POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

XXXV.
Népomucène Lemercier.


À la fin du XVIIIe siècle, — c’est une ingénieuse remarque de Grimm, — de tous les ouvrages de l’esprit, celui qu’on pouvait faire avec le moins de talent et d’imagination, c’était une tragédie médiocre. Après Voltaire, le théâtre ne vécut que du souvenir des maîtres, et la pire de toutes les races littéraires, je veux dire les imitateurs, tint exclusivement la scène française. On n’avait même plus des tragédies vulgaires, mais françaises, comme celles de De Belloy, et il fallait la verve bruyante de Beaumarchais pour faire diversion aux froids dialogues de Saurin, de Lemierre et de La Harpe. En versifiant des scènes atténuées de Shakspeare, Ducis ne faisait que répondre à cette admiration pour l’Angleterre, qui, en politique, avait séduit Montesquieu, et qui alors se traduisait dans les lettres par les imitations d’Young, par les traductions de Letourneur, par l’engouement britannique de Mercier et de Rétif. L’originalité manquait absolument. Aussi, quand il eut la pensée d’écrire une tragédie réellement antique, M. Lemercier montra-t-il le sentiment vrai des besoins de l’art, en demandant à la Grèce même quelqu’une de ses inspirations, et en empruntant plutôt au vieux théâtre d’Eschyle qu’aux scènes déjà raffinées d’Euripide la pensée ferme et hardie de son Agamemnon. C’était retremper le drame à sa source la plus lointaine et la plus vive. M. Lemercier s’est donc écarté l’un des premiers, à la fin du XVIIIe siècle, de la route vulgaire des imitations. Joseph Chénier et Raynouard, suivant un instant cette voie, remontèrent aussi, l’un à l’antiquité latine par le portrait de Tibère, l’autre, bien mieux que De Belloy, aux héros de notre histoire, par sa tragédie des Templiers.

Ainsi, on peut dire qu’au seuil même de la révolution française il se préparait en littérature comme une école de novateurs classiques que la politique vint interrompre. S’accommodant assez du consulat, au sortir du despotisme de la terreur, mais gardant pour les idées de 89 un culte persistant, cette école, à l’avénement de l’empereur, n’aura pas encore trouvé le temps de se constituer et de s’établir. Je m’imagine que si l’époque du consulat avait été durable, il eût pu se former un centre classique qui eût senti le besoin d’innovations littéraires, et qu’eussent représenté dans le drame M. Lemercier, Joseph Chénier et même Raynouard, lequel aurait retrouvé sans doute les scènes patriotiques du Caton de sa jeunesse. Le Brun vieilli en eût été quelques années encore le poète lyrique, et bien d’autres talens se seraient joints à cette phalange. Mme de Staël elle-même, qui a traversé un instant ce mouvement d’idées, et qui devait régner ailleurs avec éclat, y eût peut-être pris place et eût assujetti dans ces limites son ferme et original esprit. Mais l’empire dispersa ces écrivains, à qui il aurait fallu une ère libre, et qui gardaient, avec le sentiment des nécessités nouvelles de l’art et de l’énergie du style, les idées du XVIIIe siècle en religion et en politique. Dès-lors chacun fut isolé dans son talent et réduit ou à une sujétion peu honorable ou à une lutte impuissante. Le Brun retombant à l’éternelle mythologie, ne retrouva que dans ses souvenirs républicains les accens de l’ode au Vengeur ; Joseph Chénier, écrivant de mauvaises pièces officielles, ne recouvra son âpre fermeté que dans des vers inspirés par la haine profonde du despotisme, et des recherches sur les templiers ou les états de Blois mirent à l’avance Raynouard sur la route de l’érudition. Quant à M. Lemercier, de plus en plus mis à part, il résista ouvertement ; et tandis que les écrivains de l’empire versifiaient leurs fades tragédies, leurs poèmes didactiques et descriptifs, il épuisa toutes les tentatives, il jeta en tout sens un talent qui n’avait pas sa vraie sphère dans un gouvernement militaire et absolu.

Il n’est donc pas sans intérêt d’étudier à loisir une destinée littéraire qui a eu son éclat, et à laquelle notre génération oublieuse ne donne pas assez sa part d’influence dans le passé. M. de Châteaubriand soutint aussi sous l’empire une lutte puissante, mais cette lutte devait finir par un éclatant triomphe. Au sortir de la révolution et de la philosophie du XVIIIe siècle, c’est-à-dire de la république et de l’athéisme, le génie de René venait proclamer la supériorité des idées religieuses et monarchiques, et substituer à la poésie de Voltaire toutes les pompes du christianisme, toutes les merveilles du moyen-âge et du Nouveau-Monde. Par-là M. de Châteaubriand répondait à la réaction des idées, au vif retour de beaucoup d’esprits d’alors vers le catholicisme et la royauté. Avec la restauration, la littérature nouvelle data des Martyrs et de l’Itinéraire à Jérusalem. Mais sous l’empire, à côté de Mme de Staël et de M. de Châteaubriand, déjà appuyés par tout un parti, il est juste et il convient de faire sa place à M. Lemercier, à ce génie solitaire et incomplet qui appartenait à la fois au passé et à l’avenir, qui, admirateur de Voltaire et de son école dramatique, s’était efforcé néanmoins de remonter directement à Eschyle, comme André Chénier remontait à Homère ; esprit singulier et original qui admirait Dante bien avant nous, retrouvait la tragédie grecque dans Agamemnon, la comédie latine dans sa pièce de Plaute, créait un genre nouveau dans Pinto, mais par malheur n’avait pu se dégager suffisamment de la mauvaise manière de son temps, ni de ses propres entraves.

Au théâtre, l’école moderne date de M. Lemercier, et pourtant c’est le mouvement romantique de la restauration qui a surtout rejeté sa renommée dans l’ombre. L’attention était ailleurs ; mais, à l’heure qu’il est, au milieu de cette singulière confusion des écoles et des systèmes où chacun est isolé dans son talent ou dans son orgueil, la critique peut revenir sur le passé et remonter aux origines. Il y a des destinées qui ne s’expliquent que par le détail et dont les particularités font seules comprendre le singulier ensemble. Celle de M. Lemercier est du nombre. Placé sur la limite du XVIIIe siècle, de l’empire et de notre ère littéraire renouvelée, comme en dehors des trois époques, son talent irrégulier, original, fantasque, a subi sans mesure et profondément des influences bien contraires. L’inégalité de son génie poétique, que rien n’effrayait, les chutes les plus désastreuses, comme les plus hautes exaltations, en font une sorte de phénomène intellectuel, qui ne peut s’expliquer qu’à travers les développemens de la biographie.

M. Népomucène-Louis Lemercier est né à Paris, le 21 avril 1771 ; son aïeul, avocat distingué du barreau de Dijon, avait épousé la sœur du P. de Charlevoix, dont la collaboration au Journal de Trevoux, et surtout les travaux historiques sur plusieurs contrées américaines, sont restés célèbres. Un privilége rare et exceptionnel rendait la noblesse héréditaire par les femmes dans la famille de ce Jésuite : aussi, à la mort de son frère aîné, M. Lemercier eût-il pu prendre le nom de marquis de Charlevoix ; mais il n’y voulut jamais consentir. C’était comme un pressentiment de l’avenir politique si prochain, dans un enfant qui, par les relations des siens et la position de son père, eût dû naturellement se laisser prendre aux illusions dont s’abusait alors cette partie mondaine de la cour, qui, tournée avec regret vers la vie facile du temps de Louis XV, n’apercevait point devant elle la tribune de la constituante. Le père de M. Lemercier avait été successivement secrétaire des commandemens du duc de Penthièvre et du comte de Toulouse, et il remplissait les mêmes fonctions chez la princesse de Lamballe, quand le jeune Népomucène débuta au théâtre.

L’art dramatique n’avait pas été la première pensée de M. Lemercier, et, si sa santé ne l’en eût détourné, il se fût livré exclusivement à la peinture. Un asthme nerveux, qui lui paralysait presque le bras droit, l’enleva à un art dans lequel Boucher ne l’eût pas plus séduit, sans doute, que Dorat ne devait l’attirer en poésie. Cependant, comme ses études avaient été terminées de fort bonne heure, M. Lemercier, enfant encore, fut bientôt répandu dans ces cercles charmans et spirituels, où il se trouva avoir pour premier confident et protecteur poétique le marquis de Bièvre, bel esprit célèbre par ses réparties facétieuses, et auquel sa comédie du Séducteur donnait un caractère à la fois mondain et littéraire. Dès que M. Lemercier eut fait des vers, il se sentit appelé vers le théâtre, et il n’écrivit pas moins, dès l’abord, qu’une tragédie de Méléagre en cinq actes. Sa marraine, la princesse de Lamballe, en fut charmée, et, profitant de l’amitié de Marie-Antoinette, elle obtint un ordre pour que la pièce fût donnée au Théâtre-Français. M. Lemercier n’avait pas seize ans. Dès qu’on sut que Méléagre était l’œuvre d’un enfant, on se rappela Lagrange-Chancel, qui avait déjà offert l’exemple de ce prodige littéraire dans son Jugurtha. Il n’était bruit alors que du Cahier des notables, et on applaudit beaucoup à ce vers d’un roi sur ses peuples :

Nous ne régnons sur eux que pour les soulager.

Le censeur Suard, quoique devinant juste dans ses objections, n’avait pas trop osé exercer ses ciseaux sur un écolier protégé par la reine ; puis il y avait des compensations, et, sans aucun pressentiment de l’avenir, on battait des mains à ces mots de Méléagre venant mourir auprès de sa mère :

Périsse comme moi tout mortel téméraire
Qui porte sur son prince une main sanguinaire.

La pièce fut bien accueillie ; néanmoins M. Lemercier, par un sentiment délicat de pudeur littéraire, qui ne voulait pas ramener le public à l’essai d’un tout jeune homme, retira sa tragédie le lendemain, et ne la fit jamais imprimer, non plus que les autres pièces qui se succédèrent jusqu’à l’Agamemnon.

La critique traita en général ce début avec bienveillance : l’abbé Aubert, le Geoffroy d’alors, dont on prisait fort les articles de théâtre, en porta le plus favorable jugement dans les Petites Affiches, et le Mercure, bien qu’il trouvât le style de la pièce « jeune comme son auteur, » loua extrêmement l’énergie et l’imagination qui s’y décelaient. Grimm, de ce ton demi-dédaigneux et sardonique qui plaisait tant à Mme d’Épinay, loua M. Lemercier du bout des lèvres. Quant à La Harpe, que ses chutes rendaient fort ombrageux et morose à l’égard des débutans, il prononça d’un ton doctoral l’arrêt suivant : « Malgré l’indulgence que réclamait l’âge de l’auteur, le public n’a pas paru trouver en lui matière à encouragement. » C’était là une de ces assertions tranchantes, comme on ne s’en permet que trop dans les pronostics littéraires.

Le goût du théâtre ne détourna pas M. Lemercier des salons, où l’élégance de ses manières et la vivacité de son esprit lui assuraient le succès. La considération universelle dont jouissait son père eût suffi d’ailleurs à lui donner une position brillante, et la littérature n’était encore pour lui qu’une aimable distraction. Aussi, quand, par une Épître d’un prisonnier délivré de la Bastille[1], le jeune poète voulut entrer dans la polémique politique, on lui conseilla de retirer vite les exemplaires. Le sujet tout mythologique de Méléagre convenait beaucoup mieux à ce monde futile et léger, et il n’était pas sans avantage pour l’auteur lui-même, puisqu’il lui attirait l’amitié prévenante du chevalier de Florian. Du reste, dans les cercles où il était dès-lors répandu, M. Lemercier tenait peu à sa naissante réputation d’écrivain, et il put entendre pendant plusieurs années la conversation courir en passant sur ses propres pièces sans qu’on les sût de lui. On assure qu’il les jugeait même d’un ton détaché et spirituel, et aussi sévèrement que personne.

Éloigné de la scène durant quatre ans et livré tout entier au monde, M. Lemercier revint au théâtre, en avril 92, par une comédie de Clarisse Harlowe. C’était une concession à la mode d’alors, et l’originalité du poète ne devait se révéler qu’avec Agamemnon. Le succès des Nuits d’Young et de la première traduction de Werther indiquait un mouvement sentimental où Richardson devait avoir sa place. La comédie de M. Lemercier fut jouée avec succès et eut l’honneur d’une parodie au Vaudeville. Malgré la brutalité de Lovelace, qui se servait de l’opium comme moyen de séduction, il paraît que le héros ne sembla pas à la critique assez raffiné dans le vice ; les Petites Affiches reprochèrent à l’auteur de n’être pas assez « roué pour bien peindre des roueries. » Un autre journal fut si inconvenant, qu’une lettre très vive de M. Lemercier faillit amener un duel et attira vivement l’attention. L’article était de M. de Tilly[2], le beau Tilly, comme on disait, homme fait aux mœurs de la régence, et qui, ayant enlevé avec scandale une jeune Anglaise, regardait sans doute comme une affaire personnelle de prendre le parti de Lovelace.

Le nom de M. Lemercier eut dès-lors quelque retentissement, si bien que l’auteur du Tableau de Paris en prit ombrage et réclama contre une similitude de noms qui pouvait amener une erreur à laquelle il n’eût pourtant pas toujours perdu : « J’invite, écrivait-il, M. Mercier de Compiègne, M. Mercier de Fontainebleau, M. Mercier-Méléagre, et tous les autres Merciers présens et futurs, quand ils donneront au public leurs productions, à lever entre eux et moi toute espèce d’équivoque. » Et à propos de M. Lemercier-Méléagre il mettait insolemment en note : « Auteur d’une tragédie de ce nom et d’un drame intitulé Clarisse Harlowe, qui, n’ayant pas eu grand succès, m’a valu des complimens de doléance que je lui restitue. » Cette confusion de noms dura long-temps encore. Mercier, persistant dans sa haine des homonymes, dit un jour tout haut en une séance publique de l’Institut : « Je reçois beaucoup de lettres adressées à M. Lemercier ; qu’on sache qu’il est plus jeune et qu’il a l’article ». Ce qui fit rire tout l’auditoire.

