Plan d’une bibliothèque universelle/VII/VI

CHAPITRE VI.

VICO. — MONTAIGNE. — BACON. — DESCARTES.

Rien de plus triste que la condition de l’homme. Il ne peut être heureux que par la vérité, et son sort est de vivre environné de mensonges : il n’a pas même le choix de ces mensonges ; sa nourrice, sa famille, son pays, son époque le saisissent dans son berceau pour le façonner à leur guise. Y a-t-il une opinion étrange qu’on ne trouve sur le globe et que nous n’eussions pu recevoir des temps, des lieux ou du hasard de notre naissance ? Mais ce n’est pas tout, à ces idées fatales qui sont indépendantes de notre volonté et dont si peu d’hommes songent à se dépouiller, il faut ajouter l’éducation, cette seconde naissance qui refait notre entendement et le meuble ou le démeuble au gré de nos maîtres et de nos professeurs. Là notre raison agit, mais offusquée par les habitudes de l’école, par le chaos de la théologie, par les systèmes de la science, par les théories philosophiques qu’un grand génie nous impose et qu’un plus grand génie anéantit ; car les opinions des philosophes sont aussi variées que les mœurs des peuples. Nous passons de Saint-Augustin à Bossuet, de Platon à Cicéron, d’Aristote à Descartes, de Descartes à Locke, de Locke à Kant, de Kant à Fichte, à Schelling, à Hegel sans jamais nous arrêter, forgeant notre intelligence à toutes ces fournaises, accusant nos pères de mensonges et n’écoutant pas la voix de nos enfants qui déjà se préparent à nous accuser à leur tour.

Dans ces causes incessantes de nos erreurs, je n’ai pas rappelé les passions qui nous aveuglent et les ambitions qui nous rendent serfs des passions d’autrui ; je n’ai rien dit des influences physiques et physiologiques dont Herder a fait ressortir tous les événements de l’histoire ; bien plus, je n’ai parlé ni des superstitions qui engloutissent tous les cultes ni des préjugés qui font partie intégrante de chaque classe et de chaque état de la société, ni des lois dont l’étude fausse l’esprit en plaçant la justice dans le point de droit, jamais dans la vérité. Enfin je n’ai rien dit des sciences naturelles qui varient sans cesse : vérité du jour, erreur du lendemain, et dont les plus brillantes découvertes se terminent toutes par l’incertitude, l’ignorance et l’impuissance !

Tel est cependant le gouffre de mensonges et de ténèbres dans lequel nous sommes plongés en naissant. Là nous pensons, nous raisonnons, et souvent aussi nous nous égorgeons au nom de la vérité ! À l’aspect de tant d’ignorance, qui s’étonnera de tant de crimes ? Mais ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que cette ignorance elle-même reste inconnue à la plupart des hommes ; il faut des siècles pour nous la révéler. Lorsque Montaigne, le premier parmi nous, levant la tête hors de ces ténèbres et regardant au-dessous de lui, vit cet effroyable chaos de coutumes, d’usages, d’opinions, de religions qui se partagent le globe, son âme se troubla, son imagination s’assombrit, et il proclama en face du monde la vanité de toutes les sciences et de toutes les pensées humaines. Et cependant ce rare génie avait entrevu le remède à tant de maux, et même il l’avait consigné quelques pages plus loin dans un autre chapitre de son livre, le plus beau peut-être des Essais, puisqu’il est resté original après l’Émile, qui en est sorti tout entier. Je veux parler du chapitre XXX de l’Institution des Enfants, dédié à madame Diane de Foix ; car, pour le remarquer en passant, c’est à une mère de famille que fut adressé le premier traité raisonnable d’éducation qui ait illustré la France.

Dans ce chapitre, on lit cette pensée qui alors passa inaperçue et qui plus tard devait servir de texte à Bacon et à Descartes et faire révolution dans les écoles : « Il faut tout passer par l’estamine et ne loger rien en nostre teste par autorité et à crédit. » Qu’on juge de l’étrangeté de cette parole à une époque où l’autorité d’Aristote décidait de tout.

