Poètes contemporains de l’Italie - Giosuè Carducci

Poètes contemporains de l’Italie - Giosuè Carducci
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 3 (p. 601-625).
POETES CONTEMPORAINS
DE L'ITALIE

M. GIOSUE CARDUCCI

I. Poesie di Giosuè Carducci (Enotrio Romano), Firenze 1871, Barbera. — II. Nuove Poésie di Enotrio Romano (Giosui Carducci), Imola 1873, Galeati. — III. Opere di Poliziano, illustrate da G. Carducci. — IV. Poesie di Lorenzo de’ Medici, prefazione di G. Carducci. — V. Studi letterari, Livorno 1874, Vigo.

Un poète qui jette des rimes dans la mêlée des partis, qui déploie un drapeau pour y inscrire ses vers, est en France une exception assez rare. Nous n’aimons pas que la muse se fausse la voix au milieu des clameurs enrouées de la place publique, ni qu’elle serve d’instrument servile aux passions violentes. L’exemple en a été donné, mais il n’a pas porté bonheur à ceux qui l’ont essayé ; ils y ont perdu, sinon le succès bruyant, du moins la sympathie et l’affection du public vraiment lettré. En Italie, les habitudes sont différentes. Longtemps la poésie a été le foyer de la vie nationale : en l’absence de tout autre moyen d’expansion, l’activité morale, les désirs, les espérances, les regrets, les colères de ce peuple asservi à des étrangers, empruntaient les accens de ses poètes, et durant les périodes de son plus grand abaissement c’est encore dans les cadences de leurs strophes que l’on pouvait compter les battemens de ce cœur italien qui refusait de mourir.

Une longue pratique a consacré dans ce pays l’usage de plier l’ode, la canzone, la satire, le sonnet, à l’expression de la pensée politique. Chacun des mouvemens sociaux de l’Italie du XIXe siècle a eu ses chantres harmonieux. Après 1815, partagé entre les consolations religieuses qui lui parlaient d’une Providence et le désespoir qui ne voyait dans la création qu’une fatalité sans entrailles, ce pays, alors malheureux entre tous ; entendit les hymnes sacrés de Manzoni et les éloquentes malédictions de Leopardi. 1821 releva les courages et suscita le Lombard Berchet et le Florentin Niccolini : l’un aguerrit la molle strophe italienne et lui fit exprimer la haine de l’étranger ; l’autre continua sur des scènes souvent obscures la tradition républicaine d’Alfieri. Après 1830, le Béranger toscan, Giusti, travaillait avec ses satires à l’œuvre de la liberté. Quand 1847 vit naître des espérances que rien désormais ne pouvait plus étouffer, la vie active commença en Italie, et la poésie dut rentrer peu à peu dans son vrai domaine. De 1847 à 1859, si M. Aleardi engagea la lutte avec l’arme fragile des vers contre les Autrichiens maîtres de la Lombardie, M. Prati en Piémont put se livrer à sa libre fantaisie et se contenter d’être quelquefois le poète de la dynastie constitutionnelle.

Après 1859, il semble qu’il ne reste plus de place pour la poésie dans la politique. Son rôle est fini ; elle a préparé la nation à de nouvelles destinées, elle a ouvert la voie aux hommes de guerre, car les changemens les plus légitimes dans le sort des nations se font malheureusement avec le fer. Quand l’œuvre du soldait est accomplie, c’est à l’homme d’état d’organiser la conquête, même quand le peuple est son propre conquérant. Le temps des Amphions et des Orphées est passé : on n’établit pas un gouvernement, des chambres, un code de lois, une armée, un budget, avec des strophes. Ne convient-il pas alors que les poètes quittent le forum et rentrer dans leur vrai domaine, dans la retraite studieuse, où ils retrouvent la nature et la vérité ? Et qui sera le gardien de ce sanctuaire, s’il est délaissé par ceux qui en doivent entretenir le culte ?

Cependant il n’en est pas ; ainsi de l’autre côté des Alpes. Lyriques, satiriques, dramaturges, ne s’empressent pas de quitter le champ de bataille des partis : il en résulte ce double inconvénient, beaucoup de poésies de circonstance et une large dose de politique rimée. Je ne crois pas que le danger en soit fort à craindre dans un pays pourvu d’un grand sens et rompu par les siècles aux habitudes de la docilité ; pourtant la dignité des lettres en souffre, et les écrivains s’accoutument à faire leur trouée dans le monde par des témérités, à surprendre l’attention publique avec un peu de talent et beaucoup de bruit. Au milieu de ce conflit de stances dont on aurait pu se passer, il y a cependant des pages faites pour mériter l’intérêt. Nous trouvons des unes et des autres dans un écrivain jeune encore qui a emporté de nombreux suffrages et soulevé tout autant de critiques. M. Carducci est l’auteur de quatre recueils : les Juvenilia, juvéniles moins par l’esprit du livre que par l’âge de l’auteur, qui a fait plus tard ses fredaines littéraires, — les Levia Gravia, mêlés, comme il le dit, et peut-étre plus qu’il ne le pense, de choses légères au milieu de pensées graves, — les Decennali, série politique dont la prétention est de rappeler un poème de-Machiavel portant le même titre, — — enfin les Nouvelles Poésies, qui, sauf deux ou trois pièces violentes, accusent une certaine maturité.


I.

M. Giosuè Carducci n’a pas eu souci du reproche adressé aux nombreux poètes de circonstance que compte la génération actuelle. Il ne se rend pas compte des différences qui séparent notre temps de celui de Leopardi ou de Manzoni ; il ne voit pas qu’il a derrière lui non plus une nation, mais un parti, et ce parti est précisément le souci, l’inquiétude, le trouble-fête de la nation. Cependant ses écrits, tout animés qu’ils sont de la passion du moment, prouvent un véritable talent, et de ces effusions républicaines, qui sont même quelque chose de plus, il restera sans doute des traits de satire, quelques mouvemens lyriques, dont le souvenir sera lié à celui de l’histoire de l’Italie contemporaine. L’ardeur politique répandue dans ses écrits n’est pas le seul grief de la critique contre M. Carducci : l’écrivain a un goût fâcheux pour les personnalités. En qualité d’étranger fort désintéressé dans la question, elles ne peuvent que nous déplaire, elles ne sauraient nous blesser ; mais notre regret est bien vif de retrouver dans la littérature d’un peuple désormais libre, d’un peuple ami, ces odieuses querelles où se reflétait l’abaissement politique d’autrefois. Et que signifie en effet de parler d’unité, d’Italie indivisible, si le démon de la discorde est toujours là, si les poètes se chargent de perpétuer l’esprit de cette vendetta littéraire ?

Serra est le nom de sa patrie, dans la maremme toscane, non loin de l’emplacement de la vieille Populonia, la ville étrusque, la cité des forgerons dont parle Virgile et d’où Rome tirait le fer pour soutenir son duel contre Carthage. Il se fait gloire d’être né dans ce pays sévère, au milieu de ces plages veuves de leurs anciennes cités, à l’ombre des vieux donjons féodaux qui du haut de leurs roches calcinées semblent veiller sur les nécropoles tyrrhéniennes au fond des bois. Il a entendu, dit-il, à l’heure silencieuse de midi, lorsque tout semble dormir dans la campagne inondée de soleil, la conversation des lucumons et des augures de, ses premiers ancêtres. Quand le sirocco énervant tourmente les figuiers sauvages sur les vastes rochers taillés en équerre, il est monté sur les côtes anguleuses où le précédait le marchand du temps des Tarquins, attendant les voiles rouges de Phénicie sur la vaste mer bleue. Dante, qu’il appelle un pontife étrusque sorti de sa tombe, a été son grand-prêtre et son père spirituel, et il se fait conter par le chasseur la légende du comte Ugolin revenant du combat et frappant à la porte de la tour de Donoratico.