Après Clarisse Harlowe, M. Lemercier appartint exclusivement aux lettres. Le Brun et Ducis devinrent bientôt ses amis de cœur, et l’aidèrent de leurs conseils et de leur expérience. Il vit souvent aussi, durant les premières années de la révolution, André Chénier, qui fréquentait comme lui le salon de Mme Pourrat, la femme du riche financier. Mais, destiné jeune à la mort, ce fils inspiré de l’Attique, qui butinait, comme une abeille, les moindres fleurs de l’antique Hybla, n’eut pas le temps d’apprécier cet autre talent, grec aussi, mais plutôt spartiate qu’athénien, qui allait se révéler dans Agamemnon. Plus favorisé qu’André, M. Lemercier put souvent causer de la Jeune Captive avec la femme charmante et spirituelle que le poète avait chantée en si admirables vers. Le vœu de la dernière strophe se réalisa même pour lui ; son intime liaison avec la comtesse de Coigny[3] ne cessa qu’en 1820, à la mort de cette personne distinguée et séduisante, qui, s’intéressant jusqu’au bout aux idées nouvelles, avait néanmoins gardé le bon ton et l’urbanité parfaite d’un autre âge.

La révolution, alors dans toute sa violence, interrompit les tentatives théâtrales de M. Lemercier, qui prit le parti de se réfugier dans l’étude persévérante des maîtres et surtout des tragiques grecs. Il avait cependant écrit une pièce, le Lévite d’Éphraïm, dans laquelle on vit plus tard des allusions politiques, et dont le tour de représentation vint pendant la terreur. C’était là un sujet bien biblique et que les comédiens n’osèrent pas risquer sans la permission expresse de Robespierre. Il eût fallu solliciter le tribun ; M. Lemercier n’y voulut jamais consentir, et laissa seulement ajouter en second titre, comme passeport : ou la Justice du Peuple. Le plus sage était de se faire oublier ; aussi, prétextant des corrections, l’auteur réserva-t-il sa pièce pour des temps meilleurs. Paris devenait un séjour peu sûr ; il se retira à la campagne du côté d’Alfort, et eut alors l’occasion de connaître Talma, dont le talent dramatique allait se révéler avec éclat dans plusieurs rôles de ses pièces.

De retour à Paris après la chute de Robespierre, M. Lemercier, qui regardait le théâtre comme une tribune, écrivit en quelques jours et fit jouer une comédie politique, exactement imitée de Molière, pleine de hardiesses, et qui avait pour titre le Tartufe révolutionnaire. Le faible gouvernement qui était sorti de la terreur, essayait alors de se poser entre toutes les opinions ; on emprisonnait à la fois M. Michaud comme rédacteur de la Quotidienne, et le continuateur de l’Ami des Lois de Marat, comme anarchiste. Aussi la pièce de M. Lemercier ne put-elle être jouée sans de grands obstacles. On exigea que le vrai républicain, l’homme modéré de la pièce, s’appelât La Montagne, et le Moniteur déclara hautement que ce qui était plaisant dans Molière n’était qu’atroce dans la comédie nouvelle. Le public ne fut pas de cet avis, et il accueillit avec enthousiasme cette parodie audacieuse, ainsi que l’expression franche de vérités politiques que l’indignation commune avait déjà popularisées. Tout, dans cette pièce de réaction, contribuait au succès ; l’acteur Baptiste, qui jouait le rôle de Tartufe, prit les longs cheveux, le geste, l’habit et la tournure de Collet-d’Herbois, et, tout au sortir de ce joug odieux, il fut soutenu par le parterre avec frénésie. Chacun rit de la scélératesse raffinée de Tartufe qui, alors qu’Orgon lui demandait :

… Faut-il fuir ou sauver ma tête ?

se hâtait de répondre :

Il faut en homme libre attendre qu’on t’arrête.

La pièce était pleine d’intentions comiques, et on trouva surtout ingénieuse la scène où Orgon, au lieu de se cacher sous une table, était enfermé dans une armoire sur laquelle on avait mis les scellés. Tout, d’ailleurs, avait la couleur du temps, et l’exempt de Molière était remplacé par les bons et loyaux républicains de la section. Mais le directoire, effrayé du succès de la comédie, la fit défendre à la cinquième représentation.

On vit encore, mais à tort cette fois, des allusions politiques dans les trois actes du Lévite d’Éphraïm, donné en 1796. Certains journaux montrèrent dans Abaziel le portrait de Robespierre, et la foule appliqua même aux circonstances présentes quelques vers fort innocens. Talma, qui débutait avec bruit, commença à se mettre hors de ligne dans le rôle du lévite, et eût suffi seul à attirer les applaudissemens.

Enfin, le 2 avril 1797, Agamemnon fut représenté au Théâtre-Français. Jusque-là, M. Lemercier, comme il l’a écrit lui-même, n’avait donné que de faibles essais, qui promettaient cependant un vrai poète dramatique. Esprit varié et fécond, il s’était dispersé déjà en essais de toute sorte, qui montraient à l’avance l’inquiétude d’un talent original cherchant sa destinée. La tragédie mythologique dans Méléagre, la tragédie anglaise dans Clarisse, le pamphlet théâtral dans le Tartufe révolutionnaire, la scène biblique dans le Lévite d’Éphraïm, tout cela avait été tenté. Mais M. Lemercier ne trouva pour la première fois sa vraie route qu’en remontant hardiment à la Grèce. Le succès d’Agamemnon fut immense, et l’auteur, qui n’avait pas vingt-cinq ans, fut regardé dès-lors comme un maître. Arnault, dont le ton est d’ordinaire fort dédaigneux pour ses rivaux au théâtre, avoue cependant que l’enthousiasme fut universel, et que l’éclat de ce succès effaça ceux de ses amis et tous les siens. Je suppose qu’il mettait à part Marius à Minturnes. La critique fut unanime pour louer ce bel essor de talent qui montrait chez un tout jeune homme la maturité d’une étude réfléchie de l’art. Le Magasin Encyclopédique de Millin parla de vernis homérique, le Moniteur de goût antique ; la Décade le mit d’un coup au-dessus d’Eschyle, ce que je n’oserais faire assurément, et le déclara bien supérieur à Sénèque et à Thomson, ce que je fais sans la moindre hésitation.

Toutefois la pièce n’eut pas immédiatement au théâtre le succès qu’elle méritait. La première représentation ayant eu lieu en avril, on ne voulut pas prodiguer et user une tragédie nouvelle pendant la belle saison. L’année suivante, les rôles se trouvèrent très mal distribués. À le bien prendre donc, ce ne fut que trois ans plus tard que cette tragédie parut vraiment au théâtre, mais cette fois avec un éclat prodigieux, que rehaussait encore le jeu de Mlle Duchesnois. Depuis Voltaire, aucune pièce sérieuse n’avait obtenu un succès aussi réel et aussi suivi. Le directoire, sous François de Neufchâteau, ayant demandé à l’Institut quel était le meilleur ouvrage depuis trente ans, Agamemnon fut désigné et couronné solennellement au Champ-de-Mars. Ainsi adopté par un gouvernement sorti de la révolution, ainsi séduit par les pompes républicaines d’une grande fête littéraire, M. Lemercier, qui d’ailleurs n’avait pas tardé à suivre avec ardeur les idées de 89, sembla dès-lors avoir besoin, pour le développement de son talent, d’un idéal de liberté politique qu’il avait rêvé, et qui nécessairement lui manqua.

Agamemnon peut être regardé comme le dernier et brillant reflet de la tragédie antique dans notre littérature nationale. Parti de l’Odyssée, ce dramatique récit de la mort d’Atride devait être reproduit tour à tour en Grèce, à Rome, dans le moyen-âge, dans l’Italie moderne, en Angleterre, pour trouver enfin sur la scène française un terme définitif peut-être et glorieux. La spirituelle malédiction de Berchoux contre l’éternelle race d’Agamemnon ne pouvait s’adresser à la pièce nouvelle, car cette légende terrible paraissant une dernière fois au théâtre eut, comme le gladiateur qui tombe, un beau moment, le moment du suprême effort.

M. Lemercier avait pour son œuvre des élémens bien divers dont je veux indiquer à la hâte la généalogie littéraire. D’abord il n’a pas été de l’avis de La Harpe ; il n’a pas trouvé qu’il n’y eût « absolument rien à tolérer » dans le drame atroce d’Eschyle. Ces métaphores hardies et dures, Cassandre qui a, comme un chien, κυνὸς δίκην, l’odorat du meurtre, Clytemnestre qui appelle le sang de son époux une rosée féconde de mort, ces images fougueuses, accumulées, sauvages, cette muse indomptée enfin qui semble toujours parler du haut du trépied lyrique, tout cela ne l’effraie pas, et il admire plus encore ce caractère spontané chez Eschyle que chez Dante ou chez l’auteur de Macbeth, parce que dans les vers du poète grec on est à la source même de l’art et qu’il y a la consécration séculaire. Eschyle a rarement vérifié avec plus de supériorité entraînante le mot d’Horace : Docuit magnum loqui. Il y a une singulière majesté, une terreur fatale dans le meurtre du dénouement, dont on ne peut que deviner les mystérieux motifs, dans ces ombres secrètes du crime, dans ces sinistres pressentimens qu’augmentent incessamment les hymnes du chœur et les prophéties inspirées de Cassandre. M. Lemercier a profité de ces beautés natives d’Eschyle en les appropriant à notre langue. Les scènes de Sénèque, dont il a su éviter l’emphase sentencieuse, lui ont aussi fourni quelques répliques éloquentes, quelques élans poétiques comme cet admirable accent qui revient toujours au souvenir :

Ilion a péri dans la nuit d’une fête[4].

Thomson et sa pâle tragédie ont fourni bien moins d’élémens à M. Lemercier. Excepté quelques mots naïfs d’Oreste, le descriptif auteur des Saisons n’a à réclamer aucune part dans la tragédie française. Qu’eût emprunté en effet M. Lemercier à ces scènes glacées ? eût-ce été le personnage de Mélisandre, cette pâle copie du Philoctête de Sophocle ? eût-ce été ces héros bâtards, dépouillés du cothurne antique et déguisés en honnêtes bourgeois du règne de George II ? L’Agamemnon d’Alfieri au contraire, malgré l’inconvenance du rôle d’Électre, confidente de l’adultère maternel, offre, surtout dans les hésitations criminelles de Clytemnestre et dans la conduite de la pièce, de vraies beautés que M. Lemercier a mises à profit.

Il y a d’ailleurs dans l’Agamemnon français des parties très belles et entièrement originales : ainsi la teinte sombre et tragique donnée au rôle d’Égisthe, rôle que la passion relève ; ainsi les prophéties de la fille de Priam devant le roi d’Argos et Clytemnestre, tandis qu’Eschyle les adressait exclusivement au chœur, et Sénèque au seul Agamemnon ; ainsi, pour finir, la belle scène où le jeune Oreste, ce futur vengeur, raconte à sa mère, encore armée du poignard fatal, comment il a vu le cadavre ensanglanté de la victime. Ce n’est pas que la pièce de M. Lemercier n’ait de graves défauts. Les confidens entravent la marche ; Atride n’est plus le roi triomphant d’Eschyle et se laisse bien facilement abuser. À côté de morceaux écrits avec la verve des maîtres, il y a des vers traînans et pénibles, des scènes languissantes, de durs hémistiches, mal enchâssés dans les périodes ; mais les beautés l’emportent, l’œuvre est consacrée, elle restera.

Dans Agamemnon, dans sa première œuvre publiée, M. Lemercier toucha à la beauté, à ce don suprême qu’un si petit nombre peut connaître et que quelques-uns devinent seulement de loin, comme l’étoile qui luit dans l’enfer de Dante. Dès-lors, le poète était parvenu aux hauteurs même de son talent, et d’un coup il se trouvait comme au faîte de sa tour, pareil à ce gardien solennel, speculator, qui ouvre la scène d’Eschyle et qui observe le retour du roi d’Argos. Plus tard, il ne fera qu’en descendre (souvent jusqu’aux abîmes), avec des retours pourtant heureux vers certains degrés, d’où se découvrent encore les grands horizons. Heureuses les organisations privilégiées qui savent s’élever jusqu’à l’inaccessible beauté ! Quelques-unes ne touchent qu’une fois le but ; mais n’est-ce pas déjà une bien rare faveur que de l’avoir atteint ? M. Lemercier y arriva par momens dans Agamemnon ; depuis, ce bonheur lui fut encore donné, mais à de longs intervalles. Quel grand poète n’eût-il pas été avec sa force de production, s’il n’avait point prodigué sa fécondité naturelle en tout sens, avec tous les hasards !

Je l’ai dit, la critique, entraînée par ce grand triomphe dramatique, fut en général favorable à Agamemnon, et il y eut dans les journaux un concert unanime d’éloges. Les protestations contraires ne vinrent que plus tard, en 1804, lors de la reprise ; elles s’élevèrent de la part de Geoffroy avec une violence inouie. L’action, au dire du feuilletoniste, est horrible, atroce, dégoûtante (ce qui tombe sur Eschyle, mais peu importe) ; c’est une mauvaise caricature de Crébillon, et Pradon connaissait mieux l’art. Quant aux personnages, ils sont tous bas et crapuleux. « Agamemnon est une bonne pâte de mari, qui, par sa stupidité, peut être comparé au vieillard de nos comédies… Cassandre n’est pour nous qu’une folle ou une diseuse de bonne aventure. Strophus est aussi empesé que M. Bobinet, et le petit Oreste aussi sot que le comte d’Escarbagnas… Pour Égisthe, ce n’est qu’un gascon, un misérable héros de tripot et de mauvais lieu, admiré par des badauds… » Geoffroy avait trop bien dîné quand il écrivait ces lignes. Il n’eût certainement pas été de cet avis en 97, lors des premières représentations ; en digne abbé du XVIIIe siècle, heureux d’être affranchi de la soutane par une révolution, il avait même loué dans un journal le poème fort leste des Quatre Métamorphoses, auquel nous arriverons tout à l’heure. Dans l’intervalle, le crédit de M. Lemercier auprès de Bonaparte était tombé, et le ton du critique devait répondre à la colère du maître. Mais nous n’en sommes encore qu’au directoire.

