Poètes et romanciers du Nord/Tegner


POÈTES
ET
ROMANCIERS DU NORD.

iii.
TEGNER.

Wexioe[1] est une petite ville de la Smalande, une ville de trois mille âmes, bâtie en bois comme la plupart des villes de Suède, et entourée de bruyères et de sapins. Je n’oublierai jamais l’impression de tristesse qui me saisit quand j’entrai là pour la première fois. C’était un soir d’été, très tard. Il avait plu tout le jour, et j’avais traversé, au milieu de la pluie, les vallées bourbeuses, les collines arides de cette province. Un nuage épais couvrait le ciel, pas une étoile ne scintillait dans l’ombre, et je distinguais à peine l’ornière grisâtre que je devais suivre pour ne pas m’égarer. Dans la campagne, on n’entendait que le frémissement du vent à travers les arbres, et les gouttes de pluie tombant avec un son argentin sur le feuillage. Dans la ville, il n’y avait plus ni lumière, ni mouvement ; toutes les maisons étaient closes, toutes les rues ensevelies dans une complète obscurité. Quand je passai au pied de l’église, l’horloge sonna minuit. Dans le silence profond qui m’entourait, ces douze coups de marteau avaient un retentissement sinistre. Il me semblait entendre l’éternelle voix du Temps dans une ville de morts. Je m’en allai pas à pas à la découverte de l’auberge où je devais m’arrêter, et, pour la première fois de ma vie, je regrettai de ne pas rencontrer un de ces gardes de nuit dont la voix criarde et le chant monotone ont si souvent troublé pour moi, dans les villes du Nord, le calme d’une belle soirée, le repos d’une belle nuit. À tout instant, mon cheval fatigué glissait sur le pavé humide. L’enfant qui me servait de conducteur le prit par la bride, et nous arrivâmes à la porte d’une grande maison construite en poutres, couverte en planches. Il fallut frapper long-temps avant que le domestique vînt nous ouvrir ; car, dans ces paisibles habitations de la Suède, on n’attend plus personne passé neuf heures du soir, et l’arrivée d’un voyageur à minuit dérange singulièrement le cours ordinaire de la vie. On me conduisit dans une grande chambre froide. Un canapé servait de lit ; sur les murailles nues et nouvellement blanchies, l’artiste de la cité avait peint des bouquets de fleurs tels que jamais les botanistes n’en ont vu, et, sur le parquet, les domestiques avaient effeuillé des branches de sapin. Je trouvai tout cela magnifique, car, depuis mon départ de Copenhague, je n’avais pas acquis le droit d’être difficile, et je m’endormis avec la joie d’un homme qui est arrivé à son but. J’étais dans la ville épiscopale habitée par Tegner.

Le lendemain, je fus réveillé par une rumeur confuse qui me semblait annoncer quelque événement extraordinaire. C’était un jour de foire. Dans les contrées où les communications sont lentes et difficiles, les foires ont conservé leur première solennité. Dans le Nord, elles ont remplacé les anciennes réunions de l’Althing. Un jour de foire dans la capitale du district est une circonstance grave dont on parle long-temps avant qu’elle arrive et long-temps après. Ce jour-là, toutes les maisons dispersées à travers la forêt sont en mouvement ; le paysan part avec les bestiaux qu’il a élevés, ou la charrette chargée de seigle et de foin. Les parens qui vivent éloignés l’un de l’autre et ne se rencontrent jamais ni aux fêtes de leur village, ni à l’église de leur paroisse, se retrouvent ici à la porte d’un cabaret ou d’une maison de marchand. Ils se racontent leur histoire de quelques mois. Ils se disent leurs projets. S’ils ont eu quelque difficulté ensemble, la table de l’auberge avec ses flacons d’étain les invite à la réconciliation. S’ils ont un enfant à marier, ils parlent des belles paires de bœufs qu’ils lui donneront. Plus d’une vieille haine s’est évanouie ainsi dans le cliquetis harmonieux de deux verres qui exhalaient un parfum d’eau-de-vie, et plus d’une jeune fille, qui était venue ici sans songer à rien, s’en est retournée emportant sur ses joues un baiser de fiançailles.

Ce jour-là, toutes les rues de la ville que j’avais vues la veille si mornes et silencieuses, étaient traversées par une foule de voitures, d’hommes à pied et à cheval, de femmes et d’enfans. Les uns faisaient déjà leur repas du matin, assis sur le seuil d’une porte et tirant leurs provisions d’une corbeille d’écorce ; d’autres, couchés nonchalamment sur leur charrette, semblaient n’être venus là que pour jouir du spectacle qui s’offrait à eux. La charrette du paysan suédois est une véritable maison roulante qui doit lui servir dans toutes les occasions. En voyage, il s’arrête rarement dans une auberge ; il emporte avec lui tout ce dont il a besoin ; il mange dans sa charrette et dort dans sa charrette.

La plus grande partie des étrangers venus à la foire étaient réunis sur la place. C’était là que les marchands de Gotheborg et de Norrkœping avaient dressé leurs boutiques. C’était là qu’on voyait briller les étoffes de soie, les rubans moirés, les objets de luxe et de fantaisie. Je m’avançai au milieu des rangs serrés de la foule, curieux d’observer toutes ces physionomies. Les femmes de la Smalande sont, en général, grandes, belles, blanches. Elles portent un corset de drap étroit, et une longue tresse de cheveux flotte sur leurs épaules. Les hommes ont conservé leur jaquette bleue avec des boutons d’acier, leur grand gilet brodé sur la poitrine et leur chapeau à larges bords. Mais le vent des révolutions souffle de toutes parts. Dans cette espèce de congrès commercial, les femmes étaient debout devant la boutique du marchand, contemplant avec un regard avide le fichu de soie aux riantes couleurs et le ruban aux reflets dorés. Les hommes, arrêtés à l’écart, causaient de ce qu’ils avaient lu dans les journaux. Je voyais venir le moment où les femmes échangeraient leur robe de vadmel contre une robe de calicot, et où les hommes s’intéresseraient à la question d’Espagne. Ailleurs, la civilisation marche à l’aide des bateaux à vapeur, des chemins de fer ; ici, elle se développe au moyen des foires.

