son trésor de pélerin qui n’était pas grand, et il se trouva seul en pays étranger, sans appui et sans ressource. Par mesure d’économie, il avait déjà changé de demeure ; il habitait une mansarde au septième étage à l’hôtel des Quinze-Vingts. La maîtresse d’hôtel, Mme Gauthier, devina sa position, et lui dit : « Monsieur Ohlens (car il était impossible à la bonne femme de prononcer ce long nom d’Œhlenschlœger), ne vous inquiétez pas ; restez chez moi ; quand vous recevrez de l’argent, vous me paierez, et jusque-là je ne vous demande rien. »

Le mandat tant désiré arriva enfin ; mais le compte de l’hôtel en absorba la plus grande part. Le pauvre voyageur, trompé par la fortune, se confia aux muses. Il réunit ses poésies inédites : Hakon Jarl, Palnatoke, prit le chemin de Stuttgart, et s’en alla tout droit chez Cotta, l’éditeur de Gœthe et le Mécène des jeunes poètes. Hélas ! le Mécène était absent. Il fallut rester à l’hôtel et attendre.

Trois semaines après, Cotta revint, paya richement les œuvres qui lui furent présentées, et Œhlenschlœger partit pour l’Italie, bénissant les libraires qui savent user noblement de leur fortune. Il passa par la Suisse, et s’arrêta plusieurs mois chez Mme de Staël. Il trouva chez elle cet intérieur poétique, si bien décrit par M. Sainte-Beuve dans cette Revue. Là étaient W. Schlegel, Benjamin Constant, Sismonde de Sismondi, Bonstetten, Tieck le sculpteur, Zacharie Werner. L’auteur de Corinne apparaissait au milieu de ces poètes comme une reine au milieu de ses sujets. Malheureusement la plus parfaite union ne régnait pas toujours autour d’elle. Benjamin Constant et Schlegel étaient parfois, à l’égard l’un de l’autre, dans un état de susceptibilité inquiétant, et Zacharie Werner avait des élans d’excentricité qui dérangeaient tout l’équilibre de cette république littéraire. Il ne fallait rien moins que l’ascendant de Mme de Staël pour rapprocher des esprits qui tendaient sans cesse à se disjoindre, et rallier des élémens souvent fort disparates. « Elle écrivait alors, dit Œhlenschlœger, son livre sur l’Allemagne, et lisait chaque jour un volume allemand. On l’a accusée de n’avoir pas étudié elle-même les ouvrages dont elle parle, et d’avoir formulé tous ses jugemens d’après W. Schlegel. Cette assertion est fausse. Elle lisait l’allemand avec la plus grande facilité ; seulement elle avait de la peine à le prononcer, et quand elle me voulait faire connaître quelques pages écrites dans cette langue, elle les traduisait aussitôt en français. Schlegel a eu sans doute quelque influence sur ses études. Il est le premier qui lui ait appris à connaître la littérature germanique ; mais sur plusieurs points essentiels, elle était d’un avis complètement opposé au sien. Elle aimait à discuter avec lui, car elle se sentait forte. Elle le plaisantait aussi parfois, et l’appelait Tête lente ! »

Au commencement du printemps, Œhlenschlœger passa les Alpes, et visita Turin, Parme, Florence, Rome, Bologne. Ce voyage sur la terre classique, cette étude de l’Italie, devaient avoir de l’influence sur un esprit aussi impressionnable que le sien. Elle en eut une grande. Elle tempéra ce qu’il y aurait peut-être eu de trop âpre dans sa nature d’homme du Nord. Elle fortifia en lui l’amour de la forme, et lui découvrit de nouveaux points de vue qu’il a su depuis habilement employer.

En 1809, il reprit avec joie le chemin de Copenhague. Il avait passé près de cinq années loin de son pays, mais pendant ce temps-là sa réputation avait grandi. Ses poèmes étaient venus, à différentes reprises, surprendre le public. Hakon Jurl avait été lu, relu et vanté par les critiques. Axel et Valborg n’était pas encore imprimé, mais il en circulait des copies dans toutes les familles. Il rentra dans sa ville natale avec une auréole de gloire ; ses amis l’attendaient sur le rivage, et un noble cœur de jeune fille battait pour lui. En 1810, il fut nommé professeur à l’université. Il épousa celle qu’il aimait depuis long-temps et se reposa, comme un homme du Nord, dans la vie de famille.