Au milieu de l’élégante dispersion de cette époque, qui renouvelait au seuil de l’empire les mœurs étourdies de la régence, l’auteur d’Agamemnon, dont l’esprit aimable et poli rehaussait la gloire déjà brillante, était partout recherché et faisait le charme des salons si courus de Mme Tallien. Ferme dans ses croyances politiques, mais indulgent pour les personnes, il devint à la fois l’ami du républicain David et du royaliste Delille, de Bernardin de Saint-Pierre et de Mme de Staël ; il vit aussi très intimement dès-lors deux hommes bien spirituels et depuis fort célèbres, qui devaient se distinguer par une égale et extrême fidélité, l’un à sa foi politique, l’autre à sa fortune, je veux dire le duc de Fitz-James et le prince de Talleyrand. Les mœurs du directoire que nous verrons se traduire tout à l’heure, en leur nuance la plus libre, dans un très fin et trop habile opuscule de M. Lemercier, étaient peintes aussi avec vérité dans sa comédie de la Prude, donnée en 97 et qui n’a pas été imprimée[5]. Tout l’enivrement bizarre d’un peuple joyeux jusqu’à la folie d’être sorti de la terreur, l’extrême liberté de ton et de rapports résultant de l’égalité récente, les modes bizarres, les jeunes gens se déguisant en jockeis et faisant les Alcibiades, tout cet abandon sans frein se trouvait reproduit avec art dans la Prude. Un sujet inacceptable et impossible répondait à ce fonds de mœurs singulières et montrait une concession trop facile à l’esprit du temps. En effet, qu’un libertin abuse violemment d’une jeune fille, la laisse mère, et, la retrouvant vingt ans après prude et dévote, s’efforce, sans la reconnaître, de la séduire une fois encore, cela n’est guère probable. Floricourt ne s’introduisait pas chez Angélina autrement que Valmont auprès de Mlle de Tourvel. Le souvenir d’un livre comme les Liaisons dangereuses n’était justifiable que sous le directoire. Le roué de M. Lemercier avait d’ailleurs une fin moins tragique que le hideux héros de Laclos, et son fils au dénouement le forçait à épouser sa mère, comme avait fait le chevalier de Gramont pour la sœur d’Hamilton.

La Prude réussit ; mais un caprice de Mlle Contat vint interrompre les représentations. Abusant de l’amitié du poète, cette actrice voulut faire corriger son rôle à l’auteur. M. Lemercier, dont l’indépendance n’aimait guère le ton leste avec lequel les comédiens traitaient les écrivains, s’empressa de retirer son manuscrit, et prit bientôt sa revanche par la tragédie d’Ophis, dont le jeu de Talma fit le succès. Cette pièce était écrite quand Bonaparte revint d’Italie ; M. Lemercier, admis dès-lors dans son intimité, la lut un soir au jeune général devant Kléber et Desaix. Comme on était à la veille de l’expédition d’Égypte, ce sujet égyptien lui plut extrêmement. Lorsqu’Ophis fut joué, Bonaparte avait déjà débarqué en Afrique. Au retour, la pièce lui eût sans doute paru moins belle qu’avant son départ ; mais il savait qu’Ophis avait été applaudi, et, après son avènement au consulat, il le fit reprendre, désireux peut-être de se voir appliquer le portrait du héros « tourmenté du soin de s’égaler toujours. » D’ailleurs, il s’agissait dans cette tragédie d’une rivalité pour le trône, et les mots de couronne et de royauté revenaient souvent. C’est à cause de cela sans doute que Bonaparte, au milieu de beaucoup de complimens, avait dit à M. Lemercier : « Le sujet est peut-être plus de circonstance que vous ne pensez. » La pièce fut donc jouée de nouveau, et l’auteur assista à la représentation, dans la loge du premier consul, avec le général Clarke. Le futur empereur apparaissait déjà dans le conquérant républicain, et, au lieu des bravos d’autrefois, quelques royalistes du parterre détournèrent le sens d’un passage contre le gouvernement consulaire. M. Lemercier s’empressa de retirer lui-même sa tragédie. C’était un soin dont on ne devait pas long-temps lui laisser l’initiative.

La gloire du vainqueur de l’Italie avait séduit le jeune écrivain, et, avant l’expédition d’Égypte, il avait promis au général Bonaparte de l’accompagner. Ce lointain voyage, les hasards de la guerre, plaisaient à l’esprit aventureux de M. Lemercier, et mille projets littéraires se rattachèrent bientôt à ce départ ; mais son père, averti à temps et plein d’inquiétudes, prit sur lui d’écrire à Bonaparte pour le prier de lui laisser la dernière joie de sa vieillesse. Malgré l’insistance et le désappointement du poète, il fallut se résigner. C’est alors qu’il se rejeta avec ardeur sur les distractions que lui offrait la facile société du directoire ; c’est à cette date qu’il faut rapporter, dans la carrière littéraire de M. Lemercier, la dissipation la plus mondaine. Le trop charmant poème des Quatre Métamorphoses fut comme le séjour à Capoue de l’auteur d’Agamemnon ; il en sortit toujours entreprenant, mais moins assuré, avec un goût impatient de conquêtes qui devait le mener quelquefois encore à la victoire, plus souvent à des défaites rachetées par l’audace ou bientôt oubliées dans le nombre.

L’amitié de Beaumarchais n’excuse pas ce libre opuscule, elle l’explique. Les Quatre Métamorphoses sont une œuvre très habile et profondément païenne. Dans une conversation comme il devait y en avoir beaucoup sous le directoire, on vint un jour à parler de ces admirables camées, de ces bas-reliefs romains, de ces petits groupes grecs, que désavouerait la noble chasteté de l’art moderne, mais où le génie antique, par ses formes pures et achevées, a su trop souvent consacrer des rêves effrénés sous l’apparence de la volupté la plus suave. Le cabinet secret de Naples était déjà créé. Un interlocuteur affirma que la poésie serait rebutante si elle reproduisait de semblables images, et qu’il était impossible d’arriver, en termes convenables et sans être grossier, à un résultat pareil. M. Lemercier releva le défi. C’était le contraire, dans un même sujet, de la gageure d’Ausone et de l’empereur Valentinien, qui luttaient, en vers, à qui s’exprimerait le plus crûment : on sait le fameux Centon nuptial qui en est résulté.

Osons le dire pourtant, bien qu’avec regret : au point de vue de la langue et du style, les Quatre Métamorphoses sont sans nul doute la meilleure œuvre de M. Lemercier. Nulle part il n’a manié à beaucoup près l’idiome avec cette souplesse et cette ressource habile d’expression. Une année tout entière (pourquoi le poète n’a-t-il pas eu toujours cette patience de détails qui l’eût garanti de plus d’une chute ?), une année laborieuse fut consacrée à ce court opuscule, à cette secrète fantaisie d’artiste. Aussi, à part quelques rares débris de la mauvaise phraséologie érotique de Dorat et de tout le XVIIIe siècle, on respire un véritable parfum antique, trop antique en tout point, dans les quatre chants de ce petit poème. C’était alors une chose trop rare pour ne la point noter, que ce sens profond de la beauté grecque et latine. Je ne parle pas d’André Chénier : les œuvres de ce grand poète devaient demeurer ensevelies bien des années encore ; les formes de son style, pareilles aux contours d’un groupe en marbre de Paros, et, si j’osais dire, cet art raffiné qui ne pouvait pas plus souffrir une syllabe mal sonnante, que le Sybarite un pli de rose, tout cela était enfoui dans l’ombre pour long-temps. Qu’on y veuille songer : comment l’antiquité était-elle sentie ? C’est à peine si Parny, parodié par Bertin, se rapprochait çà et là, non de Catulle à coup sûr, mais de Properce. Bitaubé faisait du magnifique canevas d’Homère un vrai revers de tapisserie ; l’Énéide de Delille pouvait passer pour quelque aimable et mignard tableau de Boucher étendu sur une fresque d’Herculanum, et Saint-Ange ne donnait guère que la menue ou plutôt la très grosse monnaie d’Ovide. M. Lemercier montra donc un goût vrai de l’antique, en remontant à Eschyle au milieu de l’énergique spectacle de la révolution, en remontant à Anacréon ou à quelque contemporain perdu de Sapho, au milieu de la folle dissipation du directoire.

La Muse du poète n’avait pas gardé seulement le souvenir des menaçantes Euménides. Sa déité ici, c’est la Vénus des premiers vers de Lucrèce ; et, à voir sa danse libre et sans ceinture, on n’appliquerait pas à cette Muse, ou plutôt à cette Ménade entraînante, le vers d’Horace : Junctœque Nymphis Gratiœ decentes. En un mot, le sentiment païen triomphe et s’exalte ; la nature n’est plus qu’un immense concert d’amour. Chaque objet semble répéter son hymne passionné, et l’on dirait que les ruisseaux aussi ont leur langage. Tout alors s’oublie en cet épanouissement suprême, et il me semble entendre de près la voix d’Ovide qui chante l’affront d’Europe, l’ivresse de Myrrha et le centaure aux pieds de Déjanire. — N’est-ce point pour cela que le poète aurait été exilé en Scythie ?

Les Quatre Métamorphoses, dont les exemplaires sont aujourd’hui fort rares, parurent en 99, et furent presque immédiatement réimprimées. Beaumarchais, fort vieux alors et accablé de toute manière, s’amusa beaucoup de ce poème ; il avait été l’intermédiaire auprès du libraire, prétendant que « c’était un dernier service qu’il voulait rendre à la morale. » On lui envoya même toutes les épreuves, et il voulut absolument que la première édition fût in-4o. « Cela, disait-il, forcera les belles lectrices à la franchise ; elles ne pourront le cacher si vite sous le chevet. » M. Lemercier fit comme les femmes, et déroba son nom. L’anonyme pourtant n’était pas difficile à percer, et Rœderer, toujours prudent, rencontrant ce jour-là l’auteur « Qu’avez-vous fait ? lui dit-il tout renversé, vous ne serez jamais de l’Académie ! » M. Lemercier se serait plutôt rendu à quelque raison morale, j’en suis bien sûr ; mais il paraît que personne n’y songeait sous le directoire.

Alors au moins on aimait les lettres pour elles-mêmes ; on en parlait avec charme. C’est ainsi qu’une autre conversation mondaine fit naître Pinto, joué deux ans plus tard, en 1800. Dans un cercle aimable où l’on distinguait la spirituelle duchesse d’Aiguillon, Mme de Lameth et la fille de Beaumarchais, Mme de Larue, on affirmait un soir devant M. Lemercier que le Mariage de Figaro était la dernière innovation possible. Le jeune poète osa s’opposer au sentiment général, et soutenir, contre la banalité étroite de cette opinion, et avec une hardiesse alors unique, que l’imitation de la nature dans tous ses modes était inépuisable, infinie. Poussé à bout, il accepta même la gageure, et promit de lire bientôt un ouvrage composé d’élémens encore inconnus au théâtre. Telle fut la singulière origine de cette œuvre d’où aurait daté la rénovation de la scène française, s’il n’eût été coupé court aux hardiesses par la régularité de l’empire, et si plus tard on n’eût franchi d’un coup toutes les limites.

Pinto fut écrit en vingt-deux jours, avec toute la verve d’un vif talent mis au défi. Au contraire des poètes tragiques qui ne tiennent aucun compte de l’élément comique mêlé à tout évènement humain, M. Lemercier, comme on l’a dit, s’était proposé d’abstraire, d’élaguer d’une grave catastrophe historique tout ce qu’elle contenait de sérieux, et de n’offrir de ce fait ainsi dédoublé que la partie plaisante ou satirique. Il est inutile d’insister sur Pinto ; tout le monde a présens cette prose franche, fine, rapide, ces scènes habilement dialoguées, ces répliques dégagées et spirituelles qui ne ressemblent pas pourtant au feu roulant des phrases de Figaro, ce mélange de caractères et d’intrigue, cet imbroglio amusant qui manque un peu de concentration, mais que relève la peinture nette et vraie de tant et de si divers personnages. Dans ce tableau piquant de la conspiration qui mit sur le trône le duc de Bragance, M. Lemercier a traité les grands comme Plaute avait traité les dieux dans son Amphitryon.

Cette peinture comique d’une usurpation ne devait guère agréer à Bonaparte : aussi y eut-il combat à la première soirée ; Pinto finit cependant par l’emporter sur l’obstination de quelques siffleurs obstinés. Le premier consul fit à dessein multiplier les congés des acteurs, et la pièce n’eut qu’une vingtaine de représentations. Le contraste de l’indécision du duc de Bragance, couronné malgré lui, avec le vainqueur de l’Italie qui allait se couronner lui-même, prêtait à des allusions malignes que l’on jugea prudent d’étouffer.

La critique, un peu surprise d’une œuvre aussi inaccoutumée que Pinto, prononça des arrêts fort divers, et les plus indulgens la trouvaient au moins singulière, comme fit plus tard J. Chénier. Rœderer, dévoué exclusivement au succès, mais à qui cette comédie plaisait beaucoup au fond, la justifia timidement dans le Journal de Paris ; toutefois, par le vague de ses insinuations, il éludait le danger d’un jugement franc et décidé. Les Débats continrent, le lendemain de la représentation, une note fort hostile, qui présentait la pièce comme ridicule et complètement tombée. Le succès ayant démenti cette malveillante annonce, une lettre signée Lapérouse (pseudonyme qui déguisait sans doute Geoffroy) vint quelques jours après ; elle parlait d’un drame burlesque, détestable, informe, écrit dans le style de Tabarin. L’un des personnages, l’archevêque de Bragues, était traité de carmagnole de 93. Nous n’en sommes pas encore, on le voit trop, à la critique fine, polie, délicate, de Mme Guizot, que bientôt nous serons heureux de rencontrer.

On reprocha à M. Lemercier d’avoir imité le Mariage de Figaro ; mais l’auteur de Figaro n’avait pas été de l’avis des critiques, et Pinto lui plut singulièrement quand il en lut les scènes inédites. En ses derniers jours, ce maître bruyant de la comédie révolutionnaire se consolait même souvent, dans l’intimité du jeune poète, des obsessions de toute sorte que tant de précédens excès et de ruineuses prodigalités suscitaient à sa vieillesse. L’auteur d’Agamemnon dînait chez lui deux jours avant cette fin subite et singulière qu’expliquerait trop bien peut-être une de ces conversations qui lui étaient si familières alors sur les moyens chimiques de mourir sans douleur.

