Pour les autres traductions de ce texte, voir Le Bouclier d’Héraclès.

LE BOUCLIER D’HERCULE
POÈME D’HÉSIODE
TRADUIT PAR M. PATIN
de l’Académie française[1]





… Telle encore, quittant la maison de son père, la terre de sa patrie, suivit à Thèbes Amphitryon, ce valeureux guerrier, Alcmène, cette fille du belliqueux roi Électryon. Elle surpassait tout son sexe par la beauté de son visage et la majesté de sa taille ; pour la prudence, nulle ne lui en eût disputé le prix, de toutes les filles que de mortelles compagnes ont données à des mortels ; de sa tête, de ses noires paupières, rayonnait un charme semblable à celui de la belle Aphrodite ; et toutefois, au fond de son cœur, elle honorait son époux plus que jamais n’honora le sien aucune femme. Il lui avait ravi son généreux père, frappé par lui dans un mouvement de colère, pour des troupeaux ; et, forcé de fuir sa terre natale, il était venu à Thèbes en suppliant, implorer la pitié des descendants de Cadmus, qui portent le bouclier. Il y trouva un asile et y habitait avec sa noble épouse, mais sans jouir encore de son doux commerce ; il ne devait point être reçu dans la couche de la charmante fille d’Électryon qu’il n’eût vengé le trépas de ses frères magnanimes, et porté la flamme dans les bourgades des héros Taphiens et Téléboens. C’était là sa promesse, dont les dieux avaient été témoins. Craignant donc leur courroux, il s’empressa de mettre à fin la grande œuvre que lui imposait un devoir sacré. Avec lui marchaient, avides de guerre et de combats, les Béotiens, guidant des chars rapides et montrant au-dessus de leurs boucliers un visage qui respirait une fureur belliqueuse, les Locriens, ardents à combattre de près, les Phocéens au grand cœur. À la tête de ces peuplades marchait, fier de les commander, le brave fils d’Alcée. Cependant le père des dieux et des hommes tramait en son esprit le dessein de se donner un fils, et aux immortels comme aux humains un protecteur puissant. Il quitte donc l’Olympe pendant la nuit, cherchant en lui-même par quelle ruse il s’assurera la possession de la beauté qu’il désire. Bientôt il est sur le Typhaonius, d’où il s’élance au sommet du Phicius, et là il se repose, pensant à son œuvre divine. La même nuit, le vaillant, l’illustre héros Amphitryon, ayant achevé son entreprise, fut de retour, et, sans prendre le temps de visiter ses serviteurs et ses bergers, entra d’abord au lit de son épouse, tant était vif le désir qui pressait ce pasteur des peuples. Comme un homme joyeux d’échapper aux longs ennuis d’une maladie cruelle, aux chaînes d’un dur esclavage, Amphitryon, quitte enfin de sa pénible tâche, rentrait dans sa maison avec joie et bonheur. Toute la nuit il reposa près de son épouse, et jouit avec elle des dons de la belle Aphrodite. De ce double commerce avec un dieu et l’un des premiers parmi les mortels, Alcmène devint mère dans Thèbes, dans la ville aux sept portes, de deux fils bien peu semblables entre eux quoique frères, de natures bien inégales : du fort, du redoutable Hercule, engendré par Jupiter qui assemble les nuages, d’Iphiclée, issu du belliqueux Amphitryon, postérité diverse, comme devaient être le rejeton d’un homme, d’un mortel, et celui du fils de Saturne, qui commande à tous les dieux.

Ce héros, après bien d’autres exploits, tua encore Cycnus, fils de Mars, au cœur magnanime. Il le rencontra dans le bois sacré d’Apollon, du dieu qui lance au loin ses traits, son belliqueux père près de lui, tous deux brillants sous leurs armes de l’éclat de la flamme et montés sur le même char. Leurs coursiers frappaient à pas précipités la terre ; du pied de leurs coursiers comme des roues de leur char s’élevait autour d’eux une poussière épaisse ; leur char roulait à grand bruit emporté par leurs coursiers ; ils volaient, et Cycnus se réjouissait, dans l’espoir d’immoler de son glaive d’airain le vaillant fils de Jupiter, avec son écuyer, et de les dépouiller l’un et l’autre de leurs magnifiques armes. Mais ses vœux ne furent point entendus de Phébus Apollon, qui anima contre lui le courage d’Hercule. Tout le bois, l’autel même d’Apollon, du maître de Pégase, était comme éclairé par les armes de Mars, par sa splendeur divine, par le feu qui luisait dans ses yeux. Qui eût osé, simple mortel, s’avancer contre lui, hormis Hercule et l’illustre Iolas ? Mais grande était la force d’Hercule, invincibles étaient les bras qui descendaient de ses épaules sur son corps vigoureux.