Quelques années après, il eut, comme Pétrarque, son jour au Capitole. Les étudians suédois chantèrent ses louanges, et dans la cathédrale de Lund, Tegner lui posa sur le front la couronne de poète scandinave.

La littérature danoise fut long-temps stérile et ignorée. Elle se forma après les autres, et se sentant faible et peu propre à prendre essor d’elle-même, elle chercha un soutien autour d’elle et s’appuya tantôt sur l’Allemagne, tantôt sur la France ; mais au xviiie siècle elle grandit tout à coup. C’est alors qu’on voit apparaître Holberg, cet homme de génie, Holberg, le seul poète comique que l’on puisse nommer immédiatement après Molière ; puis Ewald, qui se distingue également dans le drame et dans la poésie lyrique, puis Wessel, qui a su faire d’une parodie un chef d’œuvre, et Baggesen, écrivain classique, poète élégant, mais plus élégant que tendre, et plus spirituel que profond. Il manquait encore à cette littérature le drame national ; Œhlenschlœger le lui donna. Dès ses premières productions, il prit place à côté de Holberg, et laissa derrière lui les autres poètes.

Peu d’hommes ont été doués d’un génie aussi fécond, aussi facile qu’Œhlenschlœger. Aussi s’est-il exercé dans tous les genres, et presque toujours avec succès. Il a composé des drames, des comédies, des opéras, des romans, des poèmes lyriques et des poèmes mystiques. Comme il trouvait son public danois trop restreint, il s’est lui-même traduit en allemand, et il a traduit dans la même langue toutes les œuvres de Holberg. Jamais il n’a connu ni l’effort, ni la fatigue du travail. Les vers tombent de sa plume comme l’eau coule d’une source. Ils se suivent, se succèdent et se renouvellent sans cesse. De là vient qu’il a un style charmant, de grace, de flexibilité, d’abandon, mais souvent très négligé. De là vient aussi qu’il entremêle à ses plus belles compositions des pages inégales qu’un goût plus sévère aurait corrigées ou fait disparaître ; car c’est un enfant de génie qui s’ignore lui-même ; c’est un musicien que le charme de l’inspiration entraîne et qui chante parfois sans s’apercevoir que les cordes de sa harpe sont détendues et que l’instrument a baissé de ton.

Sa vraie gloire n’est donc pas d’avoir été plus fécond que Gœthe et plus varié que Schiller, d’avoir promené sa fantaisie du nord au sud, et d’avoir su trouver sur sa palette des couleurs pour peindre les féeries de l’Orient et les sombres paysages scandinaves. Sa vraie gloire, c’est d’avoir produit quelques œuvres fermes et fortes, qui ont pris racine parmi le peuple et qui resteront ; c’est d’avoir compris la poésie du Nord, la poésie nationale, qu’Ewald avait simplement indiquée dans Rolf Krage et Baldurs Dœd.

On sait que toute l’histoire ancienne du Danemark est dans les sagas islandaises et toute sa mythologie dans l’Edda. Œhlenschlœger a étudié à fond ces traditions primitives de son pays et se les est appropriées. Il a reproduit tous ces mythes, tous ces récits héroïques, avec une fidélité rare et une complète originalité. Souvent il n’a trouvé, dans ces landes mythologiques, qu’un monument informe, inachevé, et il a fait de quelques strophes éparses un poème, d’une esquisse un tableau, d’un marbre brut un groupé animé. Il a rajeuni et rapproché de son temps toutes ces figures entourées de nuages, et les a fait aimer au peuple en les abritant de son manteau poétique. Les vieux héros scandinaves sont entrés dans la demeure du paysan, et le Valhalla s’est ouvert aux regards de la foule avec ses combats éternels et ses Valkyries. Quelques-unes de ces compositions, comme par exemple, les Dieux du Nord (Nordens Guder), ont une majesté homérique. Quelques autres, comme la saga de Hroar, et celle de Vanlundur, sont le récit exact et suivi de plusieurs faits décousus et racontés en divers lieux. Presque toutes peuvent être regardées comme des documens authentiques qu’il est permis de citer[4].

