Poèmes ironiques/Lamentation de la lumière

Messageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine. Vol. 24) (p. 3-6).

POÈMES IRONIQUES




LAMENTATION DE LA LUMIÈRE




Une nuit, je passais place du Carrousel.
La pluie avait chassé les étoiles du Ciel,
Et le tirage à cinq les louis de ma bourse ;
Et, morne, je hâtais fièvreusement ma course.

Tout à coup j’entendis un long susurrement
Qui tombait des hauteurs mélancoliquement,
Soupir éolien fait de notes égales,
Monotone et plus doux que le chant des cigales.

Cette plainte sortait, dans le silence noir,
Des globes dépolis d’où, sur Paris, le soir,
S’épandent les blancheurs du soleil électrique.
Et la voix murmurait sa mourante supplique :

« Ô mon père Apollon, que vous ai-je donc fait ?
« Moi, le Rayon lunaire, albe comme le lait,
« Moi, la flèche d’Azur et d’Or, moi, la Lumière !
« Moi, votre enfant la plus aimée et la première !
« Ô mon père Apollon, quel crime ai-je commis,
« Pour être ainsi livrée aux hommes ennemis ?
« Autrefois — il y a bien longtemps ! — dans l’espace
« J’habitais le Soleil et l’Étoile qui trace
« L’étincelant sillon dans le Chaos lointain :
« J’étais le messager de l’éternel Matin.
« Le germe qui rendait les planètes fécondes.
« L’aiguille du Destin qui reliait les mondes.
« J’étais Tout, la matière inerte ayant en moi
« Trouvé le Mouvement et sa Forme : sa Loi.

 « Puis, un jour, votre main jusqu’alors tutélaire
« Appesantit sur moi le poids de sa colère.
« Et me jeta, du clair des Cieux chez les Humains,
« Aux veines des cailloux errants sur les chemins.
« Encore là j’avais l’air vibrant des campagnes,
« J’allumais les foyers des pâtres des montagnes ;
« Plein de vieilles chansons, l’Océan me roulait,
« Comme un berceur, dans ma nacelle de galet ;
« Puis, quand tu m’enfermas dans la blancheur des cires,
« Me résignant, je dis : Fais comme tu désires !
« Mais, ô maître Soleil ! — en nos âges damnés,
« Où pour la brume et pour la nuit les gens sont nés,
« Oublieux du Tropique et des doux Équinoxes —
« Vers le pôle de glace et la zone des boxes,
« Au pays du Coltar où l’on sème du fer,
« Où la sorcière Suie, enfin reine de l’Air,
« Se marie au nuage et de baisers te souille…
« Soleil ! tu m’as vendue à ces nains de la houille !
« Sous leur pressoir, dans leur compteur nauséabond,
« Fille des Dieux, prostituée au vil charbon,
« <De l’égout, tout le jour, je subis les étreintes,
« Et la Nuit seulement peut écouter mes plaintes… »

En entendant ce long récitatif si doux,
J’oubliai les torrents de pluie et les vents fous ;
Je songeais au lointain pays, aux vagues bleues
Dont je suis séparé par la longueur des lieues
Et la largeur du temps ; à l’arête du mur
Détachée en vigueur sur l’impeccable azur,
Aux yeux non embrumés des larmes des nivôses.
Aux juvéniles corps ignorant les chloroses.
Aux grappes du coteau toutes noires de vin :
Impérial Midi dont on se rit en vain !
Oh ! l’ensoleillement de l’enfance première !

Alors je répondis tout bas à la Lumière :
Tu n’es point la seule à pâtir,
Ô Lueur, dans la nuit obscure,
Tu n’es point la seule à sentir
Que notre père a la main dure ;
Les poètes et les rêveurs
Ont perdu toutes les saveurs
Des gais printemps enjoliveurs.
En la Grand’Ville qui les mure.

Déshérités fils d’Apollon !
Comme toi, divine éblouie,
Nous avons la boue au talon,
Et sur les épaules la pluie ;
Traînant sous le ciel des hivers
Nos chansons, musiques et vers,
Guettant à tort et à travers
Plus d’une illusion enfuie.

Nos mains tripotent aux tripots,
Nos cœurs appartiennent aux gouges
Comme nos cervelles aux pots,
Dans la brume épaisse des bouges.

Là, dans des creusets fort étroits
Nous jetons nos sceptres de Rois,
Comme de vils fagots de bois…
Souvent nos pommettes sont rouges.

Mais avec le rêve en lambeau
Notre âme, jadis printanière,
Sait encor fabriquer du beau,
Dans le centre de la tanière ;
Ainsi toi, du fond des égouts
Et des tuyaux fermés de clous,
Dans l’infect Paris du dessous
Tu fabriques de la lumière.

Mais qu’importe que le destin
Nous ait sevrés de l’ambroisie !
Nous savons porter le matin
Dans le royaume de la suie !
C’est dans le cercle du sommeil
Comme un crépuscule vermeil,
Et c’est encore le soleil,
Et c’est toujours la Poésie.

Qu’importe que ton clair Rayon
Sorte d’un piédestal de boue ?
Qu’importe que sous son haillon,
En chantant, Homère s’enroue ?
Le poète est un fils de dieu :
S’il a souillé son manteau bleu,
Il n’a qu’à le brosser un peu,
Et c’est de l’azur qu’il secoue.

Et comme un lourd matin lentement s’éveillait,
Le doux Rayon cessa le triste chant follet :
Et le poète alla battre un peu la campagne
Sous le vieux ciel de lit de son château d’Espagne.