Manzoni



POÈTES
ET ROMANCIERS
DE L’ITALIE.

i.


MANZONI.


Il y a deux manières d’écrire la biographie : selon l’une, on prend l’homme au point de vue individuel, on l’isole du monde extérieur ; dissimulant ou du moins atténuant les circonstances de temps, de lieu, on le considère purement en soi, on brise les fils qui le lient au tout social, en un mot, on en fait une entité indépendante et complète. L’homme ainsi vu est la Minerve mytholologique sortant toute faite et tout armée du cerveau de Jupiter. Cette méthode est analogue à celle des naturalistes de la vieille école qui décrivent un animal comme un être absolu, sans le lier à l’ensemble de la création. C’est la méthode monographique.

Selon l’autre manière, l’homme n’est plus qu’un membre du grand corps de l’humanité, un organe plus ou moins parfait de la pensée universelle. Sa voix est un écho plus ou moins retentissant de la grande voix humaine ; il vit de la vie de tous, il agit sous l’inspiration du siècle, il pense avec lui, il écrit sous sa dictée. C’est un arbre qui monte au ciel, mais qui reçoit d’en bas sa sève et sa force ; il touche aux nues, mais il tient au sol, et sa tête s’élance d’autant plus haut que les racines plongent plus profondément dans les entrailles de la terre, mère commune de l’humanité. C’est là la biographie sociale, l’autre est la biographie individuelle.

Chacun des deux systèmes a ses périls ; l’un tend trop à effacer la personnalité, l’autre à l’exagérer. L’individu sans doute doit être subordonné à l’espèce, mais l’individu veut être respecté, sans cela même il n’y a point de biographie, il n’y a plus que de l’histoire. Écrire une biographie, c’est faire acte de respect pour l’individualité ; mais ce respect a des bornes, il ne doit point aller jusqu’à assujétir la partie au tout.

Il ne s’agit plus de fabriquer des grands hommes pour les démolir. Il ne faut ériger en système ni l’apothéose, ni l’atténuation ; l’une et l’autre manquent de justesse et plus souvent encore d’équité, procédant d’instincts passionnés plus que d’instincts réfléchis. Le devoir du biographe est d’avoir des balances justes et de peser fidèlement l’œuvre de chacun, afin de payer à chacun son tribut, et de rendre à l’individu ce qui appartient à l’individu, à l’espèce ce qui appartient à l’espèce.

Il est clair que si pénétré que soit l’auteur de la vérité de ces principes préliminaires, il ne se flatte pas d’avoir su dans l’application concilier les systèmes et qu’il n’a pas surtout l’insoutenable fatuité de se proposer en exemple. On voit ce qui est bien, on y aspire, on y atteint rarement ; et ce sentiment d’impuissance n’est pas la moindre des douleurs humaines.

Des talens éminens ont pratiqué la biographie avec distinction ; ils ont peuplé de statues infiniment belles le musée littéraire, et certes voilà les maîtres ; on ne vient pas après eux sans timidité, sans inquiétude ; on peut différer de vues, ne pas tendre au même but, mais on n’en craint pas moins, on n’en craint que plus peut-être de redoutables comparaisons.

Manzoni est le premier écrivain vivant d’une langue que je cultive et que j’aime de tout l’amour que je porte au pays qui la parle ; l’Italie contemporaine tout entière, amis et ennemis, lui a décerné la royauté littéraire, comme dit un critique habile. Il m’a paru que la France n’avait du nouveau roi d’outre-monts qu’une connaissance assez vague, et qu’il y avait lieu à lui présenter ses titres en les discutant devant elle. Elle prononcera son jugement et l’arrêt qu’elle rendra ne sera pas perdu pour l’Italie.

Manzoni n’est pas un génie de première ligne, mais il est le premier de son pays, et à ce titre il mérite une considération particulière. En ce moment d’ailleurs, l’Europe n’a pas le droit d’être si difficile et de faire la dédaigneuse.

Toute valeur littéraire à part, Manzoni a de plus une signification philosophique, il est catholique dans son œuvre comme dans sa vie, et il me semble représenter assez fidèlement la tendance actuelle de certains esprits analogues au sien vers les formes religieuses du Vatican.. On peut donc le prendre comme un type, et il ne se plaindra pas, dévot sincère comme il l’est, que l’on fasse de lui la personnification de l’idée catholique dans l’art du dix-neuvième siècle.

La vie de Manzoni n’est pas, comme celle d’Alfieri, une vie d’aventures ; rien de romanesque dans son histoire ; c’est un poète tout casanier, et l’on peut dire de lui avec vérité ce qu’on a dit de tant d’autres faussement : sa vie est dans ses écrits.

Alexandre Manzoni est né à Milan en 1784, c’est-à-dire qu’il a aujourd’hui cinquante ans, et appartient par conséquent à l’autre génération, à l’autre siècle. Son père était comte, mais banal et ignorant ; sa mère, femme d’esprit et d’activité, est fille du marquis Beccaria, l’auteur des Délits et des peines. Il y avait donc dans la famille une double tradition : la tradition patricienne et la tradition philosophique.

Manzoni se rappelle peu son aïeul qui mourut d’apoplexie lorsqu’il n’avait encore que neuf ans[1]. Il n’en parle qu’avec vénération et il est curieux de l’entendre louer son livre Du Style, assez triste ouvrage dont on a dit qu’il traite du style sans style. On comprend mal l’estime du petit-fils pour l’aïeul, celui-là étant sobre et ardent catholique, tandis que l’autre était un viveur tout imbu de la haine philosophique du xviiie siècle contre le christianisme, et qui, dans ses leçons d’économie, pauvre livre ! dit que les prêtres et les moines font tort à tous les enfans qu’ils n’ont pas mis au monde. Certes, ce ne sont pas là les idées de l’homme qui a célébré le cardinal Borromée et créé le père Cristoforo. Beccaria, revenant dans sa famille, serait bien dérouté.

Malgré la contradiction et l’antipathie des doctrines, Manzoni a poussé le culte de son aïeul jusqu’à hériter de ses inimitiés littéraires et privées, et parce que Parini n’aimait ni Verri, ni Beccaria, qu’il traite d’écrivassiers barbares, scrittoracci barbari, Manzoni ne fait nul cas de Parini. Il appelle son style un centon d’imitations gauches et d’indigeste érudition, et il va jusqu’à dire que si son poème du Jour ne fut pas puni, c’est qu’il ne fut pas compris. Toutefois, il est bon de remarquer ici que Verri et Beccaria étaient tenus par la haute société de Milan pour des apostats et des fous ; et quant au dernier, on fit courir le bruit, vrai ou faux, que, tandis qu’il combattait la torture la plume à la main, il y faisait appliquer un de ses valets soupçonné par lui d’un vol d’argenterie. Cela paraît peu probable, car, talent à part, Beccaria, tout attaché qu’il était à la table, était un bon homme.

Manzoni a passé une partie de son enfance au bord du lac de Côme, dans les lieux que plus tard il a décrits dans son roman ; il ne connaît guère d’autre nature ; il est peu voyageur. Sentant le besoin de colorer la dernière partie de son livre, il tenta en 1827 une course à pied dans les campagnes de Bergame ; il en revint fatigué et malade. Sa nature ne l’entraîne pas dans le monde extérieur, on sent en le lisant que c’est tout-à-fait un poète de cabinet.

Il fut élevé comme tout le monde, c’est-à-dire claquemuré dans un collége, et il se souvient en souriant de ces temps primitifs de la vie où les églogues de Virgile le faisaient soupirer pour ces champs d’où on l’avait arraché pour le garrotter avec ses jeunes compagnons d’exil sur les bancs enfumés de l’école. Rendez, rendez au grand air ces frémissantes victimes. Ne voyez-vous pas que la captivité leur est malsaine et qu’elles s’étiolent loin du soleil ?

Le jeune Manzoni s’appliqua d’une façon toute spéciale à l’étude des Latins ; ses écrits en font foi. Virgile, plus que tout autre, lui va au cœur ; pour Horace, il le goûte peu, Ovide encore moins, mais il aime Tibulle et l’a beaucoup lu. Ennius lui paraît la poésie originale de Rome. Il se sentit poète de bonne heure. Ce fut Monti qui, à ce qu’il semble, lui donna la secousse électrique et fit jaillir l’étincelle. Un jour que l’illustre poète assistait aux examens du collége, Manzoni, qu’un défaut de langue qu’il a encore aujourd’hui empêchait de paraître, trouva le moyen de s’approcher de lui, et lui saisissant la main, il la baisa en pleurant. Bien des années après, il rappela le fait à Monti qui lui dit en avoir perdu le souvenir. Il est probable qu’il l’avait gardé, mais il craignit sans doute de montrer une si longue mémoire dans la vanité.