C’est dans ces drames surtout qu’il a dépeint le caractère audacieux, la vie aventureuse des anciens hommes du Nord. C’est là qu’on voit reparaître tous ces guerriers avides de combats, tous ces rois de la mer qui embrassent leur épée avec amour et divinisent le courage et la force physique. Là on entend résonner, comme dans les sagas, les paroles de sang, les cris de vengeance de ces hommess qui se font une gloire de ne rien craindre et qui auraient honte de pardonner. Les femmes sont comme eux, courageuses et fières, enthousiastes des combats, et méprisant celui qui redoute les périls. Œhlenschlœger a pourtant dessiné de temps à autre, dans ses drames, quelques caractères de jeunes filles tendres et mélancoliques, qui apparaissent au milieu de ces cohortes de Vikingr, comme un doux rayon de crépuscule au milieu d’une contrée sauvage. Le caractère de Valborg est le type de cette nature délicate de femme, qui a tout le parfum d’une plante méridionale et toute la grace suave d’une pâle fleur du Nord. Le rôle de Ragnhild dans les Fostbrœderne et celui de Signe sont tracés avec les mêmes touches légères de pinceau et appartiennent au même ordre d’idées.

Dans cette pièce de Hagbarth et Signe, le poète a réuni les principaux traits de la vie guerrière et des mœurs scandinaves. Hagbarth est un jeune roi courageux et plein de force, qui a long-temps navigué sur les côtes étrangères et qui cherche la mort dans les entreprises glorieuses. « Notre vie, dit-il, n’est qu’une préparation à la fête du Valhalla. Plus elle est courte, mieux elle vaut. Heureux le guerrier qui meurt jeune ! Il prend place à la table hospitalière des dieux, et les Valkyries le préfèrent au vieillard qui n’abandonne la terre qu’avec des cheveux blancs. »

Hagbarth vient à Lund avec son compagnon d’armes défier deux jeunes guerriers, Alf et Alger, célèbres par leur courage. Leur mère Bera tremble de les voir succomber dans cette lutte, et cependant elle accueille Hagbarth selon les lois de l’hospitalité. Elle vient elle-même, sur le rivage lui présenter la coupe de miœd, puis au moment de s’éloigner, elle dit à ses fils :

« Ce n’est pas la première fois que vous abandonnez votre mère pour vous élancer avec des cris de joie au-devant des dangers. Thor vous appelle. Allez, suivez le dieu de la force. Souvenez vous que la vieille Seeland est pleine de monumens de gloire. Que la tempête qui gronde autour de ces tombeaux anime votre courage. Mon cœur tremble. C’est une faiblesse. Je suis femme ; je suis mère. Mais l’ombre majestueuse de votre père plane sur vous. Montez au Valhalla. Puisse un de vous cependant revenir ici pour prendre possession du royaume ! (Puis se tournant vers Hagbarth). N’est-il pas vrai, dit-elle, c’est une jouissance pour le guerrier de faire fléchir l’orgueil d’une femme ! Mais les Ases écouteront les prières de Bera ; tu tomberas sous l’épée de mes fils ; tu tomberas dans les ombres du soir sur le gazon obscur. Les corbeaux voltigeront autour de toi, effrayés à l’aspect de ton cadavre, mais avides de dévorer ton cœur. Viens, ma fille. Alf, Alger, adieu. J’ai retenu mes larmes ; j’ai dompté ma douleur ; domptez aussi votre ennemi. »

Le combat s’engage. Alger succombe. Bera, en apprenant la mort de son fils, rugit de colère comme une tigresse. Elle a promis de laisser Hagbarth retourner librement dans son pays. Elle est fidèle à sa promesse, mais elle jure de se venger.

Hagbarth revient. Il a vu Signe, la fille de Bera, il l’aime et il en est aimé. Bera le surprend au moment où il est seul avec la jeune fille. Elle appelle ses guerriers et le fait charger de chaînes. Mais Hagbarth rompt ses chaînes, tire son glaive et se prépare à combattre. « Attendez, dit Bera, je connais un lien qu’il ne brisera pas. » Elle coupe une tresse de cheveux de Signe et la donne à ses satellites. Hagbarth alors ne leur oppose plus aucune résistance. Il tend lui-même les mains à ce lien d’amour et le couvre de baisers. On le condamne à mort. Il se tue. Signe prend sa robe de noce, met une couronne de fleurs sur sa tête, et s’empoisonne pour suivre au tombeau celui qu’elle a aimé.