Après avoir regardé pendant quelque temps ces différens groupes, qui eussent pu fournir tour à tour un sujet de tableau à la capricieuse fantaisie de Hogarth et à la douce imagination de Greuze, je me rappelai que j’étais venu ici pourvoir une des célébrités du Nord. Je m’approchai d’un paysan et je lui demandai où demeurait Tegner. — Ah ! notre évêque, me dit-il en ôtant son chapeau. C’est là sur la colline, dans cette grande maison que vous voyez au bout de l’avenue.

Je traversai rapidement le chemin qu’il venait de m’indiquer, et j’entrai dans le vestibule d’une maison construite en bois comme toutes celles de la ville, mais peinte en blanc, entourée d’acacias, et assez semblable aux jolies habitations d’été qu’on voit en Normandie. Un domestique m’introduisit dans une grande salle meublée avec une sorte de luxe parisien. Là, j’aperçus un homme d’une cinquantaine d’années, grand, fort, portant un habit noir et une plaque d’argent sur la poitrine. C’était Tegner. On m’avait dit qu’il était d’une nature sérieuse, parfois triste, et il y avait, en effet, dans son regard, dans sa voix, une expression de mélancolie frappante. Mais peu à peu son regard s’anima, sa voix reprit un timbre plus vif. Nous parlions de poésie, et un nom de poète, une idée d’art, faisaient vibrer en lui une corde sonore assoupie dans la retraite et l’isolement. À mesure que la conversation se prolongeait, elle devenait, de son côté, plus franche et plus intéressante. Il ne mettait pas d’empressement à parler, mais sa parole avait un accent énergique, et il formulait en quelques mots fermes, concis, un jugement ou une pensée élevée. Quelquefois aussi sa conversation tournait à la plaisanterie. Elle était spirituelle et acérée, mais je regrettais d’y voir éclater de temps à autre des saillies qui me rappelaient ce qu’on nous raconte des abbés coquets du dernier siècle, et j’aurais mieux aimé le retrouver grave et pensif tel qu’il m’était apparu d’abord.

Nous passâmes tour à tour en revue les principaux poètes du Danemark, de la Suède, de l’Allemagne, et cet entretien me révéla en lui une modestie qui commence à devenir très rare dans notre monde littéraire. Il parlait des autres avec amour, avec respect, et de lui avec indifférence. Le soir, il fit apporter du punch dans sa chambre, il ouvrit les fenêtres du balcon, et me prenant par la main : — Voyez, me dit-il, notre nature du Nord n’est-elle pas belle ? — Dans ce moment, le paysage déroulé devant nous présentait, en effet, un charme singulier. La ville était à nos pieds et paraissait affaissée dans la campagne comme des nids d’alouette dans les sillons. Près de là, on entrevoyait une ceinture de collines couvertes de bruyère, une longue ligne de sapins coupée par des lacs ; les rayons du soleil couchant scintillaient à travers les rameaux verts de la forêt, mais le ciel était encore chargé de nuages, et il y avait sur toute cette nature une sorte de voile mystérieux. Tout, autour de nous, était déjà assoupi ; tout était plongé dans un silence qui nous saisissait malgré nous. L’oiseau dormait sous le feuillage ; les fleurs dormaient dans la prairie, et l’eau limpide des lacs s’endormait sous les rayons de pourpre du soleil, comme une jeune fille sous le baiser du soir de celui qu’elle aime. Cependant on sentait que sur cette terre paisible, sous ces ombres mélancoliques, il y avait encore du mouvement, de la vie ; il y avait encore de la sève dans les plantes et des parfums dans l’air. C’était la poésie du Nord, la poésie triste et rêveuse, qui se recueille en elle-même, et soupire en silence ses élégies d’amour et ses hymnes religieux.

Je quittai Tegner à regret. Le cœur éprouve un singulier sentiment de tristesse quand on s’éloigne de l’homme que l’on a connu en pays étranger ; car, lorsqu’on va poursuivre sa route dans une autre contrée, qui sait si jamais on pourra renouer le lien qu’on venait de former, entendre la voix qui vibrait harmonieusement au fond de son ame, et contempler la figure qu’on aimait ? Lui aussi semblait ému de cette séparation, et il me dit avec un accent de douceur et de mélancolie que je n’ai pas oublié : « Revenez bientôt, et restez long-temps. »

Tegner est l’un des écrivains les plus populaires du Nord. Il n’y a, j’ose le dire, pas une famille suédoise qui ne possède ses œuvres, et pas une jeune fille qui ne puisse réciter d’un bout à l’autre les plus beaux passages de ses poèmes. Le musicien, le peintre, le sculpteur, se sont emparés de ses vers ; et quand on entre dans un salon, on aperçoit sur le piano une romance de Tegner, et sur la muraille des gravures ou des tableaux représentant les plus jolies scènes d’Axel ou de la Saga de Frithiof, Les gens du peuple eux-mêmes partagent cet enthousiasme ; ils connaissent les vers de Tegner, et les lisent le dimanche. J’ai vu à Upsal une pauvre femme apporter sur le comptoir d’un libraire deux shellings, et prendre en échange une feuille de papier gris, grossièrement imprimé. C’était un des chants de la Saga de Frithiof.

Cet homme, qui a acquis un si grand renom dans son pays ; cet homme, qui ne peut aller d’une ville à l’autre sans trouver, comme un roi, des gens empressés qui l’attendent sur le chemin, et des couronnes de fleurs dans la maison où il s’arrête ; cet homme, qui a fait en littérature un miracle unique, celui d’être aimé sans envie, d’être loué sans critique, n’est pourtant pas un grand poète dans le sens que nous attribuons à ce mot : il lui manque deux qualités essentielles, la force et l’invention. Tegner n’a jamais rien inventé. Son Axel est une fable invraisemblable et en même temps vulgaire, et sa Saga de Frithiof est la reproduction exacte de la saga islandaise. Tegner n’est pas un de ces hommes qui, d’une main vigoureuse, soulèvent les blocs de marbre pour construire leur monument. Il n’est pas de cette haute famille de poètes à laquelle appartiennent Shakspeare et Goëthe ; mais il doit être rangé au premier rang de ces hommes aimés, qui cherchent la poésie dans les émotions de leur cœur plutôt que dans les efforts de l’imagination, qui se créent, avec leurs croyances pieuses, avec leurs rêves d’amour, un monde idéal plein de douces harmonies, d’illusions dorées et de pensées suaves.