Hercule s’adresse en ces mots au conducteur de son char, à Iolas :

« Noble héros, Iolas, toi que je chéris le plus de tous les mortels, sans doute Amphitryon s’était rendu gravement coupable envers les bienheureux habitants de l’Olympe, lorsque, pour des bœufs au large front, meurtrier d’Électryon, il lui fallut quitter la forte ville de Tirynthe et chercher un asile dans les remparts dont Thèbes se couronne. Il vint près de Créon et d’Hénioché au long voile, qui l’accueillirent, lui prodiguèrent tout ce que l’on doit aux suppliants, s’attachèrent à lui du fond du cœur. Près d’eux, il vécut dans la splendeur avec la charmante fille d’Électryon, son épouse ; et bientôt, les temps étaient accomplis, nous vîmes le jour, ton père et moi, divers d’esprit comme de corps. Pour lui, Jupiter égara ses pensées ; il abandonna sa maison, ses parents, pour aller servir le criminel Eurysthée, malheureux qui plus tard eut à gémir sur sa faute, mais en vain : elle est irréparable. Quant à moi, le destin m’a imposé de durs travaux. Ô mon ami ! hâte-toi de saisir les rênes brillantes, le cœur plein de confiance, et pousse en avant le char rapide et les agiles coursiers, sans t’inquiéter du vain bruit de l’homicide Mars, qui maintenant trouble de ses cris furieux le bois sacré de Phébus Apollon, du dieu aux traits inévitables. S’il est redoutable dans les combats, bientôt, crois-moi, je l’en aurai rassasié. »

Le noble Iolas lui répond :

« Ami révéré, il faut que ta tête soit bien chère au père des dieux et des hommes, à Neptune qui règne sur les murs de Thèbes et les protège, puisqu’ils amènent entre tes mains, pour te combler de gloire, un mortel si grand et si fort. Allons, revêts tes armes ; poussons au plus vite notre char contre le char de Mars, et que la lutte s’engage ! Car ce dieu ne fera point trembler le fils de Jupiter ni le fils d’Iphiclée. Il fuira bien plutôt devant les rejetons d’Aclée, déjà prés de lui, brûlants de commencer le combat, qui leur plaît mieux qu’un festin. »

Il dit. Hercule sourit, car ces paroles plaisent à son cœur. « Iolas, reprend-il, nourrisson de Jupiter, nous ne sommes pas loin de la rude épreuve. Toi, qui toujours t’es montré brave, voici le moment de guider encore où il sera besoin notre grand Arion à la noire crinière, et de me prêter assistance selon tes forces. »

Ayant ainsi parlé, il enferme ses jambes dans des bottines d’un métal brillant, magnifique don de Vulcain ; sa poitrine, dans une cuirasse d’or habilement travaillée, que lui donna la fille de Jupiter, Pallas, lorsqu’il dut pour la première fois s’élancer aux tristes combats. Il suspend à ses épaules, guerrier redoutable, le fer protecteur. Il rejette sur son dos, loin de sa poitrine que presse la courroie, un carquois profond, tout rempli de flèches terribles qui portent le muet trépas avec elles. Leur pointe homicide est humectée de larmes : longues, effilées, polies au milieu, elles sont revêtues à leur autre extrémité des plumes d’un aigle noir. Le héros saisit ensuite une forte lance armée d’airain, et se couvre d’un casque du fer le plus dur, ciselé avec art, qui s’ajuste à ses tempes et doit garantir sa tête divine.