Palnatoke et Stœrkodder sont deux autres types, plus énergiques encore et plus vrais peut-être, de l’intrépide courage du Vikingr et de la loyauté chevaleresque du soldat scandinave. Dans Palnatoke, il n’y a point de rôle de femme. Tout le drame se passe entre des hommes qui se disputent la royauté et qui s’égorgent, et toutes les scènes qui y sont tracées causent une impression de douleur et d’effroi. C’est une plaine sauvage sans verdure. C’est un ciel sans étoiles.

Mais le chef-d’œuvre de tous ces drames scandinaves, c’est Hakon Jarl. Œhlenschlœger l’écrivit très jeune, et jamais, dans aucune de ses pièces, il n’a mis plus de sève, plus de force, plus de chaleur. Ce drame représente une des grandes phases historiques du Nord. Deux personnages mémorables en sont les héros ; deux grandes idées y luttent l’une contre l’autre. D’un côté, Hakon Jarl, qui d’une main affaiblie par l’âge cherche à soutenir encore l’autel chancelant des dieux scandinaves ; de l’autre, Olaf, qui s’avance avec tous les prestiges d’une royauté naissante, pour renverser les vieilles idoles et propager le christianisme. C’est un monde ancien qui s’en va. C’est une ère nouvelle qui commence. Chacun court au-devant du jeune roi, et Hakon est abandonné par ses amis, trompé par ses confidens, trahi par ses esclaves. Une femme lui reste fidèle : c’est la femme qu’il a maltraitée et chassée de chez lui. Quand il a combattu contre Olaf et perdu la bataille, il est seul, sans force, sans espoir, obligé de fuir. Il s’en va chez Thora, et Thora l’accueille, l’embrasse et oublie toutes les injustices d’autrefois, pour ne songer qu’à son amour. Olaf est proclamé roi. Hakon est tué par un de ses esclaves dans la caverne où il a cherché un refuge, et Thora vient s’enfermer avec lui ; elle pose une épée à ses côtés, une couronne sur sa tête :

« Oh ! je t’aime, lui dit-elle, je t’aime dans la mort comme dans la vie. Naguère encore, tu étais semblable au soleil qui prête sa lumière à tout ce qui l’entoure. Maintenant le peuple t’a abandonné pour rendre hommage à un autre soleil. Auprès de toi, il n’y a plus qu’une pauvre femme qui te regarde avec douleur. C’est elle qui te rendra les honneurs que les autres ont oublié de te rendre. Reçois cette couronne funèbre des mains de Thora, et puis dors bien, Hakon Jarl, dors bien. Je fermerai moi-même cette porte, et quand on viendra l’ouvrir, on emportera le corps de Thora pour le placer auprès du tien. »

Œhlenschlœger a écrit sur ce même Olaf une autre tragédie dont il a bien voulu nous communiquer le manuscrit. C’est le tableau d’une époque de troubles religieux et d’agitations politiques dans le Nord. Hakon est mort ; Olaf est roi. Le paganisme est aboli, et l’autel du Christ s’élève sur les débris du temple d’Odin. Mais des hommes inquiets se révoltent contre le nouveau culte et contre le nouveau roi. Olaf engage avec eux le combat. Il est tué. Sa mort réconcilie les partis, apaise les dissensions, et ceux qui avaient pris plaisir à le braver l’invoquent sous le nom de saint Olaf. Cette tragédie forme le complément du cycle historique dont le poète a retracé les principales phases. Elle sera jouée l’hiver prochain. Les critiques qui en ont entendu la lecture lui prédisent du succès.

Œhlenschlœger, dans ses travaux dramatiques, ne s’est pas arrêté exclusivement aux anciennes traditions scandinaves. Il a écrit une tragédie sur Charlemagne, une autre sur un chevalier allemand, Hugo de Rheinberg, une autre sur la mort de Corrége, et sur deux princes de Danemark, Erik et Abel, et sur Tordenskiold, cet homme d’audace et de génie, qui du rang de simple matelot, s’éleva en peu de temps, au grade d’amiral et fut tué à trente-cinq ans dans un duel.