Il paraît que M. Carducci n’a pas conservé de l’école un souvenir sympathique. Est-ce la noire soutane du maître, sa voix chevrotante et le verbe amo à conjuguer sur une page usée et jaune, qui lui faisaient venir à l’esprit l’idée précoce de la mort ? Par un beau jour de juin, jour de soleil et de joie exubérantes que le poète excelle à décrire, l’enfant délivrait ses regards et sa pensée des entraves de la classe, en les dirigeant, à travers la fenêtre, sur les monts, sur le ciel, sur la courbe sinueuse de la mer. Grands chênes, petits arbrisseaux, nids babillards, oiseaux, insectes, faisaient un tableau et un concert à sa jeune imagination. Tout à coup du milieu de cette vie de la nature jaillit dans son esprit l’idée de la tombe et du néant. Cette petite peinture, intitulée Souvenir d’école[1], n’est pas seulement une de ses esquisses les plus heureuses ; sans le vouloir, il fait entrevoir dans cette figure enfantine de dix ans la physionomie du poète à trente ou quarante ans. « L’enfant est le père de l’homme, » dit Wordsworth, et je ne saurais m’étonner de ce que cet écolier qui se dérobe à sa classe pour voltiger tour à tour des pensées joyeuses aux images funèbres continue plus tard, esprit peu docile, à secouer tous les jougs, même parfois celui de la raison, à vagabonder en imagination, à passer du rire aux larmes, quelquefois sans motif, comme le clavier sous les doigts d’un artiste capricieux.

Il a consacré à un autre maître un hommage plus reconnaissant. Pietro Thouar était un instituteur populaire, d’opinions qui sentaient la république, et un écrivain de la phalange de ceux qui, renonçant aux conjurations, se mirent à préparer le peuple pour des jours plus heureux. Il avait fait partie de la Jeune Italie, et, tout en faisant sa classe, il copiait et répandait sous main les vers patriotiques de Berchet. Ce sont là précisément les hommes qui ont donné le signal du ralliement autour du trône national de Victor-Emmanuel. On comprend que de tels maîtres, qui signaient des adresses à la royauté d’une main atteinte déjà des glaces de l’âge, devaient laisser quelques écoliers moins revenus des illusions de la jeunesse. Si M. Carducci est un échantillon fidèle de cette génération, elle est plus démocrate que celui qui l’a formée. L’instituteur fuyait les avances des princes et ne portait pas les décorations qui lui étaient accordées ; l’écolier fait profession de braver les grands et les riches ; il ne croit pas pouvoir honorer son maître sans déclamer quelque peu contre les faux Gracchus, contre les Brutus satisfaits, contre les Catons de comédie. Disons-le en passant, M. Carducci gâte le portrait de cet homme aimable et modeste par le cadre emphatique où il l’enchâsse ; il en est puni par le ton théâtral de cette pièce d’un lyrisme peu d’accord avec la simplicité du sujet.

Un autre écrivain, celui-là plus célèbre, paraît avoir exercé sur lui et sur les hommes de son âge et de son parti une influence sérieuse. Le poète dramatique Niccolini avait marché d’abord dans la même voie que les Manzoni, les Rosmini, les Balbo, les Giusti. Une scission eut lieu sur la question religieuse ; Niccolini ne se laissa pas gagner par les espérances qui brillèrent comme une aurore fugitive sur les commencemens du règne de Pie IX. « Tu resteras gibelin, et nous resterons guelfes, mais nous serons toujours amis, » telles avaient été, dit-on, les dernières paroles adressées à la suite d’une discussion par le marquis Gino Capponi, qui attendait de la papauté la revendication de la liberté italienne, à Niccolini, qui n’en attendait que la prolongation des maux présens ; cette protestation cordiale ne fut pas réalisée. Les libéraux d’avant 1846 demeurèrent plus ou moins guelfes, ceux d’après se firent, pour une bonne part, gibelins ; mais Niccolini cessa de donner la main à ses anciens compagnons d’armes. Il changea d’amis, et M. Carducci compta sans doute parmi ceux qui renouvelèrent l’entourage du vieux poète républicain ; il grossit certainement les rangs des jeunes hommes qui faisaient de chacune des tragédies nouvelles de Niccolini une occasion de manifestations politiques contre la dynastie de Lorraine. Il devait être au milieu de la foule qui, à la veille de l’annexion au royaume d’Italie, battait des mains aux scènes plus virulentes que dramatiques de la pièce d’Arnauld de Brescia. Lui aussi, je pense, accompagnait en triomphe à son domicile le dramaturge presque octogénaire qui venait de surexciter en beaux vers la double passion de l’unité nationale et de l’indépendance civile. Dans plusieurs pièces de M. Carducci, nous retrouvons l’écho de ces soirées qui enivrèrent un instant Florence et rompirent la solitude où vivait confiné le patriarche libéral. C’est au lendemain d’une représentation de l’été de 1856, presqu’à la veille de la libération de l’Italie, que le jeune poète enthousiaste écrivait ces strophes :

« D’où te vient, ô saint vieillard, la puissance de communiquer à de vieux souvenirs de jeunes et vivantes colères, et d’enseigner l’espérance à nous autres, âmes abattues et muettes ? Donc l’éternelle intelligence est encore compatissante à cette patrie, puisque tu demeures, malgré la destinée ennemie, chantre de l’Italie en ses années de servitude…

« Eh bien ! puisque tout le reste nous est refusé, que la muse du fond des théâtres déclare la guerre ! qu’elle jette la flûte plaintive et ceigne la cuirasse, qu’elle saisisse la lance d’une main aguerrie ! Que les jeunes reçoivent d’elle un lait qui les remplisse de courage, que l’âge mûr se forme à la hardiesse, que la plèbe, point d’appui nécessaire, apprenne qu’il y a une patrie[2] ! »


Ces images ne sont pas toutes d’une égale fraîcheur ; elles paraissent d’autant plus conformes à l’école classique et toute grecque de Niccolini. Une analogie plus remarquable se rencontre dans certains sujets traités par le poète de soixante-dix-huit ans et par son disciple, qui n’en a que vingt-six. La différence consiste, et sans doute elle est notable, en ce que le premier parle des mêmes choses en ayant les yeux sur Dante et sur Pétrarque, et le second en tournant quelquefois les regards du côté de M. Victor Hugo. Le saint-père a-t-il excommunié les envahisseurs du territoire de l’église, le vieillard maudit Rome, il l’appelle « courtisane des rois, » meretrice dei re, il s’emporte contre « sa cupidité, » contre « sa bassesse mercenaire, » c’est de l’invective qui sent son XIVe siècle ; le jeune homme s’attaque directement au souverain pontife et l’excommunie à sa manière en vers lyriques. M. Carducci brûle ce qu’il a adoré ; il a outragé la majesté pontificale dix ans après avoir chanté le saint sacrement. Ici encore nous trouvons la progression remarquée plus haut, et le disciple va bien plus loin que le maître. Niccolini refusa la croix de l’ordre civil de Savoie que lui donnait le roi Victor-Emmanuel : il était au fond républicain ; mais il vint, appuyé sur les bras de ses amis, présenter une adresse au nouveau roi d’Italie. Le vieux poète y rappelait avec complaisance des vers de sa façon où il invoquait, trente ans auparavant, l’avènement d’un roi qui fît disparaître les divisions et fermât les blessures. Celui qui prétend marcher sur les traces du vieux gibelin, à défaut d’une autre république, chante la république française, l’ancienne, celle des Desmoulins, des Danton, des Robespierre. Marat lui-même a sa part, non d’éloges, — M. Carducci est homme d’esprit, — mais de souvenirs et d’excuses, le tout puisé dans M. Michelet. Nos écrivains radicaux ont pris de l’empire sur la démocratie italienne : Mazzini est délaissé comme mystique et amoureux de l’idéal.

Après ces réflexions, ceux qui ne sont pas au fait de l’extrême libéralisme qui règne en Italie apprendront avec surprise que ce poète jacobin, que cet ennemi forcené des papes est professeur depuis une douzaine d’années à Bologne. Sans doute cette ville, en sa qualité d’ancien chef-lieu des légations pontificales, est un foyer naturel de réaction démocratique ; cependant de l’autre côté des Alpes il n’y a pas à s’étonner de cette liberté ou, si l’on veut, de cette licence : L’Italie, même sous le régime de l’unité, est le pays de la variété. L’esprit public change d’une ville à une autre, et il y a des courans qui portent en sens divers les Italiens que leurs intérêts n’attachent pas à leur sol, ici les démocrates, là les conservateur un peu partout les libéraux. M. Carducci est un Toscan dépaysé. Dans un sonnet de 1867, il accuse Florence d’indifférence politique et de servilité, ni plus ni moins que s’il était Napolitain ou Piémontais. Ne serait-ce pas qu’il a des saillies trop vives pour le calme tempérament des Florentins ? Il n’est pas besoin d’une grande sagacité pour entrevoir les divisions, les sécessions, le démembrement final qui succéderaient à l’institution de la république en ce pays. La royauté est le lien nécessaire qui retient ensemble toutes ces parties discordantes.