Enfin, il prend ce bouclier éclatant, impénétrable, qu’aucun trait n’eût percé, n’eût rompu, arme merveilleuse à voir. Partout à sa surface brillait le gypse, l’ivoire, l’ambre, et resplendissait l’or ; de longues lames d’un acier azuré en formaient l’épaisseur. Au milieu était l’effrayante, l’ineffable image d’un dragon, jetant en arrière des regards enflammés, et la gueule toute remplie de dents blanches, cruelles, menaçantes. Au-dessus de son front terrible volait la Discorde, soufflant le feu de la guerre, affreuse divinité dont l’aspect ôtait le sens et le courage aux mortels assez audacieux pour oser se mesurer avec le fils de Jupiter : aussi leurs âmes sont-elles descendues dans la demeure souterraine de Pluton, tandis que leurs os, dépouillés, desséchés par les rayons dévorants du soleil, se consument sur la terre. Là encore étaient représentées et l’Attaque et la Défense, une mutuelle poursuite ; là s’échauffaient la Mêlée et le Carnage ; là s’emportaient la Fureur et le Tumulte ; l’implacable Parque y saisissait à la fois trois mortels, l’un récemment blessé, l’autre encore sans blessure, un troisième déjà mort et qu’elle traînait par les pieds à travers le combat, monstre au manteau rougi de sang humain, aux regards farouches, aux cris furieux.

Il y avait douze têtes de serpents, dont l’horreur ne se peut rendre, et qui épouvantaient ceux des mortels assez audacieux pour oser se mesurer avec le fils de Jupiter. Leurs dents s’entre-choquaient à grand bruit quand le héros combattait. Ces figures merveilleuses étaient comme enflammées. On distinguait des taches sur le corps des terribles dragons ; leur dos était azuré, noire était leur gueule.

Il y avait des troupes de sangliers et de lions se mesurant du regard, furieux, animés d’une ardeur belliqueuse ; ils s’avançaient comme par bataillons ; nulle des deux troupes ne semblait craindre ; c’étaient partout des cols hérissés ; déjà étaient tombés ici un grand lion et auprès deux sangliers, tous privés de vie, leur sang noir dégouttant sur la terre, mais les derniers, couchés la tête pendante sous les ongles de leurs terribles ennemis ; cependant ils n’en paraissaient, et sangliers sauvages et farouches lions, que plus animés, plus ardents à combattre.

Il y avait le combat des Lapithes belliqueux, et Cénée leur roi, et Dryas, et Pirithoüs, et Hopleus, et Exodius, et Phalérus, et Prolochus, Mopsus, fils d’Ampyx, né sur les bords du Titarès, élève de Mars, Thésée, fils d’Égée, semblable aux immortels, tous en argent, le corps revêtu d’armes d’or. Contre eux se rassemblaient en foule les Centaures, le grand Pétræus, l’augure Absolus, et Arctus, et Urius, et Mimas aux cheveux noirs, et les deux fils de Peucée, Périmède et Dryalus, tous de même en argent, les mains armées de massues d’or. Les uns et les autres semblaient s’élancer, comme s’ils eussent été vivants, et combattre de près avec la lance et la massue.

Là aussi se voyaient, en or, les chevaux rapides du terrible dieu de la guerre ; là se voyait Mars lui-même, le ravisseur, l’homicide Mars, la lance à la main, animant de la voix une troupe guerrière, semblant déjà se baigner dans le sang, emporter les dépouilles des vaincus, debout sur son char, et près de lui la Terreur et l’Effroi, ardents à se jeter à sa suite au milieu du combat. Là était la belliqueuse fille de Jupiter, Tritogénie. On eût cru la voir elle-même, empressée de prendre part à l’action, une lance à la main, un casque d’or sur la tête, l’égide attachée à ses épaules, se précipiter dans l’affreuse mêlée.

C’était encore le chœur sacré des immortels, et au milieu, touchant harmonieusement sa lyre d’or, le fils de Jupiter et de Latone. C’était l’Olympe, sainte demeure des dieux, avec leur resplendissante assemblée ; c’étaient les Muses qui chantaient, et dont on eût cru entendre les doux accents.