Ces tragédies sont parfois un peu longues et un peu froides. Le public en France aurait de la peine à admettre tant de conversations sentencieuses, tant de scènes élégamment tracées, mais dépourvues d’action. Il lui faut, dans un drame, du mouvement et de la vie. Les hommes du Nord sont d’une autre trempe. Ils aiment ces longs discours qui ressemblent à des dissertations de professeur. Ils vont au théâtre comme à un cours d’esthétique, et peu leur importe quand le drame arrive, et comment il arrive, pourvu qu’ils y trouvent une portion suffisante de maximes philosophiques et de poésie. Mais les pièces d’Œhlenschlœger sont écrites dans un style simple, vrai, montant sans effort du ton habituel de la conversation à la période majestueuse : Œhlenschlœger a un grand art pour disposer les diverses péripéties de ses drames, pour faire mouvoir ses personnages, et il entremêle habilement des scènes de bonne comédie à des situations tragiques. Bien entendu qu’il est de la nouvelle école et qu’il se soucie fort peu des trois unités.

Ses poèmes sont devenus populaires comme ses tragédies. Celui qui porte le titre de Helge est une histoire empruntée aux sagas, l’histoire d’une nymphe des eaux, d’un guerrier, d’une femme qui le trompe, et d’une jeune fille qu’il épouse sans savoir que c’est sa fille. Le poème se compose d’une suite de chants irréguliers, tantôt lyriques, tantôt épiques. Il y a là plusieurs tableaux d’une grace charmante, et des scènes de voyage, d’amour, de douleur, racontées avec un rare talent. Cette œuvre d’Œhlenschlœger est sans contredit l’une de ses meilleures. Beaucoup de personnes la préfèrent à la Frithiofs-saga de Tegner. Mais les Latins le disaient avant nous : Habent sua fata libelli. La Frithiofs-saga a été traduite dans toutes les langues, et Helge n’est encore connue qu’en Danemark.

Aladdin est le conte des Mille et une Nuits développé et embelli par le poète. Cette fois, Œhlenschlœger a renié son ciel du Nord. Il a voyagé sur les ailes de cette déesse capricieuse qu’on appelle Fantaisie, et avec sa faculté puissante d’intuition, il a compris, comme un homme de l’Orient, la couleur, la vie, le prestige de l’Orient. Un rayon de soleil a éclairé sa palette, et le génie des contes l’a guidé dans son excursion. À travers ces images demi factices, demi-réelles, qu’il représente, il y a plusieurs situations qui rentrent dans le domaine de la vie journalière, et plusieurs caractères vrais et habilement peints. Celui de Morgiane, entre autres, est très bien senti et très comique. La pauvre femme, qui a toujours vécu dans son humble retraite, filant sa quenouille ou causant avec son brutal mari, ne comprend rien aux merveilles produites par la lampe de son fils Aladdin. La première fois que le génie mystérieux apparaît, l’effroi s’empare d’elle, et elle tombe la face contre terre. Plus tard elle s’habitue à le voir venir quand Aladdin l’évoque, mais ce sont pour elle autant de sorcelleries qu’elle déplore et qu’elle tolère par nécessité. Il arrive dans la maison du tailleur d’Ispahan ce qui est arrivé plus d’une fois dans la demeure de l’homme visité par le génie de la science ou de la poésie : Aladdin s’est tout d’un coup séparé de la foule ; son esprit s’est élevé, ses désirs ont grandi avec le pouvoir de les satisfaire, et sa mère est restée la même. Sa parole est plus puissante que celle d’un roi. Il fait un signe, et les génies apparaissent. Il commande, et les génies obéissent. Il tient entre ses mains un instrument magique dont le vulgaire ignore la valeur, et quand il y pose le doigt, tous les trésors enfouis dans les entrailles de la terre lui appartiennent. Pendant ce temps, sa bonne mère calcule encore ce qu’elle pourra gagner en filant du matin au soir, et se demande comment elle pourra acheter une nouvelle robe. Elle rencontre son fils magnifiquement vêtu, et elle ne sait comment cela s’est fait. Elle le voit absorbé dans ses pensées, et elle se dit avec douleur qu’il ne travaille pas. Elle remarque qu’il est soucieux et triste, et elle se demande d’où lui vient cette tristesse, car elle n’a pas vu le char doré, le char céleste sur lequel il a pris l’essor, et elle ne voit pas non plus les épines qui y sont attachées. Un jour il lui avoue qu’il est amoureux de la fille du sultan, et Morgiane se met à pleurer, car elle le croit fou. Il veut envoyer à sa bien-aimée les diamans que les génies lui ont apportés ; mais Morgiane prend ces diamans pour du verre.