Le succès de Pinto avait sa séduction ; M. Lemercier essaya de poursuivre cette veine heureuse par trois actes en prose sur Alcibiade intitulés l’Ostracisme, actes spirituels parfois, mais où l’on est trop loin d’Aristophane. Dans la Journée des Dupes, il a tenté aussi d’élever à la hauteur de la grande comédie en vers le genre nouveau dont il avait le premier donné l’exemple. Cette pièce, long-temps arrêtée par la censure et jouée seulement depuis juillet 1830, n’a point réussi. Il faut l’avouer, à cette date récente, le parterre n’avait pas tout-à-fait tort. Je sais qu’un critique habile et très compétent[6] a dit, en parlant de la Journée des Dupes : « C’est une tentative nouvelle de cet infatigable athlète dont chaque ouvrage a été un essai, c’est une tentative digne du génie mâle et flexible qui a créé Agamemnon, Pinto et Frédégonde. » Mais le proverbe veut que les inventeurs se ruinent à mettre en œuvre une découverte qui fait souvent la fortune de ceux qui viennent ensuite. Le mot peut s’appliquer ici. Quoi qu’il en soit, la mémoire de M. Lemercier restera sûrement attachée à cette vive et charmante création de Pinto, qui a été aussi une découverte dans le meilleur sens du mot. L’auteur peut-il se dire toutefois plus heureux que Moïse, pour avoir passé le seuil de cette brillante terre promise, où l’on a élevé depuis tant de veaux d’or ?

Après Pinto, M. Lemercier, que poursuivait toujours le génie capricieux des tentatives, songea bientôt à revenir aux Grecs, à écrire quelques poèmes dans la manière antique. Le mot de Rousseau contre « les génies plagiaires d’eux-mêmes » semblait le menacer toujours, et, sans compter, il dispersa dès-lors sa force dans la variété et dans le nombre. Enhardi aux libres allures, il alla jusqu’à déclarer que « le génie fait sa langue, » et qu’on pouvait bien innover, puisqu’en leur temps les écrivains de Louis XIV avaient aussi été accusés d’innovation. De plus, l’école descriptive lui paraissait insuffisante, et le poète voulut mêler quelque action, quelque philosophie à l’uniforme procédé de Delille. De là deux récits épiques, Homère et Alexandre, que distingue une certaine fermeté de facture, mais dont l’épigraphe tirée de Martial (me raris juvat auribus placere) est un peu trop justifiée par une froideur qui rappelle bien plutôt Callimaque que Virgile.

M. Andrieux examina le poème d’Homère dans la Décade, et, tout en rendant malignement justice à la verve et à l’originalité de l’écrivain, à ses vers énergiques et serrés, il lui refusait, avec quelque raison, l’élégance et l’harmonie. Quel dommage, peut-on observer à ce propos, qu’on n’ait pas pétri ensemble, si j’ose le dire, Andrieux et Lemercier, Agamemnon et les Étourdis ! Combien le goût y eût gagné, sans que le talent eût perdu ! Il est vrai que M. Lemercier rencontra un instant l’esprit fin et délicat d’Andrieux dans sa comédie de Plaute ; mais, pour s’en tenir à ce charme épuré de diction, à ce léger parfum attique, la muse d’Agamemnon était trop parente de celle de Le Brun, ce génie si dur et si incomplet, si élevé pourtant, dont elle disait :

S’il pleure un feu trahi, Vénus même l’inspire,
Et l’aigle fier se change en ramier qui soupire.

Les journaux ne s’occupèrent pas seuls d’Homère et d’Alexandre. Bonaparte, plein de sympathie alors pour l’énergique talent de M. Lemercier, en lut de longs morceaux avec le poète, qui passait quelquefois plusieurs jours à Saint-Cloud ou à la Malmaison. Les vers où il était question d’Arcole et de Rivoli lui plurent beaucoup ; pourtant il ajouta : « Il faut que je vous remercie et que je vous chicane. Vous me traitez fort honorablement et m’avez mis en bonne compagnie de héros ; mais vous terminez par deux vers qu’on trouve étranges :

Sache combler l’espoir qu’ont donné tes hauts faits ;
Moderne Miltiade, égale Périclès. »

Et le poète s’étonnant qu’un nom comme celui de Périclès, lequel rappelait Auguste, Médicis et Louis XIV, eût quelque chose d’offensant, il reprit : « Cette pensée ne s’offre pas de même à tous les esprits ; car, tournée en un autre sens, elle indiquerait à nos Athéniens du jour qu’il y a de la politique à jeter les Miltiades en prison… n’est-ce pas ? Hein… vous en devenez rouge. » Alors M. Lemercier : « Et vous, vous en devenez pâle ; c’est notre couleur à chacun, quand une chose nous émeut, et celle-ci m’étonne, je l’avoue… — Cette pensée qui vous trouble n’est pas la mienne, répondit le premier consul ; mais on l’interprète ainsi… » Et voulant rompre la conversation là-dessus, il ajouta brusquement : « Laissons les propos des beaux-esprits. » Et l’on ne reparla plus du poème d’Alexandre.

Ce furent là les prémisses d’une rupture qui éclata plus tard ouvertement. Comment d’ailleurs l’ambitieux conquérant eût-il pu s’accommoder long-temps d’un écrivain qui, dans une ode à la Muse tragique, datée de la Malmaison, osait dire :

Qu’il renaisse immortel sur la scène tragique,

L’homme qui, de l’Europe ayant su triompher,
N’aura pas craint d’asseoir la liberté publique,
Ou qui, nouveau César, aurait pu l’étouffer ?

Cependant le premier consul trouva bientôt l’occasion de mettre tout-à-fait M. Lemercier à l’épreuve, et d’essayer d’assouplir au joug impérial cet âpre esprit resté fidèle aux idées d’absolue liberté.

Toujours avide de voies nouvelles, M. Lemercier voulait créer une scène nationale par des sujets empruntés à notre histoire. La route ouverte par le Tancrède de Voltaire le tentait, plusieurs années avant que Raynouard eût composé les Templiers. Il écrivit la tragédie de Charlemagne, et, dès qu’elle fut achevée, il la lut à Bonaparte, qui crut y voir une occasion naturelle d’interroger le désir public. Le premier consul voulut persuader à l’auteur, en le complimentant sur son œuvre cornélienne, d’introduire à la fin de la pièce des envoyés qui offriraient au vainqueur des Saxons le trône d’Orient. L’allusion était facile à percer, et les applaudissemens de la foule eussent été doux à l’oreille consulaire. Comme on l’a dit, M. Lemercier eût pu arriver en cette circonstance au conseil d’état ; mais Charlemagne ne lui sembla point une transition directe à Napoléon, et il refusa. Joseph Chénier, plus souple malgré ses aigreurs, et qui renfonçait parfois le secret de sa haine républicaine, fut chargé de suppléer M. Lemercier en cette délicate affaire, et il rima Cyrus. La pièce, mêlée d’ailleurs de regrets et de sentences démocratiques, fut sifflée sans pitié, et Bonaparte se moqua de l’auteur. Chénier n’eut ni le brevet de sénateur qui était en jeu, ni les chœurs de l’Opéra qu’on lui avait promis pour la représentation de son Œdipe au Théâtre-Français. Quand Bourrienne vint annoncer la chute de Cyrus, le premier consul se contenta de dire : « Le sot ! Lemercier me l’avait bien dit. » Quant à la tragédie de Charlemagne, elle ne fut jouée qu’en 1816. Agamemnon était loin, et M. Duviquet, dans son feuilleton des Débats, put opposer, en un dialogue, piquant ce jour-là, M. Lemercier professeur de l’Athénée à M. Lemercier poète dramatique. Il était d’ailleurs trop facile de voir qu’Éginhard avait passé à travers Mably. C’est le défaut capital des tragédies trop nombreuses que le poète emprunta à l’histoire du moyen-âge.

Bonaparte n’oublia pas Charlemagne. Dans ses habitudes déjà impériales, il se faisait, comme les rois de France depuis Louis XIV, apporter d’avance chaque semaine le répertoire de ses comédiens ordinaires. Voyant le nom de M. Lemercier indiqué pour une première représentation, il dit au poète : « Vous ne donnez pas Charlemagne, vous tomberez. » Le tumulte en effet fut si violent, que l’auteur retira son manuscrit des mains du souffleur au troisième acte. Le lendemain les feuilletons se déchaînèrent contre « les dangereuses bizarreries de cet esprit inventif. » Le Mercure prouva que le héros était sorti de « l’hôpital des fous, » et Geoffroy, renchérissant sur ses confrères, proclama la pièce « une parade burlesque, donnant le spectacle d’une dévote séduite par son directeur. » Si la nouvelle tragédie, Isule et Orovèse, était une œuvre avortée, on y retrouvait encore de loin en loin des éclats puissans et de mâles beautés. Le prêtre gaulois a d’avance l’amour implacable de Claude Frollo, et ce type idéal et solitaire se détache déjà dans l’ombre. Cependant, malgré la dureté du style, Isule se dévoue trop comme Iphigénie, et il reste là quelque faux reflet du ciel de la Grèce. C’est bien le pays de Teutatès et des Carnutes ; mais où est donc la lyre d’or de Velléda ?

Bravant les sifflets officiels, — et tous les sifflets, même mérités, prirent bientôt ce caractère aux yeux du poète mécontent, — M. Lemercier adressa l’édition d’Isule à Mme Bonaparte, qui avait depuis long-temps accepté la dédicace. Ceci se passait en 1803, et ne faisait que mettre de plus en plus au vif ce vieil et opiniâtre amour de la liberté, auquel l’auteur d’Agamemnon voulait, malgré tout, rester fidèle. Comme il avait accepté du consul le brevet de la Légion d’Honneur, l’avènement de l’empire l’obligeait à de nouveaux sermens. Il lui parut donc qu’il fallait subir le joug ou entrer ouvertement en lutte. M. Lemercier n’hésita point, et la lettre suivante parvint à Napoléon en même temps que le sénatus-consulte qui l’appelait au trône :


AU CITOYEN PREMIER CONSUL
14 floréal, an XII.

« Bonaparte, car le nom que vous vous êtes fait est plus mémorable que les titres qu’on vous fait, vous m’avez permis d’approcher assez de votre personne pour qu’une sincère affection pour vous se mêlât souvent à mon admiration pour vos qualités ; je suis donc profondément affligé de ce qu’ayant pu vous placer dans l’histoire au rang des fondateurs, vous préfériez être imitateur.

« Mes sentimens particuliers, plus que votre autorité, me font, à dater de ce jour, une obligation de me taire. Les vertus de la France parleront pour sa liberté de siècle en siècle.

« Je fais passer à M. de Lacépède mon brevet de la Légion-d’Honneur, ne pouvant m’engager par serment à rien de plus qu’à me soumettre aux lois, quelles qu’elles soient, qu’adoptera mon pays. Mon dévouement pour lui ne cessera qu’avec ma vie. »

Cette lettre ne causa sans doute au conquérant qu’un court instant d’impatience au milieu de ce premier enivrement de l’empire, mais il en conserva toujours le souvenir amer, car il préférait l’obéissance à l’admiration.

La rupture décisive n’avait pas éclaté brusquement. M. Lemercier était fier à juste titre d’une si glorieuse amitié ; mais, après avoir accepté la révolution, il en voulait les conséquences. Les durs sacrifices subis, l’affreux holocauste de sang qui lui avait enlevé Mme de Lamballe, sa marraine, et Marie-Antoinette, sa première protectrice, tous ces souvenirs ne faisaient que l’attacher plus obstinément à la difficile et laborieuse conquête de la liberté. L’expérience du gouvernement, le contact des affaires, qui font souvent plier les plus austères esprits au joug des nécessités politiques, n’eurent jamais à assouplir cette nature tenace et imprévoyante de poète. Aucune avance n’avait pu tenter M. Lemercier ; au retour d’Égypte, quand il dédia au premier consul la poétique scène d’Agar, Bonaparte voulut en vain lui faire accepter 10,000 fr. C’était là un rôle de dupe dans les mœurs faciles du directoire. Un jour, Mme Tallien lui dit même tout haut dans son salon : « Lemercier, vous vous ruinez follement pour la liberté. »

La Liberté, c’est ma coquine…

répondit-il malignement en un madrigal que je ne puis citer, et que Thermidorine (c’était le nom de Mme Tallien) avait trop d’esprit pour ne pas comprendre.

Ce que M. Lemercier, en vrai poète, rêvait volontiers pour Bonaparte, c’était un rôle législatif, une mission de fondateur ; mais déjà défiant, il écrivait en 1803 :

Vous abaisserez vos épées
Dans le sang ennemi trempées
Devant la majesté des lois.

Il allait même jusqu’à la menace, et, bien avant le célèbre et retentissant article de M. de Châteaubriand dans le Mercure, « Tacite est déjà né dans l’empire, etc., » il se risquait à imprimer :

Tacite sous le joug du crime
Aiguise déjà son burin.

Ainsi s’était préparée et accumulée à l’avance, à côté de l’admiration extrême pour la gloire du vainqueur de l’Italie, cette haine du despotisme qui éclata dans la lettre du 14 floréal.

L’opposition personnelle de M. Lemercier inquiétait fort peu Bonaparte, comme on peut croire, et ne lui était qu’un très mince obstacle ; mais, par caprice d’amour-propre sans doute, il tenait à triompher de cet âpre caractère, qui lui faisait peut-être craindre beaucoup de semblables résistances. En mai 1804, peu de temps avant l’inauguration impériale, il s’ouvrit même au poète de ses projets de royauté, et ne dédaigna pas, pendant plus de trois heures, de combattre par ses raisonnemens les vives objections de M. Lemercier. Joséphine racontait plus tard que, parmi le petit nombre de paroles amères que lui avait values son ambition, l’empereur avait été blessé profondément des mots de M. Lemercier à sa dernière visite. « Vous vous amusez à refaire le lit des Bourbons… Eh bien ! je vous prédis que vous n’y coucherez pas dix ans. » On a remarqué qu’il n’y coucha, en effet, que neuf ans et neuf mois. Voilà presque le vates antique ; par malheur, les bonnes prophéties ne sauvent pas les mauvais vers.

Arrivé à l’empire, Napoléon se vengea dans l’occasion par des épigrammes, et n’appela plus M. Lemercier que le fanatique. Comme le conquérant, en ses courtes heures de loisir, voulait bien descendre fréquemment à cette petite guerre de ruelle qui lui allait moins que l’autre, l’écrivain, piqué d’amour-propre, riposta par ce quatrain :

Un despote persan appelait fanatique
Un sage Athénien soumis au seul devoir :
« Qui de nous l’est le plus ? dit l’homme de l’Attique ;
J’aime la liberté, comme toi le pouvoir. »

Et les plaisanteries amères continuèrent de part et d’autre. Les journaux alors étaient forcément silencieux, et ne fournissaient pas incessamment, comme aujourd’hui, une pâture à la polémique des conversations ; ces pointes et ces petits évènemens d’intérieur ne faisaient scandale que dans les salons ; on en aiguisait les causeries entre deux bulletins de victoire. La fantaisie admirative de Napoléon pour Ossian était une occasion de taquinerie littéraire qui amena plus d’un bon mot. Les nébuleux chants de Fingal ne devaient pas, du reste, séduire M. Lemercier, dont l’esprit, tout novateur qu’il fût, ne pouvait se détacher complètement des traditions du XVIIIe siècle.