Les deux poètes se lièrent plus tard, et quoique leur amitié se refroidît ensuite, et il faut rendre à Manzoni la justice de dire que ce ne fut point par sa faute, il ne parla jamais de Monti qu’avec une admiration vraie et point jouée. Ce qu’il loue en lui surtout, c’est l’évidence, mérite qui manque à l’obscur Parini, et la franchezza qui est donnée à si peu.

La première vocation de Manzoni fut lyrique ; il s’éprit beaucoup d’abord de ces vieux poètes du xvie siècle, le cardinal Bembo, monsignor de la Casa, Louis Alamanni, qui tous alors s’étudiaient à ramener le sonnet classique et les canzoni au goût de Pétrarque ; Casa surtout, le moins mou de tous après Michel-Ange, était son homme. Les premiers vers inédits de Manzoni se ressentent de ces premières affections ; ils sont paisibles, corrects, élégans, qualités propres aux cinquecentisti, mais empreints d’un sentiment plus délicat et plus fin.

Il visita alors une partie de la Lombardie et du pays vénitien ; il vit le jésuite Bettinelli à Mantoue. Il raconte en souriant la gravité principesque avec laquelle le reçut ce révérend critique qui se moqua tant de Dante. Quant à Cesarotti, qui alors tenait en Italie le sceptre de la critique, je veux dire la férule, il ne le vit point ; il en avait pourtant un ardent désir, mais il n’osa. Il séjourna quelque peu à Venise, et il en parle le dialecte en plaisantant. Pendant ce temps il faisait de l’art, comme on dit aujourd’hui, lisant et relisant ses chers vieux lyriques, et en ramassant autant qu’il en trouvait sur les murs des bouquinistes. Comme son aïeul Beccaria, il aimait la table et tournait à l’embonpoint, ce qu’on ne dirait pas aujourd’hui à le voir si sobre et si maigre.

C’est à cette époque que Monti, Mécène intéressé des jeunes gens qui l’admiraient, commença à connaître Manzoni et à le protéger. Il lui corrigeait ses vers et souvent les gâtait, comme cela m’a été affirmé par un juge très compétent qui a vu les ratures et les corrections.

Des cinquecentisti Manzoni monta à Dante et l’admira profondément et spontanément, avant que ce fût la mode et que la mode par conséquent lui imposât l’admiration. C’est devenu aujourd’hui une contagion ridicule, non qu’Alighieri ne soit digne du culte de l’Italie, mais parce que la grande masse de ses adorateurs, et des plus chauds, adorent par imitation, adorent sur parole, maintes fois sans comprendre, et embouchent la trompette des louanges, comme l’âne embouchait la flûte.

Manzoni s’était épris des poètes du xvie siècle, il fut fou d’Alfieri ; il embrassa tous ses délires. Il raconte fort plaisamment son enthousiasme enfantin ; une seule chose lui semblait dure à digérer, c’est que le père dût assommer ses enfans pour les soustraire à la tyrannie[2]. « Cependant, dit-il, j’avalai encore celle-là. » Il avait alors vingt ans. Il voit aujourd’hui Alfieri avec de bien autres yeux, sans cesser toutefois d’en faire cas.

Manzoni vint à Paris au commencement du siècle, et il y séjourna quelque temps avec sa mère et l’ami de sa mère, le comte Charles Imbonati. Il se lia dès lors d’amitié avec M. Fauriel auquel il a plus tard dédié sa tragédie de Carmagnola. Il se lia aussi avec la veuve de Condorcet qui même donna à sa mère un volume de poésies de Voltaire avec des corrections autographes. Ce volume avait été donné par Voltaire lui-même à Turgot, et par Turgot à Condorcet. Il est curieux surtout en ce qu’il contient une pièce italienne de la façon d’Arouet, dont la plupart des vers sont énormément défectueux. L’accent y est toujours censé tomber sur la dernière syllabe, et suivant le système français amore rime avec rè, onestà avec regina, ce qui, en Italie, est une monstruosité.

Charles Imbonati mourut à Paris, laissant toute sa fortune à la mère de Manzoni ; il fut enseveli à Meulan dans un jardin des Condorcet, et sa dépouille resta là jusqu’à la repatriation des Manzoni. Ils chargèrent alors Botta d’aller chercher le cadavre, et ils l’emportèrent avec eux à Milan. Le père Manzoni était mort depuis plusieurs années.

De la mort d’Imbonati[3] date la carrière littéraire de Manzoni ; âgé alors de vingt-un ans, il publia à Paris en 1806 une épître à sa mère sur la mort de leur ami. C’est un morceau en vers sciolti, — les vers sciolti sont les vers blancs des Italiens, — dans le genre des Sepolchri de Foscolo. C’est un morceau fort jeune et inexpérimenté ; la forme en est un peu vulgaire et académique ; il manque d’originalité, d’invention. L’apparition du mort et son dialogue obligé avec le poète composent le fonds du poème ; c’est, comme on voit, une machine usée. Mais en l’examinant de près, on y démêle les germes de son talent et même de sa philosophie. Ces premiers vers respirent cette amertume contre la vie qui fait regarder au ciel les âmes tendres et contemplatives, cette misanthropie vague et ardente, précurseur ordinaire du suicide pour les uns, de la foi pour les autres. Je ne sais, mais tout imparfait qu’est ce petit poème, j’y trouve une certaine énergie âpre que je ne vois plus nulle part dans les écrits postérieurs du poète, si supérieurs qu’ils soient, et que je regrette. La dévotion a émoussé la pointe acérée de sa verve satirique.

Peu de temps après ce début parut sous le titre d’Urania un second discours en vers sciolti comme le premier, mais bien inférieur, et qui n’a de remarquable, à mon sens, que le violent désir de gloire dont le poète avoue être travaillé. Mais excepté cette profession de foi franche et naïve, tout le reste n’est qu’une froide allégorie mythologique dans le genre des imitateurs d’Hésiode, écrite d’ailleurs d’un style faux, maniéré et incapable de soutenir la comparaison avec les moindres pastorales grecques d’André Chénier.

Il est évident que Manzoni tâtonnait et n’avait pas encore trouvé sa route ; si j’ai fait mention de ces deux essais, c’est plus comme pièces justificatives que comme œuvres ayant en soi une valeur littéraire. Ils affirment seulement les tâtonnemens du poète. Lui-même, sans nul doute, les juge ainsi.

Nous voici arrivés à l’époque critique de Manzoni. Il est homme, le moment est venu où il doit sentir qu’on ne puise pas impunément l’inspiration à des sources étrangères, et qu’il n’y a d’œuvre durable que celle qu’on édifie sur son propre fonds, de sa propre main ; mais il manque d’un but fixe, d’une croyance arrêtée ; il n’est pas tyrannisé par une idée, il est sceptique, il doute. C’est là une épreuve que nous subissons tous plus ou moins. C’est l’heure où une voix, où mille voix nous crient : « Fais ton choix. » Heureux qui le fait ! plus heureux qui le fait bon ! Si on ne le fait pas alors, on risque de ne le faire jamais. Ceci est une vérité qui a été dite et maintes fois répétée, mais maintes fois encore elle le sera, car elle est d’une application quotidienne, universelle, et l’on est d’autant plus autorisé à la répéter aujourd’hui que ceux qui la prêchent ne sont pas toujours ceux qui la pratiquent. La chose est bonne à dire, mais elle est meilleure encore à faire.

Jusqu’ici, Manzoni, élevé suivant les doctrines courantes, avait vécu dans l’incrédulité, ou du moins dans une indifférence religieuse qui l’inquiétait peu. De retour à Milan, on lui fit épouser (1808), en haine de la croyance catholique, une femme protestante, fille d’un banquier genevois nommé Blondel ; or, ce qui devait l’éloigner de l’église l’y ramena. Sa femme abjura le protestantisme, et passant de Genève à Rome, elle entraîna son mari dans sa conversion. De ce jour, le choix de Manzoni fut fixé, et il est resté dès-lors catholique fervent. On raconte à Milan que quelques paroles pieuses dites à sa mère à Paris, ou à sa femme par une sœur de la Charité, furent la première occasion de cette triple conversion, je dis triple, car la fille de Beccaria suivit de près ou précéda de peu la métamorphose des deux époux. Ce petit drame domestique se jouait à Milan vers 1810.