On y voyait représenté, en étain de la veine la plus pure, un port d’un facile accès, qui s’arrondissait sur les bords de la vaste mer, et que semblaient emplir ses flots. Des troupes de dauphins y couraient çà et là, cherchant leur proie et semblant nager. Deux d’entre eux, tout brillants d’argent, poursuivaient en soufflant les muets poissons. Au-dessous s’agitaient ceux-ci, figurés en airain, tandis que sur le rivage se tenait un pêcheur dans l’attente, son filet à la main, prêt à le jeter.

On y voyait le fils de Danaé à la belle chevelure, le cavalier céleste, Persée. Ses pieds ne touchaient point au bouclier ; il en était tout proche, sans s’y appuyer, effort d’un art merveilleux ! Ainsi l’avait fait l’illustre Vulcain, tout en or. À ses talons étaient ses brodequins ailés ; de ses épaules pendait à un noir baudrier son épée d’airain ; il volait rapide comme la pensée. Son dos disparaissait tout entier sous la tête d’un être monstrueux, de la Gorgone, dépouille hideuse, qu’il portait enfermée dans un réseau du plus beau travail, à mailles d’argent, à franges d’or. Sur le front du héros était le sinistre casque de Pluton et ses épaisses ténèbres. Tremblant et fugitif, il se hâtait, car à sa suite se précipitaient les redoutables, les horribles Gorgones, impatientes de le saisir. Sous leurs pieds le pâle acier du bouclier semblait résonner d’un son aigu et plaintif. À leur ceinture pendaient deux serpents, dressant la tête, dardant la langue, aiguisant des dents furieuses et lançant d’affreux regards.

Au-dessus des Gorgones se mouvait une vaste scène de terreur. C’étaient des hommes qui combattaient en ennemis, les armes à la main, les uns pour protéger leur ville avec leurs parents, les autres dans l’ardent désir de la saccager. Beaucoup étaient tombés ; un plus grand nombre luttaient encore. Les femmes, au haut des tours, représentées en airain, poussaient des cris, se déchiraient les joues, figures vivantes, prodige de Vulcain. Les vieillards, parvenus au terme de la vie, se pressaient hors des portes, les mains élevées vers les dieux et les implorant pour le salut de leurs fils. Ceux-ci cependant s’acharnaient au combat, et derrière eux de sombres divinités (les Kères), dont les dents blanches s’entre-choquaient à grand bruit, dont les yeux brillaient de fureur, terribles, sanglantes, inabordables, se disputaient les guerriers tombant sur la poussière. Toutes voulaient s’abreuver du sang noir, et, quelle que fût la proie qui d’abord tombât entre leurs mains, un mort ou un blessé, elles enfonçaient dans ses chairs leurs ongles énormes. L’âme descendait chez Pluton, dans le froid Tartare. Pour le corps, lorsqu’elles s’étaient rassasiées de son sang, elles le rejetaient derrière elles et s’enfonçaient de nouveau dans la mêlée et le carnage. Près d’elles se tenaient Clotho, Lachèsis, et, ne leur cédant point, Atropos, la puissante divinité, la première entre ses sœurs par le rang comme par l’âge. Toutes trois se livraient pour la dépouille d’un seul mortel un furieux combat ; elles se lançaient des regards menaçants, s’attaquaient avec colère et des mains et des ongles.

Non loin se voyait la misérable, la désolante image de la Tristesse, pâle, maigre, consumée par la faim, les genoux gonflés, de longs ongles dépassant ses mains ; une affreuse humeur coulait de ses narines ; le sang dégouttait de ses joues sur la terre elle était là, à l’écart, farouche, grinçant des dents, les épaules couvertes de poussière, tout humide de larmes.