C’est là, en effet, ce qui caractérise surtout le rôle de l’auteur d’Agamemnon. Bien qu’il se soit montré étranger et même hostile au grand mouvement littéraire qui date de M. de Châteaubriand et de Mme de Staël, il n’est pas de l’école de l’empire. Le génie nouveau et le génie de l’imitation classique se croisent, se mêlent, et, si je puis dire, s’enchevêtrent souvent en lui. Une certaine insuffisance de goût, un certain manque de discernement délicat dans le détail, font souvent obstacle, et, par les inégalités, empêchent l’œuvre de se déployer à l’aise. Lui aussi, il a ce lutin familier dont Molière dotait Corneille, ce lutin de l’inspiration qui soufflait ses admirables vers au grand tragique, mais qui à certains momens l’abandonnait à sa fougue. Chez le moderne écrivain, le lutin malicieux ne prodigue pas ses apparitions : Par bonheur, il fut assidu lors d’Agamemnon et de Pinto, et, tout fugitif qu’il soit, nous le ressaisirons encore, surtout dans les tentatives audacieuses qui mettent à part M. Lemercier. Pourquoi, hélas ! le poète a-t-il perdu ses meilleurs soldats en éclaireurs hardis sans doute, mais quelquefois égarés par l’isolement ? Pourquoi a-t-il laissé le gros de ses troupes fourrager au hasard dans les champs rebattus de la littérature impériale ?

Toutefois l’antiquité n’était pas épuisée encore pour lui. Déjà Agamemnon et les Quatre métamorphoses avaient révélé une connaissance des lettres grecques très réelle et très approfondie. M. Lemercier courait avec la même ardeur curieuse et le même instinct d’assimilation à quelque sublime beauté tragique ou à quelque libre épigramme de l’Anthologie. Rome aussi devait l’attirer à son tour, et bientôt, sans s’arrêter aux banalités du forum qu’il ne garda que pour sa tragédie de Camille, il monta droit aux collines d’Évandre. L’admirable génie de Plaute, fort peu goûté sous l’empire, le séduisit aussitôt ; dès 1808, il pressentait cette juste réhabilitation qu’ont value au grand comique la traduction de M. Naudet et les leçons de M. Patin. Il s’éprit même si bien de Plaute, qu’il en fit le héros d’une pièce à laquelle il faut sans doute un public tout-à-fait lettré, mais dont la lecture demeure pleine d’agrément.

La trame de ces trois actes est parfaitement antique. Un jeune Romain amoureux d’une esclave qu’il a vue au port, une amante jalouse qui se substitue à cette rivale, un vieil oncle ladre qu’on dupe pour payer la rançon, un père diseur de préceptes moraux et qui fait une déclaration à la maîtresse de son fils, un esclave chargé de trouver de l’argent et dont l’esprit s’anime par la crainte du bâton ; par-dessus tout cela, Plaute mêlé à l’intrigue, qui devient pour lui un sujet de comédie ; au dénouement, l’avare puni, le libertinage du père confondu, le fils ramené à la fidélité amoureuse, le poète enfin retrouvant ses manuscrits avec son or : c’est bien là en effet un tableau auquel eussent souri les contemporains de Lucrèce. Sans doute, la crudité choquante des mœurs romaines a quelque peu disparu, et l’on pourrait objecter que la maîtresse de Leusippe est plutôt une veuve enjouée de la connaissance de Marivaux, qu’une de ces courtisanes effrontées de la scène latine. Le père, à son tour, n’est pas aussi cynique que les pères de Plaute ; il ne fait pas avec son fils cet ignoble marché de possession préalable qui révolte dans l’Asinaria, Mais à Dieu ne plaise que ce soit là un reproche !

La pièce, en son dialogue vif et étincelant d’esprit, était écrite dans le mètre difficile et libre de l’Amphitryon de Molière, que Voltaire lui-même n’a guère su manier au théâtre. Un prologue sémillant et ironique, à la manière des anciens, ouvrait la scène. Après quelque lutte, un succès franc l’emporta. À part toute intention latine, on peut remarquer que c’était déjà une ingénieuse conception que de représenter le poète comique faisant agir des personnages réels et les peignant à mesure qu’ils agissent. Je me rappelle bien, il est vrai, une pièce de Boursault où Ésope fait des fables comme Plaute fait ici des scènes ; je me rappelle encore le Térence de Goldoni, auquel M. Lemercier n’a rien emprunté d’ailleurs ; mais là cette idée ingénieuse est à peine indiquée, et on n’en a tiré aucun profit.

Tant d’esprit ne trouva pas grace devant l’humeur de Geoffroy, et il commençait son article par ces mots : « Quel poète usant et jouissant de toutes ses facultés, etc… » Cette colère factice déguisait mal la flatterie à Napoléon. La vraie critique, comme on pense, ne s’en tint pas à ces injures. En somme pourtant, les journaux de l’empire, hostiles aux innovations, appuyaient peu le poète. Arnault (singulier inventeur !) avait créé dans le Propagateur ce que nous nommons encore feuilletons : accroché des premiers, comme Montfaucon, à ses propres fourches patibulaires, il ne fut pas seul victime de l’invention. C’était aussi pour M. Lemercier, à chaque œuvre produite, à chaque effort, une ligne ennemie qu’il devait traverser seul, sans escorte. Ce génie entreprenant avait assez de ses propres liens dont il eût fallu le débarrasser en l’aidant ; malheureusement on lui barra les chemins, et, ainsi arrêté à toutes les issues, il ne fut que plus faible à rompre les obstacles qui étaient en lui, dans sa nature même, et il s’y engagea de plus en plus.

Pour Plaute cependant, malgré quelques restrictions, l’appui d’un talent délicat et judicieux, celui de Mlle de Meulan dans le Publiciste, dut singulièrement le flatter. L’éloge était d’autant plus précieux, que cette plume distinguée se montrait d’ordinaire fort sobre de complimens. Le public était assez de l’avis de Mme Guizot, et, en ces heureux loisirs littéraires de l’empire, on s’occupait beaucoup de Plaute. Déjà cette pièce avait été jouée six fois. D’après les conseils du peintre David, Napoléon, alors à Paris, vint, sans qu’on le sût d’avance, à la septième représentation. M. Lemercier était à un bal ce soir-là, et quelqu’un lui annonçant que l’empereur assistait à sa comédie : « Alors, répondit-il, c’est la dernière fois qu’on la joue. » Il avait bien deviné, car elle fut immédiatement suspendue.

Les applaudissemens s’adressaient au tableau piquant d’un poète volé : or, l’allusion sembla directe à l’oreille du maître. M. Lemercier était propriétaire, rue de Rivoli, d’un terrain considérable qui composait toute sa fortune. Dès la fin du consulat, l’état prit possession de ces biens pour y percer la rue des Pyramides ; la mauvaise humeur impériale fit si bien traîner les comptes (il s’agissait, je crois, de cinq cents mille francs), que M. Lemercier, malgré ses réclamations, ne fut indemnisé qu’à la fin de 1813. On profita de l’absence de l’empereur pour obtenir du conseil-d’état l’arrêté de restitution qui fut rendu à l’unanimité ; à son retour de Moscou, Napoléon refusa de ratifier le décret préparé, et il fallut l’insistance réitérée de Daru pour l’obtenir.

Privé momentanément de sa fortune, le poète, comme Plaute tournant sa meule, se consolait avec les lettres. Mais tous les théâtres lui étaient fermés, car les comités de lecture se montraient peu favorables à un écrivain si mal en cour, et dont la police arrêtait obstinément les ouvrages. M. Lemercier en prit son parti ; réduit aux plus strictes ressources, au res angusta domi, il soutint hardiment le siége, et, ne se laissant pas prendre par la faim, il refusa de capituler. Les consolations ne manquaient pas d’ailleurs à ce ferme caractère ; de généreux amis lui offraient de venir à son secours. Ainsi, avec une aimable discrétion, Mme de Staël, durant une de ses courtes apparitions en France, l’invitait sous un prétexte littéraire à passer plusieurs jours à Meulan, et là, abordant franchement la question : « Mon cher Plaute, vous êtes provisoirement ruiné ; je vous ai trompé, il ne s’agit pas de lecture dans votre visite ; je veux devenir votre banquier… Avez-vous besoin de vingt ou trente mille francs ?… J’en ai fait autant en émigration pour Mathieu de Montmorency… » Touché de tant d’amitié prévenante, M. Lemercier refusait délicatement ; mais, poussé avec insistance en ses derniers retranchemens, il fut forcé de promettre à Corinne de ne point emprunter à d’autres.

Le malheur a ses jouissances en ce qu’il révèle les affections loyales et sincères : l’auteur d’Agamemnon dut le comprendre à plusieurs marques de touchant intérêt qui partaient du cœur. M. Thénard, par exemple, lui offrait la moitié de son traitement, sa seule richesse, et M. Dupuytren, dont les momens valaient tant d’or, lui donnait, pendant près de trois ans, et seulement pour le distraire, des leçons assidues d’anatomie. Ces amitiés de savans illustres inspirèrent de plus en plus à M. Lemercier une sympathie curieuse pour les sciences physiques, qui le poussa à la composition de l’Atlantiade, poème bizarre et long-temps rêvé que nous retrouverons tout à l’heure.

Après la suspension de sa pièce, M. Lemercier, toujours ardent, ne se tint pas pour battu. L’année suivante, en 1809, il risqua une dernière tentative : c’était une comédie, ou plutôt un drame tout-à-fait romantique, qui, sous Napoléon, indiquait autant de hardiesse au moins et d’originalité qu’on en a vu depuis dans Cromwell et dans Henri III, car le Germanicus d’Arnault est plus loin de Colomb que Colomb ne l’est d’Hernani.

Bien que je n’approuve guère ce mélange des genres, et que Colomb ne soit, à mon sens, que la tentative de Hénault avec les vers de plus, il me paraît impossible de nier la verve singulière qui éclate dans certaines scènes de cette œuvre, et je répète volontiers le mot de Mme Guizot à propos de Colomb : « Chaque succès de M. Lemercier est une conquête. » Seulement, Mme Guizot assure qu’elle ne craint pas d’être indulgente, parce que les éloges ne sont pas ici dangereux pour l’exemple. Ceci sent trop sa date de 1809 ; depuis, M. Lemercier lui-même s’est vu de beaucoup dépasser : mais, comme tous ceux qui commencent les révolutions, il se hâta de faire retraite, et fut vite de la résistance ; par là il s’effaça et dut disparaître derrière le feu de la mêlée.

Le succès de la première représentation de Colomb avait été un peu surpris à un public étonné. Le lendemain, la pièce fit scandale auprès des classiques ; on s’indigna de l’audace d’un écrivain qui osait mettre l’intérieur d’un vaisseau sur le théâtre. Et où étaient les unités ? L’action commençait en Espagne et se dénouait en Amérique. Certes, le péché était capital. Aussi, M. Lemercier s’est-il cru obligé, hélas ! de faire depuis pénitence de fautes originales et heureuses. Dès-lors même il se justifiait avec une maligne bonhomie : « L’unité de lieu y est pourtant, disait-il à Talma, car le monde entier n’est-il pas la demeure et le domaine de Colomb ? » Mais le parterre de la seconde représentation fut sensible à de pareilles raisons. Il y eut un bruit affreux, et les acteurs ne purent réciter plus de vingt vers. Dès le premier jour, il est vrai, quelques expressions avaient failli soulever la salle. On était si loin encore des burlesques lazzis dont un grand poète entremêle tous ses drames comme de traits spirituels, que l’orage grondait déjà à ces vers :

Je réponds qu’une fois saisi par ces coquins,
On t’enverra bientôt au pays des requins.

Au deuxième soir, il y eut une personne tuée et plusieurs spectateurs blessés. Sous Napoléon, force devait demeurer à l’ordre, et, chose bizarre, M. Lemercier, que d’ordinaire on entravait, se vit cette fois joué malgré lui. Colomb fut donné onze fois militairement et devant les baïonnettes. Comme le bruit vint à se répandre que l’auteur était d’accord avec la police, il écrivit au Journal de Paris qu’il n’avait aucune part au succès bien involontaire de sa pièce.

Par un contraste piquant, représenté quand il ne le voulait pas, repoussé de la scène dès que le succès était conquis, M. Lemercier renonça à faire jouer ses pièces, et garda pour lui seul le fruit de ses inspirations. Tel fut le sort d’une comédie très distinguée, le Corrupteur, composée en 1812, et dont l’idée première lui avait été donnée par le peintre David. Cette pièce eût certainement obtenu un long succès, si, quand elle fut représentée en 1823, des allusions qu’on tourna contre M. de Peyronnet n’avaient amené l’irruption bruyante d’une foule de gardes-royaux, qui, par une manière de censure toute nouvelle, vinrent, en plein parterre, s’opposer aux représentations. Le Corrupteur est une haute comédie de caractère, dont la pensée est puissante, le développement habile, le dialogue légèrement touché, bien que certains mots bizarres ou vulgaires en rompent désagréablement la trame. Qu’a-t-il manqué à cette pièce pour réussir, pour durer ? Ce qui manque aux vastes conspirations qu’un rien suffit à renverser. Ici l’échafaud ou le trône, là l’oubli ou la gloire durable : cela se touche. Mais ce qui a failli réussir, ce qui a eu de la grandeur ne mérite-t-il pas le souvenir de la critique comme de l’histoire ? Fiesque périt dans les flots au moment de triompher ; Retz n’en a pas moins tracé avec amour le portrait de ce héros vaincu. Ainsi en est-il des produits de l’art. Quelques traits inégalement appuyés, une fausse veine dans ce marbre, une paille dans ce diamant, et voilà le déchet jeté sur toute une œuvre.