Tegner a un admirable talent d’expression ; son style est pur, limpide, riche d’images, et habilement coloré. Son vers est franc et correct, facile et sonore. Quand on lit ses poésies, on dirait que toutes ces strophes, si souples et si gracieuses, ont été jetées d’un seul trait, comme un coup de pinceau, comme un accord de musique, et cependant il est évident qu’il n’en a pas écrit une seule sans l’avoir étudiée et corrigée avec soin. Quelquefois, comme l’a dit un critique suédois[2], sa poésie légère ressemble à une bulle de savon ; mais c’est une bulle transparente où se reflètent l’azur du ciel et les plus purs rayons de lumière. La même harmonie de langage, la même finesse d’expression, se retrouvent dans les discours en prose qu’il a prononcés en diverses circonstances. C’est sans doute à ces qualités de style que Tegner doit une grande part de sa popularité ; mais il la doit aussi à la nature de ses inspirations, aux idées dont il s’est rendu l’interprète. Dans chacune de ses œuvres, il a toujours été l’homme du Nord, l’homme de la Suède ; il a chanté avec enthousiasme les montagnes vertes, les solitudes agrestes, les lacs bleus de son pays. Quand il a essayé de faire un poème épique, il a pris son sujet dans une chronique nationale ; et, quand il a dépeint ses rêveries mélancoliques, il a été comme l’organe fidèle d’une pensée générale, d’une disposition d’ame habituelle dans son pays. Chacun l’a écouté avec empressement, car chacun a cru retrouver, dans ce qu’il disait, une partie de ses propres émotions.

La popularité du poète ne tient pas tant à la hauteur de son génie qu’à la direction de ses idées et à la forme dont il les revêt. Les plus grands poètes, nous le savons tous, ne sont pas les plus populaires ; c’est un fait triste à constater, car il prouve que le sentiment de notre personnalité l’emporte sur le sentiment de l’art. Mais c’est un fait vrai. C’est ainsi, par exemple, qu’en Allemagne, Bürger, avec quelques ballades, a été plus populaire, dans le sens absolu du mot, que Klopstock avec ses odes énergiques et sa Messiade. C’est ainsi que Schiller a encore plus de lecteurs que Goëthe. C’est ainsi qu’en Angleterre la chanson légère de Thomas Moore l’emporte encore sur la poésie profonde de Wordsworth. Avant que nous en venions à juger la poésie comme œuvre d’art, selon ses qualités essentielles, et non pas selon des prétentions étroites ou des préférences trop rigoureuses, que de progrès n’avons-nous pas à faire !

Tegner a peu écrit, et tout ce qu’il a écrit n’est pas encore publié. Il n’existe jusqu’à présent de lui que deux volumes imprimés : Smœrre Dikter (petits poèmes)[3], et Frithiofs saga[4]. Le premier renferme les pièces lyriques écrites à différentes époques, et dispersées dans plusieurs recueils. Ce sont des poésies de circonstance, des chants patriotiques et des odes élégiaques. Les poésies de circonstance ont peu d’intérêt. L’évènement qu’elles célébraient est loin de nous, et l’homme dont elles devaient illustrer la mémoire est déjà oublié. Les chants patriotiques sont écrits avec fermeté et énergie. Il y a là bien des strophes que les Suédois ne liront pas sans émotion, et qui vivront toujours parmi le peuple. Les odes élégiaques sont une expression plus fidèle et plus complète de l’individualité du poète. C’est là qu’il épanche son ame, c’est là qu’il laisse toute sa vie intérieure se refléter comme dans un miroir. Sa poésie est souvent semblable à ces paysages du Nord, où les rayons de soleil les plus purs apparaissent à travers un rideau de feuillage sombre. Elle est grave et mélancolique, mais forte dans sa mélancolie. Quand il s’attriste, il ne perd pas toute résolution ; quand il pleure, il ne désespère pas. Une noble fermeté le soutient, et une pensée religieuse l’élève au-dessus des agitations du moment. Il indique à un jeune homme le chemin qu’il doit suivre dans la vie, et il lui dit : « Appuie-toi sur le bâton de l’espérance ! apprends et réfléchis ! puis lève-toi, et combats pour les hommes avec la parole, avec l’épée ! Sois méconnu, sois haï, mais presse encore les hommes sur ton cœur déchiré[5]. »

Il pense à ses inspirations de poète, et, pour avoir plus de force, il élève ses regards au ciel :

« Soleil qui as fui loin de moi, voici que tes rayons éclatent de nouveau au sommet des montagnes. Je veux t’invoquer avec les myriades d’êtres qui peuplent la nature. Écoute-moi, père de la lumière, écoute-moi, père du chant !

« Enseigne moi à peindre pour ce monde obscur les scènes célestes ; donne-moi la langue et l’expression, afin de fixer sous une forme vivante les images fugitives qui passent devant mes yeux !

« Donne-moi la force de mépriser la présomption des sots et les injures de ce monde si docte, qui se raille des œuvres du poète[6]. »

Souvent aussi une idée mystique, mais une idée charmante, apparaît dans ses poésies. C’est que notre existence n’a pas commencé avec des cris d’enfant sur cette terre ; c’est que notre ame a déjà vécu ailleurs, et qu’elle aspire à retourner dans le monde d’où elle a été bannie, parmi les anges qui ont été ses frères ; et quand le poète entend le frémissement de la brise à travers le feuillage, il lui semble entendre la voix harmonieuse des êtres célestes ; et quand il regarde le rayon des étoiles dans les ombres du soir, il lui semble reconnaître les sphères où il a vécu :

Sur mon chemin désert les étoiles fidèles
Projettent leurs rayons et sourient à mes yeux.
Comme l’oiseau des champs, oh ! que n’ai-je des ailes
Pour m’en aller là-haut dans ce monde joyeux ?

