Poulet-Malassis et De Broise (p. 15-27).

CHAPITRE PREMIER


CHANSONS DES ÉTUDIANTS


Au delà du Rhin, comme en deçà, le mouvement littéraire proprement dit n’a pas pris, dans ces dix dernières années, le développement qu’on pouvait d’abord attendre. Des courants imprévus, tumultueux et troublés, vinrent se précipiter au milieu du lac tranquille. Ce fut comme une fonte soudaine des neiges, lentement accumulées, sous les rayons d’un soleil trop ardent. Aujourd’hui, la transparence et la limpidité reviennent aux flots, où menace pourtant de se mêler désormais un limon industriel. C’est là qu’est maintenant le danger. De 1844 à 1847, Zedlitz, Anastasius Grün, et des poètes plus jeunes, de la même famille discrète, tels que Geibel, prévoyaient et pronostiquaient cette première avalanche, au-devant de laquelle les Freiligrath, les Meissner et les Hartmann s’élançaient imprudemment. Il appartient à la critique de signaler le péril de l’avalanche nouvelle, la fonte imminente des neiges industrielles. Sans doute la vapeur, la transformation physique du globe, les forces merveilleusement centuplées de l’activité productrice, sont des éléments, autrefois inconnus, de mâle poésie ; mais si l’âme ne les domine pas, si l’art, pondérateur harmonieux, n’en vient pas régler les mouvements, ces éléments précieux tourneront en anarchie, en désordre monstrueux et brutal.

Pour se soustraire à l’influence envahissante de ces séductions matérielles, l’imagination devra, plus que jamais, se retremper aux vives sources de la nature, de la pensée et du sentiment. L’étude des traditions populaires, la contemplation du spectacle humain dans ses scènes les plus naïves et les plus vraies, ne sauraient être trop recommandées dans ce but. La sincérité dans l’émotion, dans les observations et les faits, la simplicité sobre et digne dans la forme, voilà par où triompheront à l’avenir les écrivains et les poètes, à quelque branche de l’art qu’ils appartiennent. En tout, les vieilles formules, les procédés factices, les à peu près de convention, sont devenus lettre-morte. Sur cette terre, dont la face elle-même se renouvelle, une seule chose demeure immuable, c’est le cœur de l’homme avec ses trésors d’énergie, d’espérance, de dévouement et d’amour.

Plus on se rapproche du berceau des races, plus, en effet, on retrouve, même sous la grossièreté primitive des mœurs, ces marques divines de la destination privilégiée de l’homme ; comme sous les couches profondes du globe, bien que le plus souvent souillé d’une enveloppe terreuse, se cache le filon d’or pur.

C’est ce filon que les poètes doivent s’appliquer à découvrir, pour le faire ensuite briller à tous les yeux. C’est ce filon qu’ont plus d’une fois rencontré les lyriques allemands du dix-neuvième siècle, à l’imitation de leurs prédécesseurs du treizième, en fouillant le sol des traditions et des légendes, en demandant aux chants populaires, si pieusement conservés dans toutes les mémoires, si chaudement répétés en chœur par toutes les bouches, la note émue, la joie, le deuil, le désir, le regret, de chaque âge, de chaque profession, de chaque destinée individuelle et diverse.

Avant d’examiner les œuvres de ces modernes chanteurs (j’allais écrire enchanteurs), il ne sera donc pas sans intérêt d’entrer ici dans quelques développements au sujet des chants populaires de l’Allemagne, miroir fidèle et mobile d’une nation consciencieuse et sérieuse dans ses plaisirs comme dans ses chagrins, dans sa piété comme dans son rationalisme incrédule, dans sa soumission comme dans sa révolte. La charmante petite fleur bleue du souvenir et de la sincérité, le vergiss-mein-nicht, n’a pas cessé d’être le symbole, un peu idéalisé, de l’Allemagne.