M. Lemercier était-il vraiment doué de l’inspiration comique ? Certes, l’homme qui créait successivement Pinto, Plaute et le Corrupteur, avait hérité d’un legs lointain de l’avare testament de Molière ; il était bien le contemporain, l’ami, le successeur de Beaumarchais ; il était novateur au sein des banalités de l’empire. Je mets à part les scènes spirituelles des Deux Gendres, qui sont une exception très distinguée dans un genre médiocre ; mais qu’est-ce en somme que la comédie d’alors ? Comme tradition continue, on s’en tenait aux madrigaux et au fade persifflage de Dorat, à peine animés par de niaises intentions sentimentales. Comme nouveauté, on posait au milieu d’une anecdote très commune, rimée en langue flasque et pâteuse, quelque dessin de caractère mal crayonné au pastel avec des tons faux et vite passés. M. Lemercier s’est aussi séparé des écrivains comiques de l’empire, et c’est sa gloire. Pourtant il leur a donné quelques gages, mais seulement plus tard, dans les premières années de la restauration, et comme par un retour amical vers des adversaires tout à l’heure vaincus. Le Frère et la Sœur jumeaux, le Faux Bonhomme, le Complot domestique, (qui se souvient aujourd’hui de ces pièces ?) se rapportent à la concession tardive que le mauvais goût de son temps arracha au poète. À la fin de la première représentation du Complot domestique, au moment même où l’acteur entrait pour nommer l’auteur, une voix s’écria tout haut : « Que Lemercier fasse des pièces comme celle-là, et nous ne le sifflerons point. » Le spectateur avait raison, M. Lemercier n’était plus digne des sifflets ; car il abdiquait, il subissait aux dépens de son originalité l’influence de l’école de l’empire. Combien était loin le temps des libres essais, ce temps où il allait jusqu’à dire : « On répète sans s’entendre que la langue est fixée, et, loin d’applaudir à cet axiome banal, j’affirmerais que non-seulement chaque bon écrivain se distinguera toujours par un style particulier, original ; mais que chaque genre de sujet qu’il traite, comporte le sien qui lui est propre uniquement, et dont le secret est la mobilité d’imagination et de sentiment. » Sous une forme plus imagée, la préface de Cromwell ne va guère plus loin. À propos des stylés appropriés à chaque genre, ne peut-on pas remarquer que M. Lemercier, au contraire, a couru si vite en tout sens, que, sans s’en douter, il gardait souvent pour l’œuvre nouvelle la manière propre à l’œuvre d’hier ? Dans plusieurs de ses tragédies en vers, par exemple, ne retrouve-t-on pas quelquefois l’écrivain en prose, l’auteur du Cours de Littérature ? Ces tragédies sont encore une rançon que l’école de l’empire a arrachée à M. Lemercier. Aux yeux du poète, cette différence singulière entre ses propres œuvres n’existe pas sans doute, et il doit confondre dans une même pensée Agamemnon et Clovis. De loin et même de près, pourtant, cela est distinct. Sans doute, M. Lemercier faisait des efforts pour demeurer indépendant ; il reprenait l’œuvre manquée de De Belloy. Seulement le poète n’avait pas le sentiment du moyen-âge. Il comprenait bien moins dans l’art les mystiques élans de l’ascétisme que le chant du moineau de Lesbie ou les contours rêvés de la Vénus antique. La réaction produite par le Génie du Christianisme trouva M. Lemercier hostile[7], et il applaudit peu à cette éclatante réhabilitation d’un passé que la révolution répudiait. Les tournois et les cours d’amour lui plaisaient bien moins que l’arène olympique avec ses lutteurs nus et son ceste.

Par là s’explique la teinte uniforme de ces tragédies, dont la scène est au moyen-âge. Toutes les nuances s’y confondent volontiers aux yeux du poète sous le nom commun de superstitions gothiques. On est en plein XVIIIe siècle, et, comme dans Joseph Chénier, on croirait que Louis XIV confine aux barbares. Je sais que M. Lemercier, dans son Cours de Littérature, a admirablement parlé de Polyeucte ; mais ici le génie du grand Corneille l’entraînait, et la beauté de l’art lui révélait la grandeur du martyre. Ce n’est que par une sublime hypocrisie, selon le mot de Joseph de Maistre, que Voltaire a pu trouver les paroles inspirées de Lusignan. M. Lemercier était trop franc pour aussi bien réussir, et l’Athanasie de son Baudouin est bien moins une sœur de Cassandre, une prophétesse chrétienne, qu’une dévote fanatique du temps du diacre Pâris. Je reconnais volontiers qu’après le désespérant modèle du Roi Lear, la folie est peinte avec énergie dans Charles VI ; je reconnais que les noirceurs théâtrales de Crébillon et ses raffinemens de terreur sont dépassés dans Clovis ; j’avouerai même que l’intrigue romanesque de Louis IX a dû plaire au temps où M. Michaud préludait à l’Histoire des Croisades par une préface à la Mathilde de Mme Cottin ; l’Arabe Octaïr est un digne pendant de Maleck-Adel, et parle déjà comme l’Yaqôub de M. Dumas. Mais combien l’ombre aujourd’hui couvre cet entassement multiple de tragédies oubliées ! Si nous n’étions pas au bout, la critique, je le crains, deviendrait ici une énumération de défaites où se détacheraient peu de victoires.

À mesure qu’on avance dans l’étude du monument démesuré auquel M. Lemercier a voulu attacher son nom, on est saisi d’un regret qui revient toujours ; je veux parler de cet idéal long-temps attendu avec assurance, entrevu quelquefois et dont on finit par perdre l’espoir. Les splendeurs de Rome apparaissent à l’horizon ; on y touche presque ; mais la nuit vient, et l’on s’égare dans les maremmes désolées. Pourquoi M. Lemercier en est-t-il si peu sorti ? Pourquoi cet énergique talent a-t-il dispersé sa puissance dans les landes les plus ingrates de l’art ? Secrets impénétrables de notre nature ! Qui donc trace les limites mystérieuses dans lesquelles l’esprit de l’homme est refoulé malgré lui ?

Comprimé de toute manière, rejeté en lui-même par l’influence de son temps, arrêté par ses propres empêchemens, ce talent novateur et incomplet perdit peu à peu son originalité, sa pétulance naturelle, et s’échappa par des voies vulgaires. On ne saurait dire trop de mal de la tragédie de l’empire ; mais il faut rendre justice à tout ce que M. Lemercier y a dépensé de verve et de force, aux scènes remarquables dont il a semé ces concessions trop nombreuses. Que de beaux vers lèvent fièrement la tête au milieu des longues tirades mises à la mode par la philosophie sentencieuse du XVIIIe siècle ! Ne nous acharnons pas d’ailleurs contre ce procédé dramatique. M. Lemercier nous répondrait par le cinquième acte de Frédégonde, où nous retrouverons tout à l’heure quelques éclats de la beauté souveraine. C’est ainsi que le génie déconcerte la critique. Il n’y a d’autre loi absolue dans l’art que la beauté.

Cependant M. Lemercier était de plus en plus contraint dans l’atmosphère impériale, et les lettres suffisaient à peine à satisfaire cette ardente activité qui se dévorait elle-même. La mauvaise humeur de Napoléon durait toujours, et, engagé dans l’opposition, le poète se gardait de faire des avances. On raconte pourtant qu’un jour il fut en députation aux Tuileries avec un assez grand nombre de membres de l’Institut. L’empereur, s’informant poliment des travaux de chacun, se trouva enfin près de l’auteur de Plaute ; d’un ton bref, et croyant l’embarrasser, il lui dit : « Et vous, Lemercier, quand nous donnerez-vous quelque chose ? — Sire, j’attends. » Réplique presque tragique (c’était en 1812) ; mot trop vrai, car le rôle littéraire de M. Lemercier, dès l’empire, semble une longue attente, et, quand le moment vint, il était déjà bien tard. Piqué de la réponse, l’empereur n’eut pas le bon esprit de se montrer généreux : il arrêta Camille et fit formellement défendre la reprise de Pinto.

Des amitiés précieuses consolaient M. Lemercier. Sans l’amour-propre qui s’en mêlait, on serait volontiers intervenu pour détourner la colère impériale. Cambacérès surtout se plaisait au rôle de conciliateur. Les amis nombreux que le poète avait dans l’armée, Junot, Duroc, Marmont, Lannes, s’efforçaient aussi de calmer ces persistantes animosités que d’autres liaisons ne faisaient qu’aigrir. M. de Talleyrand n’avait plus vu que de loin en loin M. Lemercier dans les premières années de l’empire ; lors de la guerre d’Espagne, s’étant à peu près séparé de Napoléon, il fit cause commune avec l’auteur de Pinto, et les épigrammes s’entrecroisèrent dans la conversation des deux amis. La fréquentation assidue de Ducis, fort en garde aussi contre les séductions du nouveau pouvoir, n’était pas de nature à apaiser cette haine croissante. Ils se voyaient très souvent. Dès 1804, Ducis lui écrivait de Versailles : « Venez prendre votre cellule dans ma Thébaïde ; vous n’y serez plus Lemercier, vous y serez frère Louis. » Là ils causaient de théâtre, de ces palmes qu’il leur fallait moins cueillir qu’arracher ; ils causaient de peinture avec Gérard, leur Corrége, comme ils l’appelaient ; Ducis, dans une belle épître, engageait son ami à revenir souvent dans sa solitude :

Rien n’y trouble nos goûts, notre entretien des Muses ;
Du terrible et des riens comme moi tu t’amuses.

Dans le monde, ce caractère et un peu ce rôle de poète persécuté redoublaient la curiosité et les prévenances autour de M. Lemercier. Les salons se le disputaient, et charmée de cette opposition, la belle princesse d’Olgorowski, ambassadrice de Russie, voulait l’emmener à Pétersbourg ; mais c’eût été émigrer, il eût fallu quitter Paris, où de nouveaux liens l’attachaient. M. Lemercier ne tarda pas à trouver le bonheur dans le mariage, et une plus sûre affection le consola des mécomptes littéraires.

À part Homère, je n’ai encore rien dit des poèmes de l’auteur d’Agamemnon. C’est tout un monde, en effet, où l’on n’ose pas plus se risquer que dans ces immenses épopées de l’Inde, qui suffiraient à toute une existence d’érudit. Il ne faut aborder rien moins que la Bible et la nature, et, puisque la fable a aussi sa part, qu’Ariane nous prête son fil sauveur pour nous tirer vite de ce labyrinthe. Tout cela sans nul doute se distingue des tirades descriptives ou épiques d’Esménard et du bon M. Parseval ; mais l’originalité ici ne sauve pas l’ennui, et l’ennui c’est le tombeau des poèmes.

Laissons d’abord de côté les Vers dorés de Pythagore, les Trois fanatiques et les Hérologues, courtes bluettes que je ne rappelle que pour mémoire. Les Âges français méritent plutôt un souvenir, parce qu’un rapide sentiment lyrique y anime le tableau des grandes révolutions de notre histoire, et que l’auteur a tâché d’introduire dans le rhythme de nos poèmes ce mètre court et rapide dont l’Italie avait le secret, et que naguère nous ne réservions qu’à l’ode. Avec M. Lemercier, les transitions ne sont pas faciles : d’un dithyrambe on passe à une plaisanterie bouffonne. Il y a des stances spirituelles dans la Mérovéide ; mais, au sortir des éblouissantes féeries de l’Arioste, on n’est pas tenté de lire, et on n’a pas lu ce long post-scriptum sur Attila.

La tragédie du Lévite d’Ephraïm avait donné occasion à M. Lemercier de goûter la poésie des livres saints. Cela n’était pas inconciliable avec les idées du XVIIIe siècle. Roucher, en effet, traduisait les psaumes, et André Chénier songeait à une petite épopée de Suzanne. Moïse fut donc pour l’auteur d’Agamemnon un de ses premiers sujets de poème, comme il inspira à Châteaubriand son unique tragédie. La Terreur proscrivait toute maxime pieuse et morale : M. Lemercier ne put publier son livre ; l’époque du concordat ne lui parut pas plus favorable par une raison toute contraire, et il ne donna Moïse que sous la restauration. C’était se tromper de date, car, après le Génie du Christianisme et les poésies bibliques de Lamartine, cette inspiration religieuse, à laquelle avait applaudi Volney, était de beaucoup dépassée, et, sous le déguisement de l’art, on entrevoyait trop le philosophe qui trouvait là avant tout une veine de merveilleux féconde encore. Aussi, malgré des vers colorés et quelques belles pages, cette œuvre n’a pas dû prendre rang.

Un grand poème sur la nature fut le premier rêve de la jeunesse de M. Lemercier, et, comme le plan en avait été vingt fois fait et refait, il devint sous l’empire son travail de prédilection. L’amitié intime qui liait le poète à plusieurs savans l’engagea de plus en plus dans cette œuvre, et, en son désir d’innovations à tout prix, il voulut, après s’être assimilé leurs beautés de style, traduire, le génie d’invention des poètes antiques, et se faire l’Hésiode du monde newtonien. On n’en est plus dans l’Atlantiade aux mignardes galanteries des Mondes de Fontenelle. Le ciel, l’univers, voilà le théâtre de l’épopée, et les principes moteurs, les forces virtuelles, en sont les dieux animés, et forment une série d’allégories bizarres, de personnifications étranges. Empédocle dans son temps n’a rien fait auprès de cela. On se trouve tout d’abord dans cette île de l’Atlantide dont les anciens ont raconté l’imaginaire submersion. Les pôles se battent comme deux jumeaux à côté desquels Éthéocle et Polynice ne sont que des enfans en colère ; puis viennent les passions amoureuses et rivales des marées, qui ravissaient Bernardin de Saint-Pierre. La lumière et le calorique, la gravitation, l’acoustique, les végétaux, les volcans sont les fantastiques acteurs de ce drame sans nom ; et, au milieu de cet entassement confus et gigantesque, des jets étincelans, de magnifiques images surgissent çà et là : la poésie déborde à flots, mais pour s’abîmer dans ce chaos extraordinaire, qui a quelquefois sa grandeur. Par malheur nous ne sommes plus au temps d’Orphée, et Orphée ne vint pas. Je ne saurais m’étonner qu’une pareille œuvre ait charmé Laplace ; elle doit être assez du goût de M. Thénard qui y a coopéré par ses conseils, mais il faudrait trop souvent que les traités du savant chimiste servissent de commentaires au poème. Ce défaut capital n’échappait pas à M. Dupuytren qui devait naturellement être le critique littéraire de l’Atlantiade. Il en rendit compte, en effet, dans le Moniteur[8] : « M. Lemercier doit tout créer, disait-il au milieu de beaucoup d’éloges, et il n’a pour soutenir sa création que l’intérêt qu’elle inspire par elle-même. » Hélas ! la conclusion est facile à tirer. Mais à quoi bon se montrer sévère ? Après tout, ce n’est là qu’un roman de physique où s’est perdu beaucoup de talent. Pourquoi seulement, objectait-on dès-lors, s’être moqué du dieu d’Eudore et de Cymodocée afin de céder l’empire du monde à l’oxigène et au phosphore ?