Sur le nuage d’or qu’on voit passer dans l’ombre,
Un ange m’apparaît avec sa harpe en main ;
Il se penche en riant sur notre terre sombre ;
Son visage est si beau ! son regard est divin.

Silence ! le voilà qui prend sa harpe et chante,
Et un doux chant se mêle au murmure du vent.
Oh ! je te reconnais, musique ravissante,
Mon ame t’écouta bien des fois en rêvant.

Oui, je me le rappelle, un jour j’ai vu cet ange ;
Sur ces astres un jour ses frères m’ont parlé.
Maintenant je suis seul, une tristesse étrange
Me poursuit dans ce monde où je vis isolé.

Les chants aériens, les étoiles brillantes
Éveillent dans mon cœur un ardent souvenir.
Dans vos pieux concerts, dans vos sphères riantes,
Anges du ciel, bientôt laissez-moi revenir.

Souvent aussi Tegner a chanté l’amour. Il l’a chanté avec une ardeur de jeunesse et une sorte de passion méridionale ; puis, comme si ce n’était là que l’ivresse d’un moment, il est revenu à des rêveries plus idéales, et il a dépeint l’amour plaintif, l’amour mystérieux, l’amour avec ses vagues souvenirs d’une origine céleste et ses profondes aspirations que les Allemands appellent sehnsucht. La pièce suivante peut donner une idée de ces rêves d’amour que le poète a reproduits plusieurs fois sous différentes formes :

Miracle de la terre, ô merveille profonde !
Amour, astre de joie, amour, souffle divin,
Brise rafraîchissante au désert de ce monde,
Espérance des Dieux, charme du sort humain !

Cœur vital, cœur ardent au sein de la nature,
Dans l’océan le flot cherche le flot vermeil,
Et les étoiles d’or dans l’atmosphère pure
Tournent avec amour autour de leur soleil.

L’amour est, pour le cœur qui regarde en arrière,
Une clarté pâlie, un souvenir lointain
D’un temps de bonheur pur et d’un temps de lumière,
Que notre humanité connut à son matin.

Alors elle habitait sous un ciel sans nuage,
Elle était innocente et forte, et belle à voir,
Dansant, chantant avec le charme du jeune âge,
Et dans les bras de Dieu s’endormant chaque soir.

Alors tous ses amans étaient une prière,
Et les anges du ciel la nommaient tous leur sœur.
Hélas ! elle est tombée. Elle a sur cette terre
Perdu sa chasteté, son repos, sa candeur.

Mais quand l’amour paraît, elle lève la tête,
Et rêve et se souvient du bonheur d’autrefois ;
Les doux chants du printemps et les vers du poète
L’entretiennent d’amour, lui rappellent sa voix.

Et son ame s’ébranle à cette voix légère,
Comme aux accords chéris du ranz national
Le pauvre Suisse errant sur la terre étrangère
S’émeut, palpite, et songe à son pays natal.

Toute cette poésie tendre et religieuse qui anime l’ame de Tegner se développe surtout dans deux œuvres d’une plus grande étendue, que renferme son premier recueil, et qui ont beaucoup contribué à sa réputation, la Première Communion (Nattwards Barnen) et Axel. La Première Communion est une idylle d’où s’exhale le parfum d’un encens religieux, une idylle où il n’y a ni bergers, ni bergères, point de ruisseau qui murmure un nom chéri, et point d’arbres ornés de chiffres d’amour. Le tableau d’une église champêtre, la piété d’un groupe d’enfans, les exhortations paternelles d’un vieux prêtre, voilà tout le poème. M. Sainte-Beuve l’a cité avec raison en parlant de Jocelyn[7], car c’est un épisode solennel de la vie du prêtre, et Tegner l’a écrit après avoir reçu la consécration. Le commencement de cette idylle est une charmante description d’une fête religieuse dans un village.

« La Pentecôte, ce ravissant jour de fête, est revenue. L’église du village, avec ses murailles blanches, brille aux rayons du matin. Au sommet de la tour, orné d’un coq de métal, les douces clartés d’un soleil de printemps apparaissent comme autrefois les langues de feu des apôtres. Le ciel est bleu et clair, le mois de mai a pris sa couronne de roses et revêtu sa parure solennelle. Le vent et les ruisseaux semblent, dans leur joyeux murmure, annoncer la paix de Dieu. Les fleurs soupirent aussi avec leurs lèvres roses, et, sur les branches d’arbres flexibles, les oiseaux chantent un hymne au Très-Haut. Le cimetière est nettoyé et propre. La porte par laquelle on y entre ressemble à un berceau de verdure, et sur chaque tombe, sur chaque croix de fer, on aperçoit une couronne embaumée, dernier don d’une main amie. On a même orné de fleurs le cadran solaire qui s’élève là entre les morts depuis plus de cent ans. De même que l’aïeul est l’oracle du village et de la famille, et reçoit au jour anniversaire de sa naissance l’offrande de ses enfans et de ses petits-enfans, de même le vieux cadran, le vieux prophète, avec sa muette aiguille de fer, indique sur sa table de marbre le cours des temps, tandis qu’une éternité silencieuse repose à ses pieds. Au dedans l’église est ornée avec soin, car c’est le jour où les enfans, espoir de leur famille et favoris du ciel, doivent renouveler au pied de l’autel les promesses de leur baptême. Chaque coin a été visité, frotté, et on ne voit pas trace de poussière, ni sur les murailles, ni à la voûte, ni sur les bancs peints à l’huile. L’église est comme un parterre de fleurs. Des touffes de feuillage ornent les piliers, des buissons de verdure apparaissent de toutes parts, et la chaire de chêne a reverdi, comme autrefois la verge d’Aaron. La Bible repose sur une couche de feuilles, et le pigeon aux ailes d’argent porte un collier d’anémones. Mais dans le chœur, autour de l’autel érigé par Horberg, s’étend une longue guirlande. Les blondes têtes des anges se montrent à travers ce toit de verdure comme le soleil à travers les nuages. »

Au son des cloches, les enfans arrivent deux à deux dans l’église et se rangent le long de la nef. Le chant des psaumes retentit sous les voûtes du temple ; un sentiment pieux pénètre dans le cœur de tous les assistans. Puis le pasteur monte en chaire, il s’adresse à sa communauté, et il lui parle avec douceur, avec onction. Il lui parle des vertus qui doivent nous contenir dans ce monde et du repos qui nous attend dans l’autre ; il lui parle de la force que donne la foi, des joies de l’amour et de l’espérance. Quand il voit les auditeurs émus et pénétrés de cet enseignement du christianisme, il étend les mains sur eux, les bénit, et leur donne le sacrement qu’ils ont demandé. Tout ce sermon du prêtre est charmant, et cette idylle de Tegner est l’une des plus belles productions poétiques que la littérature du Nord ait vue apparaître dans ces derniers temps.

