Poèmes et Paysages/Lettre à Hyacinthe H.

Poèmes et PaysagesAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 2 (p. 151-159).


XLIV

LETTRE À HYACINTHE H.


Inter flumina nota
Et fontes sacros, frigus captabis opacum.
Virgile.



 
Ainsi que l’hirondelle au retour des hivers,
Avide de soleil, de fleurs, de gazons verts,
Vous fuyez ces cités que la froidure assiège,
Ces climats où les vents ont des ailes de neige ;
Et, prenant votre vol, vous allez au doux ciel
Qu’emplit de ses rayons l’astre de Raphaël.
Dans ces lieux où, baigné de rosée et de flammes,
Fleurit l’amour, ce lys qui parfume les âmes,
Vous boirez un air pur et l’arôme léger
Que le vent du rivage enlève à l’oranger ;
Et, respirant partout la vie et la lumière,
Vous reprendrez bientôt votre verdeur première.
Jeune arbuste exilé de notre sol heureux,
Votre tige a langui sous un ciel rigoureux ;

Mais à Naple, oubliant la ville aux brumes grises,
Vous croirez être encore au doux pays des brises.



A l’heure où le soleil monte et remplit les airs,
Allez près d’Ischia, qui dans l’onde des mers
Baigne ses pieds de nymphe ; et, du haut des collines
Où flottent la lumière et les senteurs marines,
Regardant les rameurs qui chantent sur les flots,
Vous croirez voir nos ports et nos bruns matelots,
Nos pirogues courant sur la vague profonde,
Et des brises de l’aube enflant leur voile ronde ;
Les rapides esquifs qui bercent nos pêcheurs,
Comme un groupe au col blanc de beaux oiseaux nageurs ;
Et plus loin, sur le dos de la mer océane,
Le vaisseau qui se meut comme un aigle qui plane.



Heureux qui loin d’un ciel maussade et pluvieux,
A la terre du Nord ayant fait ses adieux,
Peut contempler, aux pieds du coteau qui s’incline,
La mer que le Vésuve ou l’aurore illumine,

Et voir se dérouler, plein de flamme et d’accords,
Ce golfe où le flot chante et courtise ses bords !
Nonchalamment couché sur la rive odorante
Que baise en murmurant la vague de Sorrente,
Heureux qui des hauteurs du plus beau firmament
Peut voir le disque d’or descendre lentement !
Et la mer bleue et tiède, et du sol amoureuse,
Ainsi qu’une Africaine ardente et langoureuse,
Dans son lit de corail et de sable argenté,
Se bercer et mourir, lasse de volupté !



Et vous, frileux enfant de nos îles aimées,
Vous allez visiter ces rives embaumées !
Et, plus heureux que moi, bientôt vous pourrez voir
Ces bords voluptueux où je voudrais m’asseoir ;
Où, comme en nos pays dont l’azur est sans voiles,
Le sol est plein de fleurs et l’air est plein d’étoiles !



Fuyez ces ternes murs du soleil délaissés,
Ces cités où la terre et les cœurs sont glacés ;

Où le luxe à ses pieds voit mourir l’indigence ;
Où le doute a tari toute antique croyance ;
Où l’artiste en mépris, du passant coudoyé,
S’en va, l’âme sans rêve, et de l’art ennuyé ;
Où le poète même, abjurant son délire,
A jeté le sarcasme et l’insulte à sa lyre,
Et, disciple parjure, infidèle au saint lieu,
Avant le chant du coq a renié son Dieu ;
Où, remplacé par l’or, l’amour de la patrie
S’est retiré des cœurs ; où, nation flétrie,
Oubliant notre orgueil dans un lâche repos,
Nous souffrons que l’Anglais insulte à nos drapeaux !



France ! on t’insulte, et toi, superbe en ta colère,
Quoi ! tu n’as point encor châtié l’insulaire !
Quoi ! tu n’as point encore, Anglais, Russe, Germain,
Levé sur l’étranger ta redoutable main !
A quel abaissement es-tu donc descendue !
Qui te rendra ta force ou ta fierté perdue ?
Oh ! rougis du présent, pleure et baisse les yeux !
Pleure ces jours passés, ces combats radieux
Où tes fils, proclamant ta grandeur militaire,
A trembler devant eux accoutumaient la terre,
Et des rois conjurés, à ta perte acharnés,

Courbaient jusqu’à tes pieds les fronts découronnés !
Où, ton char t’emportant de l’un à l’autre pôle,
Comme un manteau la gloire ombrageait ton épaule ;
Où, fière, aux nations qui rampaient sous ta loi
Tu laissais en passant quelque soldat pour roi ;
Où ton noble drapeau qu’épousa la victoire,
Déroulant dans les airs ton homérique histoire,
Sur l’univers conquis par tes guerriers vainqueurs,
Ainsi que l’arc-en-ciel, suspendait ses couleurs !…



Ah ! que ne puis-je aussi fuir ces rives glacées
Où tout éveille en moi de pénibles pensées !
Que ne puis-je avec vous, poète au front serein,
Voir les champs où régna le peuple souverain !
Debout sur les tombeaux et la poudre de Rome,
L’homme en dépit des jours sent qu’il est beau d’être homme.
Son œil dans les débris d’un empire effacé,
Dédaigneux du présent, contemple le passé ;
Et, se sentant grandir devant l’ombre romaine,
Il n’a plus à rougir de la famille humaine.