Bacon fut le premier qui s’en saisit. Bacon, cette intelligence universelle qui eut la gloire de donner à Locke l’idée fondamentale de ses essais et à Montesquieu les principes de son admirable ouvrage ; Bacon, dont le génie rénovateur devinait l’attraction pressentie par Kepler et que cent ans plus tard Newton devait établir par les chiffres ; car Newton n’a pas découvert le système du monde, il l’a prouvé. Bacon, disons-nous, fondant la philosophie comme il avait fondé les sciences, posait le même principe que Montaigne, mais avec plus de clarté, plus de développement. Il disait : « Il ne nous reste plus qu’une seule planche de salut, c’est de refaire en entier l’entendement humain, c’est d’abolir de fond en comble les théories et les notions reçues, afin d’appliquer ensuite un esprit vierge et devenu comme une table rase à l’étude de chaque chose prise à son commencement[1]. »

Ces six lignes publiées à Londres à l’époque où le Parlement de Paris « défendait, à peine de vie, de tenir ni enseigner aucune maxime, contre les auteurs anciens et approuvés. » Ces six lignes portaient en elles une révolution complète. Elles furent recueillies par un jeune officier qui parcourait alors l’Europe, étudiant les peuples, consultant les philosophes, cherchant partout la vérité et s’étonnant de ne rencontrer que l’erreur. Il les médita au milieu des camps et après dix-sept ans de méditation, il en fit la base d’un petit traité de cent pages, dont le but était de renouveler les écoles et dont la destinée fut de renouveler le monde. Ce jeune officier c’était Descartes ; ce petit volume, c’est la Méthode, titre modeste d’une œuvre de génie !

C’est là que, s’offrant lui-même en exemple, l’auteur raconte comment, après avoir achevé ses études dans une des écoles les plus célèbres de l’Europe, puis après avoir étudié dans le monde et dans les armées les mœurs et les usages des différents peuples il se trouva tellement embarrassé de ses doutes, qu’il prit la résolution d’effacer de sa mémoire tout ce qu’il venait d’apprendre, de faire table rase, comme le dit Bacon, de tout passer par l’étamine, comme le dit Montaigne, en un mot de ne rien recevoir dans son entendement de ce qui ne lui serait présenté que par l’exemple, la coutume ou l’autorité. « Pour atteindre la vérité, dit-il, il faut une fois dans sa vie se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues, et reconstruire de nouveau tout le système de ces connaissances. » Mais comment le reconstruire ? Ici la difficulté est sans bornes : tant qu’il ne s’agit que d’effacer l’erreur, tout se passe dans la lumière ; mais dès qu’il s’agit de reconnaître la vérité, tout devient ténèbres. En effet, Descartes a bien trouvé le principe qui nous délivre du mensonge, mais en confiant à chaque raison le pouvoir de remeubler l’entendement, en laissant l’individu juge de toutes choses, il n’a fait que changer de désordres, il a enfanté le chaos.

C’est une chose remarquable que la réforme philosophique et la réforme religieuse se soient perdues par la même faute : Luther et Descartes n’ont fait que multiplier l’erreur, en appelant la raison individuelle sans autre autorité, l’un à l’interprétation des livres saints, l’autre au jugement des sciences morales et philosophiques !

Ici nous voyons reparaître Vico. Près de cent ans s’étaient écoulés depuis la publication de la Méthode. Descartes régnait sans contradicteur, faisant peser sur le monde savant la tyrannie de ses fortes pensées. Vico fut le premier qui l’attaqua. « Nous devons beaucoup à Descartes, dit-il, nous lui devons beaucoup pour avoir soumis la pensée à la méthode. C’était un esclavage trop avilissant que de faire tout reposer sur la parole du maître. Mais vouloir que le jugement de l’individu règne seul, c’est tomber dans l’excès opposé. » Puis il ajoute, après quelques plaintes sur l’ignorance de la jeunesse : « Descartes était très versé dans toutes les sciences, il vivait caché dans une solitude ; et ce qui fait plus que tout le reste, il était doué d’un génie tel que chaque siècle n’en produit pas toujours. Un homme doué de tels avantages peut suivre son sens propre ; mais tout autre le peut-il ? Que les jeunes gens lisent Platon, Aristote, saint Augustin, Bacon et Galilée ; qu’ils méditent autant que Descartes dans ses longues retraites, et le monde aura des philosophes comparables à Descartes. Mais avec la lecture de Descartes et le secours de leurs lumières naturelles, ils ne pourront jamais l’égaler, et encore tomberont-ils dans un abîme de mensonges. »