Axel est un de ces romans chevaleresques et aventureux tels qu’on en a fait beaucoup à la fin du moyen-âge. Le fond du poème n’est rien. Tegner n’a pas eu sans doute grand’peine à composer cette fable d’amour ; mais chacun des détails dans lesquels il est entré est d’une grâce parfaite. Chacune de ses descriptions est comme une de ces jolies vignettes qu’un maître habile a dessinées avec art et coloriées avec soin, et toute cette composition est un exemple remarquable du charme que le poète peut donner à une œuvre d’une portée ordinaire par l’élégance de la forme et le choix de l’expression. Les compatriotes de Tegner aiment beaucoup ce roman d’Axel ; il a d’ailleurs pour eux un intérêt national. Il appartient à l’histoire de Charles XII. L’introduction du poème est un hommage rendu à la mémoire de ce soldat intrépide, qui apparaît toujours aux yeux des paysans suédois avec une stature de géant et une auréole de gloire.

« J’aime les anciens jours, les anciens jours de Charles XII, car ils étaient joyeux comme la paix du cœur et forts comme la victoire. Dans nos contrées du Nord, un reflet de cette époque apparaît encore à la surface du ciel, et de grandes et majestueuses figures, portant un ceinturon jaune et un habit bleu, montent et descendent dans le crépuscule du soir. Je vous regarde avec respect, héros d’un monde meilleur, avec vos longues épées et vos armures de combat.

« Dans ma jeunesse, j’ai connu un homme du temps de Charles. Il était resté sur la terre comme un signe de victoire au milieu des ruines. Sa tête centenaire était blanche comme l’argent, et les rides de son front ressemblaient aux runes creusées sur un tombeau. Il était pauvre ; mais, habitué au besoin, il s’en souciait peu. Il vivait comme autrefois quand il était au camp, et demeurait dans une cabane obscure au milieu des bois. Mais il avait deux objets précieux, plus précieux pour lui que le monde entier. C’était sa Bible, et puis sa vieille épée sur laquelle était inscrit le nom de Charles XII. Les exploits du grand roi, qui ont été si souvent décrits (car cet aigle de Suède a pris un large essor), vivaient dans la mémoire du vieillard comme les urnes des combattans dans la colline sépulcrale couverte de gazon. Oh ! quand il parlait des dangers du roi et de ses compagnons, comme son regard brillait, et comme sa tête se relevait avec fierté ! chacune de ses paroles retentissait alors mâle et forte comme le son de l’épée. Souvent je l’ai vu assis très tard dans la nuit, parlant des jours passés, et, chaque fois qu’il prononçait le nom de Charles, il ôtait son chapeau. Je restais, avec une sorte de ravissement, à ses genoux (car je n’allais pas plus haut), et, dès ces heures d’enfance, j’ai gardé toutes ces images d’une race de héros ; dès ces heures d’enfance, plus d’une tradition obscure repose dans ma mémoire comme un lis dont le germe dort sous la neige de l’hiver. »

Charles est à Bender. Il doit écrire à son conseil d’état à Stockholm, et il choisit Axel pour porter la lettre. « C’était un homme doué de ces belles formes que le Nord produit parfois, frais comme une rose, mais élancé et droit comme un sapin de Suède. Son front était pur et ouvert comme un ciel dégagé de nuages, et tous ses traits portaient l’empreinte d’un cœur honnête et d’un esprit curieux. À voir ses yeux limpides, on sentait qu’ils étaient faits pour s’élever avec espoir et confiance vers le créateur de la lumière, et s’abaisser sans crainte vers l’ange des ténèbres. Il avait pris place parmi les compagnons du roi, parmi ses frères en valeur et en vertus. Ils n’étaient que sept comme les étoiles du char céleste, ou tout au plus neuf comme les filles de Mémoire. Leur choix était sévère. Il fallait, pour entrer parmi eux, subir l’épreuve du fer et du feu. C’était une race de Vikingr chrétiens assez semblable à celle qui s’élançait jadis sur les vagues de l’Océan. Ils ne dormaient jamais dans un lit ; ils étendaient leur manteau sur la terre, et, au milieu des orages et des glaces du Nord, ils reposaient là comme sur une couche de fleurs. De leur main vigoureuse, ils pouvaient ployer un fer de cheval. Jamais on ne les vit s’asseoir autour de la flamme du foyer. Ils se réchauffaient avec les balles ardentes et rouges comme les étoiles qui, dans les soirs d’hiver, ressemblent à des taches de sang. Pour qu’un d’entre eux cédât, il fallait qu’il fût attaqué par sept hommes à la fois ; encore devait-il se retirer en luttant toujours, car il ne lui était pas permis de tourner le dos. C’était là une de leurs lois ; mais il y en avait une autre plus difficile à suivre : c’est que nul d’entre eux ne pouvait parler d’amour à une jeune fille, avant que Charles ne se fût choisi une fiancée. Nul d’entre eux ne devait savoir comment l’azur se reflète dans deux yeux bleus, comment deux lèvres roses sourient, comment un sein de vierge palpite, car ils étaient tous fiancés à leur épée. »