De bonne heure, M. Carducci publia des vers qu’il réunit ensuite sous le titre de Juvenilia. Comme il se fait une consommation perpétuelle de poésie, les écrivains en ce pays, loin de se recueillir, lancent dans le monde leurs inspirations au jour la journée, et quand ils les rassemblent en volumes, il n’est pas rare que ces pensées, nées chacune en leur saison particulière, affectent des couleurs diverses. Il y a un peu de tout dans ces Juvenilia. L’auteur pourrait bien être chrétien et catholique, — il écrit des stances en l’honneur d’une Diana Giuntini, morte en odeur de sainteté ; il pourrait bien aussi être libre penseur, — il méprise son siècle, « ce petit siècle qui affecte le christianisme, » il secoletto vil che cristianeggia. Peut-être ne serait-il ni l’un ni l’autre, s’il faut prendre au sérieux sa pièce à Phébus Apollon, où il parle en dévot du vieux culte des idoles. Nous aussi, nous avons eu nos païens de la littérature, quoiqu’ils ne fussent guère que des dilettanti de mythologie, des artistes jouant des variations sur un thème homérique ou alexandrin. Il s’agit ici d’un retour presque sérieux au polythéisme, d’une débauche de paganisme en apparence fervent, d’un retour aux dieux de Virgile et d’Horace par je ne sais quel patriotisme autant que par tendance littéraire. Monti, en 1825, avait épuisé tout ce que ce thème pouvait offrir de piquant. Son épître sur la mythologie était une plaisanterie écrite de verve contre les romantiques. M. Carducci en fait un article de foi et une question de drapeau. Dans un brindisi, — chanson à boire, — il invite ses amis, des étudians de Pise sans doute, à laisser la misérable famille romantique gémir, jeûner, regarder la lune de ses yeux affaiblis, à vider les coupes suivant le rite héréditaire, tandis que le clairon autrichien retentit dans les lieux où naquit Virgile, tandis que le soldat français parcourt la Voie-Sacrée. Il est entendu que, pour la dignité classique, le clairon autrichien reçoit le nom de lituus rhétique, et le soldat français celui de guerrier de Brennus. Bacchus est invoqué à défaut d’Apollon, que Teutatès et Odin ont mis en fuite. Certes nos régimens eussent été bien étonnés de se voir traités d’adorateurs de Teutatès. Ces anachronismes, datés de 1854, perdraient toute saveur, si l’on oubliait la passion politique ou nationale qui inspirait les jeunes buveurs.


« Caton lui-même, intrépide, demanda sa coupe à son esclave ; puis, songeant à César, il saisit le fer romain.

« Et, tandis que Brutus veillait sur les livres de Platon, Cassius, au milieu des amphores de cécube, attendit les ides de mars. »


L’auteur s’efforçait de rajeunir la vieille querelle du romantisme en y mêlant des choses étrangères. Encore aujourd’hui cette préoccupation le brouille avec l’astre pacifique de la lune, la confidente pourtant, l’amie d’un de ses maîtres vénérés, Leopardi ; mais la lune, à ce qu’il paraît, a le tort d’être romantique. Sa préférence littéraire pour le soleil, son mépris capricieux pour l’humble satellite, lui dictent encore dans son dernier recueil une boutade qui a son originalité.


« Bienfaisant est le soleil ; il seconde le travail des hommes, et, joyeux, il s’y complaît ; par lui, la vaste moisson d’or courbée appelle en frémissant la faux.

« D’en haut, il sourit au soc humide reluisant entre les noires mottes de terre, tandis que le bœuf descend lentement la côte toute rayée de sillons.

« Sous le voile des pampres, il enflamme et dore les grappes brillantes, et aux derniers chants enivrés de l’automne, mélancolique, il sourit encore.

« Et puis à travers les toits noirs des cités il égare un de ses rayons vers la jeune fille qui oublie au travail ses jeunes années.

« Il lui conseille une chanson de printemps et d’amour : le sein de la pauvre artisane palpite, et dans la douce lumière un chant prend l’essor comme l’alouette.

« Mais toi, ô lune, tu te plais à embellir avec ton rayon les ruines et les deuils : tu ne sais mûrir, dans ton fantastique voyage, ni fleurs, ni fruits. « Là où la faim s’endort dans la nuit, tu entres par les impostes vides et tu la réveilles, afin qu’elle sente le froid et qu’elle pense au lendemain.

« Puis, sur les aiguilles gothiques, tu te pares de languissantes blancheurs, et tu fais la coquette avec les poètes fainéans, avec les amours inutiles.

« Puis tu descends dans le Campo-Santo : là tu rafraîchis pompeusement ta lumière fatiguée, et rivalises de lueurs froides et blêmes avec les tibias et les crânes.

« Je hais ta face ronde et stupide, ta robe blanche empesée, nonne libertine et inféconde, fausse dévote de la voûte des cieux[3]. »


II

Jusqu’en 1857, époque des Juvenilia, M. Carducci, à peine âgé de vingt-quatre ans, était pour ses lecteurs un écrivain de bonne race et de bon langage, aux veilles studieuses, au style laborieux, aux opinions flottantes, contradictoires peut-être. Dans les treize années suivantes, une physionomie particulière de poète se dessina dans ses Levia Gravia et dans ses Decennali. Le public vit désormais qu’il avait affaire à un auteur affamé de réputation : M. Carducci ne craignit pas dans ses vers de mettre au premier plan sa personne ; il adopta un rôle qui correspondait sans doute à ses aspirations naturelles. Il ambitionna d’être le Tyrtée de l’Italie ; mais de quelle Italie parlait-il ? Non de celle que nous connaissons, qui a ses grandeurs et ses faiblesses, mais qui s’est sagement groupée autour d’un roi constitutionnel, qui a voulu se posséder elle-même, se posséder tout entière, et cependant rester fidèle aux croyances, aux souvenirs de son passé ; celle qu’il invoquait, il la voyait dans l’avenir, et il l’exhumait des ruines de l’antiquité. Il se taisait sur la délivrance entreprise de commun accord avec un peuple allié ; il était muet sur les grandes batailles formidables et gardait son enthousiasme pour l’expédition du général improvisé qu’il appelle le Thrasybule de Caprera, il gardait tous ses chants pour la surprise, pour le coup de main de Sicile et de Naples. Le frémissement de la mer Tyrrhénienne n’avait pas bercé ses premiers sommeils, ni l’ombre et la solitude de la vieille Populonia n’avaient protégé ses premières années « pour en faire un poète de cour, pour l’introduire, la poitrine chargée de croix, dans une foule aux habits dorés. » Il voulait être l’Alcée de la sainte Italie, de la mère commune des Romains, des Samnites, des Étrusques, du vieux pays de la guerre sociale. « Salut, ô ma patrie ! Que cette langue se dessèche, si jamais je t’oublie, si j’oublie en quel pays je pense et j’écris. C’est toi, ô sainte patrie, qui fais jaillir de mon cœur le transport de la passion, l’ennui amer, le trait enflammé de la colère, l’élégie de l’amour.

« Censeur en démence, chanteur stupide de vieilles folies, — que tes enfans, ô Italie, me donnent tous les noms qu’il leur plaira ! Je ne serai jamais un flatteur d’affranchis sans courage et de philosophes sans honneur ! »


Voilà donc l’idéal de M. Carducci : être le poète de la république italienne. Que celle-ci réussisse à se faire, elle est assurée déjà d’avoir un chantre pour la célébrer. Reste à savoir s’il n’aurait pas plus raison qu’il ne pense, et si le bon temps de la guerre sociale ne reviendrait pas.