On aimerait que de telles démarches fussent spontanées et procédassent moins de circonstances accidentelles que d’une volonté libre et solitaire. Les influences, celles du foyer surtout, sont si puissantes, qu’elles prennent facilement le pas sur les principes et usurpent trop souvent leur place. C’est un prisme qui teint toutes choses de couleurs arbitraires, et qui, à force de changer les points de vue, finit par dénaturer les objets. Une fois sous ce joug, on abdique toujours une partie de soi-même, et, prenant le change, on tombe aisément et sans même en avoir la conscience dans des confusions pardonnables, mais périlleuses. Qu’on voie un autre en soi ou soi dans un autre, le danger est le même, et il devient dès lors malaisé, sinon impossible, de distinguer dans ses résolutions ce qui est l’effet des réactions ou des condescendances, de ce qui est le résultat logique et volontaire d’une argumentation personnelle, indépendante, d’une déduction intime et réfléchie de principes et de sentimens. Que de fois n’arrive-t-il pas que la volonté s’assoupissant, on croit vouloir spontanément ce qu’on ne fait qu’accepter par lassitude ou par imitation ! Ce sont ces mille conditions accessoires qui donnent plus ou moins de poids à une résolution, à une croyance individuelle.

Je ne voudrais pas appliquer dans leur rigueur ces principes à la conversion de Manzoni. Je respecte ses motifs ; je crois ses convictions volontaires, sinon spontanées ; seulement, je crois aussi qu’en fait de croyances les esprits les plus distingués sont sujets à des illusions nobles, je le veux, et touchantes, mais enfin à des illusions. Dans ces luttes-là les âmes tendres sont le plus exposées ; le péril est plus grand pour elles que pour toutes les autres, car il y a toujours dans la tendresse un peu de faiblesse.

Quoi qu’il en soit, Manzoni ne s’est pas démenti. Une fois dans cette route, il y a persisté. Je dirai plus, c’est que son talent s’y est formé, il avait besoin de croire et de croire selon un mode bien précis et bien déterminé ; or, le catholicisme seul lui pouvait offrir ce mode de croyance limité, et son esprit s’y est merveilleusement casé.

Depuis sa conversion, Manzoni a mené une vie fort studieuse et fort sédentaire ; il a fait, dès l’an 1812, une étude particulière de sa langue et des lettres allemandes, et n’a plus guère, que je sache, quitté ses pénates. Sa seule absence fut un nouveau voyage en France vers 1820. Il séjourna encore alors quelque temps à Paris ; il y vit Destutt de Tracy, Villemain, Lamartine ; il s’y lia avec M. Cousin, et conçut dès lors, sans doute, l’idée de réfuter sa philosophie.

Il s’est donné plus tard la peine bien inutile d’exécuter son idée, comme si l’on pouvait réfuter ce qui n’existe pas. Il y a une philosophie de Hegel, une philosophie de Schelling ; mais la philosophie de Cousin, cela n’existe pas, cela n’a jamais existé, cela n’existera jamais. Je demande grâce pour la vulgarité de la comparaison, mais c’est comme pour le pâté de lièvre de Louis xviii ; pour faire une philosophie, il faut un philosophe. Ici Manzoni a été évidemment la dupe d’une illusion de l’amitié. Il n’en a pas moins mené à terme sa réfutation, et le manuscrit en est en ce moment entre les mains de M. Cousin. Je n’en ai point eu connaissance, mais il paraît que c’est tout simplement la critique du rationalisme allemand immolé par l’auteur à l’autorité catholique.

J’ignore si l’ouvrage est destiné à voir le jour.

J’ai dit que ce second séjour à Paris avait été la seule absence de Manzoni, ce n’est pas tout-à-fait exact ; car il fit, sept ou huit ans plus tard, un petit voyage en Toscane où il fut fort choyé par la cour. Il vit maintenant dans une profonde retraite, passant la plus grande partie de l’année dans sa villa palladienne de Brusano, à cinq ou six milles de Milan. Il voit peu de monde, et sa timidité naturelle lui rend toute visite importune. Il se trouble et rougit comme une jeune fille à la vue d’un étranger.

Manzoni est de moyenne taille, il a l’œil doux, et comme Virgile et Pétrarque, ses cheveux ont blanchi avant l’âge. Sa santé d’ailleurs est précaire ; ainsi que Pascal, il est sujet au vertige, il croit souvent voir un abîme s’ouvrir à ses côtés ; ce qui l’oblige à marcher toujours accompagné. Il a eu la douleur de perdre sa femme l’année dernière. Une de ses filles a épousé le marquis Azeglio, paysagiste distingué et auteur du roman de Fieramosca.

Les opinions littéraires de Manzoni sont fort arrêtées : il n’aime pas Byron ; Byron en effet doit troubler sa paisible orthodoxie. Il estime beaucoup Schiller et Shakspeare ; mais il est sévère pour Tasse et ne le goûte pas. Doué d’une grande mémoire, il a des connaissances variées en histoire, en économie politique, en botanique, même en agriculture. Son esprit est tourné maintenant à la philologie, il a fait une étude approfondie des dialectes populaires, et il prépare un travail important sur les origines de la langue italienne.

Mais je m’aperçois que je ne parle que d’ouvrages inédits ou en projet, et que je n’ai rien dit encore des ouvrages publiés. Il est temps d’y penser.

Comme artiste, Manzoni a fourni une triple carrière, passant de l’ode au drame, du drame au roman. Pour me conformer à l’ordre chronologique, je devrais commencer par l’ode, puisque Manzoni a commencé par là ; mais ses poésies lyriques se liant plus étroitement à son système religieux, elles me serviront de transition naturelle pour aller du poète au philosophe, au théologien si l’on veut, car Manzoni a fait acte de théologie ; je les mets donc en réserve pour plus tard.

Comme poète dramatique, Manzoni relève de Goethe ; comme romancier, de Walter Scott, c’est-à-dire qu’il a brisé le vieux moule classique et jeté la littérature italienne dans la forme nouvelle dite romantique, dénomination, comme on sait, qui ne veut rien dire. À lui pourtant n’appartient pas l’initiative de la réforme ; le premier à jeter le gant au caduc aréopage du Parnasse enfumé fut Berchet. Traducteur du Féroce Chasseur et de la Lénore de Bürger, il publia en tête une lettre en faveur du romantisme, bluette légère plus spirituelle que concluante, quoique vraie au fond. Ce fut le signal de la mêlée, elle fut terrible. Les rages classiques des vénérables pensionnaires du palais Mazarin sont des aménités auprès des vociférations des Baour d’Ausonie. La littérature tout entière entra dans la querelle, et les deux armées se retranchèrent bientôt chacune dans son camp ; le romantisme se campa dans le Conciliateur, journal à la fois scientifique et littéraire, le classicisme, mot barbare ! dans la Bibliothèque italienne, revue austro-milanaise.

Je fais grâce des détails. On échangea de part et d’autre force argumens, force absurdités, force injures ; mais tout s’était borné encore à ces coups de fronde et de bélier, le parti destructeur n’avait rien fondé ; c’est alors que le Carmagnola de Manzoni tomba dans la mêlée[4]. Grande fut la rumeur. Le camp romantique d’emboucher la trompette et de crier hosannah ! Le troupeau classique de se ruer sur le nouveau-né pour le déchirer, si bien que Goethe qui ne connaissait pas l’auteur, mais qui se reconnut lui-même dans l’œuvre nouvelle, tira l’épée à Weimar, et descendit dans l’arène, le vieux maître, pour défendre son disciple.

Carmagnola en effet procède directement de Gœtz de Berlichingen, le don Quichotte germanique. Quoique de proportions inégales, le drame italien et le drame allemand sont conçus dans le même système, tous les deux selon la loi de succession plutôt que selon la loi de concentration. Or, c’est là, à mon sens, le défaut capital des deux tragédies de Manzoni, de Carmagnola comme d’Adelchi, qui vint après. Le Gœtz de Goethe n’est qu’une chronique taillée en scènes, et cela est si vrai, qu’il fut primitivement écrit sous forme de chronique et morcelé ensuite comme nous l’avons, quand l’auteur se fut ravisé. Aussi n’est-ce point un drame dans l’acception rigoureuse et littérale du mot ; il n’y a réellement pas d’action, c’est tout simplement un tableau vif et piquant de la féodalité expirante. Le poète n’a pas entendu faire autre chose, et le cadre adopté par lui suffisait à son plan. C’est donc un mauvais modèle de drame, et Goethe ne l’a jamais donné comme tel.