Allez donc, ô rêveur ! cœur pur, âme sans fiel,
Vous qui vivez d’espoir, cette manne du ciel,
Allez fouler au gré de votre fantaisie
La terre de la gloire et de la poésie.
Et d’abord, visitez ces monts aux pics neigeux
Où Salvator rêvait ses brigands courageux,
Où, libre d’un vain monde, affranchi de ses règles,
Il vivait seul avec la tempête et les aigles !
Et puis, comme un oiseau noyé dans les brouillards,
Sur la chaude Italie arrêtant vos regards,
Hâtez-vous, descendez au sein des tièdes plaines,
Où les vents en passant embaument leurs haleines ;
Et, fils des cieux d’azur et des douces saisons,
Oubliez au soleil les brumeux horizons.
Votre voix, qui se tait par la bise engourdie,
Retrouvera là-bas sa fraîche mélodie ;
Sous un ciel pur et riche à notre ciel pareil,
Vous chanterez ! — La Muse est fille du soleil !



Pour moi, je dois rester dans la cité des brumes.
Oiseau d’un autre sol, je vais sécher mes plumes

Au foyer qui me voit, à mon culte attaché,
Méditer et pâlir sur mes livres penché.
Qui me rendra jamais les pays sans froidure,
Et de mes beaux printemps la joie et la verdure ?
Hélas ! au vent du sort mes jours se sont fanés.
Où sont tous les bonheurs que Dieu m’avait donnés ?
Mon enfance et mes bonds joyeux par la campagne,
Et mon frère, et ma sœur, et l’austère montagne
Qui nous prêtait son ombre, et dont le front géant
Regarde à ses pieds battre et passer l’Océan ?…



Tout s’est évanoui ! ma vie est orpheline !
Sous le cyprès qui pleure au bas de la colline,
S’endormant pour toujours d’un sommeil sans remord,
L’enfant qui fut ma sœur repose dans la mort.
Et moi, je vogue et lutte en proie aux flots sauvages ;
Ma barque frêle encore a quitté nos rivages,
Sous les vents ennemis j’entends gémir ses mâts,
Et tristement je songe aux bords de la Dumas,
A mon enfance heureuse, à nos vertes allées
Pleines de papillons, ces belles fleurs ailées !
Au vieux toit bien caché sous nos arbres chéris,
Où venaient tous les ans nicher les bengalis ;
Où, veuve de nos jeux, seule dans sa chaumière,
Pleure en pensant à nous ma vieille et pauvre mère



 
O bonheurs de l’enfance ! ô mes paisibles jours !
M’auriez-vous donc aussi délaissé pour toujours ?
Je n’ai plus aujourd’hui l’âme rieuse et gaie,
Je courbe sous le sort ma tête fatiguée.
Je me dis, en pensant aux amis que j’aimais,
Que tout brille et s’éteint et nous quitte à jamais.
Et d’aimer, cependant, le besoin nous tourmente.
J’ai cherché dans la Muse une humble et vraie amante ;
Mais que de fiel caché dans la coupe des fleurs !
La lyre a ses dégoûts et l’art a ses douleurs.
La malveillance louche à l’oblique manœuvre
Frappe à coups détournés ma pensée et mon œuvre.
Âmes pleines de haine ! esprits bas et jaloux !
Menez-nous, ô mon Dieu ! par des sentiers plus doux,
Ou donnez-nous, pareille à l’étoile des mages,
La foi pour nous conduire et guider nos hommages !
Car les temps sont mauvais, et par un ciel si noir
On ne sait plus s’il faut ou marcher ou s’asseoir ;
L’avenir inquiète et le présent ennuie ;
Pour un jour de soleil, oh, que de jours de pluie !…




Mais adieu ! — Sur mon ciel, si sombre par instants,
J’ai peut-être arrêté vos regards trop longtemps ;
Pardonnez cette plainte à des lèvres mortelles,
Et vers des cieux plus doux laissez monter vos ailes.
Que ne m’est-il donné d’accompagner vos pas !
Mais pour m’en consoler, — vous ne l’oublierez pas,
O mon poète ! ô vous dont la muse docile
Embellit ses beaux vers d’une rime facile ;
Vous dont le rythme plein de grâce et de clarté
Reproduit vos pensers dans leur limpidité ;
Vous qui savez toujours, sobre dans l’abondance,
Bercer vos rêves purs de nombre et de cadence ; -
Oui ! pour m’en consoler, vous me direz ces lieux
Qu’ont habités les arts, les héros et les dieux ;
Où la gloire a porté ses rameaux jusqu’aux astres ;
Où désormais, hélas ! tout est deuil et désastres !
Ce ciel où, s’éteignant avec la liberté,
Tout flambeau s’est couché, le soleil excepté !
Dites-moi, dites-moi l’éclat dont la nature
Revêt ces bords sacrés à toute créature !
Mais, à l’heure où s’éteint le jour silencieux,
Quand l’ombre est sur les monts, quand l’étoile est aux cieux,
Allez cueillir pour moi près du golfe tranquille
Un rameau sur la tombe où dort le doux Virgile !


Paris, février 1840.