Nous sommes souvent en ce monde comme Morgiane : le génie est près de nous, et nous ne le reconnaissons pas ; il éclate, et il nous fait peur ; il parle de ses espérances, et nous rions de sa folie ; s’il veut jouir des dons mystérieux que les génies aériens lui apportent, il faut qu’il se bâtisse, comme Aladdin, une retraite à l’écart, qu’il se retire derrière ses murailles de marbre, pour échapper à la moquerie ou à l’incrédulité.

Œhlenschlœger a publié trois volumes de poésies lyriques. J’y ai cherché vainement ce caractère de panthéisme rêveur, de mélancolie religieuse, que l’on trouve habituellement dans le Nord, ou ces nuances délicates de poésie intime qui nous charment chez les lakistes. Le poète fait rarement un retour sur lui-même. Il prononce rarement une parole de douleur, ou s’il touche cette corde flexible, il en tire aussitôt des sons harmonieux qui le séduisent. La cadence du rhythme assoupit sa tristesse ; il écoute le retentissement de ses rimes sonores, la mesure régulière de ses strophes, et il oublie de pleurer.

La plus belle partie de ces poésies lyriques est celle qui renferme les anciennes ballades. Ce que Uhland a fait pour quelques chants traditionnels de l’Allemagne, Œhlenschlœger l’a fait pour le Danemark. Il s’est emparé des histoires poétiques conservées parmi le peuple et les a reproduites avec une grâce, une verve et une vérité de ton qui n’avaient pas encore eu d’exemple. Ainsi, il a chanté tour à tour et l’homme de mer, avec sa barbe verte, qui enlève les jeunes filles, et le Valravn, qui se bat contre les sorciers, et les trolles, qui dansent le soir sur les montagnes, et la cigogne du foyer, qui apporte à une pauvre mère des nouvelles de son fils.

Plusieurs de ces ballades ont toute la naïveté et tout le charme des chants du Kœmpeviser. C’est comme le retentissement d’une musique lointaine, comme la vibration d’une corde qui s’est ébranlée sous la main du peuple. Plusieurs peuvent être regardées comme des modèles de style poétique, et celle d’Uffe le Taciturne est peut-être la plus belle romance qui ait jamais été écrite en Danemark.

Uffe est le fils d’un vieux roi aveugle, Vermund. Il passe la plus grande partie de ses jours tout seul, à l’écart, ne disant rien, et ne se livrant à aucun des exercices où les jeunes hommes de son âge aiment à montrer leur adresse ou leur audace. Les chevaliers le regardent comme un être à demi dénué d’intelligence, et le vieux roi s’afflige de n’avoir pas un autre fils. Un jour, le roi de Saxe envoie sommer Vermund de lui céder son royaume ou de se préparer au combat. Uffe assiste à l’audience de l’envoyé saxon ; il l’écoute en silence, puis se lève avec orgueil et accepte le combat. Le chevalier de Saxe, qui ne voyait en lui qu’un homme sans énergie et sans volonté, se met à rire ; mais Uffe se connaît, et il demande des armes. On lui apporte une cuirasse de fer, et en respirant il la brise ; une autre plus forte, et elle se brise encore. On lui donne les glaives d’acier les plus lourds, et il les rompt d’un seul coup en les balançant dans sa main. Son père envoie chercher sa vieille armure la plus belle, la plus large qu’il ait jamais vue. Uffe la pose sur sa poitrine. Elle est trop étroite et elle éclate. Enfin, on lui en fabrique une assez grande pour ses épaules de géant, et il marche au combat. Son père se fait conduire sur le champ de bataille. Il entend le cliquetis du glaive, les lances qui se brisent, et il tremble pour son fils. Il entend des cris de mort, et son cœur se serre ; mais un hérault lui dit que son fils a vaincu, et le vieillard verse des larmes de joie.

La ballade d’Agnete est le récit d’une tradition répandue dans tout le Nord. On la raconte encore à la veillée, on la chante dans les familles. Je l’ai entendu chanter un soir sur une mélodie ancienne. C’était tout à la fois tendre comme un soupir d’amour, et triste comme un accent de deuil[5].

« Agnete est assise toute seule sur le bord de la mer, et les vagues tombent mollement sur le rivage.

Tout à coup l’onde écume, se soulève, et le trolle de mer apparaît.

Il porte une cuirasse d’écaille qui reluit au soleil comme de l’argent.

Il a pour lance une rame, et son bouclier est fait avec une écaille de tortue.