En attendant, il fait mine de se confiner dans la tristesse et le mécontentement, et de n’en vouloir sortir que pour lancer des traits satiriques contre le présent. A ceux qui lui conseillent d’oublier, de ne pas semer des épines dans le cœur des hommes, de se souvenir que la beauté a encore des sourires, que la vie a encore des charmes qui ne sont pas flétris, il répond en se comparant à Juvénal et à Dante. On le voit, ce n’est point dans l’école républicaine que les poètes italiens perdront les allures théâtrales qu’on s’accorde généralement à leur reprocher. Au besoin, nous aurions ici le témoignage de M. Carducci critique contre M. Carducci poète, et il observe quelque part que la révolution a malheureusement appris aux écrivains à exagérer leurs pensées et à surfaire leurs sentimens. L’auteur des Levia Gravia se complaît donc dans sa morosité, il fait « de l’hypocondrie rimée. » Cette expression est d’un autre Toscan, bien naturel celui-là et dépourvu de toute affectation. A propos de la poésie à la mode vers 1839, Giusti se plaignait de ce que tous les échos de l’Italie retentissaient de longues et ennuyeuses jérémiades[4]. Et en effet il ne se peut de contradiction plus choquante que celle qui consiste à vouloir que le monde marche et à le décourager, à nier le chemin déjà fait quand on lui montre celui qui est à faire. Encore cette épidémie de découragement s’expliquait-elle, il y a trente-cinq ans, au temps de Leopardi, quand l’Italie était dans un abaissement d’où il semblait impossible de la tirer, quand la gloire, — ne parlons pas de la liberté, — quand la gloire était un mot qui ne pouvait plus avoir de sens pour elle, quand, par un retour inévitable, elle se souvenait de ses grandeurs passées, et mesurait avec angoisse la profondeur de sa chute. Alors le désespoir semblait permis. Que dire aujourd’hui de ceux qui désespèrent après 1860 ? Que penser par exemple du farouche accablement qui sert de conclusion à la canzone intitulée Congedo, « Adieu à la muse, » dans les Levia Gravia ? A l’exemple de Leopardi, l’auteur a voulu renouveler cette vieille forme savante de la poésie lyrique italienne. Dans ces larges strophes de douze, de quinze, de vingt vers, il faut que d’habiles repos soient ménagés : le plus souvent la canzone croise entre elles un certain nombre de rimes qui forcent l’oreille d’attendre longtemps avant d’être satisfaite. Cette complication magistrale explique la méprise bien naturelle d’Alfred de Musset, quand il s’imagina que les vers de Leopardi n’étaient pas rimés[5] ; elle trahit surtout l’apprêt mal caché dans les poésies de ce maître. Pour châtiées et parfaites qu’elles soient, un lecteur exercé ne peut s’y tromper ; mais enfin Leopardi mettait son âme dans ses strophes un peu artificielles, il ne s’était donné aucun rôle à soutenir. M. Carducci occupe un rang distingué parmi les successeurs du poète de Recanati, il le rappelle souvent par l’élégante concision du style ; mais pourquoi versifier si laborieusement son désespoir patriotique ? Il y a de belles parties dans cette canzone du Congedo quand il rappelle l’ancien et doux commerce avec la muse, surtout la comparaison du poète éloigné de ses sources familières et vivifiantes avec l’Arabe égaré dans le désert. On se demande pourtant ce que c’est que ce désespoir, quand on n’est pas, que nous sachions, le poète gobbo, bossu, dont les femmes se moquaient, dont les hommes parlaient avec une compassion douloureuse, l’écrivain disgracié de la nature qui fuyait le monde de peur d’y être ridicule, le fils de famille que l’on abandonnait à ses propres ressources, parce qu’il n’était pas bien pensant, l’être chétif et inspiré, vieux avant l’âge, qui avait tant de raisons de se plaindre de la nature et tant d’admirable éloquence à répandre dans ses plaintes, quand on ne vit pas enfin dans une patrie abaissée, asservie par l’étranger, et qui semble, pour vivre tranquille, s’accommoder de sa servitude.

Du jour où M. Carducci s’est montré, dans les Levia Gravia, sinon tel qu’il est, du moins tel qu’il voulait être, la littérature italienne a certainement compté un imitateur de plus de Leopardi. A dire vrai, la sombre philosophie de ce génie étrange ne pouvait que lui être personnelle ; on ne fait pas école avec la doctrine de l’ennui et du dégoût de la vie, on en répand tout au plus la contagion morale, qui ne saurait durer, ou qui dégénère bien vite en grimace. L’auteur des Levia Gravia, à trente-cinq ans de distance, se rapproche le plus qu’il peut, et sans le dire, du poète de Recanati. Il lui emprunte l’idée, le mot même qui apparaît toujours dans les méditations poétiques du maître, il vero, la vérité odieuse, mortelle, que celui-ci voit au fond de tout.

…… L’acerbo, indegno
Mistero delle cose,…


le mystère désolant des choses qui se dévoile, suivant lui, après la jeunesse, c’est-à-dire l’idée du néant, l’absence de providence divine, la puissance unique d’une nature indifférente, féconde et destructrice, attentive à produire, non à protéger, soucieuse de l’être, non du bonheur ni du bien de ses créatures. M. Carducci est-il sérieusement pénétré de la même tristesse ? Ce vrai dont il parle si souvent est-il son fantôme obstiné, comme il l’était de Leopardi ? N’y a-t-il pas là un peu de convenu ? L’ennui ne se feint pas, ne se joue pas à volonté. Quand ce dernier poète se représentait sous le personnage d’un pasteur errant de la Haute-Asie, quand il accusait avec passion le vide de son existence et qu’il s’adressait aux animaux repus et tranquilles dans leur muette satisfaction : « dites-moi, pourquoi êtes-vous contens, si vous êtes couchés à terre ? pourquoi, si je suis au repos, l’ennui vient-il m’assaillir ? » quand il avait de ces cris de l’âme, nul ne songeait à douter de sa sincérité. On se souvenait de Pascal, qui a bien connu cet ennui et l’a décrit. J’avoue que pas une de ces idées ne traverse l’esprit à la lecture de M. Carducci : on songe à ses vers quelquefois fort beaux, à son style vigoureux, on ne s’avise pas le moins du monde de le plaindre. Leopardi se croyait et il était très malheureux ; il s’en faut que M. Carducci soit assez élégiaque pour cela : n’a-t-il pas pris lui-même le soin d’en avertir ? Il ne dit nulle part que la vie est un mal, comme son devancier, condamné à aimer sans espoir, croyait avoir le droit de le déclarer. Nous avons rappelé l’influence de la constitution physique de Leopardi, de l’amant discret de Nérine, de Silvie et d’Aspasie sur la tournure de ses pensées. On sait aujourd’hui quelles étaient ces trois figures gracieuses ou brillantes qui traversent les pages les plus intimes du poète, les plus chères au pauvre malade : on redit les propos qui se chuchotaient dans les sociétés où il paraissait quelquefois. Il s’irritait, il est vrai, qu’on attribuât sa philosophie désespérée à l’excès de ses malheurs et de ses souffrances ; mais il faut remarquer qu’il se faisait sans cesse un argument et une arme de sa vieillesse prématurée, et qu’il revenait avec bonheur vers ses jeunes années, vers le temps où l’amour ne lui semblait pas encore interdit. Non, sa mélancolie, comme sa doctrine, n’était pas purement le fruit de sa pensée et l’œuvre de son entendement. Et d’ailleurs son orgueil seul, un orgueil bien excusable, prétendait cacher la source secrète de cette profonde tristesse ; dévoilée telle qu’elle était, elle n’en paraît que plus humaine et plus touchante.

Que la mélancolie de M. Carducci soit moins sérieuse que celle de Leopardi, cela n’a pas droit de surprendre. Ce n’est pas chez lui affaire de tempérament. Il parle beaucoup d’amour, et le plus souvent sur le ton d’une satisfaction entière ; il chante très souvent le vin, et toujours avec succès. C’est à peine de la philosophie que cette tristesse ; la politique y joue le principal rôle. A cet égard, il s’éloigne beaucoup du maître. Leopardi était libéral et n’appartenait à aucun parti : il rejetait sur la nature, non sur un système de gouvernement, la responsabilité des maux qu’endure l’humanité. Le recueil de ses poésies renferme une belle pièce posthume, peu connue en France, le Genêt ou la Fleur du désert, où il développe largement sa pensée sur l’existence du mal. Attiré par les soins d’un ami sous le ciel bienfaisant de Naples, ce cœur dévoré de souffrances physiques et morales, au lieu de se tourner vers les délicieuses perspectives d’Ischia, de Mergellina, du Pausillipe, qui l’invitaient de toutes parts, se complaît dans le désert de lave noire que le Vésuve a étendu sur les campagnes riantes. Seule la ginestra, le genêt, qui offre le premier motif et le titre de cette méditation, mêle une douce image et un parfum à cette grande scène désolée. Le désert volcanique et la pauvre fleur qui l’embaume quelques instans, voilà, selon le poète de Recanati, l’image de la vie ; cette couche de lave qui se répand sur les travaux les plus heureux du laboureur, voilà le progrès humain. Le XIXe siècle, à son avis, tourne le dos à la vérité, qui est implacable et qui s’appelle le mal : il flatte l’homme et lui cache le vrai ; il le trompe et lui fait voir des horizons de félicité menteuse.