Prés de là s’élevait une ville, flanquée de grosses tours, et que fermaient, s’ajustant à leurs linteaux, sept portes d’or. Les habitants s’y livraient joyeusement aux jeux et à la danse. On y voyait sur un char une jeune vierge que sa famille menait à son époux, tandis qu’à l’entour s’élevait le chant d’hyménée, et que brûlaient d’éclatants flambeaux dans la main des esclaves : en avant marchaient des femmes, dans la fleur de la beauté, et derrière des troupes d’hommes dansant : les premières, qu’accompagnait la flûte sonore, faisaient sortir de leur bouche délicate un chant dont résonnait l’écho ; les autres formaient, aux accords de la lyre, d’aimables chœurs. Plus loin, quittant la table du festin, de jeunes convives se mettaient en marche au son de la flûte, les uns se livrant au plaisir du chant et de la danse, les autres folâtrant ensemble ; ce n’étaient que groupes joyeux sous la conduite de joueurs de flûte, et par toute la ville fêtes, chœurs et jeux. Hors des murs, on voyait des cavaliers courir, des laboureurs fendre le sein de la terre, leur tunique retroussée. Il y avait là un vaste champ, tout couvert de moissons : on coupait avec le tranchant de la faucille les blés murs, qui pliaient sous le poids des épis, riche présent de Cérès ; on les liait en javelles ; on aplanissait l’aire. Ailleurs, c’étaient des vendangeur, armés de la serpe et récoltant les raisins ; d’autres qui emportaient des charges de grappes blanches et noires, recueillies dans une grande vigne, aux pampres épais, aux vrilles brillantes, ciselées en argent : un certain nombre était occupé à remplir les corbeilles, et près d’eux s’alignaient des ceps en or, œuvre admirable de l’industrieux Vulcain, que soutenaient des échalas d’argent, où s’agitait un feuillage du même métal, desquels pendaient d’énormes grappes de raisin noir : il y en avait qui foulaient la vendange ; il y en avait qui remplissaient les outres. Quelques-uns s’exerçaient au pugilat et à la lutte. Des chasseurs poursuivaient le lièvre agile, menant devant eux deux chiens, aux dents acérées, empressés d’atteindre leur proie comme celle-ci de les fuir. Des écuyers se disputaient avec ardeur le prix de la course. Des conducteurs de chars poussaient leurs chevaux rapides et rendaient les rênes. Les chars semblaient bondir et voler ; on eût cru entendre le bruit des roues. Pour ces rivaux point de relâche, car il s’agissait d’une victoire difficile et jusqu’à la fin incertaine. Un prix éclatant leur était proposé et frappait les yeux dans la lice même : c’était un trépied d’or, ouvrage de l’industrieux Vulcain.

Autour du bouclier, et embrassant tous ces tableaux divers, coulait à pleins bords l’Océan. On y voyait des cygnes, au vol élevé, poussant de grands cris et nageant en troupes à la surface des eaux. Près d’eux se jouaient des poissons d’un travail merveilleux, même aux yeux du maître de la foudre, par les ordres duquel Vulcain avait fabriqué de ses mains ce grand et solide bouclier. Le fils de Jupiter le maniait avec aisance : il le prend et s’élance sur son char, pareil, dans sa légère démarche, aux éclairs que fait briller son père, le dieu armé de l’égide. Près de lui se tient le redoutable Iolas, guidant les coursiers. Tout à coup Minerve aux yeux d’azur se présente devant eux et anime leur confiance par ces paroles :

« Salut, rejetons de l’illustre Lyncée ! Aujourd’hui Jupiter, qui règne sur les bienheureux habitants de l’Olympe, vous accorde le pouvoir d’immoler Cycnus et de ravir sa magnifique armure. Mais, ô le premier des mortels, écoute ce que j’ai à te prescrire. Quand tu auras privé Cycnus de la douce existence, laisse-le, avec ses armes, au lieu où il sera tombé, et attentif à l’attaque de l’homicide Mars, qui marchera contre toi, observe bien la place que laissera découverte son riche bouclier, pour y diriger la pointe de ton glaive. Ensuite tu te retireras ; car il ne t’est point donné de lui enlever en ce jour ni ses coursiers ni ses armes. »

À ces mots, la grande, la noble déesse s’élance rapidement auprès d’eux, portant dans ses mains immortelles la victoire et la gloire. Le noble Iolas frappe d’un bruyant signal l’oreille des coursiers, qui emportent le char rapide et font voler la poussière. La déesse aux yeux d’azur les anime en agitant l’égide, et sur leur passage la terre gémit. Cependant s’avançaient aussi, semblables à la flamme ou à la tempête, et Cycnus, l’habile dompteur de coursiers, et Mars, ce dieu insatiable de guerre. Les chevaux des combattants sont en présence et poussent des hennissements aigus, qui ébranlent l’écho. Le premier, Hercule s’adresse en ces mots à son ennemi :