J’ai sous les yeux un recueil, illustré avec beaucoup de verve et de fantaisie, où trois grandes phases de la vie ont servi de thème à des lieder qu’on pourrait se dispenser de reproduire par l’impression, tant la mémoire populaire se charge de les transmettre sûrement aux générations survenantes. Ce sont les chansons des étudiants (Studentenlieder), les chansons de chasse (Jœgerlieder] et les chansons militaires (Soldatenlieder). Le plus grand nombre de ces pièces ont été faites un peu par tout le monde, car on en ignore les auteurs ; d’autres sont signées de noms depuis longtemps consacrés ; d’autres enfin sont dues à des poètes modernes demeurés fidèles aux mœurs comme aux traditions du passé. Vous connaissez ces jolis recueils, que l’on rencontre, avec la Bible, dans les plus humbles chaumières d’outre-Rhin. L’air est noté en regard de chaque chant, et de gracieux dessins sur bois, pleins de détails tour à tour gais, tristes, moqueurs, fantastiques ou touchants, figurent le petit drame que les strophes déroulent. C’est comme une épopée imagée et familière où l’homme, roi débonnaire de la création, apparaît toujours entouré de fleurs, de fruits et d’oiseaux qui, la plupart du temps, viennent sans crainte se poser sur son épaule. Les physionomies, les attitudes des divers personnages, la disposition des objets en apparence les plus indifférents, tout concourt à l’effet et donne à ces pages une expression qui porte à la rêverie. L’amour, le vin et les chants y occupent naturellement une première place : « Quiconque est insensible à la femme, au chant et au vin, celui-là ne sera qu’un sot sa vie durant. » C’était déjà la maxime de Luther ; c’est devenu le refrain d’un lied que tout bon Allemand répète d’un air inspiré. Ces poètes ont chanté le vin avec une sorte de frémissement religieux que nos Collé, nos Panard et nos Désaugiers n’ont pas connu. Le vin leur inspire des odes, à nous des flonflons. Rappelez-vous le patriotique dithyrambe de Mathias Claudius en l’honneur du sang des vignes rhénanes :

Couronnez de verdure le cher gobelet plein, et videz-le joyeusement ! Dans l’Europe entière, messieurs les buveurs, trouvez donc un vin qui vaille celui-là !

Dans son heureuse fécondité, c’est le sol paternel qui le porte : ne vous étonnez donc pas de le trouver si bon, de le trouver si généreux, si calme, et si rempli de force et d’ardeur !

Aux bords du Rhin, aux bords du Rhin ! C’est là que croissent nos vignes ! Béni soit le Rhin ! c’est sur ses rives qu’elles se dorent et qu’elles nous versent cette liqueur sacrée !

Ce bon Mathias Claudius, qui avait une si profonde admiration pour Klopstock et pour l’école des bardes, a été très-sincèrement lui-même un des derniers bardes, sans cesser néanmoins de se montrer simple dans sa vie comme dans ses vers. L’hymne suivant confirmera mon assertion :

Entonnez d’une voix claire et haute, mitonnez le chant des chants, le chant sacré de la patrie, et que l’écho des bois le répète !

Patrie des anciens bardes, patrie de la loyauté fidèle, terre que l’on ne saurait se lasser de chanter, à toi nous nous consacrons de nouveau.

Nous nous consacrons pour garder la vertu des aïeux, pour protéger et défendre tes demeures ; nous aimons la douce gaieté allemande, les vieilles mœurs allemandes.

Les bardes doivent célébrer l’amour et le vin, mais plus souvent encore la vertu ; ils doivent être des hommes loyaux dans l’action comme dans la parole.

Leur chant énergique doit s’élancer impétueux vers le ciel, et tout véritable Allemand doit s’appeler ami et frère.

Cette traduction est bien pâle auprès de la concision sonore et accentuée des strophes originales. La pensée me semble même s’y être évaporée en partie.

Voici un lied qui perdra moins en passant dans notre langue. Il est de Wilhelm Müller, un poète de notre époque, mais qui a hérité de l’âme des minnesingers. La pièce a pour titre Fraternité. Le dessin représente deux jeunes compagnons debout dans une tonnelle, une main dans la main, et de l’autre heurtant leurs verres :

Dans la tonnelle de la Verte Couronne j’entrai mourant de soif ; un voyageur s’y tenait assis, assis près d’un vin frais.

Un verre était rempli, qu’il ne vidait jamais ; sa tête reposait sur son havresac, comme s’il ne pouvait en supporter le poids.

J’allai m’asseoir près de lui ; je le regardai dans les yeux ; je lui trouvai un air de parenté, et pourtant je ne le connaissais pas.

À son tour, le voyageur étranger me regarda aussi dans les yeux, puis il remplit mon verre, et il me regarda de nouveau.