Ces observations avaient le double mérite de la nouveauté et de la vérité. Mais Vico ne se contente pas de combattre le système de Descartes, il veut le rectifier ou plutôt le remplacer. Au sens individuel il substitue le sens commun ; il proclame infaillible toute idée, tout principe qui se présente avec l’assentiment du genre humain ; en un mot, il fait de la voix universelle des peuples le criterium de la vérité ; système brillant que le philosophe formule ainsi : « Ce que l’universalité ou la généralité du genre humain sent être juste, doit servir de règle dans la vie sociale. La sagesse vulgaire de tous les législateurs, la sagesse profonde des plus célèbres philosophes s’étant accordée pour admettre ces principes et ce criterium, on doit y trouver les bornes de la raison humaine, et quiconque veut s’en écarter doit prendre garde de s’écarter de l’humanité tout entière. »

Ainsi Vico croit avoir marqué les bornes de la raison humaine. Voilà une haute prétention. Il plante son drapeau au milieu de la grande assemblée des peuples, et le cri général qui sort de cette foule, il le proclame la vérité, il dit : La raison humaine n’ira pas plus loin. Et cependant que d’objections contre ce système ! Pour que la pensée universelle puisse devenir le criterium de la vérité, il faut qu’elle n’ait jamais proclamé le mensonge. Ici la règle ne peut souffrir d’exceptions, l’exception serait l’erreur, et l’erreur détruit la règle. Eh quoi ! n’a-t-on pas vu des temps où l’idolâtrie couvrait le globe ? Les sacrifices humains n’ont-ils pas ensanglanté tous les cultes ? L’esclavage et la polygamie ne furent-ils pas consacrés par toutes les nations de la terre barbare ou civilisée ; et si l’assentiment du genre humain a proclamé le polythéisme ; s’il a sanctifié à la fois le massacre, le libertinage et la violation des droits de l’homme, dirons-nous avec Vico que ce sont là les bornes de la raison humaine. Tel est cependant le témoignage universel ; simple expression de l’état social, comment pourrait-il être l’expression de la vérité et de la raison ?

Ce système, mal compris du temps de Vico, devait l’être beaucoup mieux du nôtre. Les flatteurs du peuple ne pouvaient manquer cette occasion de lui jeter une nouvelle couronne. Le peuple est roi par l’élection, juge par le jury, pourquoi ne serait-il pas philosophe par la grâce de Vico, ou de son brûlant disciple, l’abbé de Lamennais ? Il est vrai qu’en faisant le peuple électeur et juré, on a eu l’heureuse idée de fonder des écoles pour l’instruire, et de fixer un cens d’éligibilité pour le trier ; mais en philosophie, rien de plus inutile que le triage et l’instruction ; c’est le nombre qui fait l’autorité. Nous avons bien à faire vraiment des livres et des docteurs, lorsqu’il nous suffit d’écouter les masses pour décider de toutes les questions morales, politiques, religieuses dont on cherche la solution depuis le commencement du monde ? Voilà comment, grâce à Vico, la démocratie déborde aujourd’hui jusque dans la philosophie.

C’est cependant là que son pouvoir expire ; c’est au moins là qu’il faut l’arrêter, sous peine de ne plus faire de progrès que dans le mensonge ; la roture, que je sache, ne donne pas plus la raison que la noblesse ne donne le génie. Et en effet, j’ai beau chercher la vérité dans les masses, je ne la rencontre, quand je la rencontre, que dans les individus. Pour que la lumière jaillisse des ténèbres, il faut que Dieu y allume un soleil ; pour que la vérité entre chez un peuple, il faut que Dieu y jette un législateur. La vérité n’est révélée qu’au génie, et le génie est toujours seul. Que voyez-vous dans l’histoire ? d’un côté Moïse, Socrate, Jésus-Christ ; de l’autre les Hébreux, les Grecs et l’univers. D’un côté les peuples qui persécutent et qui tuent, de l’autre la victime isolée qui les éclaire. Toujours un homme et un peuple ; toujours la raison individuelle travaillant à former la raison universelle. Les peuples, dit admirablement Bossuet, ne durent qu’autant qu’il y a des élus à tirer de leur multitude. Pensée profonde que Bossuet n’applique qu’aux saints, mais qui peut s’appliquer aux philosophes, aux législateurs, à tous les bienfaiteurs de l’humanité. Le privilége du génie est de tout dire dans une ligne.