« Cher Cycnus, qui vous porte tous deux à pousser vos rapides coursiers contre nous, hommes de cœur, faits à la fatigue et à la peine ? Détourne ton char ; fais-moi place : car je vais à Trochine, chez Céyx, roi de cette contrée, aussi respecté que puissant, tu le sais mieux que personne, toi, l’époux de sa fille, la belle Thémistoné aux yeux noirs. Mon ami, Mars ne te sauvera pas de la mort qui t’attend si nous en venons aux mains. Lui-même, sache-le, a déjà fait l’épreuve de ma lance, lorsque, près de la sablonneuse Pylos, il se mesura contre moi, dans son insatiable rage de combats. Trois fois, frappé sur son bouclier, il chancela et dut s’appuyer sur la terre. À la quatrième, rassemblant mes forces, je lui fis à la cuisse une profonde blessure, et du choc de ma lance il alla tomber dans la poussière, sans gloire désormais parmi les immortels et livrant à mes mains ses dépouilles sanglantes. »

Il dit, mais il n’obtient point du belliqueux Cycnus qu’il se détourne de sa route. Alors s’élancent à la fois, de leur char, et le fils de Jupiter et le fils de Mars. Près du lieu où ils doivent combattre se rangent, conduits par les deux écuyers, leurs coursiers à la belle crinière. Les pas des deux héros, qui se précipitent, ébranlent au loin la terre. Lorsque des derniers sommets d’une haute montagne tombent des rochers qui bondissent et s’entre-choquent, chênes altiers, pins et peupliers aux profondes racines, sont partout brisés sur leur passage, tandis qu’ils roulent avec impétuosité jusque dans la plaine. Ainsi se ruaient l’un contre l’autre Hercule et Cycnus, poussant de grands cris. La ville des Myrmidons tout entière, l’illustre Iolcos, Arné, Hélicé, Anthée aux gras pâturages, étaient remplies du bruit de leur voix et des étranges accents avec lesquels ils s’abordaient. Cependant Jupiter fait gronder son tonnerre et répand du haut du ciel une pluie de sang, présage de victoire qui doit accroître la confiance de son fils. Comme on voit quelquefois, dans une profonde vallée, un sanglier, au farouche aspect, aux dents menaçantes, marcher à la rencontre des chasseurs, aiguisant contre terre ses blanches défenses, baignant d’écume ses mâchoires frémissantes, les yeux brillant comme la flamme, l’échine et le col hérissés ; tel paraissait le fils de Jupiter quand il sauta de son char. C’était le temps où la cigale aux noires ailes, à la voix harmonieuse cachée dans le feuillage, annonce aux hommes le retour de l’été, et abreuvée, nourrie de la féconde rosée, se répand tout le jour et dès l’aurore en chants inépuisables, durant les plus fortes chaleurs de la dévorante canicule ; c’était le temps où pousse les barbes de ses épis le millet récemment semé, où se colore le raisin, doux et dangereux présent que Bacchus a fait aux hommes. Alors combattaient Hercule et Cycnus, et autour d’eux un grand bruit s’élevait. Comme deux lions, qui, se disputant le corps d’un cerf et s’élançant pleins de rage l’un sur l’autre, font entendre d’affreux rugissements, de terribles grincements de dents ; ou comme des vautours aux ongles recourbés, au bec retors, qui, sur la pointe d’un roc, se font à grands cris la guerre pour la grasse dépouille de quelque chèvre de montagne, de quelque biche sauvage ; un jeune chasseur l’a fait tomber d’un trait parti de son arc, mais il n’a pu la retrouver dans des lieux qu’il ignore, tandis que ces oiseaux ont bien vite senti la proie et, rassemblés autour d’elle, se livrent un furieux combat : ainsi, poussant de fortes clameurs, se cherchaient les deux héros. Cependant Cycnus, impatient d’immoler le fils du puissant Jupiter, lance son javelot dont l’airain rencontre sans le rompre l’airain du bouclier céleste. Préservé par ce don d’une divinité, l’héritier d’Amphitryon, Hercule, lance à son tour, avec force, un long javelot contre son adversaire, entre le casque et le bouclier, au-dessous du menton, à l’endroit où le col reste à découvert. Les deux tendons sont tranchés par le trait homicide, car il est parti d’une puissante main. Cycnus tombe, comme tombent un chêne ou un roc élevé, frappés par la foudre fumante de Jupiter. Telle est sa chute et sur son corps retentissent ses armes d’airain.