Une coquille d’escargot lui sert de casque. Ses cheveux sont verts comme les roseaux, et sa voix ressemble au chant de la mouette.

— Oh ! dis-moi, s’écrie la jeune fille, dis-moi, homme de mer, quand viendra le beau jeune homme qui doit me prendre pour fiancée.

— Écoute, Agnete, répond le trolle de mer, c’est moi qu’il faut prendre pour ton fiancé.

J’ai dans la mer un grand palais dont les murailles sont de cristal.

À mon service j’ai sept cents jeunes filles moitié femme, moitié poisson.

Je te donnerai un traîneau en nacre de perles, et le phoque t’emportera avec la rapidité du renne sur l’espace des eaux.

Dans ma retraite tapissée de verdure, de grandes fleurs s’élèvent au milieu de l’onde, comme celles de la terre sous le ciel bleu…

— Si ce que tu dis est vrai, répond Agnete, si ce que tu dis est vrai, je te prends pour mon fiancé.

Agnete s’élance dans les vagues, l’homme de mer lui attache un lien de roseau au pied et l’emmène avec lui.

Elle vécut avec lui huit années et enfanta sept fils.

Un jour elle était assise sous sa tente de verdure, elle entend la vibration des cloches qui sonnent sur la terre.

Elle s’approche de son mari et lui dit : Permets-moi d’aller à l’église et de communier.

— Oui, lui dit-il, Agnete, j’y consens. Dans vingt-quatre heures tu peux partir.

Agnete embrasse cordialement ses fils et leur souhaite mille fois bonne nuit.

Mais les aînés pleurent en la voyant partir, et les petits pleurent dans leur berceau.

Agnete monte à la surface de l’onde. Depuis huit ans, elle n’avait pas vu le soleil.

Elle s’en va auprès de ses amies, mais ses amies lui disent : Vilain trolle, nous ne te reconnaissons plus.

Elle entre dans l’église au moment où les cloches sonnent, mais toutes les images des saints se tournent contre la muraille.

Le soir, quand l’obscurité enveloppe la terre, elle retourne sur le rivage.

Elle joint les mains, la malheureuse ! et s’écrie : « Que Dieu ait pitié de moi et me rappelle bientôt à lui ! »

Elle tombe sur le gazon au milieu des tiges de violettes. Le pinson chante sur les rameaux verts, et dit : « Tu vas mourir, Agnete, je le sais. »

À l’heure où le soleil abandonne l’horizon, elle sent son cœur frémir, elle ferme sa paupière.

Les vagues s’approchent en gémissant et emportent son corps au fond de l’abîme.

Elle resta trois jours au sein de la mer, puis elle reparut à la surface de l’eau.

Un enfant qui gardait les chèvres trouva un matin le corps d’Agnete au bord de la grève.

Elle fut enterrée dans le sable, derrière un roc couvert de mousse qui la protège.

Chaque matin et chaque soir ce roc est humide. Les enfans du pays disent que le trolle de mer y vient pleurer.


Pour ceux qui veulent avoir le portrait de l’homme avec celui du poète, j’ajouterai quelques mots à cette esquisse littéraire. Œhlenschlœger est grand et fort ; il a le front élevé, la figure noble et expressive. Il me rappelle, par la douceur de son regard et par le charme de sa parole, Tieck le poète allemand. Dans le monde il cause peu, il hait les entretiens bruyans, et redoute surtout la discussion ; mais s’il est seul dans sa famille, ou au milieu d’un cercle d’amis, il parle avec cordialité et abandon. Il est gai comme un enfant. Quoiqu’il touche presque à sa soixantième année, il travaille encore avec l’ardeur de la jeunesse. Mme de Staël disait de lui : « C’est un arbre sur lequel il croît des tragédies. » L’arbre a gardé toute sa force, et nous espérons y voir mûrir encore plus d’un fruit poétique.


X. Marmier.
  1. Roman allemand du xviiie siècle.
  2. Roman allemand.
  3. Esprits mystérieux, génies domestiques, lutins, koboldes.
  4. M. le professeur Heiberg, de Copenhague, a publié un livre intitulé : Mythologie du Nord, d’après l’Edda et les poésies d’Œhlenschlœger.
  5. M. Andersen a écrit un poème sur le même sujet. Nous parlerons des œuvres de ce jeune poète dans un second article sur l’état de la littérature actuelle en Danemark.