Ah ! comme alors retentirent nos verres vivement heurtés ! comme frémirent nos mains chaudement étreintes ! — Vive ta bien-aimée, frère de cœur, vive ta bien-aimée dans le pays allemand !

À mon avis, la sympathique effusion de l’âme allemande est admirablement rendue dans ce morceau. La délicatesse exquise du sentiment s’y joint au naturel de la mise en scène et à l’intérêt progressif de l’action. Nulle déclamation, nulle recherche d’images ni d’ornements accessoires. C’est vif, simple et spontané comme l’émotion qui anime ce drame naïf. C’est d’un art consommé, tant l’art y paraît absent.

Les mœurs et les coutumes des universités allemandes ont été trop souvent décrites pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. On connaît les phases diverses de ce temps d’études ferventes, entremêlé d’enthousiasme, d’extravagances généreuses et de liberté. Gœthe, dans son Faust en a fait plus d’une peinture prise au vif. Je trouve dans mon recueil une chanson de Binzer où je crois voir la charte de l’étudiant allemand. Je la traduis avec le respect que méritent toutes les chartes :

Trinquez ! l’étudiant est libre

Trinquez ! et hurrah ! hurrah ! Celui qui dirige les étoiles à la voûte du ciel, c’est lui, c’est lui-même qui tient notre étendard. L’étudiant est libre !

Trinquez ! vive la patrie ! hurrah ! Demeurez fidèles aux saintes coutumes de vos pères ; mais pensez aussi à l’avenir. L’étudiant est libre !

Trinquez ! vive le prince régnant ! hurrah ! Il a promis de sauvegarder le vieux droit ; aussi voulons-nous l’aimer loyalement. L’étudiant est libre !

Trinquez ! vive le saint amour de la femme ! hurrah ! Quiconque ne vénère pas la délicate sensibilité de la femme, ne sera pas non plus un digne champion de la liberté et de l’amitié. L’étudiant est libre !

Trinquez ! vive le courage viril ! hurrah ! Celui qui ne sait ni chanter, ni boire, ni aimer, celui-là n’inspire à l’étudiant que mépris. L’étudiant est libre !

Trinquez ! vive la libre parole ! hurrah ! Quiconque connaît la vérité, et ne la dit pas, sera toute sa vie un misérable ! L’étudiant est libre !

Trinquez ! vive l’action vaillante ! hurrah ! Celui qui pèse en tremblant les conséquences, celui-là se courbe où la force se dresse ! L’étudiant est libre !

Trinquez ! vivent l’honneur et le salut des étudiants ! hurrah ! Aujourd’hui, demain et à jamais, soyez loyaux et fidèles, étudiants, et répétez ce refrain : L’étudiant est libre !

N’avais-je pas raison d’annoncer la charte des étudiants ? Quelques chansons vont nous montrer comment ils la pratiquent.

Voyager

Le mois de mai est de retour ; les arbres bourgeonnent. Restez, si bon vous semble, restez sous votre toit en compagnie de sombres soucis ! Quant à moi, de même qu’on voit errer les nuages dans les espaces du ciel, ainsi ma pensée prend son essor à travers le vaste, vaste monde.

Cher père, tendre mère, que Dieu vous garde ! Qui sait si la fortune ne me réserve pas ses faveurs ? Il y a tant de routes encore que mon pied n’a jamais foulées ! il y a encore tant de vins où jamais n’ont trempé mes lèvres !

Debout donc, et alerte ! Suis ce gai rayon de soleil qui te convie à gravir la montagne, à descendre ensuite dans la vallée profonde ! Les sources bruissent ; tous les arbres exhalent un frémissement sonore ; pareil à l’alouette, mon cœur mêle au concert son joyeux chant.

Et, le soir, haletant de soif, j’entre dans mainte petite ville : « Monsieur l’hôtelier, monsieur l’hôtelier, une pinte de vin blanc ! Et toi, ménétrier jovial, prends ton violon, et accompagne ce lied où je célèbre ma bien-aimée ! »

Et si, par hasard, je ne trouve point d’auberge, alors je m’étends pour passer la nuit sous la tente azurée du ciel ; les étoiles veillent sur moi ; le tilleul, qu’agite une brise légère, m’endort doucement à son murmure ; et je suis réveillé par les baisers odorants de l’aurore.