Axel part avec joie, fier de remplir la mission qui lui était confiée, de braver les périls pour montrer son zèle à son roi. Le long de la route, il est attaqué par un détachement d’ennemis ; il s’appuie contre un arbre et combat jusqu’à la dernière extrémité. Mais il est seul, et ses adversaires sont en trop grand nombre. Après une lutte héroïque, il tombe couvert de blessures, baigné dans son sang. Une jeune fille, qui courait à la chasse sur un cheval fougueux, l’aperçoit, trouve en lui un reste de vie et le fait porter dans sa demeure. Là elle panse elle-même ses blessures, là elle interroge ses besoins et ses souffrances, elle le veille et le guérit. Quand Axel commence à recouvrer l’usage de ses sens, le premier objet qu’il aperçoit, c’est cette jeune fille penchée sur lui avec un regard d’amour et de compassion. « Ce n’était pas une de ces beautés d’idylle qui s’en vont éternellement dans les bois soupirer et contrefaire la douleur ; ce n’était pas une de ces beautés avec des cheveux blonds comme le soleil, des joues comme la violette, et des yeux comme le Vergissmeinnicht. C’était une fille de l’Orient. Ses cheveux noirs ressemblaient au voile de la nuit entourant un jardin de roses. La gaieté, la noblesse du cœur, brillaient sur son front, comme jadis le signe de la victoire sur le bouclier des Valkyries ; son teint était frais comme l’aurore avec ses rayons de lumière. Légère comme une Oréade, elle avait la démarche gracieuse et dansante. On voyait, comme les vagues, se balancer son sein plein de jeunesse et de santé, corps de lis et de roses, âme de feu, ciel d’été, ciel d’Orient inondé du parfum des fleurs et des rayons de soleil. Une lumière divine et un feu ardent luttaient dans ses yeux noirs. Quelquefois elle avait le regard orgueilleux de l’aigle de Jupiter planant dans les airs, et puis le regard de la colombe attelée au char d’Aphrodite. »

Peu à peu les forces d’Axel se rétablissent. Il sort appuyé sur le bras de sa bienfaitrice. Il erre avec elle le matin dans la forêt, le soir sur la colline. Tous deux sentent qu’ils s’aiment avant de se l’être dit ; mais bientôt le mot solennel s’échappe de leurs cœurs, leurs regards se rencontrent, leurs lèvres se touchent, et désormais ils savent qu’ils s’aimeront toujours. Axel se souvient qu’il a une mission à remplir, qu’il est lié par un serment. Il veut s’acquitter de son devoir, et obtenir du roi la permission d’épouser la jeune fille. Il part. Il arrive en Suède, et, pendant ce temps, Marie reste seule, livrée aux regrets de son amour, aux vagues agitations que lui donne l’incertitude de son sort. Le départ subit d’Axel, le serment mystérieux dont il a parlé, jettent dans son âme un doute horrible. Peut-être Axel en aime-t-il une autre ! peut-être est-il allé la revoir ! Du moment où cette fatale pensée s’empare d’elle, c’en est fait de sa foi de jeune fille, c’en est fait de son repos. Elle ne peut attendre le temps où Axel a promis de revenir. Elle veut partir aussi, elle veut s’assurer elle-même qu’elle n’est pas trompée. Elle prend un vêtement de soldat, se mêle aux cohortes russes qui vont tenter une expédition dans le royaume de Charles XII, et arrive sur la terre de Suède. Là, un combat s’engage. Axel est à la tête d’une troupe de vieillards, d’enfans, qui ont pris les armes en toute hâte pour repousser l’invasion. Il s’élance au milieu des rangs ennemis, et jonche la terre de morts et de blessés. Les Russes se retirent en désordre. La nuit, Axel passe sur le champ de bataille, il entend une voix plaintive qui l’appelle : c’est Marie qui expire.

Il enterre le corps de sa bien-aimée, puis le désespoir le saisit. Il erre autour de ce tombeau qu’il a lui-même creusé, et les champs où il s’égare entendent nuit et jour ses plaintes. Nulle main humaine ne pouvait lui donner la force de supporter son infortune. « Un jour on le trouva assis sur le rivage, les mains jointes comme s’il venait de prier. Des larmes cristallisées par le vent du matin brillaient sur sa joue, et son regard éteint semblait encore chercher le tombeau de celle qu’il avait aimée. « 

Le chef-d’œuvre de Tegner est sa Frithiofs saga. Dans aucun de ses poèmes, il n’a mis plus de sève, plus de fraîcheur d’idées, plus d’images vraies et gracieuses. Dans aucun de ses poèmes, son style n’a été plus flexible et plus harmonieux. C’est un vrai charme que de voir cette belle langue suédoise, cette langue mâle et sonore, assouplie à la volonté d’un vrai poète. Quand une fois il commence un de ses chants, on dirait qu’il tient entre les mains la harpe de chêne des anciens scaldes, et cette langue qu’il maîtrise, qu’il tourne à son gré, résonne sous sa main nerveuse comme une corde d’airain, ou soupire comme une voix de jeune fille.

Le poème se compose d’une série de chants lyriques de différentes mesures qui se tiennent l’un à l’autre, comme les anneaux d’une même chaîne, et forment un cycle épique. C’est une des chroniques les plus romanesques et les plus touchantes qui nous aient été conservées dans les traditions du Nord. C’est, on peut le dire, un tableau du Nord entier, avec sa vie de pirate, ses assemblées populaires et son culte païen. Tegner a composé cet ouvrage d’après la saga islandaise. Mais avec quelle élévation de talent il a développé le thème qu’il s’était choisi ! avec quelle grâce il a jeté sur ce canevas brut ses arabesques d’artiste, ses fleurs de poésie ! J’ai analysé dans une autre occasion la saga islandaise[8] ; qu’on me permette d’analyser aussi l’œuvre de Tegner.