Que prétendait donc ce poète maladif, pacifique envers tous, irrité seulement contre la destinée ? Ce n’était pas d’accuser les gouvernemens, ni de changer les sociétés, c’était de remonter à la source même du mal, qui lui semble être la nature, de coaliser les hommes contre celle qu’il maudit partout, afin qu’ils se protègent et se défendent de leur mieux contre l’éternelle ennemie. C’est l’athéisme des derniers siècles de l’antiquité s’emparant d’une intelligence qui s’est dépouillée des croyances chrétiennes et de toute religion naturelle. Giordani se trompait en disant que Leopardi était un Grec du temps d’Anaxagore et de Périclès : il est tout au plus du siècle et de la génération de Lucrèce ; des vers de ce dernier, il a fait son point de départ, il en a ou toute l’amertume, qui s’est encore aigrie dans son imagination souffrante. On voit combien Leopardi est loin du pessimisme politique et de la misanthropie républicaine de M. Carducci. Au reste que le découragement de l’un s’accorde jusqu’à un certain point avec le scepticisme frondeur de l’autre, que le regret des anciens temps dans le premier aboutisse naturellement à une sorte de paganisme vague dans le second, nous l’admettons volontiers. Il est évident que les idées de Leopardi, érigées en système philosophique et politique, devaient produire à peu près ce que nous voyons dans M. Carducci ; il l’est aussi que l’auteur de la Ginestra ne songeait pas à faire des prosélytes, et que son désespoir sincère n’est pas responsable des humeurs noires d’une école de mécontens.

A toutes les poésies politiques des Levia Gravia, nous préférons sans hésiter celles qui touchent à la vie privée, aux sentimens personnels de l’écrivain. Nous ne pouvons, par exemple, relire sans émotion les cinq ou six sonnets et l’espèce de canzone qu’il a consacrés à la mémoire de son frère, mort par le suicide le 4 novembre 1857. Cet infortuné devait être de quelques années plus jeune que lui ; aujourd’hui il repose sous la terre de Sainte-Marie-al-Monte, une colline qui abrite la demeure des vieux parens du poète et d’un frère plus jeune encore ; il a depuis apporté à côté de cette tombe une autre dépouille, celle d’un enfant qu’il a perdu ; ce lieu paisible et doux qui renferme tout ce qu’il chérit, il l’a encadré dans le meilleur peut-être de ses sonnets, quatorze vers charmans que nous traduirions, si le rhythme et la perfection du langage étaient choses qu’on pût traduire.

La pièce qui a pour titre Alla Memoria di D. C. est toute une peinture de cette fin douloureuse de son frère. Il était beau à voir, ce jeune homme, quand il pliait à sa fantaisie un cheval soumis au frein, tantôt dessinant au galop un cercle étroit, tantôt lancé à toute bride dans la plaine ouverte ; alors ses yeux lançaient un éclair, et sa pensée courait avec le vent d’avril dans le printemps de sa jeunesse et de la nature. Quelques regards le suivaient, quelque salut affectueux ; peut-être quelque jeune fille se souvenait-elle du cavalier dans ses rêves. Hélas ! un vague souci, le souci noir du poète antique, chevauchait en croupe avec lui : la vision de mort l’accompagnait de sa froide image. Quelles idées l’obsédaient alors ? L’auteur, qui le fait parler au moment suprême, s’efforce d’en retrouver la trace.


« Ton sourire ne brille plus pour moi, soleil d’or ! Voici que je force la destinée et que je me réfugie sous la terre. O profonde paix où je reposerai libre de tout peine ! O silence interrompu après le trouble ! Cependant tu es belle à voir, ô terre ! et toi aussi, soleil, tu es beau ! La nature s’habille de vêtemens de fête pour toi comme pour son roi, et j’entends sortir des forêts une musique ineffable que tes feux éveillent. Mais toi, imperturbable, indifférent, tu éclaires et tu favorises d’un même regard les rendez-vous amoureux et les tueries entre frères. En ce moment, tu te poses souriant sur mon front, et tu jettes un vif rayon de ta lumière sereine sur le fer qui va me percer la poitrine. Tu me rappelles les souvenirs effacés de mon premier âge, et verses le désir de jouir dans mon cœur qui va pourtant mourir…

« O chères années où je te voyais éclater sur la mer, quand l’onde vaste frémissait renvoyant tes étincelles, quand le ciel illuminé de clartés s’enflammait ! Pas de visage d’homme, pas d’œuvre humaine devant moi : à travers la profonde lumière, je courais haletant pour jouir de ce haut spectacle. J’avais avec moi mon erreur, qui jetait un voile rose sur les objets. Oh ! qui me l’a enlevée ? Qui m’a enseigné la vie funeste ? Demain, étendu dans mon sang, dans la froide horreur de la mort, tu me reverras, soleil, détruit de ma propre main. Que mon jeune sang fume en présence de la cruelle marâtre des hommes ; souillant les regards de mes parens, qu’il atteste l’odieuse trahison de la vie. Loin de la force cruelle qui serre entre ses mains le frein de cet univers, porté sur les ailes de la mort, que mon esprit prenne sa course vers les lieux où l’on ne. souffre plus, où l’on ne rencontre plus de tyrans. »


Le suicide est entré dans la littérature italienne avec Jacopo Ortis, et il s’y est montré discursif, oratoire outre mesure ; le personnage de prédilection de Ugo Foscolo parle sans cesse de se tuer au point de faire croire que la mort n’est pour lui qu’une source d’émotions et un thème pour sa philosophie pessimiste. Le dénoûment en souffre un peu ; il paraît sans cesse ajourné, on ne voit pas pourquoi il vient si tard, ou même pourquoi il ne serait pas retardé davantage. Dans le fait, après avoir poursuivi avec tant de complaisance l’image de la mort, après en avoir fait le texte de tant de pages éloquentes, Foscolo a jugé à propos de vivre, et à travers toute sorte de misères, victime des événemens, de sa vanité, de sa frivolité, et surtout de ses dettes. Leopardi a voulu vivre malgré son Bruto minore, où il soutient le droit de se détruire, malgré ses infirmités et sa gêne, malgré sa foi robuste dans le matérialisme et dans le néant. Le suicide ailleurs fournit un dénoûment ou un chapitre à un roman ; en Italie, il est le sujet même. Il arrive de plus, comme dans Jacopo Ortis, qu’il affecte une tendance politique : les héros italiens de la mort volontaire sont des Câtons d’Utique.

Ces reproches ne peuvent s’adresser aux vers de M. Carducci sur la fin tragique de son frère. Ici le sacrifice sanglant n’est que trop réel. Il y a de plus dans ces vers d’une harmonie funèbre l’âme d’un frère qui pleure son sang. On s’associe au deuil du poète : on ne se sent pas le courage de tirer de ce suicide la leçon qu’il contient ; on lui pardonne presque les paroles irritées où s’exhale sa douleur impuissante. Encore faut-il que son désespoir ne soit pas injuste : nous ne voyons pas pourquoi la société serait maudite à cause du suicide d’un jeune homme, ni ce que signifient ces promesses par lesquelles l’auteur s’engage à le venger dans ses vers d’un monde odieux.


III

Les Decennali ou poésies de dix ans sont du même temps que les Levia Gravia (1860-1870). L’auteur a partagé ses vers de cette époque en deux recueils, suivant qu’ils étaient plus ou moins osés, plus ou moins forgés et trempés pour le combat. Les Levia Gravia étaient relativement timides et ne sortaient guère du terrain philosophique ; les Decennali contiennent les hardiesses, les sorties, les coups de pistolet tirés pour forcer l’attention. La plus singulière de ces pièces, destinées à faire scandale, est une espèce d’hymne a Satana, car il y a cette progression dans les écrits du poète : après avoir chanté le saint sacrement, il a passé à Phébus Apollon, puis à Satan. Cette débauche intellectuelle parut pour la première fois en 1865 avec la date de 2618 de la fondation de Rome, sous le pseudonyme d’Enotrio Romano, qu’il a gardé depuis. Que signifie un hymne à Satan sous la plume d’un poète qui se range dans l’école de Leopardi, qui adopte son langage et ses formules, qui croit au néant ? Qu’il admette le hasard, la destinée, une force occulte menant toute chose, comme il voudra ; mais il n’y a pas de principe du mal sans un principe du bien, pas de Satan sans Dieu. Ce n’est pas tout : le Satan de M. Carducci est tout ce qui existe, la matière et l’esprit, la chair et la pensée, l’amour et la liberté. Il est dans les yeux de la femme et dans l’éclat vermeil du vin, dans les marbres et dans les toiles, dans les chœurs et dans les danses ; il est dans les vers de l’auteur, s’il faut l’en croire. À ce compte, Satan est tant de choses qu’il n’est plus si noir qu’on pensait. Il est vrai qu’il est l’ennemi des rois, des prêtres, du Dieu que ceux-ci prêchent, et en général de tous ceux avec qui le poète est brouillé. En revanche, ce Satan si multiple rappelle à la vie les grandes ombres des vieux Romains de Tite-Live ; il a inspiré les Wiclef, les Hus, les Savonarole, les Martin Luther, ces apôtres de la réformation, qui eussent été bien surpris de se voir glorifiés à titre d’agens de Satan, eux qui lui faisaient si bonne guerre. En un mot, cet hymne, qui a fait grand bruit, est une folie relevée de bel esprit ; c’est la confusion même jetée dans des strophes artistement travaillées. De certaines pages déjà confuses de M. Michelet, l’auteur a tiré des fantaisies qui portent le mélange des idées jusqu’à l’absolue contradiction.