Ce n’était là que le prélude d’une œuvre plus puissante et plus étrange. La Panhypocrisiade est une immense comédie diabolique qui se joue aux enfers : c’est un tableau heurté de toutes les splendeurs, de tous les crimes, de tout le mouvement désordonné du XVIe siècle. Des personnifications multipliées jusqu’à l’ennui, des vers médiocres, des pages communes, s’y mêlent souvent à ce que la poésie fantastique a de plus éclatantes merveilles, à ce que l’inspiration a de plus élevé. Une haute et mordante raillerie, que ne rebute pas la crudité de l’expression, l’instinct profond de la foule, les tristes et grotesques réalités de notre être, les effroyables raffinemens du vice, nos faiblesses défaillantes, les extases grandioses de la passion, la nature toujours féconde et nouvelle, la vie naissant éternellement de la mort, le fou rire de Panurge, ou la grossièreté bouffonne de Caliban, à côté de la pensée infinie, voilà ce rêve extraordinaire, cette œuvre à part dont l’action se meut au milieu de la réforme et de la renaissance. Là vous êtes dans les calmes régions de l’idéal, vous veillez aux rayons de cette lampe immortelle des sages qui éclaira Pythagore ; puis vous tombez à l’enivrement de la chair : Luther quitte sa Bible pour Bora ; François Ier (et le lieu de la scène n’est même pas douteux, comme dans le Roi s’amuse) amène par ses amours peu platoniques un chœur éloquent de courtisanes.

Les abstractions et les créatures s’animent, et d’inconcevables dialogues s’établissent. Dans ce pêle-mêle, où l’art n’apparaît que pour disparaître, on peut pressentir çà et là en beaux vers quelque chose de l’Ahasvérus de M. Quinet et de ses entraînantes rêveries, quelque chose aussi de l’arrangement volontairement désordonné du drame de Cromwell. Seulement M. Lemercier est plus préoccupé de l’idée que M. Hugo, et il ne sacrifie pas tout aux arabesques capricieuses du style, aux puérilités de splendeur vénitienne dans le détail. La Panhypocrisiade est l’œuvre d’un génie fougueux, qui s’abandonne à tous les hasards, et qui quelquefois rentre dans les limites les plus étroites. On dirait Faust corrigé à certains endroits par M. Jay. De plus, et à part le détail et le style, il n’y a pas là l’unité admirable qui relie le poème de Goethe. Marguerite manque, elle ne ramène pas à elle les rayons épars de la poésie. L’absence de concentration est choquante, car l’humanité hypocrite, menteuse, avec ses dévouemens et ses hontes, avec sa grandeur et ses misères, est le seul héros, le héros mobile, transitoire, éternel de cette fantasque conception. La curiosité pourra attirer quelques-uns à l’étude d’une pareille œuvre, mais elle n’est point de celles que l’art consacre.

Quand la Panhypocrisiade fut publiée en 1819, M. Nodier l’examina dans les Débats[9] ; le malin critique s’était habitué au ton de Geoffroy, qu’il suppléa, sans qu’on s’en aperçût, pendant sa dernière maladie, et il ne fut jamais plus spirituel que contre M. Lemercier : « Il y a dans cette œuvre, disait-il, tout ce qu’il fallait de ridicule pour gâter toutes les épopées de tous les siècles, et, à côté de cela, tout ce qu’il fallait d’inspiration pour fonder une grande réputation littéraire. Ce chaos monstrueux de vers étonnés de se rencontrer ensemble rappelle, de temps en temps ce que le goût a de plus pur, ce que la verve a de plus vigoureux. Tel hémistiche, tel vers, telle période, ne seraient pas désavoués par les grands maîtres ; c’est quelquefois Rabelais, Aristophane, Lucien, Milton, disjecti membra poetœ, à travers le fatras d’un parodiste de Chapelain… Ouvrez le livre, vous avez retrouvé l’auteur d’Agamemnon, et l’on peut se contenter à moins ; une page de plus, et vous aurez beau le chercher, vous serez réduit à dire comme le bon abbé de Chaulieu :

C’est quelqu’un de l’Académie. »

Peut-être toute cette verve caustique de jeunesse s’est-elle changée chez M. Nodier en indulgente admiration ; il est aussi de l’Académie. M. Lemercier n’en eût jamais été sans doute, malgré le dire du mordant critique, si la Panhypocrisiade avait été publiée sous l’empire. Mais, écrite sous le consulat, elle ne parut qu’en 1819 ; dans l’intervalle, le poète eut le temps de se créer des titres moins hasardeux. Tant de drames, de comédies, de rêves épiques ou didactiques n’avaient pu suffire à cette imagination inquiète, qui voulait s’essayer à tout. La théorie de l’art le tentait, et, ne sachant plus à quoi se prendre, il rêva la gloire de Longin ; de là, un cours professé à l’Athénée avec un succès qui rappelait celui de Laharpe. Ces leçons ont été imprimées en grande partie, et, sous une forme souvent inculte, elles renferment beaucoup d’idées, beaucoup de rapprochemens judicieux et de réelle érudition. Il serait très facile de rire des vingt-quatre conditions épiques et des vingt-trois qualités comiques dont parle sérieusement M. Lemercier ; mais, si ses classifications sont puériles, si quelques-unes des limites qu’il pose sont étroites, le livre se sauve par des parties excellentes, par une admiration très sentie des grandes beautés littéraires. Cet ouvrage demeurera comme un intermédiaire intelligent entre le terre-à-terre de Le Batteux et la transcendante esthétique de Schlegel, dont il amende les exagérations, et qui peut servir elle-même à en corriger les restrictions exclusives.

M. Lemercier avait une réputation bien établie de novateur téméraire ; son Cours de littérature vint le réhabiliter à propos. Hoffman l’applaudit de sortir enfin des mélodrames, et le désigna ainsi au choix de l’Académie. La mort de Naigeon laissait une place vacante, et Chénier détermina facilement ses collègues à un choix dont l’auteur d’Agamemnon était digne à tous égards. On était en 1810, à la veille de l’arrivée de Marie-Louise, et l’Europe se reposait un instant pour recommencer la lutte. Cette nomination pouvait ne pas plaire à l’empereur ; des amis s’interposèrent ; et Fouché supplia M. Lemercier de faire au moins une concession de politesse. Le candidat académique écrivit sur Hercule et Hébé un hymne mythologique fort vague et très peu louangeur. À l’impression officielle toute une strophe fut supprimée, qui se terminait par ces vers :

Dégoûtantes de sang, les ailes de la gloire
Se fatiguent de leur essor.

On ne manqua pas de dire qu’en perdant ainsi l’aiguillon le poète mourrait comme l’abeille, et que son ère allait finir : Ave, Cæsar, morituri te salutant : Ce n’était là qu’une épigramme, et l’on vit bientôt que les vers de M. Lemercier n’avaient pas suffi à apaiser les ressentimens de Napoléon.

Malgré l’usage, le discours de réception ne contenait aucune flatterie directe à l’empereur, et s’en tenait à un éloge de Naigeon mêlé de justes insinuations contre le niais fétichisme de cet apôtre d’impiété. Le procureur impérial Merlin répondit avec un embarras croissant qui se trahissait à chaque parole. Après un nécessaire tribut de louanges, payé à Agamemnon, il parla du bout des lèvres de Pinto et de Plaute ; puis, arrivant à Colomb, il blâma vivement l’auteur de s’être écarté des unités, et il ajouta : « Si vous n’aviez récemment, monsieur, professé dans vos leçons une doctrine réparatrice de l’exemple que vous avez donné, l’Académie n’aurait pu, malgré vos titres littéraires, vous admettre dans son sein. » La mercuriale était complète, et Merlin, se trompant d’enceinte, était venu lire un réquisitoire. M. Victor Hugo ne sera pas aussi vertement tancé à coup sûr, le jour de sa réception ; il deviendrait piquant que M. Lemercier fût à son tour chargé de répondre. Merlin avait prévenu le récipiendaire de cette officielle réprimande, seul biais qu’il eût trouvé pour se tirer de son discours sans offenser l’empereur. Aussi M. Lemercier ne lui sut pas mauvais gré de la semonce ; il reconduisit jusqu’à sa voiture le magistrat effaré, qui était haletant de cet effort, et qui lui serrait les mains de reconnaissance. Les critiques furent fort embarrassés le lendemain quand il fallut rendre compte de la séance, et M. de Féletz céda seulement, je suppose, aux nécessités de la presse impériale, en déclarant très raisonnables les conclusions de M. Merlin.

La chute de Napoléon délivra l’auteur de Plaute d’un despotisme militaire dont il s’exagérait quelque peu la violence. Le bruit s’étant répandu que l’empereur, à l’île d’Elbe, écrivait ses mémoires historiques, le poète en prit le sujet d’une épître très amère qui fit éclat. Il rappelait au conquérant tombé les prédictions sinistres qu’il lui avait faites. Une colère toute personnelle apparaissait sous ces rimes vigoureuses, et la blessure saignante encore s’y montrait à nu. Cette haine avait entraîné M. Lemercier à des hardiesses de mauvais goût ; Dussault s’en effraya, et appuyant sur la démence raisonnée, sur le scandale de ces innovations prolongées, il déclara M. Lemercier « un homme perdu pour les lettres. »

M. Lemercier a donc eu beau faire. Malgré ses concessions à la poésie de l’empire, il est au théâtre le père de cette école moderne que l’imitation étrangère et tant d’autres influences ont modifiée depuis. Dans ses boutades classiques, Dussault devinait juste. C’est une généalogie qu’on peut nier des deux côtés, mais qui est réelle. Seulement il est facile de deviner que l’auteur de Pinto ne regarde pas comme de sa descendance Marie Tudor et la Tour de Nesle qu’il renvoie volontiers au genre agrandi de Ducange et de Pixéricourt. Pour ma part, sans doute, je ne voudrais pas que Pinto fût regardé comme un terme suprême dans les hardiesses dramatiques. À Dieu ne plaise ! Les colonnes d’Hercule ne sont bonnes qu’en mythologie ; mais, pour n’aimer pas les limites étroitement déterminées, est-ce à dire qu’il faille à la scène pousser la liberté jusqu’à la licence ? Remarquons-le en passant, pour se montrer juste à l’égard de la moderne école poétique, il importe de mettre le théâtre à part ; et cela est facile à comprendre. Avec des aïeux tels que Corneille et Molière, tels que Racine, l’art ne semble pouvoir grandir que dans des sphères inconnues et par des œuvres profondément empreintes des originalités et des perfections d’un génie nouveau. La poésie pure, au contraire, n’étalait guère dans ses plus glorieux trophées que quelques rares stances de J.-B. Rousseau. De là peut-être les efforts impuissans et sans frein du drame moderne ; de là, le succès, au contraire, et la légitimité souvent, à son origine du moins, du mouvement lyrique auquel se rattachent diversement M. de Lamartine et M. Victor Hugo, M. Sainte Beuve et M. de Vigny.

Pendant les cent jours, Napoléon s’informa de M. Lemercier ; il se plaignit même à Benjamin Constant de ne point le voir dans un moment où chacun, devant la grandeur des circonstances, devait oublier ses haines. On lui objecta que l’auteur de l’Épître à Bonaparte ne pouvait convenablement se présenter aux Tuileries : « Qu’importe, répondit l’empereur, il n’a fait qu’écrire ce qu’il m’avait dit en face. » La défaite de Waterloo ne suffit point à ramener M. Lemercier, qui croyait voir partout des menaces de gouvernement prétorien : c’était une hallucination de poète[10] ; toutefois l’invasion le guérit bientôt, et sous l’aiguillon des évènemens il retrouva ses vieilles sympathies de 89. L’opposition le compta dès-lors au premier rang ; par habitude, d’ailleurs, il ne pouvait manquer de se croire toujours sous l’empire.

Dans les premières années de la restauration, M. Lemercier publia ses poèmes inédits ; il fit représenter, avec des chances diverses, les drames que la censure impériale avait arrêtés ; il vida enfin ses portefeuilles encombrés. Mais déjà l’attention se tournait ailleurs, le centre littéraire se déplaçait, la vie n’était plus là. En 1821 pourtant, dans Frédégonde, M. Lemercier retrouva çà et là, à travers les duretés prosaïques, des traits de vigueur, l’énergique inspiration, les terribles accens qui vont à l’ame. Un légitime succès couronna dignement cette longue et honorable carrière dramatique, et ajouta, à la suite d’Agamemnon, une œuvre dont les beautés fortes sauvent les âpretés de forme et de style. Frédégonde se détache au milieu de ces nombreuses tragédies du moyen-âge qui sont comme les temps barbares de M. Lemercier.

Bientôt Talma mourut ; le poète ne perdit pas seulement en lui un ami. Ce grand artiste avait, depuis le Lévite d’Éphraïm, donné un relief puissant au rôle de Tholus dans Ophis, à ceux d’Égisthe, de Pinto et de Plaute. En 1824, il triompha une dernière fois dans le Richard III que M. Lemercier imita de Shakspeare, et où il introduisit une figure originale de mendiant qui rappelle celui de l’Antiquaire. La perte de Talma fut très sensible au poète, et aigrit encore son humeur croissante[11] contre la nouvelle école, dont il avait été le précurseur, mais dont l’essor tumultueux rendait le public de plus en plus inattentif à tout ce qui parlait au nom du passé.

Cette prodigalité naturelle, qui était le fond même, la qualité distinctive et le vice aussi, le vice de plus en plus fatal, du talent de M. Lemercier, se continua sous la restauration. La révolution grecque devait exciter la verve d’une nature aussi ouverte, aussi facile aux élans et aux imprévoyances libérales. Le poète ne se contenta point d’imiter en vers les chants donnés par M. Fauriel, il écrivit une tragédie des Martyrs de Souli que la censure arrêta ; depuis, ce besoin continuel d’écrire ne s’est pas arrêté ; le mélodrame même et la parade burlesque, rien n’a effrayé l’auteur d’Agamemnon ; le roman psychologique, comme on dit, l’a également tenté dans Alminti.