Deux enfans sont élevés ensemble chez un de ces vieillards sages comme on en cite souvent dans les traditions Scandinaves. L’un est Ingeborg, la fille du roi Bele ; l’autre est Frithiof, le fils unique du riche paysan Thorsten. Ingeborg est une vraie fleur du Nord, blonde et pâle, douce et résignée, pareille à un de ces lis qui ouvrent leur calice à tous les rayons du soleil, et se courbent sous tous les vents. Frithiof est la plante vigoureuse qui doit grandir comme un chêne et braver la tempête. Tout jeune, il guide déjà sa barque à travers les fleuves écumans, il s’élance au-dessus des rochers pour atteindre le nid de l’aigle ou du vautour. Tout jeune, il aime Ingeborg. Il la conduit à travers les bois et les montagnes, il la porte sur ses épaules au-delà des torrens, il la protège comme un frère, et Ingeborg s’abandonne à lui avec amour et confiance.

Le roi Bele meurt et partage son royaume entre ses deux fils, en leur recommandant d’aimer Frithiof. Thorsten meurt en même temps que le vieux roi, dont il a été l’ami fidèle, le compagnon d’armes. Frithiof hérite de tous ses biens. Il demande à épouser Ingeborg ; mais les deux jeunes rois, Helge et Halfdan, lui répondent avec dérision qu’ils ne donneront pas leur sœur à un fils de paysan, et Frithiof se retire dans sa demeure, bien résolu de rompre à tout jamais avec eux. Quelque temps après, Helge et Halfdan sont attaqués par un ennemi redoutable. Ils implorent le secours de Frithiof, mais il le leur refuse. Les deux frères se mettent en marche avec leur armée. Frithiof reste seul, et la nuit, quand tout dort, il se jette dans son bateau, traverse l’onde qui le sépare de celle à laquelle il pense sans cesse, entre dans le temple de Balder, et y trouve Ingeborg. Là, il l’enlace dans ses bras, il lui jure un amour éternel. Ingeborg a peur ; elle a peur de profaner le sanctuaire du dieu, où elle a reçu son amant. Mais Frithiof combat toutes ses craintes, étouffe tous ses scrupules, et cueille sur ses lèvres vierges le baiser de l’amour. Quand les deux rois reviennent de leur expédition, ils accusent Frithiof d’avoir pénétré la nuit dans l’enceinte religieuse, d’avoir souillé la demeure des dieux. Un cri de réprobation s’élève contre lui. La loi de Bele le condamne ; il doit payer de sa vie le crime qu’il a commis. Mais son nom, sa valeur, et l’amour que le peuple lui porte, le sauvent. Halfdan le condamne à s’en aller chez un jarl lointain recouvrer un tribut qui n’a pas été payé depuis long-temps.

Frithiof part, emportant avec lui les sermens d’Ingeborg et l’espoir de revenir bientôt vivre auprès d’elle. Après une tempête violente contre laquelle il lutte avec énergie, il aborde sur le rivage habité par Angantyr. Un de ces bravi scandinaves, dont le métier était de se battre en toute occasion pour le prince auquel ils s’étaient dévoués, un Berserkir, renommé pour sa force et sa valeur, s’avance à la rencontre du voyageur et lui propose un duel. Frithiof, harassé de fatigue, couvert encore de l’écume des flots qu’il vient de traverser, accepte le combat. Il désarme son adversaire, et tous deux se prennent corps à corps. Le Berserkir tombe, et sa vie appartient à Frithiof. — Oui, ma vie t’appartient, dit le farouche guerrier, et je ne veux pas que tu me fasses grâce. Va chercher ton épée, je t’attends ici pour recevoir le coup mortel. Frithiof revient avec son épée, et trouve le Berserkir immobile à la même place et prêt à courber la tête sous son glaive. Cette fermeté l’ébranle. Il tend la main à son rival malheureux, le relève, et tous deux se présentent chez le jarl.

Angantyr reçoit Frithiof, non pas comme un ennemi audacieux qui vient chercher une contribution arriérée, mais comme un ami. Il le fait asseoir à sa table, il lui fait présenter la coupe de miœd, il veut le retenir près de lui et lui donner sa fille en mariage. Mais Frithiof a promis de rester fidèle à Ingeborg, et il ne manquera pas à son serment. Quand le printemps revient, il équipe un navire, prend le tribut que le jarl lui paie noblement, et vogue vers sa terre natale.

Cependant Helge et Halfdan, pour faire leur paix avec le roi Ring, ont promis de lui donner leur sœur en mariage, et la jeune fille, qui se souvient de Frithiof, qui l’aime toujours, obéit à l’implacable volonté de ses frères. Quand le jeune guerrier arrive dans sa patrie, il apprend que Ingeborg est loin. Alors sa fureur ne connaît plus de bornes. Il s’élance au-devant de Helge, lui jette au visage le tribut qu’il a rapporté, le renverse par terre, brûle le temple de Balder, et s’embarque de nouveau. Cette fois, il est proscrit par toutes les lois du pays. Cette fois, il dit un adieu de douleur à son pays natal, aux lieux où il a vécu, où il a aimé. Il s’élance sur le vaste Océan ; il commence sa vie errante, sa vie de vikingr, tantôt luttant avec audace contre les autres vikingr qu’il rencontre sur les vagues, et tantôt descendant sur les côtes pour combattre toute une tribu et ravager toute une contrée.

De longs mois se passent dans cette vie d’orages et de périls. Il aborde sur le sol de la Grèce, sur cette terre bénie dont son père l’a souvent entretenu comme d’une contrée fabuleuse, où le ciel est toujours bleu, où l’air est embaumé par le parfum des fruits vermeils et des oranges d’or. Là, le souvenir de son amour le saisit tout à coup, et lui jette dans l’ame une amère tristesse. Il ne se sent plus nulle envie d’essayer la force de son bras et le poids de son glaive. Il veut revoir encore une fois son Ingeborg ; il veut la revoir et lui dire un dernier adieu.

Un jour que le roi Ring était assis dans sa salle de banquet avec la fille de Bele, lui vieux, semblable, dit le poète, au froid automne, elle toute jeune, rose et fraîche comme le printemps, on voit entrer un vieillard couvert d’une longue barbe et d’un manteau sale. Les jeunes gens, à la vue de cet hôte étrange, se mettent à rire. Mais lui, prenant d’une main robuste le plus téméraire d’entre eux, le renverse à ses pieds. Le roi le fait approcher et l’interroge. L’étranger refuse de dire son nom et son pays ; puis tout à coup il se découvre, et à la place de ce vieillard mal vêtu qui avait fait rire de pitié les convives du banquet, on aperçoit un grand et beau jeune homme dont les cheveux blonds tombent à longues boucles sur ses épaules, et dont le regard plein de courage frappe de respect tous ceux qui le contemplent.