Ce n’est pas qu’il n’y ait une action dans le Carmagnola, mais elle se déroule avec une telle lenteur qu’on l’oublie. Il n’y a pas moins de quatre actes d’exposition, et l’action dramatique ne commence réellement qu’au cinquième. Le cinquième acte devrait donc être le second. Les trois intermédiaires ne sont pas vides, ils renferment au contraire de grandes beautés de détail ; mais pour me servir d’une expression métaphysique qui rend bien mon idée, ils ne sont pas nécessaires, ils sont contingens. Je sacrifierais volontiers pour ma part la savante étude de condottieri du second acte, et, au quatrième, le monologue de Marco, le Posa du sénat vénitien, monologue d’ailleurs faible d’analyse, faible de forme, et qui de plus a le malheur de finir par un madrigal ; je sacrifierais, dis-je, volontiers ces deux scènes et d’autres pour un plus large développement du caractère principal et un intérêt plus puissant.

Il y a toujours, je le sens, de la pédanterie à dire à un homme : Vous avez fait cela, il fallait faire ceci. Mais quand un nom a de l’autorité, et le nom de Manzoni en a beaucoup en Italie, il est permis de discuter ses titres ; plus l’autorité est grande, plus le contrôle est nécessaire, la sévérité même légitime. Tant de gens sont enclins par la servilité ou la paresse de leur nature à faire leur soumission dans les mains du maître, qu’il est bon, dans l’intérêt de l’art, de n’introniser qu’avec précaution les maîtres littéraires.

Un autre reproche que je ferai à l’auteur de Carmagnola, c’est d’avoir trop caché la bure du pâtre sous la cuirasse du condottier. Son héros manque de souvenirs.

François Bussone, dit Carmagnola du nom de son village natal, n’était comme Sixte-Quint qu’un gardeur de pourceaux. Il s’éleva par sa bravoure et sa capacité militaire jusqu’à l’alliance des ducs de Milan dont il épousa une parente. Payé d’ingratitude par Philippe Visconti, dont il avait fait la fortune, il passa au service de Venise, fut mis à la tête des armées de la république, et, attiré dans un guet-apens par la seigneurie sombre et soupçonneuse, décapité pour prix de ses services. Il y a là certainement tous les élémens d’un drame fort, pathétique, et ces élémens donnés par l’histoire, il est permis de demander compte à l’artiste de l’emploi qu’il en a fait. Je répète donc ma question, et je demande à Manzoni où est le pâtre dans sa tragédie. Je vois partout le capitaine, nulle part le paysan parvenu. Le poète même oublie si bien la condition première de son héros, qu’il lui met dans la bouche ces singuliers vers :


.... Le crude
Ire di stato avversi[5] fean gran tempo
De’ Carmagnola e de’ Visconti il nome.


C’est di Carmagnola qu’il fallait dire, car il y a un Carmagnola dans l’histoire, les Carmagnola n’existent pas. C’est comme si le vainqueur de Toulouse, par exemple, eût dit à Louis XVIII que la guerre civile avait divisé le nom des Bourbons et des Soult.

Cette fatuité du pâtre parvenu est d’autant plus mal placée que rien ne la provoque, que rien ne la justifie. Il est alors en prison, il fait ses adieux à sa famille, et l’échafaud où il va monter se dresse, au moment qu’il parle, entre les deux colonnes fatales de la Piazzetta. C’est pousser bien loin la préoccupation des vanités mondaines que de se décerner des quartiers de noblesse aux portes de l’éternité, et l’inadvertance du poète enlève, si je ne me trompe, beaucoup de l’intérêt dû aux infortunes de son héros. J’aurais de beaucoup préféré le voir occupé à son heure dernière moins de sa nouvelle illustration que de son ancienne obscurité. N’avait-il pas un regard de bénédiction à jeter en arrière ? des retours consolans à faire sur son passé ? Après une carrière si bien fournie, on peut se coucher en paix dans sa tombe, qu’elle soit de fleur ou de sang, — on a vécu. En négligeant cet élément éminemment dramatique, le poète n’a-t-il pas supprimé la poésie fondamentale du caractère de Carmagnola ? Je le crains.

Que j’aime bien mieux la fierté plébéienne du Sanche de notre vieux Corneille, soldat parvenu comme Carmagnola :


Si ma naissance est basse, elle est du moins sans tache,
Puisque vous la savez, je veux bien qu’on la sache.
Sanche, fils d’un pêcheur et non d’un imposteur,
De deux comtes jadis fut le libérateur :
Sanche, fils d’un pêcheur, mettait naguère en peine
Deux illustres rivaux sur le choix de leur reine :
Sanche, fils d’un pêcheur, tient encore en sa main
De quoi faire bientôt tout l’heur d’un souverain :
Sanche enfin, malgré lui, dedans cette province,
Quoique fils d’un pêcheur, a passé pour un prince.


Comparez cette âpre et fière éloquence du condottier espagnol à l’élégance contenue et un peu raide du condottier italien, évidemment l’avantage est au poète français. Mais c’est que pour exprimer dignement ces instincts plébéiens de


Qui ne doit qu’à lui seul toute sa renommée,


il faut les sentir, et c’est là peut-être ce qui n’est pas donné au patricien milanais. Pourquoi alors mettre en scène des plébéiens ? On risque, en choisissant des sujets en dehors de sa nature, de violer à la fois et les lois de l’histoire et les lois du cœur humain.

Quelques-uns des reproches faits au Carmagnola vont à l’adresse de L’Adelchi[6] ; mais l’Adelchi en mérite d’autres qui lui appartiennent en propre. Le sujet de la pièce est la défaite du roi Didier par Charlemagne et la chute de la dynastie lombarde, sujet, comme on voit, bien plus épique que dramatique. Adelchi est le fils de Didier ; il voit les fautes de son père, il les déplore ; mais enfant soumis, il obéit : c’est le génie en seconde ligne, le génie subalternisé, obligé d’exécuter ce qu’il condamne. Tout l’intérêt dramatique repose sur cette antithèse. Voir qu’on fait mal et cependant faire. Adelchi est une espèce de métaphysicien par trop germanique. Il tient du Hamlet et du Posa ; il rêve comme le premier ; il se berce comme le second de nobles utopies morales, et pendant ce temps l’armée française route du haut des Alpes, entraînant dans ses flots débordés, père, trône et dynastie.

Il y a dans la pièce une figure touchante, c’est Ermengarde, la fille de Didier, la femme répudiée de Charlemagne. Ces frêles destinées, jetées au milieu de la rumeur des camps, sont d’un effet simple et beau, et quoique les tendres regrets de l’épouse répudiée rappellent trop, sans les égaler, ceux de la reine Catherine dans le Henri viii de Shakspeare, cependant ils ont un charme propre, une grâce onctueuse qui repose de la soldatesque.

Seulement je regrette que ce ne soit là qu’un épisode et qu’Ermengarde ne soit pas plus mêlée à l’action. On pourrait retrancher tout le rôle sans que la suppression parût ; or, si l’épopée tolère, sollicite même l’épisode, je crois qu’il est de la nature du drame de la repousser. Celui dont il est question, pour me borner à l’espèce, allanguit d’autant plus l’action que ce n’est pas le seul de la pièce, car je ne saurais en vérité quel autre nom donner à cette description des Alpes, si belle et poétique qu’elle soit d’ailleurs, qui tombe au milieu du second acte. Elle a plus de cent vers et rompt toutes proportions théâtrales. Ce n’en est pas moins en soi, je le répète, un fort beau morceau de poésie, empreint d’un vif sentiment de la nature alpine ; son seul tort est de n’être pas à sa place.

Manzoni ne me semble pas avoir la conscience bien nette des devoirs qu’impose le théâtre. Le théâtre est de tous les maîtres le plus jaloux, le plus inflexible. C’est presque un fatum pour le poète. C’est cette voix impérieuse de Bossuet, qui ne lui permet pas de repos, et qui lui crie, quand il veut s’arrêter : Marche ! toujours marche ! C’est de tous les genres celui qui oblige aux plus durs sacrifices. L’artiste qui s’y dévoue, et c’est un dévouement dans l’acception rigoureuse du mot, est condamné à abdiquer une partie de lui-même, afin de mieux imposer l’autre. La scène est une chaire, le drame un enseignement, le dramatiste un instituteur. L’antiquité l’a toujours entendu ainsi, et le clergé chrétien lui-même l’avait si bien compris, qu’il ne crut pas déroger en se faisant comédien ; le moyen-âge est plein de ses mystères. Tout ce qui tend à altérer ce caractère primitif et social du théâtre, tout ce qui distrait l’attention du peuple de la vérité morale qu’on ne lui représente en action que pour la lui mieux inculquer, tout ce qui n’est pas dramatique, dans l’essence du mot, est pour le moins superflu. Voilà en vertu de quel principe je condamne l’épisode dans le drame.