Le morceau le mieux réussi de ce recueil politique et un peu socialiste des Decennali est celui qui touche le moins à la politique, le Brindisi ou Chanson à boire. En effet le disciple du mélancolique Leopardi en met dans chacun de ses volumes, et il est mieux inspiré quand il a le verre à la main que lorsqu’il promène ses doigts sur les cordes de fer de la lyre d’Alcée. Il est vrai que le poète de Mitylène chantait aussi bien le vin que la liberté ; mais, soit qu’il exagère le diapason de l’ode patriotique, soit qu’il n’ait sur son instrument que l’une des cordes d’Alcée, M. Carducci n’a pas, ce semble, la haute vocation lyrique. Nous préférons à ses élans les plus hardis les strophes légères et franches de Giusti, qui faisait d’ailleurs d’excellentes chansons à boire à l’italienne, des brindisi mêlés de satire politique ou morale. M. Carducci les connaît bien, et l’on s’en aperçoit dans ses recueils. Nous goûtons beaucoup moins les déclamations versifiées par l’écrivain sur les fêtes des riches et sur les privations des indigens, sur les belles dames qui meurent entourées, consolées, et sur les femmes pauvres qui meurent sans amis pour leur adoucir le terrible passage (est-il bien sûr que l’homme opulent soit plus aimé des siens que le misérable ?), enfin sur les jeunes filles que le besoin contraint d’oublier leur honneur : ces sortes de sujets auraient tout au moins le tort de la banalité, quand il ne serait pas avéré que nulle part mieux qu’en Italie les classes aisées ne viennent au secours des classes souffrantes.

Entre les pièces de circonstance de ce recueil des Decennali, nous doutons fort que la postérité réponde à l’invocation qui termine les vers intitulés Dopo Aspromonte, « après Aspromonte. » L’écrivain mériterait que la Justice et la Liberté ne voulussent pas exaucer la prière qu’il leur adresse de briller sur sa tombe, afin de le punir de ne pas voir qu’elles ont bien déjà jeté quelques rayons sur l’Italie. Son nom demeurerait obscur parce qu’il a voulu être aveugle : il serait puni par où il a péché. Nous mettons au même rang d’autres poésies qui ont pour titre la Sicile et la révolution dans les premiers jours de 1862, la Révolution de Grèce, où le sentiment de la réalité, qui fait absolument défaut, est remplacé par des déclamations plus ou moins érudites. L’auteur reproche ailleurs aux poètes amoureux d’être des désœuvrés, perdigiorni, de perdre leur temps : il est malaisé de perdre plus complètement ses journées qu’en adressant du fond de quelque ville italienne des avalanches de strophes aux Grecs, aux Serbes, aux Hongrois, pour les appeler à la liberté, au tsar de Russie pour lui reprocher son hypocrisie de libéralisme, au jeune roi récemment appelé au trône de l’Hellade pour lui dire qu’il est un enfant barbare, et que la muse de M. Carducci se voile le visage afin de ne pas voir cette misérable issue de la révolution grecque.

Rome est naturellement le texte favori des effusions patriotiques de l’écrivain. Que les Mucius Scévola de la révolution succombent, il annonce au monde qu’une légion entière est derrière eux ; savans, guerriers, poètes, ouvriers, se donnent la main pour miner le Vatican. Que dans ses loisirs de lettré il descende à travers l’Apennin la vallée profonde du Tibre toscan, il jette au fleuve naissant des vœux et des malédictions pour les porter dans les murs de la ville éternelle. Que les héros de la cause romaine périssent les uns après les autres dans quelqu’une des folles aventures qu’ils ont courues avant 1870, il console leurs mères qui les ont vus partir à l’appel du vieux chef et ont dû renoncer à la joie de préparer leurs noces. A chaque défaite nouvelle, nouveaux sermens de continuer l’entreprise : Rome est toujours dans la perspective. Certes la guerre était insensée ; mais, si le poète est resté fidèle à la réalité, il y avait des âmes généreuses, des cœurs désintéressés au milieu de ces bandes qui compromettaient l’indépendance conquise pour achever une œuvre douteuse devant laquelle les sages reculaient. On peut croire que l’écrivain rend assez exactement l’émotion qui s’emparait des Italiens au moment d’une entreprise nouvelle, et l’abattement mêlé d’un peu de honte qui succédait à l’échec. Si sbrighino ! s’écriait le vieux Niccolini, vadano a Roma ! « Qu’ils se dépêchent ! qu’ils aillent à Rome ! » A tort ou à raison, les politiques eux-mêmes étaient un peu complices des enthousiastes qu’ils étaient obligés de réprimer ; ils attendaient une surprise et espéraient du hasard une solution : ils l’ont eue. Voici une des pages où l’auteur célèbre un de ses héros, Odoardo Corazzini, mort des blessures reçues dans la campagne de 1867.


« Dans l’atmosphère pleine de soleil et dans la riante enceinte de tes montagnes, je ne te verrai donc plus, mon doux ami, comme aux jours sereins d’autrefois ?

« Je te suivais à travers le sentier alpestre, et ton fusil, de ses coups assurés, frappait de temps en temps le silence des vallons déserts.

« Je chantais la grande et noble Rome sur la rive du fleuve fameux dans l’univers, et le chien, aboyant aux plumes qui tombaient, rompait mon vers par le milieu ;

« Ou bien, pour t’avertir, il sortait impatient du sombre maquis. Aujourd’hui il gratte la terre sur ta fosse récente, et il pleure aux rayons de la lune.

« Tristes sont les monts ; mais avril avec sa couleur rosée reviendra dans ton ciel natif ; il devait couronner ton désir d’une aimable guirlande.

« Au lieu de cela, il ramènera la joyeuse volée des oiseaux qui s’abattra sur les herbes hautes et profondes nées, de ton cœur si jeune encore.

« Pourquoi laissas-tu, ami, tes belles collines riches de leur vendange, fuyant les larmes secrètes d’amour qui coulaient sur un pur visage ?

« Pourquoi laissas-tu ta mère ? Oh ! quand elle s’asseyait à table, elle regardait ta place, et, pleurant, détournait les yeux.

« Mère, pardonne ! A un signe de toi, sa tête, sa noble tête s’incline ; mais….. Rome la grande le prie.

« Sur les arcs de triomphe, debout, dans le ciel latin, il a vu la haute image de Rome affligée…

« Austère et tendre, elle lui montrait sa face maternelle avec des larmes dans les yeux, elle le regardait et lui tendait les bras en lui disant : « Mon fils ! »

« Et lui, ce brigand pour lequel l’Apennin se couvre d’abondantes pâtures et de moissons

« Qui foisonnent, cet homme féroce, à qui un désir secret souriait dans le cœur, laissait pour elle son, amour condamné à la solitude, pour elle il courut à la mort[6]. »


Effacez quelques traits d’orgueil ou de récrimination injuste, que reste-t-il, sinon l’écho des désirs exaltés, mais inévitables d’une nation redevenue maîtresse d’elle-même, sinon l’excuse de l’Italie ombrageuse, ingrate peut-être, mais entraînée par une passion qui est commune à la généralité des classes et des conditions sociales ? Si M. Carducci n’avait jeté aux quatre vents de la politique d’autres strophes que celles-ci, partant d’un sentiment sincère et empreintes d’une poésie naturelle et vivante, on pourrait ne point partager sa manière de voir, tout en reconnaissant que de telles pages méritent de survivre au conflit bruyant des opinions.