Voyager ! voyager ! volupté libre et pure de l’étudiant ! C’est alors que le souffle de Dieu vient, mieux que jamais, lui rafraîchir la poitrine ; c’est alors que de son cœur gonflé s’échappe avec enthousiasme ce cri d’ivresse : « Que tu es donc beau, sublime, ô vaste, ô vaste monde ! »

Séparation

Autant de fois qu’il y a d’étoiles au ciel, à la voûte azurée du ciel ; autant de fois qu’il y a de moutons dans les vertes, vertes plaines ; autant de fois qu’il y a d’oiseaux voltigeants par-ci et par-là ; autant de fois, autant de fois mon cœur te salue et te bénit, cher trésor !

Avec patience je veux porter ma peine, absorbé constamment dans ta seule pensée. Chaque matin je veux dire : « Ô mon amour, quand viendras-tu vers moi ? » Tous les soirs je veux murmurer tout bas en fermant les yeux : « Ô mon amour, pense, pense à moi ! »

Oui, jamais je ne t’oublierai, jamais ne finira mon amour ; et quand la mort fermera mes paupières, je veux reposer au cimetière de l’église, endormi dans ta chère pensée, — comme l’enfant qu’une douce chanson endort dans son berceau.

L’anneau brisé

Dans une fraîche vallée tournoie la roue d’un moulin à eau ; ma bien-aimée a disparu, ma bien-aimée qui naguère habitait là.

Elle s’est fiancée à moi en me donnant son anneau ; elle a trahi sa foi et mon anneau s’est brisé en deux.

Je voudrais, comme un musicien ambulant, errer au loin par le monde, et chanter mes chansons, et aller de seuil en seuil.

Je voudrais comme un cavalier, me précipiter au milieu du combat sanglant ; je voudrais m’asseoir muet autour des feux de bivac sillonnant l’obscurité des nuits.

Le moulin vient-il à faire résonner sa roue, je ne sais plus ce que je veux. — Ah ! je voudrais plutôt mourir ; là du moins je trouverais le repos.

Justification

Lorsque nous errons à travers les rues, comme de vrais étudiants en goguette, maint œil gris ou bleu, maint œil noir ou brun, guette de mainte maison ; et je laisse errer mes regards de fenêtre en fenêtre, comme si je voulais en découvrir une qui fût pour moi la bien-aimée entre toutes !

Et pourtant je sais que celle-là demeure à bien des milles, hélas ! à bien des milles d’ici ; et néanmoins je ne peux pas m’empêcher de contempler en passant ces jolies fillettes. — Cher trésor ! ne va pas te chagriner si le bruit en vient jusqu’à toi, et c’est pour t’épargner cette fâcheuse surprise que le voyageur a composé ce lied.


rentrons plutôt au cabaret

Droit, hors du cabaret, je m’avance en ce moment ; ô rue, quel air étrange je te trouve ! Je cherche ton côté droit, je cherche ton côté gauche : tout est renversé ; ô rue ! je vois que tu es ivre.

Pourquoi donc, ô lune ! me regarder ainsi de travers ? Pourquoi cet œil ouvert et l’autre fermé ? Tu as trop bu, la chose est claire ! N’as-tu pas honte, n’as-tu pas honte, ma vieille amie ?

Et maintenant les lanternes (que se passe-t-il donc, grands dieux ?) ; voilà que les lanternes ne savent plus se tenir debout ; elles vacillent et flamboient sens dessus dessous : je me trompe fort, ou leur raison est restée au fond du verre.

Du grand au petit, tout chancelle, tout roule dans un tourbillon ; dois-je m’y risquer faible et seul ? Il me semble vraiment que ce serait folie ! je préfère retourner prudemment au cabaret.

Lied de l’étudiant qui revient

Étudiant moussu (arrivé au terme des études), je pars ! Dieu te garde, maison du philistin ! (C’est le nom que l’étudiant donne à l’homme établi, au bourgeois). Je retourne dans la vieille patrie ; c’est à mon tour d’être maintenant un philistin ! Je retourne dans la vieille patrie ; mon tour est venu d’être un philistin !

Adieu, rues droites et tortueuses ! je ne vous traverserai plus désormais ; vous ne résonnerez plus de mes chants, de mon vacarme et du cliquetis de mes éperons !

Cabarets et tabagies, que me voulez-vous ? Ce n’est plus ici que je dois rester ; ne m’enlacez plus de vos longs bras ; n’agacez plus, de grâce, mon cœur altéré !