Manzoni lui-même l’aurait senti s’il avait pu écrire pour la scène ; la voix du peuple lui aurait appris que le poète dramatique ne s’appartient pas, qu’il ne lui est pas permis de vaguer à son aise de l’ode à l’élégie, de l’élégie au descriptif, et qu’il doit aller son droit chemin, sous peine de manquer le but. Mais Manzoni a fait des tragédies théoriques ; il n’a écrit que pour le cabinet, il avait ses coudées franches, il a joui de sa liberté usu et abusu.

Mais je reviens à la tragédie d’Adelchi, car je n’ai pas réglé mes comptes avec elle. Il me reste à faire au poète deux reproches qui ne tiennent plus seulement aux exigences de la forme, mais deux reproches fondamentaux. Le premier, et il est grave, est d’avoir manqué complètement le caractère de Charlemagne. Or, ceci n’est point une simple infraction à la loi dramatique, c’est une violation flagrante de l’histoire. Au lieu de peindre le grand politique qui rêve l’unité de l’occident, l’homme intellectuel, le civilisateur de la barbarie, l’ame tendre, qui, à la vue des voiles normandes, pleure de vraies larmes sur les maux futurs de la France, au lieu de tout cela, et tout cela est dans l’histoire, qu’a-t-il peint ? Un tyran de mélodrame, ou peu s’en faut.

Corrupteur et vulgaire avant le combat, il est rodomont après la victoire ; il pousse même la brutalité du succès jusqu’à insulter au vaincu. « Tais-toi, répond-il au roi Didier qui le rappelle à la modération, tais-toi, toi qui es vaincu. Eh quoi !… tu viens encore tempêter autour de moi, comme le mendiant qui reçoit un refus !… Tais-toi, l’infortune est inépuisable en vaines paroles, mais l’oreille d’un vainqueur offensé (offensé ! il vient lui voler sa couronne après lui avoir renvoyé sa fille) n’est pas également tolérante et infatigable[7]. » — Je traduis littéralement.

Tout ce que dit Charlemagne est dans cet esprit de morgue et de plate arrogance. Je me suis toujours étonné que Manzoni, homme si noble, si élevé, ait pu inventer un tel caractère ; inventer, car dieu merci, il ne l’a pas trouvé dans l’histoire. Pourquoi faire le conquérant si grossier après avoir fait le condottier si gentilhomme ?

Quelques traits semés çà et là m’ont fait presque supposer qu’il avait entendu faire dans son Charlemagne une satire de Napoléon, et que le cloître de Saint-Sauveur où meurt la reine répudiée n’est que la Malmaison où meurt Joséphine, reine aussi répudiée.

Le second reproche capital à faire à l’Adelchi est l’absence du peuple. Deux dynasties étrangères, les Lombards et les Francs, se disputent la sanglante Italie, et pas un Italien ne s’élève entr’eux pour les maudire ! Et si l’auteur se justifiait de cet inconcevable oubli en disant qu’il a personnifié l’Italie dans les deux Latins, Pierre, le légat du pape, et Martin, le diacre de Ravenne, je lui adresserais alors le reproche bien autrement grave d’avoir montré l’Italien livrant de sa propre main l’Italie à l’étranger, car c’est le légat qui décide Charlemagne à la conquête, c’est le diacre qui lui ouvre les Alpes. Que si maintenant le poète m’objecte qu’il ne s’agit dans sa pièce que de la papauté, point de l’Italie, et que Charlemagne vient protéger le pape Adrien menacé par Didier, la question se complique, et l’on tombe de difficultés en contradictions.

Dans ce cas, il aurait dû poser plus nettement la question de civilisation, et surtout, chose importante, ne point méconnaître Charlemagne, l’artisan providentiel de cette civilisation, jusqu’à le déshonorer. Comment n’a-t-il pas senti, lui qui est si bon catholique, qu’en rabaissant à de telles proportions l’allié, le vengeur de la papauté, il rabaissait la papauté elle-même ? Et puisqu’il voulait montrer le pape disposant temporellement de l’Italie et en ouvrant les portes à l’étranger, il devenait urgent de bien montrer aussi d’abord qu’il avait ce droit, puis en vertu de quoi et dans quel but il l’exerçait. Il fallait établir nettement l’identité des intérêts de Rome et de l’Italie, et personnifier en un mot le peuple dans le pape. Il fallait surtout, je le répète, et j’insiste, il fallait renoncer à présenter Charlemagne sous les traits d’un conquérant sans grandeur et sans idée qui a bonne envie de ceindre pour son propre compte la couronne de fer.

Je ne dis pas que cette vue historique soit fausse en tous points, je la crois au contraire très soutenable et très propre à un magnifique drame social ; mais il convenait de la dessiner d’une manière plus explicite, et quoi que je fasse, j’arrive toujours à cette conclusion, que dans un cas comme dans l’autre la tragédie est défectueuse.

L’œuvre dramatique de Manzoni se bornant à ces deux pièces, j’ai pu et dû en faire un examen un peu développé. Le lecteur français sera mieux au fait, et les Italiens n’auront pas lieu de se plaindre que j’aie affirmé sans prouver. Je me résume et je maintiens que le drame de Manzoni manque aux deux lois fondamentales du théâtre, le pathétique et la terreur. L’action n’y est jamais pressante, l’intérêt jamais saisissant. Ce n’est guère qu’une suite de tableaux plus ou moins noués avec une fin plutôt qu’un dénouement. C’est là du reste le défaut capital du drame de succession. Il côtoie de si près la chronique, qu’il y tombe souvent et se confond avec elle.

Je ne voudrais pas donner, comme c’est la mode aujourd’hui, une importance exagérée à la charpente ; cependant je ne puis m’empêcher de reconnaître que Manzoni a par trop négligé l’art des ressorts dramatiques. Son respect de l’histoire dégénère en superstition ; il est méticuleux, et il oublie qu’on peut être inexact à force d’exactitude. L’histoire est une chose, le drame est une autre. Ce n’est pas le fait matériel qu’il importe de mettre si scrupuleusement en scène ; c’est l’esprit et les mille circonstances avérées ou seulement probables qui modifient le fait, et dans ce champ-là la carrière du poète est immense, sa liberté illimitée. Ces scrupules outrés sont d’autant moins concevables, que Manzoni lui-même a fait la distinction dans sa lettre française sur les unités, plaidoyer plein de finesse et remarquablement élégant d’une cause aujourd’hui gagnée. Pourquoi n’avoir pas été fidèle à sa propre théorie ?

Un autre défaut commun à tous ces caractères, à Carmagnola comme à Adelchi, à Charlemagne comme à Didier, c’est le manque de développement, le manque d’ampleur. Au lieu de tailler des statues comme Sophocle ou Goethe, il sculpte ses figures en demi-bosse.

La conclusion nette de tout ceci, c’est que Manzoni n’a pas le génie dramatique. Il n’a ni une de ces personnalités ardentes qui s’imposent aux hommes, ni une de ces vastes capacités qui embrassent tout pour tout comprendre. Il manque surtout, ou du moins il n’est pas assez possédé de ces chaudes sympathies sociales sans lesquelles il faut renoncer aux orageux triomphes du théâtre. Sa dignité, froide et contenue, est parfois glaciale. Il est tendre, mais sa tendresse reste à l’état paisible ; elle manque d’entraînement, elle ne se passionne pas : elle n’a pas ces émotions fortes, bouleversantes, qui secouent les âmes pour les vivifier, jamais de ces mots intimes, de ces cris puissans qui vont du cœur au cœur et font vibrer la fibre humaine au plus profond des entrailles.

La plupart des objections faites à Manzoni, poète tragique, sont applicables à Manzoni, romancier. Les Promessi Sposi, qui parurent en 1827, appartiennent à l’école de Walter Scott comme Carmagnola appartenait à celle de Goethe. Mais en passant du nord au midi, le système écossais a subi une heureuse transformation. Je ne crains pas d’affirmer qu’inférieur à Scott, sous le rapport de l’intérêt dramatique et du paysage, Manzoni lui est supérieur par l’idée et surtout par l’amour. Le roman de Manzoni a une pensée ; Scott n’en a jamais ; le roman de Manzoni a des entrailles ; Scott n’en a point. Manzoni écrit ad probandum ; Scott ad narrandum ; Manzoni donc est en progrès sur Scott.