Ring l’invite à rester chez lui, et Ingeborg lui offre, en tremblant, la coupe où le vin pétille. Dès le moment où il l’a vu apparaître, Ring a reconnu Frithiof, et il veut mettre son honneur et sa fermeté d’ame à l’épreuve. Un jour, il traverse avec sa jeune épouse un lac nouvellement couvert de glace. La glace se brise sous leurs pieds, et Frithiof les sauve. Un autre jour, Ring s’en va à la chasse dans une forêt profonde, et lorsque ses compagnons sont loin, il dit à Frithiof : « Je suis las, asseyons-nous au pied de cet arbre ; je veux dormir quelques instans. » Frithiof étend son manteau par terre, et le vieux roi s’endort sur les genoux du héros. Pendant cette heure de sommeil, un oiseau noir perché sur une branche dit à Frithiof : « Qu’attends-tu ? l’époux d’Ingeborg est en ton pouvoir ; personne ne te voit. Il t’a ravi ta bien-aimée, ton espoir, ton bonheur. Ne peux-tu reconquérir ce qui t’appartient ? » Mais un autre oiseau lui crie : « Souviens-toi de ton honneur. Cet homme t’a reçu comme un frère. Il a confiance en toi. Ne souille pas ton nom par une lâcheté. » Frithiof, en proie à ces deux pensées qui flottent dans son esprit, tire son épée et la jette loin de lui. L’oiseau noir s’enfuit en poussant un cri sinistre ; l’oiseau blanc prend son essor vers le ciel. Ring se lève, « Je n’ai pas dormi, dit-il ; j’ai vu tout ce qui se passait en toi. Je t’ai reconnu, Frithiof, le jour même où tu entras dans ma demeure, et j’ai voulu voir jusqu’où allait ta noblesse de caractère, ton courage de héros. Dès ce moment je t’adopte pour mon fils : tu règneras après moi. »

Quelque temps se passe. Ring, se sentant près de mourir, appelle Frithiof, et lui lègue Ingeborg et son royaume. Mais le vieux roi laisse un fils en bas âge ; Frithiof ne veut pas lui ravir ses droits. Il le fait reconnaître pour souverain, et n’accepte que le titre de régent. Il retourne dans son pays. Un de ses ennemis est mort ; il se réconcilie avec l’autre. Il reparaît avec l’expression du repentir dans le temple de Balder, qui a été rebâti. Il obtient son pardon des vieillards, son pardon des prêtres, et épouse Ingeborg. Ainsi se termine ce poème remarquable, dont une analyse ne peut donner qu’une bien faible idée, et qu’il faudrait lire dans l’original pour en comprendre la saveur et le charme exquis[9].

La biographie de Tegner n’est pas longue à faire. Sa vie n’est pas féconde en évènemens. C’est une de ces heureuses vies qui se sont écoulées entre l’étude et la poésie, dans l’exercice d’un devoir et le laisser-aller d’un rêve. Elles ressemblent à ces rivières soumises à la main de l’homme, qui tantôt sont retenues par une écluse et tantôt courent en toute liberté à travers champs. Sans doute il y a eu là des coups de vent, des orages. Plus d’une fois ces vagues ont été noircies par la tempête ; plus d’une fleur s’est flétrie sur ces bords. Mais le nuage s’en est allé, le ciel est redevenu bleu, et la rivière a repris son cours paisible.

Esaïe Tegner est né le 13 novembre 1782, dans la province de Vermeland. Son père était pasteur à Millesvik. En 1799, Tegner entra à l’université de Lund. C’est là qu’il étudie, c’est là qu’il prend ses grades et qu’il devient successivement adjoint à la bibliothèque, maître en philosophie faisant des cours sur l’esthétique, secrétaire de la faculté de philosophie, professeur-adjoint, et, en 1810, professeur ordinaire. Il enseignait la littérature grecque et se faisait remarquer par la justesse de ses aperçus et la grâce de sa diction. En 1812, il obtint une prébende, en vertu de cette loi universitaire qui accorde des presbytères aux professeurs de Lund et d’Upsal. Il se fit consacrer prêtre ; il reçut le diplôme de docteur en théologie, et, en 1824, il fut nommé évêque à Vexiœ. Maintenant ses devoirs de prélat absorbent toutes ses pensées. On le prie depuis long-temps de continuer la publication de ses œuvres, qu’il a commencée en 1828, et il n’a pas encore pu s’y décider. Au lieu d’écrire des vers, il écrit des homélies ; au lieu de faire imprimer ses poésies inédites, il visite les écoles de son diocèse. Il est fier et heureux de sa mission de prêtre, comme il l’était autrefois de ses lauriers académiques. Je lui demandai si depuis qu’il était évêque il n’avait rien composé. « Non me dit-il avec un sourire de satisfaction, mais j’ai consacré vingt églises et prononcé vingt discours devant des assemblées de paysans.»

Heureux celui qui, après avoir dévoué sa vie de jeune homme aux rêves d’or de la poésie, peut reposer ainsi sa vieillesse dans l’enceinte du temple, dans les joies de la religion !


X. Marmier.
  1. Faute de caractères accentués, nous ne pouvons écrire que très imparfaitement les noms suédois. On prononce Wekchieu et Smolande.
  2. Hammarskœld, Svenska Vitterheten.
  3. vol. in-8o, Stockholm, 1823.
  4. vol. in-8o, Stockholm, 1825. La cinquième édition a paru en 1831.
  5. Till en Yngling.
  6. Skaldens Morgonpsalm.
  7. Revue des Deux Mondes, 1836.
  8. Lettres sur l’Islande.
  9. La Frithiofs saga a été traduite trois fois en allemand. Elle a été traduite en anglais avec beaucoup de talent par mistress Garnet. Un de nos amis doit en publier prochainement une traduction française.