Ainsi tombe naturellement en présence des faits la philosophie démocratique du témoignage universel, ce qui ne veut pas dire que la philosophie aristocratique du témoignage individuel soit beaucoup meilleure. Rien ne doit rester de ces deux systèmes, car ils donnent à l’autorité humaine une puissance qu’elle n’a pas. Mais où donc est la vérité ? Dieu aurait-il environné l’homme de tant d’erreurs, sans lui fournir un seul moyen de les reconnaître ? Lui aurait-il donné une conscience qui redoute le mensonge, une raison qui cherche la sagesse, la faculté de penser, de comparer, de vouloir, le tout pour se tromper éternellement ? Non, Dieu n’a pas manqué de justice, car alors il eût manqué de puissance. Il a placé la vérité au point de vue de l’homme, puisqu’il a placé l’homme en présence de ses ouvrages, et que l’ouvrage exprime toujours la pensée de l’ouvrier. La pensée de Dieu, c’est-à-dire la vérité, nous est donc révélée par les lois de la nature. C’est là que le Créateur a imprimé sa volonté immuable : le livre qui la renferme est écrit dans la langue universelle, et il s’ouvre sous les yeux du genre humain !

Atténuant lui-même la valeur de sa théorie du sens commun, Vico écrit « Aux mathématiciens il appartient de chercher le vrai ; les philosophes doivent se contenter du probable. »

Oui, tant que l’autorité de l’homme est invoquée !

Non, quand c’est la pensée même de Dieu, sa pensée réalisée, sa pensée devenue visible, dans les lois physiques et morales de la nature. Il y a là plus qu’une conviction mathématique ; c’est la vie qui parle, la vie sortant des mains de Dieu, et pour première loi révélant son créateur.

Les mathématiques elles-mêmes ne sont vraies que parce qu’elles représentent quelques lois physiques de l’univers. Elles sont la pensée de Dieu traduite par des lignes et par des chiffres.

Il faudra bien convenir un jour que les lois morales de l’univers sont aussi positives que les lois mathématiques, parce qu’elles ont la même origine, parce qu’elles sont l’expression de la même pensée. Dieu n’a pas failli à nous les donner, c’est nous qui avons failli à les étudier et à les comprendre.

Le livre de Vico est si riche, il remue tant d’idées, il soulève tant de questions, enfin il a si puissamment agi sur notre siècle ; qu’il devenait indispensable de le soumettre à l’examen d’une critique forte et impartiale. Cet examen d’ailleurs était commandé par notre sujet, le but de ce livre étant surtout de signaler le point de départ des conceptions originales destinées à exercer quelque influence sur l’esprit humain. Sous ce rapport il est impossible de rien imaginer de plus puissant que la philosophie de l’histoire ; et soit qu’elle s’attache à trouver dans le passé la formule de l’avenir, soit que moins ambitieuse elle se contente d’enregistrer les progrès du bien sur la terre, son étude promet la révélation des destins de l’humanité. Terminons donc comme nous avons commencé, en signalant les traits frappants qui séparent la science historique des temps anciens de la science historique des temps modernes. Avant Vico l’histoire n’était que le simple récit des faits ; sous l’influence de Vico, la transfiguration s’est opérée : l’histoire est devenue prophétique et providentielle, en sorte que, prise dans son ensemble sur le globe entier, elle nous apparaît comme une épopée sublime, où chaque peuple accomplit une pensée de Dieu dans l’intérêt du genre humain !



  1. Bacon, Novum organum.