Le but de Manzoni est de prouver que la société civile et politique est malade, et que le remède à lui appliquer est le catholicisme. C’est bien là évidemment son idée, et qu’il y ait eu ou non préméditation, c’est l’enseignement qui ressort de son livre. Le sujet en est simple. Deux villageois sont à la veille de se marier, un seigneur libertin du pays, qui a fait le pari d’enlever la fiancée, l’enlève en effet, ou du moins la fait enlever. Ce rapt est le nœud du roman. Après plusieurs années d’incidens, d’obstacles, d’aventures, le mariage enfin se fait par les soins du cardinal Frederick Borromée, archevêque de Milan.

Dans ce cadre borné, mais élastique, on passe en revue tous les ordres de la société. C’est une espèce de tableau mouvant où l’on voit défiler tour à tour une famine, une sédition, une invasion, une peste. Dans cet enchevêtrement d’aventures et à travers tant de digressions épisodiques, le fil se rompt bien quelquefois ; l’auteur l’a senti, mais il s’exécute de si bonne grâce, qu’il y aurait de la brutalité à lui courir sus. Il se compare à un enfant qui veut faire rentrer au bercail un troupeau de petits cochons d’Inde, lesquels se dispersent, qui d’un côté, qui de l’autre, et lui donnent beaucoup de mal.

Puisque nous voici sur le terrain des comparaisons, je comparerai, moi, les Fiancés à un fleuve, au Pô si l’on veut, qui s’épanche en nappe unie, calme, monotone, presque immobile, tant son cours est lent, qui réfléchit en passant couvens, châteaux, villes et villages, et avant de se perdre dans la mer, se bifurque en mille bras sinueux et divergens. Mais quelque long circuit que fasse l’auteur, il arrive pourtant au but, et sa pensée finit par se dégager lucide de tout cet engrenage un peu confus d’individus et de faits.

Renzo et Lucia, les deux fiancés du village, c’est le faible opprimé ; don Rodrigo, le ravisseur, est le fort oppresseur ; le cardinal Borromée, l’arbitre suprême entre l’un et l’autre, l’appui du faible contre le fort. Le prêtre, le noble, le peuple, voilà bien les trois termes de la société féodale debout encore en plus d’un lieu. Le livre de Manzoni est la réhabilitation du premier terme, le prêtre. C’est en ce sens que l’ouvrage a une valeur philosophique et une intention sociale.

Voilà pour le fond ; quant à la forme, ce roman participe des qualités et des défauts du drame. À force d’exactitude, l’auteur tombe dans la minutie. Il est un peu trop descriptif à la manière de Delille ; peint-il un homme, il ne vous fait pas grâce d’une veine ; un costume, pas grâce d’un bouton. Son procédé général, et il y excelle, est d’exprimer les mouvemens intérieurs de l’ame par les manifestations extérieures du corps ; l’épisode de la Signora est un chef-d’œuvre en ce genre.

À propos de ce personnage tout épisodique de la religieuse de Monza, je ferai remarquer que ce qu’il y a de plus intéressant dans le livre, ce sont les épisodes ; c’est ainsi que la figure de l’Innominato est la plus dramatique de toutes ; on regrette qu’elle n’ait pas une plus large place dans l’action. J’en dirai autant du moine Cristoforo, personnification noble et touchante de la charité chrétienne et de cette humilité timorée qui naît du repentir.

Mais pour revenir aux manifestations externes dont Manzoni, à l’exemple de l’Arioste, paraît s’être fait un système, il en résulte bien quelquefois des longueurs, mais celles-là du moins ne sont pas inutiles, et je ne m’en plaindrai pas trop. Où la lenteur est plus sensible et maintes fois dépitante, c’est dans le dialogue. Le même reproche s’adresse aux drames : ici comme là, le dialogue manque de mouvement et de vivacité. Le roman rachète ce défaut par une simplicité champêtre et une naïveté villageoise qui n’est pas sans charme. Malicieux, retors, subtil et un peu poltron, le paysan italien est pris sur nature et peint à merveille ; Manzoni, dont l’esprit, quoi qu’il fasse, est tourné à l’épigramme, et qui pis est à la satire, s’est mis là à son aise, et il raille en liberté.

Il m’a semblé seulement, mais peut-être n’est-ce là qu’une illusion de mon inexpérience d’étranger, il m’a semblé que sa prose, si sobre, si chaste qu’elle soit, avait dans l’allure quelque chose d’irrésolu, et pour ma part je préfère son vers ; je le trouve plus net, plus concis, plus plein. Son roman, tel qu’il est, n’en est pas moins une excellente étude de langue. Les idiotismes lombards se bornent à quelques mots, à quelques locutions populaires introduites par lui de la langue parlée dans la langue écrite, et quant aux gallicismes que les puristes lui reprochent, il ne nous appartient pas à nous autres Français de lui en faire un crime. C’est une querelle à vider entre lui et les fougueux champions de la vénérable Crusca.

Une chose peu sensible, sinon perdue pour les étrangers, ce sont les allusions politiques dont le livre est plein, et qui n’ont pas peu contribué à son succès en Italie. Manzoni a peint la domination espagnole à Milan ; mais où l’auteur met espagnol, le lecteur met de lui-même autrichien, et l’ouvrage s’élève par-là à un intérêt tout actuel. C’est ainsi que sa critique ou plutôt sa parodie de l’ordre judiciaire s’applique aussi bien aux sbires d’aujourd’hui qu’aux sbires du xviie siècle, époque où l’action se passe. Que l’auteur l’ait ou non entendu ainsi, ce n’en sont pas moins là autant d’élémens d’un succès national.

Cet élément national se retrouve dans tout un côté des tragédies dont je n’ai point encore parlé, dans les chœurs. Ce n’est pas le lieu de traiter ici ex professo la théorie du chœur dans la tragédie moderne ; cette question m’entraînerait trop loin. Je prends donc les chœurs de Manzoni tels quels, c’est-à-dire comme de belles poésies lyriques.

Chacun d’eux en effet est une ode, et je crois qu’ils ont contribué plus que tout le reste, surtout en Italie, au succès de l’Adelchi et du Carmagnola. C’est que l’ode et non le drame est le véritable genre de Manzoni, l’ode est son triomphe. C’est une nature lyrique, et il en convient lui-même à la fin de la préface du Carmagnola, lyrique par le fond et plus encore par la forme. La strophe, qui pour d’autres est une entrave, est une aide pour lui. Elle soutient sa pensée, et sa pensée s’y moule, s’y cristallise. La rigueur d’une forme imposée lui est si peu incommode, lui paraît si naturelle, que la liberté du vers blanc semble l’embarrasser ; la rime pour lui est vraiment une muse.

Carmagnola n’a qu’un seul chœur ; Adelchi en a deux. Le dernier, celui des vierges de Saint-Sauveur, sur la mort d’Ermengade, est un modèle de grâce naïve et de pure mélancolie. L’autre, plus mâle et singulièrement harmonieux, est empreint aussi de mélancolie, mais d’une mélancolie toute politique. La bataille est finie, Charlemagne est vainqueur, Didier fugitif. C’est alors que le chœur découragé vient déplorer avec une profonde amertume les illusions évanouies du peuple. Avant et pendant la lutte, le peuple se berce de magnifiques espérances,


Sogna la fine del duro servir.


Après la victoire, il reste enchaîné au milieu des ruines et retourne en pleurant


Ai solchi bagnati d’un servo sudor.


Ligués contre lui, vainqueurs et vaincus ont pactisé ; les forts se partagent entr’eux les troupeaux, les esclaves, et fraternisent dans le sang sur le champ de bataille où dort


Un volgo disperse che nome non ha.


Cela est beau comme les belles choses de notre Béranger.

Dans ce dernier chœur, les allusions à l’Italie sont diaphanes ; elles le sont bien davantage dans le chœur de Carmagnola, le plus beau, le plus patriote, le plus antique des trois : c’est une lamentation sur les guerres civiles, car ce sont deux peuples italiens qui vont en venir aux mains ; le poète rappelle les combattans aux sentimens éteints de la fraternité citoyenne ; puis, s’élevant tout d’un coup à la fraternité humaine, il lance l’anathème sur qui rompt le pacte sacré de l’humanité :


Siam fratelli ; siam stretti ad un patto :
Maladetto colui che l’infrange
Che s’innalza sul fiacco che piange,
Che contrista une spirto immortal !


Ce mouvement est grand, simple, religieux, social, et le vers qui le termine est sans nul doute le plus beau de l’Italie contemporaine.