IV

L’Italie a-t-elle bien fait de s’établir à Rome ? C’est une question qui la regarde et qui ne doit pas troubler le bon accord entre elle et la France. Nous en sommes sortis sans lutte, sans offense, obéissant à une nécessité supérieure ; nous n’avons aucun droit de nous plaindre de ce qui est arrivé. Il est donc permis de chercher dans la littérature le retentissement de ce fait singulier, nouveau dans les annales du monde, l’entrée de l’Italie dans Rome, sans embrasser la cause d’aucun parti, comme on étudie un fait historique en vue de satisfaire une curiosité désintéressée. « A Rome ! à Rome ! » criait la jeunesse italienne ; il semble qu’elle devrait aujourd’hui se tenir pour satisfaite. On n’a pas démoli le Vatican, comme le poète l’avait prophétisé ; mais le roi tonsuré, dont elle ne voulait plus, est tombé du trône ; les pieds ornés d’une croix brodée ne font plus courber les têtes sur la rive du Tibre affranchi. De tant de grandeur, il ne reste que la mélancolie du souvenir et le caractère indélébile du pontificat. Cependant, comme si la démocratie italienne n’était pas contente de ce qu’elle a fait, elle se plaint de ce que l’œuvre n’est pas achevée, ou de ce qu’elle ne l’a pas été comme elle le voudrait. Il lui fallait Rome, elle la possède, mais elle n’est pas flattée de la manière dont elle est entrée en possession. Elle voulait de l’éclat et de la gloire ; elle entendait emporter de haute lutte ce que la destinée est, pour ainsi dire, venue mettre à ses pieds. Ce triomphe ne lui paraît pas assez romain, on n’a pas vu défiler le cortège des armées vaincues, des villes prises, des rois captifs. Il y a quelque chose qui manque à ses désirs dans les conquêtes de l’Italie moderne, ou plutôt il y a quelque chose de trop dans les institutions italiennes et qui déplaît à ses ambitieux souvenirs.

Si nous étions les ennemis de la cause italienne, nous aurions lieu de nous réjouir à la lecture d’un morceau des Nouvelles Poésies, dernier recueil publié par Enotrio Romano, puisque c’est là le pseudonyme favori adopté par M. Carducci : sous ce nom symbolique, assez semblable à ceux qu’inventait l’érudition ingénue des académiciens d’autrefois, il a voulu représenter sans doute ses convictions d’Italien pur et de Romain déterminé. Cette curieuse pièce est une de ces épodes ou compositions à la fois satiriques et lyriques où l’auteur réussit ; elle porte le titre de Chant de l’Italie montant au Capitole. Sans doute, l’entrée du gouvernement italien à Rome n’a pas eu les proportions du grand triomphe, ni même de l’ovation moins solennelle ; mais la moquerie traditionnelle mêlant sa voix aux acclamations n’a pas fait défaut. Grâce à M. Carducci, les triomphateurs auront été avertis de la nécessité d’être modestes ; ceux qui ont vu avec quelque peine la promptitude avec laquelle les Italiens occupaient la place que nous ne défendions plus trouveront une petite vengeance innocente dans les vers de M. Carducci. Je doute d’ailleurs que le poète ait songé à eux, et c’est ce qui rend ce morceau plus piquant. « Silence ! silence ! Quel est ce vacarme dans la nuit ? Oies du Capitole, silence ! Je suis l’Italie grande et une.

« Je viens de nuit, parce que le docteur Lanza craint les coups de soleil : il veut conserver les égards voulus dans certains cas, il veut

« Qu’on ne tranche pas trop du seigneur et maître dans Rome au-delà de certaines limites. Allons, ne faites pas, mes chères oies, tant de bruit, de peur qu’Antonelli n’entende…

« Si c’est pour Brennus, mes oisons, votre garde est en pure perte. J’ai été assez courageuse et assez fine pour entrer quand il s’en allait.

« Oui, je portais le sac aux zouaves, je battais des mains hier aux turcos ; aujourd’hui mes graves bambins s’habillent en uhlans.

« Devant le chapeau rouge ou devant le casque toujours à genoux ; mais, adroite et leste, je secoue la poussière d’une adoration pour en commencer une nouvelle.

« Ainsi d’un pied à un autre, fille de Rome, je porte mes baisers, et j’incline dans la fange ma chevelure couronnée de tours avec son étoile,

« Pour rattraper ce que la mauvaise fortune de celui-ci ou l’ennui de celui-là veut bien me laisser. Ainsi j’ai pu retrouver le vieil héritage de Troie,

« Pièce à pièce, entre un premier pas et un second ; le voilà rétabli. Le sang n’est pas de l’eau, et j’ai reçu les leçons de Niccolo Machiavelli… »


Nous ne tirons de ce morceau que la peinture de l’événement de 1870 : il s’est accompli fort modestement, ce qui ne fait pas le compte de la démocratie de ce pays. L’esprit de Cola Rienzi n’est pas mort, et il s’agit toujours pour ces républicains rétrospectifs de rétablir de toutes pièces la ville de Romulus : politique de poètes, de professeurs et d’archéologues ! Ils se figuraient une Italie un peu échevelée, les yeux fulgurans, le sein nu comme une amazone entrant à Rome sur un char de triomphe, précédée de la terreur et de la menace. L’éclat de son cimier devait éblouir comme la lueur sanglante d’une comète ; sous les roues du char, on entendait craquer les empires détruits. Telle ils se l’imaginaient au milieu du monde ancien, silencieux et dompté, telle ils la voudraient encore, inspirant aux nations l’épouvante[7]. La puissance et le bruit dans le monde entraient dans leur programme plus que la liberté. Effrayer l’église, mettre en fuite le saint-siège, n’était pas pour eux une objection : ils tenteraient, s’ils le pouvaient, de réveiller de leur sommeil séculaire les dieux du Capitole ; mais s’efforcer de vivre en paix avec le souverain pontife, faire des concessions, concilier les entreprises, les conquêtes, la politique actuelle, avec les croyances des aïeux, voilà ce qu’ils ne sauraient admettre, voilà ce qu’ils appellent lâcheté et trahison. Leur politique est d’en revenir à l’histoire romaine : l’esprit révolutionnaire compliqué d’archaïsme, c’est à quoi se réduit le radicalisme italien.

Le mécontentement dont nous parlons s’exprime ingénument dans les Nouvelles Poésies de M. Carducci. Il profite et même il abuse de sa réputation acquise pour adresser des invectives à ce peuple italien dont il se croit chéri, à ce Titan vieilli qu’il appelle lâche et qui lui crie, à ce qu’il paraît, bravo ! Ce bon peuple, au dire de l’auteur lui-même, s’amuse volontiers de ses vers mélancoliques[8]. « Que chante donc, disent-ils, cet homme ténébreux et solitaire ? Il chante et il berce les monstres enfantés par son intelligence. » L’écrivain se plaît, je le crains, au rôle de Solon, qui, pour se faire écouter, se donna pour fou : Solon jouait gros jeu ; le peuple athénien l’écouta, lui cria bravo ! mais il aurait pu le prendre au mot, Ces moyens extrêmes ne réussissent pas à tout le monde, et M. Carducci ne semble pas avoir en lui l’étoffe d’un des sept sages de la Grèce. Il ne veut pas que sa patrie ait atteint le but, ni que l’Italie soit relevée. Malgré l’entrée dans Rome, les âmes ne se sont pas agrandies ; le ciel est plus large, mais le génie y voltige comme un papillon mal venu. Les héros sont morts, et il n’y a plus que la figure de Thersite se montrant sur leurs tombes. Quelle pensée l’Italie a-t-elle apportée aux nations, quel astre s’est allumé sur sa tête ? Avec de hautes paroles et de petites actions, avec l’empreinte des anciennes chaînes sur les mains et surtout dans le cœur, on ne sait pas monter au Capitole. — On le voit, il fallait être d’un certain parti pour y monter dignement, pour lancer aux nations quelque grande pensée, pour allumer sur le front de l’Italie l’étoile de l’avenir, pour élargir les âmes en même temps que l’horizon. Le gouvernement pratique et bourgeois du pays n’y entend rien.