Mais déjà s’en éloigne le fils de Jupiter, au cœur éprouvé par l’infortune. Attentif à l’attaque de Mars, le fléau des morts, il court le recevoir la fureur dans les yeux : comme un lion qui, tombant sur sa proie, s’applique à la déchirer de ses ongles puissants et lui a bientôt ravi la douce existence, son cœur au sang noir est plein de courroux ; l’azur de sa prunelle brille d’un éclat terrible ; de sa queue il se bat les flancs et les épaules ; de ses pieds il creuse la terre ; nul n’oserait soutenir son regard, ni s’en approcher pour le combattre. Tel l’héritier d’Amphitryon, insatiable de combats, courait à la rencontre de Mars, animé d’une belliqueuse confiance ; le dieu s’avançait de son côté, l’âme pleine de tristesse, et tous deux se joignirent avec de grands cris. Si d’un sommet élevé vient à tomber une roche, elle roule et bondit au loin avec un grand fracas, jusqu’à ce que sur son passage se rencontre une haute colline qu’elle va frapper et qui l’arrête. Ainsi pesant sur son char, marchait à grand bruit, avec des cris retentissants, le redoutable Mars : ainsi Hercule soutint le choc.

Cependant se présente, devant le dieu de la guerre, la fille de Jupiter, Minerve, portant la sombre égide de son père : elle le regarde d’un œil farouche et lui adresse ces paroles :

« Retiens, ô Mars, ton ardeur guerrière et tes mains invincibles. Il ne t’est point permis d’immoler, de dépouiller de ses armes le vaillant fils de Jupiter. Va donc, quitte le combat, et ne me résiste point. »

Elle dit, mais ne peut persuader le cœur magnanime de Mars. Il pousse un grand cri, brandit ses armes semblables à la flamme, et court vers Hercule pour le tuer. Brûlant de venger la mort de son fils, il dirige son javelot, armé d’airain, contre l’immense bouclier, mais, se penchant hors du char, la déesse aux yeux d’azur détourne le trait. Une douleur violente saisit le cœur de Mars, il tire son glaive acéré et se précipite sur Hercule. En ce moment, le brave héritier d’Amphitryon l’atteint à la cuisse, au défaut du bouclier, d’un coup violent de sa lance, et blessé profondément le renverse sur la terre. Alors la Terreur et l’Effroi le relèvent, le placent sur son char qu’ils ont fait approcher, puis, touchant les coursiers, le transportent sur le haut Olympe. Le fils d’Alcmène et l’illustre Iolas, enlevant des épaules de Cycnus les belles armes qui les couvraient, et quittant ce lieu, se rendent rapidement à la ville de Trachine. Pour Minerve, elle retourne sur l’Olympe, dans la demeure de son père.

Cycnus fut enseveli par Céyx et par le peuple nombreux qui habitait près de la ville de cet illustre roi, par ceux d’Anthée, de la ville des Myrmidons, de l’illustre Iolcos, d’Arné, d’Hélicé. Il y eut grand concours aux funérailles, par honneur pour Céyx, cher aux dieux immortels. Mais l’Anaure effaça le tombeau et le monument, les couvrant pendant l’hiver de ses eaux débordées. Ainsi le voulut le fils de Latone, Apollon, parce que Cycnus avait souvent surpris et pillé ceux qui conduisaient à Delphes de riches hécatombes.





  1. La Théogonie intéressant particulièrement la science mythologique, le traducteur avait jugé indispensable de conserver scrupuleusement aux noms des dieux et des héros leur forme grecque. Il ne lui a pas paru qu’il y eût une égale nécessité de le faire, contrairement à l’usage reçu, en traduisant les autres poèmes d’Hésiode, d’un intérêt seulement épique et didactique.