Je suis donc arrivé au point désiré de mon voyage intellectuel où je n’ai plus qu’à louer, du moins quant à la forme ; car pour l’inspiration philosophique, j’ai plus d’une objection à proposer au poète. J’y mettrai toute la mesure possible, car il s’agit de choses intimes, de croyances sincères, et je ne voudrais pas tomber sous l’anathème en contristant un esprit immortel.

Indépendamment des chœurs, l’œuvre lyrique de Manzoni se compose de cinq hymnes sacrées et de l’ode à Napoléon. Les hymnes parurent en 1810 et eurent peu de succès, le Cinq Mai est de 1822 ou 23 et en eut beaucoup. Cette petite armée d’élite est un chef-d’œuvre de discipline ; je dis discipline, car jamais la langue ne fut mieux disciplinée, jamais elle n’obéit plus exactement à la pensée, ni ne marcha plus d’accord avec elle. Pas de luxe inutile, pas une image fausse, point d’épithètes forcées ; rien de heurté, rien d’obscur ; tout au contraire est diaphane, limpide, et c’est là surtout qu’on peut dire que le vers est la cristallisation de la pensée.

Ce large et sincère hommage rendu sans arrière-pensée à la forme rhythmique du poète, il reste à apprécier l’emploi qu’il a fait d’un si bel instrument et à analyser les sources où il a puisé. Il ne s’agit que des hymnes, car pour l’ode à Napoléon, c’est une œuvre à part, écrite sous une inspiration actuelle, et que je déclarerais parfaite dans le genre, n’était le trop grand développement donné à l’inexactitude historique de la conversion finale. C’est aussi faire mourir l’empereur par trop en saint Louis. Lamartine a mieux fait de se retrancher dans le doute ; sans y rien perdre en poésie, son ode y a gagné en vérité.

Les hymnes de Manzoni sont rigoureusement catholiques et irréprochables sous le point de vue de l’orthodoxie. Ce peut être un mérite aux yeux de l’église, aux yeux de la critique ce peut n’en être pas un.

Aux jours de décadence de la mythologie grecque, un poète vint qui se mit à chanter dans les temples déserts des hymnes en l’honneur des dieux expirans de l’Olympe. Il chantait Cérès, il chantait Apollon, s’efforçant de rajeunir par l’art toutes ces divines caducités ; ce poète était Callimaque : or, Manzoni me semble être justement le Callimaque du catholicisme.

Comme le poète d’Alexandrie, le poète lombard puise à des sources taries et froides. La poésie s’est dès long-temps retirée de ces vieux mythes percés à jour par la philosophie. Les symboles sont pénétrés, il ne s’agit plus maintenant de les paraphraser, il faut en créer d’autres. Ce que les antiques avaient pour nos pères de mystérieux et de sacré est pour nous aujourd’hui vulgaire. Ce qui était de la religion est devenu de l’histoire. Le voile de Saïs est déchiré, le peuple a vu l’idole face à face, il l’a touchée, il la juge ; il faut sur l’autel un nouvel emblême. C’est à la science à fournir à l’art la matière première, l’art taillera la statue et l’idéalisera. De l’alliance inévitable et prochaine de ces deux puissances trop long-temps rivales naîtra la religion de l’avenir.

Mais telle n’est pas la pensée de Manzoni, il est si invinciblement lié à la vieille forme catholique, qu’il la considère comme la forme finale et définitive de l’humanité ; toute son œuvre poétique le prouve, et l’on a vu que l’idée fondamentale de son roman est la réhabilitation du prêtre. Il croirait perdre son ame en donnant son coup de ciseau à la statue ébauchée des temples futurs ; les temples passés et leurs simulacres lui suffisent ; il ne s’aperçoit pas qu’en croyant s’agenouiller devant la vie il s’agenouille devant la mort. La seule idée de réformer l’église lui semble un de ces blasphèmes contre le Saint-Esprit qui ne se pardonnaient pas. « Toute idée de réforme dans la foi, dit-il, est chose impossible et impie. »

Cette phrase est tirée de son Traité de la morale catholique, ouvrage qu’il écrivit en réponse aux vues de Sismondi sur l’église et le clergé, et dans lequel il s’attache à démontrer l’infaillible et inamovible sainteté de la morale catholique. Mon projet n’est pas d’accompagner les deux champions dans l’arène ; ni l’un ni l’autre ne me semblent aller au fond des choses ; c’est une simple escarmouche entre un catholique et un protestant. Les bases ne sont pas discutées, la question de révélation pas même posée, et je dirai plus, les textes une fois admis de part et d’autre, comme code éternel, infaillible et divinement révélé, je trouve que le catholique a raison en droit, et le protestant me semble vaincu.

Du reste, l’historien des républiques italiennes a le tort d’être trop calviniste dans le passé. Il a, je crois, méconnu la mission civilisatrice du catholicisme, et par amour de la liberté il a trop violemment réagi contre l’unité religieuse du Vatican. Bien entendu qu’il s’agit ici du moyen-âge, car aujourd’hui nulle réaction contre la théocratie romaine ne saurait être trop forte. Mais je le répète, sa querelle avec Manzoni est secondaire. Tous deux combattent sur un terrain borné. Je n’ai cité la Morale catholique, ouvrage ingénieux, mais peu concluant, que pour justifier ce que je disais en commençant, que Manzoni a fait acte de théologie.

Flétrir du nom d’impie toute tentative de réforme dans le domaine de la foi, c’est nier positivement le progrès, c’est prétendre par conséquent pétrifier l’esprit humain dans une forme usée et nécessairement transitoire. L’école catholique de France est plus avancée, car elle, du moins, admet le dogme du progrès ; il est vrai qu’elle conserve le dogme de l’infaillibilité papale, ce qui implique, ce me semble, contradiction, car les deux dogmes s’excluent réciproquement et se détruisent l’un l’autre. Ainsi donc, si Manzoni est moins avancé, il est plus logique et plus conséquent ; j’aime mieux cela ; sa position est plus franche, et partant plus facile à assiéger dans les règles. Les autres vous échappent toujours par quelque concession ; ils combattent comme les Parthes, en fuyant. L’anarchie est grande dans ce camp-là.

Le malheur de Manzoni est d’être un homme de transition, et, cette position étant donnée, d’avoir tourné les yeux vers le passé plus que vers l’avenir ; de ce côté-là pourtant il y a des sujets de contemplation ; et si beaucoup d’étoiles s’éteignent, il en pointe déjà quelques-unes. Manzoni est tombé en cela dans la contradiction de nos romantiques de la restauration, qui, en brisant les vieux moules, ont bien fait marcher la forme, mais rétrograder l’esprit.

Son erreur fondamentale, surtout comme artiste, et le reproche s’adresse aussi aux autres, est d’avoir cru qu’il y avait de la poésie dans ce qui n’a pas même de vie. Au lieu d’ouvrir des horizons, il a borné le sien aux plus étroites dimensions, et s’est retranché, si je l’ose dire, dans un petit coin de l’humanité.

De là vient que ses types manquent de grandeur, ses conceptions d’intérêt. De là vient encore sa théorie des passions, théorie erronée et par trop puritaine[8]. Il pousse le rigorisme jusqu’à s’interdire et à condamner comme immoraux les grands développemens passionnés ; c’est ainsi par exemple que dans Carmagnola l’élément de la vengeance, cet élément si dramatique, si naturel, si légitime ici dans l’ame ulcérée du condottier qu’on assassine, est oublié, ou, ce qui est pis, réduit à quelques vers. Or c’est là méconnaître une vérité de fait, à savoir que les grandes passions régénèrent et jettent l’ame dans l’infini ; au lieu de cela, le poète a dû recourir à des formes usées, qui ont perdu l’auguste privilége d’en éveiller en nous le sentiment. Je n’en veux pas d’autre preuve que la fin de l’ode à Napoléon ou la fin du drame de Carmagnola, car elles sont identiques ; la mort de l’empereur du xixe siècle est calquée trait pour trait sur celle du condottier du xve, et ce n’est pas là la seule identité entre l’ode et la tragédie.

Manzoni, je me plais à le répéter, est une nature élevée ; il y a en lui le respect de l’esprit, l’amour du beau, nobles dons qui vont s’altérant tous les jours dans les saturnales de la matière et du laid. Quoiqu’imitateur, il a su se conquérir une originalité en faisant subir au romantisme une transformation que je ne saurais mieux comparer qu’à celle que les artistes italiens du moyen-âge firent subir à l’architecture du nord. C’est quelque chose de plus aéré, de plus limpide, de plus brillant. Goethe, c’est la cathédrale de Cologne ; Manzoni, la cathédrale d’Orvieto.