Il y a des esprits, dit Fontenelle, qui donnent plus de prise que d’autres aux ravages du temps ; ce sont ceux qui avaient de la noblesse, de la grandeur, une certaine fierté austère. Cette sorte de caractère contracte aisément, avec les années, quelque chose de sec et de dur. C’est ce qui est arrivé au grand Corneille ; c’est par là aussi que je m’explique le silence qui s’est fait peu à peu autour de M. Lemercier. D’ailleurs l’auteur de Pinto n’avait jamais pu entrer avec le public en relations franches et suivies ; jamais il n’avait réussi à se faire complètement accepter. D’où venait cette longue impuissance ? Sans doute, les entraves politiques l’ont quelquefois arrêté ; mais le plus souvent ne devait-il pas s’en prendre aux inégalités d’un génie plein de force à la fois et d’imperfections ? Maintenant que les sympathies très peu vives d’un public blasé se sont dispersées ailleurs, comment l’attention reviendrait-elle sur un talent qui ne s’est pas lassé de produire, mais qui n’est plus en vue, et n’a d’éclat que dans le passé ? Aussi n’insistons pas ; plus on avance, plus la sévérité d’une critique trop impatiente tendrait à se substituer, je crains, aux lenteurs du portrait littéraire, à la calme appréciation biographique.

Peu importe après tout cette fécondité prolongée : M. Lemercier a eu son rôle ; il a reculé les limites de l’art de son temps ; son nom appartient glorieusement à la résistance littéraire de l’empire et surtout aux origines de cette nouvelle école dramatique dont les efforts serviront au moins de date à une autre ère. Placé, pour ainsi dire, sur les confins des deux âges, M. Lemercier a eu un bonheur unique : il a écrit la dernière grande tragédie classique, et c’est aussi à son génie entreprenant qu’il a été donné de créer dans Pinto la première œuvre du théâtre renouvelé. Certes, c’est là plus qu’il ne faut pour occuper un rang à part dans l’histoire littéraire de notre siècle. D’autres sillons profondément, mais inégalement tracés, d’autres tentatives hardies ou ingénieuses comme Plaute et Colomb, comme le Corrupteur, mériteraient aussi le souvenir. Le Cours de Littérature et quelques parties de la Panhypocrisiade sont encore pour M. Lemercier des titres bien divers et également dignes de distinction. Je ne parle pas des Quatre Métamorphoses ; elles ont leur place à côté de Pétrone, sur un rayon dérobé.

Avec ses pierres d’attente, ses vastes parties écroulées, le monument littéraire élevé par M. Lemercier a donc des droits à la durée. Même dans les œuvres les plus mêlées du poète se retrouve l’empreinte d’un esprit original. On dirait ces fresques jetées d’un trait et dont de larges parties sont manquées, mais où quelques figures, quelques groupes attestent l’inspiration et la grandeur. Certes, ce n’est point là la lenteur de l’huile dont se plaignait Molière, et cette faculté rapide est sans doute une marque de puissance ; à vrai dire, cependant, une pareille manière ne convient qu’aux maîtres, et pour qu’elle ne soit pas un défaut, il faut atteindre à la beauté autrement que par intervalles, car les vices de détails apparaissent par là bien davantage. Ainsi est-on frappé, dans beaucoup d’ouvrages de M. Lemercier, de l’absence de mesure et de correction, d’un certain manque de tours délicats, d’une inexpérience presque novice des moindres manèges de l’écrivain. Et comment le poète aurait-il eu le loisir de polir et de perfectionner ? Les tentatives les plus variées, les genres les plus opposés l’ont séduit, l’ont attiré tour à tour. Malheureusement il ne suffit pas d’avoir l’instinct des entreprises en tous sens et des conquêtes indéfinies. À combien de natures l’universalité réussit-elle ? Les hommes doués comme Goethe seront toujours, à travers les siècles, de bien rares exceptions, et l’infatigable démon de l’esprit a pu seul suppléer à tout chez Voltaire. À le bien prendre, c’est plus le talent que le génie, c’est plutôt le goût que la force qui ont fait défaut à M. Lemercier ; aussi n’a-t-il eu que des éclats, mais des éclats qui doivent suffire à sauver son nom, à consacrer quelques unes de ses œuvres.

Il est facile de comprendre combien le poète eût gagné à ne pas éparpiller ainsi ses forces. Cette facilité prodigue lui a été fatale, comme elle l’est, comme elle continuera de l’être aux écrivains de notre temps qui se fient à la verve de l’improvisation. Maintenant on s’égare en croyant imiter les architectes du moyen-âge ; on a hâte de bâtir incessamment, et, pour cela, on entoure souvent de mâsures, bientôt délabrées, quelque édifice heureux sur lequel l’œil se serait arrêté peut-être, si tant de mesquines constructions n’en masquaient la meilleure part. Toutefois, il faut le dire à la louange de M. Lemercier, chez lui c’était une abondance naturelle ; jamais l’art ne fut un métier à ses yeux. Loin de ces préoccupations besogneuses qu’on ne saurait trop flétrir, il a toujours au contraire poursuivi un but idéal qu’il a pu ne pas atteindre, mais qui honore son caractère. Fort d’une conviction plus haute que fondée sans doute, au milieu des habitudes rebelles, des sympathies contraires de son temps, son penchant natif l’a poussé à des innovations qui le feront regarder, en histoire littéraire, comme l’avant-coureur hardi et incomplet de l’école moderne. Il n’est même pas sans similitude avec un autre talent plus éclatant et dont la gloire bien plus bruyante a long-temps servi de drapeau à cette école. Ce n’est également ni l’étendue ni la force qui manquent à M. Hugo : de plus, l’auteur d’Hernani aura été appuyé par les tendances favorables du dehors ; il aura eu le don du rhythme et de la forme, la domination presque absolue d’une langue splendide, d’une langue qu’il manie à son gré, à laquelle il fait faire les plus difficiles évolutions. Malgré cette souveraine faveur, malgré l’incontestable supériorité de son esprit, M. Hugo est-il le messie de cette rénovation littéraire dont, à sa date, M. Lemercier a su être le prophète ? Beaucoup de ses œuvres seront-elles plus durables que beaucoup des œuvres de M. Lemercier ? Les nombreuses concessions que l’auteur d’Agamemnon a faites à l’école de l’empire, tous ces poèmes et ces tragédies oubliés ne sont-ils pas couverts déjà de l’ombre qui attend un jour, bientôt peut-être, les concessions dramatiques faites aussi par M. Hugo aux caprices obstinés d’une fantaisie bizarre ? Pour tout dire, en un mot, la jeune génération qui nous suivra ne sera-t-elle pas pour M. Hugo aussi sévère, je le crains, en d’autres limites, aussi injuste parfois, que l’est la nôtre pour M. Lemercier ?

La nature, éternellement féconde, ne s’est jamais peut-être montrée moins avare de talens littéraires qu’à notre époque ; mais rien ne les tempère, et ce qui manque partout, c’est la mesure, c’est la proportion, c’est cette alliance d’une raison sévère avec l’imagination, qui fait seule le génie. — Heureusement, malgré le nombre déjà effrayant de ses vers, malgré l’inégalité de ton et d’inspiration, M. Hugo vivra par son admirable puissance lyrique : il y a assez de remarquables strophes dans ses recueils pour défrayer plus d’une réputation de grand poète, et dans sa prose, quoique plus mêlée encore, il demeurera assez de pages éloquentes. M. Lemercier aussi a laissé de quoi suffire à une belle gloire. S’il n’avait écrit qu’Agamemnon, Pinto (ajouterai-je les Quatre Métamorphoses), peut-être serait-il demeuré au premier plan ?

Quoi qu’il en soit, les autres essais de M. Lemercier ont aussi leur prix ; ces hauts instincts, ces soulèvemens d’un talent grandiose et bientôt intercepté, ces contradictions qui sont celles du temps même, ce laborieux enfantement qui a peu produit d’œuvres égales à ses efforts, tant de génie presque, de caractère et de vertu supérieurs à ce qui en est sorti, tout nous engageait à rappeler l’attention sur ce vétéran de nos modernes poètes, injuste peut-être parfois pour ceux qui le suivent et qui lui ressemblent trop. Qu’il veuille ne voir, dans nos libertés d’examen à son égard, qu’un hommage de respect pour une nature poétique et morale si digne du regard, et qui décèle d’autant plus de traces de hauteur native qu’on la considère plus en elle-même. Heureux ceux chez qui l’homme vaut mieux encore que l’écrivain.


Ch. Labitte.

  1. M. Quérard, dans sa France littéraire, n’a pas connu cet opuscule (in-8o de quinze pages), que je trouve indiqué avec éloges dans l’Almanach des Muses de 1790, pag. 311.
  2. Auteur de trop charmans mémoires pleins de mensonges sur Marie-Antoinette ; publiés en 1828.
  3. Rien de ce qui touche André Chénier n’est indifférent, et la femme chantée dans la Jeune Captive a surtout un intérêt poétique plein de charme furtif et de mystère. Comme André Chénier peut trouver quelque jour ce patient et érudit commentateur que lui souhaitait M. Sainte-Beuve, je crois utile d’indiquer une note nécrologique de M. Lemercier, insérée dans le Moniteur du 25 janvier 1820. On y lit, entre autres choses : « La duchesse de Fleury fut initiée, par sa situation, à tout ce que l’élégance, la délicatesse des bienséances, les graces, donnaient de charme à la cour de Versailles. Depuis que sa séparation d’avec son mari lui fit reprendre le nom de son père, la comtesse de Coigny connut tout ce que la révolution fit naître de plus intéressant, de plus solide, de plus éclairé sur les affaires et sur les personnes qui les avaient dirigées. Sa conversation éclatait en traits imprévus et originaux ; elle résumait toute l’éloquence de Mme de Staël en quelques mots perçans. On a lu d’elle un roman anonyme, qui attache parce qu’elle l’écrivit d’une plume sincère et passionnée… Nous l’avons perdue le 17 janvier 1820. » — Par malheur, le roman dont parle M. Lemercier, et dans lequel les admirateurs du poète eussent cherché avec charme quelques accens de la Jeune Captive, n’a pas été imprimé ; et remis, ainsi que des Mémoires fort curieux sur la révolution, entre les mains de Mme Talleyrand, il paraît avoir été détruit.
  4. On se rappelle le passage de Sénèque

    Festus dies est. — Festus et Trojæ fuit, etc.

    Après Eschyle, et bien avant Sénèque, Sophocle avait aussi composé une Clytemnestre. Matthæi, dans les dernières années du XVIIIe siècle, publia, sous le nom de l’auteur de l’Œdipe-Roi, quatre cent trente vers, qu’il prenait pour un fragment de cette tragédie perdue, et qui sont en réalité l’œuvre informe de quelque moine ignorant du XIe siècle. Struve, dans sa réimpression, a parfaitement démontré le ridicule de l’erreur de Matthæi. M. Boissonade aussi a eu bien raison de ne pas comprendre ce plat fragment, opellœ monstrum, comme il l’appelle, dans son excellente édition du grand tragique grec. Il est évident que le Pseudo-Sophocle n’avait fait qu’imiter grossièrement Sénèque. — Puisque j’ai indiqué ce fragment peu connu, je profiterai de l’occasion, et je réclamerai ici pour nos imitations françaises de l’Agamemnon la priorité chronologique sur celles de Thomson et d’Alfieri. Il y a dans l’histoire de notre théâtre cinq noms antérieurs au tragique anglais, lequel écrivait sa pièce en 1736. C’est un détail ignoré d’histoire littéraire qu’il est bon d’éclaircir. Dès 1557, un ami de Baïf, Charles Toutain, dans le style de Dubartas, armait Clytemnestre d’un couteau tue-mari. En 1561, Duchat donnait encore une libre imitation de Sénèque, et, vingt-huit ans plus tard, Roland Brisset dramatisait de nouveau le crime de l’efféminé paillard Égisthe. En cette même année 1589, un écrivain coloré de style, et qui mettait assez peu d’idées sous beaucoup d’ambitieuses images, Pierre Matthieu, que l’école de M. Hugo, par sympathie sans doute, a essayé à plusieurs reprises de réhabiliter hautement, donna aussi une Clytemnestre. Le beau passage de Sénèque, si admirablement reproduit par M. Lemercier, n’a pas échappé à Matthieu :

    Il estoit feste aussi quand Troye tu ravis, etc.

    J’indiquerai encore, pour être complet, l’Agamemnon du provençal Arnaud (1642), écrit déjà dans le style sentencieux du XVIIIe siècle, et enfin la rapsodie de Boyer, donnée sous un autre nom, et que Racine ne trouva mauvaise qu’à la seconde représentation, lorsqu’il la sut de son pitoyable rival. — Il est bon de remarquer que jusque-là ces nombreux imitateurs s’étaient abreuvés non à la source vive et jaillissante d’Eschyle, mais aux eaux impures et mêlées de Sénèque. M. Lemercier, au contraire, revint directement à la Grèce. Il était le premier en France, car les fragmens traduits en vers médiocres par Terrasson méritent à peine qu’on les rappelle, et on ne possédait pas encore les estimables essais de M. Puech.

  5. Voir un curieux passage de la Prude dans la Déc. phil., an VI, Itrim., p. 545.
  6. M. Ch. Magnin, Globe du 5 janvier 1828.
  7. Il fut plus tard de la commission chargée par l’Académie de l’examen de ce livre. Malgré le ton poli, le morceau de M. Lemercier révèle l’ami de J. Chénier et de Volney ; mais, se rappelant peut-être les Sentimens de l’Académie sur le Cid, l’auteur se plaint en homme d’esprit d’être obligé à juger, et la légère teinte de ridicule ne lui échappe pas.
  8. 15 et 19 avril 1808.
  9. L’article de M. Nodier a été réimprimé dans ses Mélanges, 1820, in-8o, tom. II, pag. 257 et suiv.
  10. Réflexions d’un Français sur une partie factieuse de l’armée. 1815, in-8o. Malgré la différence des points de vue, cette brochure rapprocha un instant M. Lemercier, plus qu’il ne convenait, de M. de Châteaubriand ; mais l’alliance d’idées ne fut pas longue : voyez D’une Opinion de M. de Châteaubriand dans le Conservateur, 1818, in-8o.
  11. Voir surtout un article de M. Lemercier sur les bonnes et les mauvaises innovations dramatiques, dans la Revue encyclopédique, seconde série, tom. XXVI.