Quelles sont donc les hautes pensées que le poète tient en réserve pour le jour où ses amis monteront à ce Capitole, qui attend ses véritables élus ? On les cherche dans les vers de M. Carducci. Certes il a des traits de satire qui seraient amusans, s’ils n’étaient pas entachés de personnalités choquantes ; mais aussitôt qu’il parle de son talent, et il le fait volontiers, il a des transports et comme des bouffées de lyrisme qui lui font sans doute illusion. Il se compare volontiers aux autres faiseurs de vers, et alors il lui semble qu’il monte sur la cime des siècles et que les strophes jaillissent de son front comme des éperviers : elles ont une âme ; elles s’élancent dans la vallée comme un torrent qui gronde, comme des cavales sauvages ; elles portent l’épée et la trompette, l’épée pour abattre les monstres, la trompette pour assembler les guerriers. Ces images, nous les avons rencontrées, ce semble, dans le Mazeppa de M. Victor Hugo, qui comparait aussi son génie à un cheval échappé. Quoique ce soit une faute de rappeler un modèle célèbre, ces airs de bravoure réussissent à M. Carducci, mais ce ne sont que des airs de bravoure, c’est-à-dire des morceaux qui ont de l’entrain et du souffle, en dehors de la pensée et quelquefois en l’absence d’une pensée. On dirait souvent que l’auteur est à court de motifs à enrichir de ses variations. Pascal dit quelque part que si l’on ôtait de la poésie les mots de foudre, de soleil, de pierreries, les poètes manqueraient de sujets : il y a lieu de croire que la prise de Rome a privé les rimeurs d’un texte commode. En voyant encore çà et là l’auteur se rejeter sur les jeunes gens qui rêvent une mort glorieuse bravée pour la liberté ou sur les tyrans qu’il faut combattre, on est tenté de penser qu’il se trompe de date ou qu’il y a disette de thèmes patriotiques. C’est ainsi qu’il nous fait l’honneur de célébrer en 1871 le soixante-dix-huitième anniversaire de la république française, où il prend le Parc-aux-Cerfs pour un parc et l’Œil-de-Bœuf pour la fenêtre d’un boudoir de Louis XV, peccadilles légères auprès de certaines fautes de goût et de jugement qui compromettraient des renommées mieux établies que la sienne. L’étrangeté même des images ou l’altération des noms avertiraient au besoin que le poète n’est pas sur son terrain : on sourit quand on voit Camille Desmoulins, devenu Demulèn, « un léopard qui se lance avec l’éclair d’une arme brandie par un bras vigoureux, et qui fait tomber la Bastille. » Danton a des bras de taureau avec lesquels il délace cette vigoureuse amazone, la république.

Laissons cette rhétorique à une certaine école qui de l’autre côté des Alpes aurait besoin d’un nouveau Giusti pour la rappeler à la règle du bon sens : il en est du recueil nouveau de M. Carducci comme des précédens ; la partie personnelle, sincère, purement poétique, est supérieure à tout ce qui porte le caractère de la circonstance et le cachet d’un parti. Toutes les fois qu’il parle de ses premières années solitaires, de sa vie au sein de la nature, entre les bois, les vieilles ruines et la mer, il est sûr d’intéresser. Une des meilleures pages des Nuove Poesie est assurément l’Idylle de la maremme. Au milieu de l’agitation stérile de sa vie, le cœur du poète se reporte vers une blonde fille qu’il a aimée, dont l’image revient spontanément à sa pensée fatiguée, comme au fort de la chaleur le souvenir de l’aurore. Où est-elle ? est-elle mariée ? Elle a dû tomber en partage à un époux ; elle était si belle quand elle sortait des blés ondoyans, une guirlande de fleurs à la main, haute de taille et souriante, lançant un éclair de feu à travers ses longs cils !


« Oh ! comme ma vie depuis a été froide, comme elle a été dénuée de rayons et de joie ! Mieux valait t’épouser, blonde Marie !

« Mieux valait courir cherchant à travers le bois désolé le buffle égaré, qui saute dans le maquis, qui s’arrête et regarde,

« Que de suer après un misérable vers ! Mieux valait dans le travail oublier sans le pénétrer cet énorme mystère de l’univers !

« Aujourd’hui, glacé, assidu à l’étude, le ver rongeur de la pensée me perce le cerveau, d’où vient que j’écris et que je parle en gémissant de choses misérables et tristes.

« Malade de corps et d’âme, les moelles rongées du fléau moral qui nous consume, je me tords de rage en pure perte.

« Oh ! les longues files des peupliers chuchotant au vent ! oh ! les beaux ombrages, lieu d’asile dans les beaux jours, banc rustique,

« D’où l’on voit la plaine brune labourée, les vertes collines d’une part, de l’autre la mer semée de voiles, et tout à côté le Campo-Santo !

« Oh ! la douce conversation entre égaux sur le midi quand on se repose, et le cercle resserré autour du feu dans les soirées d’hiver !

« Oh ! que c’est une meilleure gloire de raconter à ses enfans attentifs les fortes tentatives, les chasses, les périls courus,

« Et de marquer du doigt les profondes blessures dans le sanglier couché à terre… »


L’Idylle de la maremme est le morceau le plus caractéristique de l’œuvre de l’écrivain. Le talent de M. Carducci, quand il ne le force pas, se complaît dans une certaine mélancolie, entrecoupée par momens de vives saillies et de traits de couleur. Le paysage de la maremme, où il est né, s’y reflète avec sa fertilité, avec sa chaude lumière et quelque chose aussi de son air sauvage ; il n’est pas jusqu’à ses fièvres qui ne semblent avoir passé dans le tempérament du poète.

Nous avons dit que M. Carducci était professeur. Si l’on avait la curiosité de chercher ce que peut être dans une chaire un esprit qui se montre en poésie si aventureux, on risquerait fort de se tromper en concluant de ses vers à ses leçons. Il a donné des Studi letterari, Études littéraires, et d’autres opuscules d’histoire de la littérature, avec lesquels il serait aisé de prouver que dans ce pays la prose est plus sage que les vers. Point de système politique, point d’esprit de parti dans ses travaux de critique, pas même de passion antireligieuse. On dirait qu’il réserve pour la poésie précisément ce qui paraît le moins fait pour elle. On pourrait chercher dans ses écrits sur le développement des lettres italiennes, sur Dante, sur Politien, sur la musique et sur les compositions chantées au XIVe siècle, des lumières pour se rendre compte de ses opinions : on y trouverait surtout que le poète dit ce qu’il pense, le critique ce qu’il sait, et que ce sont comme deux parts distinctes, l’une destinée à la popularité, l’autre au public lettré. Cette dernière partie des travaux de M. Carducci mérite l’estime par l’étendue de l’érudition et l’agrément du détail plutôt que par l’originalité des recherches ou la solidité des jugemens ; nous n’y insisterons pas.

De cette étude sur Enotrio Romano, puisque c’est ainsi désormais que veut être nommé M. Carducci, deux idées surtout semblent résulter. La poésie italienne, comme nous le disions en commençant, n’a pas renoncé à se produire sur le forum quand il n’y a plus de place pour elle au milieu des débats politiques d’un peuple libre. Elle monte à la tribune aux harangues, fait des professions de foi, prononce des discours de circonstance et fournit des armes à la colère, au lieu de se tenir en dehors de la mêlée et d’offrir un refuge aux esprits fatigués de la lutte. En second lieu, et ceci n’est pas le trait le moins inattendu pour les amis de la littérature italienne, on savait assez que les poètes de ce pays, quand ils se prenaient au sérieux, se guindaient volontiers comme sur un théâtre et ne se passaient pas de mise en scène ; aujourd’hui, s’il en faut juger par celui qui a su attirer l’attention publique, ils imitent certains airs fatidiques, certaines allures de pontifes et d’hiérophantes que nous connaissons bien et dont certains écrivains contemporains ont donné le ridicule exemple. Il y a de nos jours une sorte de culte du poète par lui-même : c’est un être de nature supérieure que nous devons tous admirer et croire. Ses caprices sont des lois respectables devant lesquelles le bon sens doit abdiquer et laisser la place à la foi pure et simple. Sa parole est une révélation ; elle est le verbe, et le verbe est divin, comme dans l’Évangile selon saint Jean, car il se sert à lui-même d’apôtre, et il se fait de sa chambre une petite Patmos. Que M. Carducci veuille bien écouter nos avis lorsqu’il en est temps encore : il peut rester un mortel bien doué des dons de poésie, faire de bonnes satires, des chants lyriques non sans nouveauté, pourvu qu’il s’arrête sur le chemin de l’apothéose. On commence par se dire un chêne, par se comparer à Dante et à Juvénal, on continue par des oracles, par des excommunications, on finit par se bâtir de petits temples avec de petits dithyrambes. La première condition pour se dire bon poète est d’être homme, d’être soi-même et de ne pas s’imposer un rôle.


LOUIS ETIENNE.

  1. Rimembranza di scuola, Nuove Poesie, p. 65.
  2. Poésie, p. 153 et suiv.
  3. Nuove Poesie, p. 32.
  4. Epistolario, t. Ier, p. 179.
  5. Poésies, Après une lecture.
  6. Poésie, p. 60 et suiv.
  7. Decennali.
  8. Nuove Poesie, p. 11.