Mais en rendant hommage à ces qualités rares, on lui voudrait, surtout comme Italien, une préoccupation plus ardente et plus directe des choses de la terre ; on le voudrait plus de son siècle, plus de son pays. Un des écueils du système chrétien est l’indifférence. Qu’importent les soins d’une si courte vie, quand on a le ciel pour apanage, l’éternité pour lendemain ? Et pendant que les yeux dans la nue, on crie : « Seigneur ! Seigneur ! » la force s’institue maîtresse du monde, la tyrannie s’invétère, les cachots se peuplent, les gibets se dressent, et violentée dans sa marche, contrariée dans son développement, l’espèce recule et se déprave.

On aimerait voir Manzoni plus activement pénétré de ces vérités pratiques, ému plus puissamment de ces catastrophes de tous les jours. On lui aurait souhaité moins de vieillesse, une inspiration plus jeune, des sympathies plus actuelles, plus immédiates, plus impérieuses : je ne parle ici que de l’écrivain, car pour l’homme privé je veux bien croire, et je crois que ses larmes coulent sur les victimes ; mais on attendait peut-être du poète de la Lombardie des sympathies moins silencieuses, des larmes moins discrètes.

L’héroïsme civil ne se commande pas, mais une parole de consolation, un cri de pitié sur les martyrs, est-ce donc là un héroïsme si impossible ? Le poète aussi n’est-il pas un prêtre ? n’a-t-il pas, apôtre à la bouche d’or, une mission d’amour et de charité ? Et puis n’y a-t-il pas des temps d’orage où la résignation peut cesser d’être une vertu, où la révolte est un devoir ? Le catholicisme lui-même ne proscrivit pas toujours la rébellion. Arnaud la prêchait à Rome, Savonarola à Florence, Bussolari à Pavie, et tous les trois étaient catholiques, tous les trois étaient moines[9].

Je sens que je touche là à des cordes délicates, et que plus d’un timoré va crier à l’indiscrétion, et frapper d’anathème la main téméraire qui ose ainsi briser le sceau mystérieux de l’intimité. Mais je suis dans mon droit et j’y persiste. Le jour où un homme se dévoue à la publicité, il s’investit lui-même d’une magistrature dont chacun a le privilége de lui demander compte. La Providence ne départ pas les dons de l’intelligence et du cœur pour qu’on les gaspille ou qu’on les enfouisse, mais pour qu’on en use à sa gloire et à la gloire de l’humanité. Que les élus qui les reçoivent en fassent donc un usage saint, c’est-à-dire humain, car faire acte d’humanité, c’est faire acte de sainteté ; et s’il arrivait qu’ils jetassent aux vents ces précieuses semences, qui ne se sent en soi le droit inné de s’ériger en juge et de crier à la profanation ?

Certes le reproche de profanation ne saurait s’adresser à Manzoni. Jamais auteur ne fut moins profane, ne fut plus austère, plus pénétré de vénération pour les trésors de l’intelligence, de gratitude pour la main qui les dispense. Ce que j’entends seulement, c’est bien établir une fois pour toutes un droit que certains hommes sont enclins à contester.

C’est en vertu de ce droit que j’ai pu sans remords et dû même par devoir demander compte au poète de sa foi. Il est passé en proverbe, je le sais, qu’il est de mauvais goût de chicaner un homme sur ses croyances, et que le sanctuaire du cœur doit rester voilé. Il se peut que cela soit de mauvais goût, mais c’est d’un bon exemple, et si cela se pratiquait plus, il y aurait dans la société peut-être moins de mensonge et de lâcheté. Que de gens se réfugient dans le for intime de leurs convictions, comme ils disent, qui seraient bien honteux, si on les y forçait, d’être surpris dans le vide ! Ce n’est pas le cas de Manzoni, et voilà pourquoi je le révère en le combattant. Il a des convictions, j’en ai d’autres : je conçois l’infini autrement qu’il ne le formule ; mais s’il n’est pas mon homme en tout, il est mon homme en beaucoup de choses, et personne n’est plus digne de tous respects.

Où en serions-nous, bon Dieu ! s’il n’était pas permis de contrôler les croyances rivales, celles surtout qui se résolvent en actes ; s’il n’était pas permis de porter le scalpel sur tous ces cadavres qu’on s’efforce de galvaniser, et de demander à ces mânes que l’on ressuscite ce qu’ils nous veulent avec leurs faces mornes, et ce que viennent faire au milieu des vivans tous ces transfuges de la mort ? Bien des ruines sont entassées, mais on n’aura pas tant nivelé, tant labouré, tant semé, pour venir, après toutes ces sueurs, planter au milieu des décombres l’étendard poudreux du Vatican. Autant valait en rester à Boniface viii ou à Grégoire vii.

Nous ignorons à quelles transformations nouvelles le vieux principe chrétien est réservé dans l’avenir ; mais c’est notre conviction, intime, inébranlable, que la forme catholique est usée : elle a fait son temps ; la vie s’est retirée de là, c’est une institution morte. Ces derniers cantiques, ces dernières faveurs, c’est le prêtre qui administre le viatique à l’agonisant.

Troublés, épouvantés d’une catastrophe qu’ils pressentent sans l’oser accepter, les faibles se rejettent en arrière, et cherchant pour refuge et pour abri quelque lambeau du passé, chacun saisit son épave dans ce grand naufrage. Les uns gagnent tout d’un vol les sommets du Golgotha et embrassent en gémissant la croix muette du charpentier ; les autres, et ceux-ci sont les plus faibles, s’arrêtent au Vatican et se cachent, tremblans, dans les plis de ta pourpre, ô vieillard caduc et solitaire, défaillant gardien des tabernacles abandonnés !

Les forts seuls tiennent bon dans cette laborieuse attente ; seuls ils ne regimbent pas contre les aiguillons. Appuyés sur la tradition, éclairés par la science, ils veulent ce que Dieu veut, comme dit le poète, car ils savent que ce qui doit être sera, et le plus noble emploi de la liberté humaine est la soumission volontaire aux lois éternelles. Ils s’y soumettent donc et travaillent chacun sur sa ligne à en hâter l’accomplissement. La phalange est petite, mais ils agiront plus d’ensemble. Les yeux sur l’avenir, ils montent l’âpre sentier, sentier si rude et si plein d’épines, qu’il y a quelque gloire à ne pas rompre. Et si la défection les contriste et les décime, si l’insulte et la calomnie montent vers eux du sein des boues qu’ils dédaignent, ils prennent en pitié les transfuges, en mépris les outrages, et ils se fortifient par la contemplation du juste et du beau. Religieux apôtres de la démocratie, ils savent en qui ils espèrent et peuvent rendre compte de leur foi ; ils combattent le bon combat, ils le combattront jusqu’au bout, car il est écrit que ceux qui persévéreront jusqu’à la fin seront sauvés.

Charles Didier.
  1. Beccaria mourut en 1793.
  2. Alfieri, dans la Tirannide et la Virginia.
  3. Ce comte Imbonati n’était ni docte ni croyant ; c’était un brave homme. C’est à lui que Parini avait adressé sa belle ode :

    Torna a fiorir la rosa, etc.

  4. 1820.
  5. Ne faudrait-il pas au lieu d’avversi, avverso, pour accorder l’adjectif avec son substantif, qui est nome ?
  6. 1823.
  7. Taci tu che sei vinto. E che ?…
    Anco mi vieni a imperversar d’intorno
    Come il mendico che un rifiuto ascolta !
    ......... Taci.
    Inesausta di ciancie è la sventura ;
    Ma del par sofferente e infaticato
    Non è d’offeso vincitor l’orecchio.

  8. Il paraît que son puritanisme n’a fait qu’augmenter et qu’il l’a poussé à ses dernières limites. Voici ce qu’on lit dans la relation d’une visite récemment faite au poète milanais, par un professeur allemand, M. Charles de Wite ; « Manzoni, c’est M. Wite qui parle dans un journal de Leipsick, Manzoni avait préparé une réponse à Goethe, dans laquelle il condamne les romans et les drames historiques comme des avortons littéraires. Dans le cours de la conversation, il s’exprima avec beaucoup de force dans le même sens ; il soutint que tout récit devait être une vérité ou une fiction, et il condamna la fiction comme immorale. » C’est ainsi que Mme de Krudener, tombée dans les abîmes du méthodisme, pleurait sur son roman de Valérie comme sur un irrémissible péché.
  9. On cite cependant de Manzoni un trait qui l’honore. À la restauration, l’empereur d’Autriche ordonna à tous les nobles lombards de s’inscrire je ne sais où dans un délai fixé, sous peine de perdre leurs titres. Le comte Alexandre Manzoni ne se présenta pas.