Dieu vous bénisse, cours académiques ! En vain paradez-vous là devant moi ! Et vous, mornes salles, grandes et petites, vous ne m’enserrerez plus dans vos murs !

Me voici, hélas ! au seuil de la bien-aimée. Chère petite, laisse une fois encore briller à la fenêtre ton doux œil bleu, l’or de tes tresses épaisses !

Et si tu m’as déjà oublié, je ne te souhaiterai rien de mal en retour ; choisis un autre amoureux ; mais qu’il soit aussi bon vivant, aussi fidèle que moi !

Plus loin, plus loin, mon chemin me conduit ; debout, vieux compagnons de folie ! Mon cœur est léger, ma route riante ; Dieu te protège, ville des Muses !

Et vous, frères, pressez-vous autour de moi ; faites que mon cœur léger ne devienne pas lourd ! Sur des chevaux fringants, suivez-moi en joyeuse escorte !

Suivez-moi jusqu’au prochain village ; là, buvez encore avec moi du même vin ! Et alors, frères, puisqu’il le faut, le dernier verre, le dernier baiser !

Ainsi se déroule cette fantasque, rêveuse et parfois héroïque épopée de la vie universitaire transrhénane. J’ai dit héroïque, et ne retirerai pas le mot : on sait quelle part les étudiants de 1813 prirent à l’affranchissement politique de l’Allemagne. Les professeurs, sur toute la surface du territoire, devinrent autant de Pierre l’Hermite et de saint Bernard prêchant la nouvelle croisade. J’ai consacré ailleurs un chapitre particulier aux trois poètes Schenkendorf, Théodore Kœrner et Arndt, qui ont le plus contribué par leurs chants à réveiller ce sentiment, longtemps assoupi, de l’indépendance nationale. Arndt surtout, que l’on a bien nommé un dévoreur de Français (Franzosenfresser), a poussé à l’action cette jeunesse généreuse, en lui décochant, comme autant de flèches acérées, ses strophes brûlantes de colère, de haine et de patriotisme. Ce Tyrtée moderne nous a été un rude ennemi. On peut appliquer à l’influence de ses lieder sur la délivrance de l’Allemagne le fameux mot du comte d’Artois au sujet de l’effet produit par la brochure de Chateaubriand De Buonaparte et des Bourbons. Ces lieder ont plus fait pour la cause qu’une armée de cent mille hommes. Ils l’ont créée ; ils ont ranimé l’amour du sol natal et entraîné jusqu’aux femmes dans la sainte conspiration qui devait aboutir au renversement de la domination étrangère. Elles y ont envoyé, pour héros et pour martyrs, les mères leurs fils, les jeunes filles leurs frères et leurs fiancés. Le Chant de l’épée, de Théodore Kœrner, restera comme un monument de l’enthousiasme de tout un peuple décidé à mourir pour affranchir ses foyers.

Dans un autre chapitre, nous examinerons les chants populaires de chasse et de guerre. Là encore, l’âme germanique nous apparaîtra dans ses manifestations les plus spontanées et les plus naïves. Les lieder de chasse nous la montreront dans son commerce intime avec la nature. Nous la verrons éprise de la mystérieuse horreur des forêts, et à ce culte superstitieux de l’ombre, du silence, du chêne et du frêne, ces arbres druidiques, nous reconnaîtrons la tradition persistante de la robuste race d’Odin. Les Chants de guerre nous rappelleront les valeureux destructeurs des légions de Varus. Tous les hauts faits militaires qui honorent la grande famille germanique y ont laissé leurs traces. Ce sont comme autant de fragments épiques de la vaste épopée allemande. Ils ont revendiqué, comme leur appartenant à titre collatéral, cette noble, héroïque et sereine figure de Sobieski, dont la gloire appartient à l’Europe chrétienne et civilisée tout entière, à titre de reconnaissance, et dont la vie chevaleresque a trouvé, dans un de nos contemporains illustres, dans l’homme que la politique et les lettres ont montré constamment fidèle au sentiment chevaleresque, dans M. le comte de Salvandy, l’historien le plus digne, le plus au niveau d’une telle tâche par l’élévation des vues, par l’ampleur imagée du style, par la noblesse du cœur et du caractère, par l’amour et l’émulation des grandes choses.