Plan d’une bibliothèque universelle/VII/V

CHAPITRE V.

VICO. — THÉORIES DES LOIS PROVIDENTIELLES DE L’HISTOIRE.

L’époque de Vico est une des plus brillantes de l’histoire. Lorsqu’il vint au monde, la pensée humaine s’était renouvelée dans le mouvement de deux grands siècles. La terre tournait d’après les lois de Galilée, Bacon avait ouvert des routes inconnues à toutes les sciences, et d’un trait de son génie Descartes venait de balayer la scolastique et la théologie du moyen-âge. Enfin Vico naquit au milieu du règne de Louis XIV, au moment où Bossuet, Fénelon, Newton, Locke produisaient leurs chefs-d’œuvre. Né en France, il eût augmenté la foule de ces grands hommes, et participé à leur gloire ; né en Italie, il vécut isolé, misérable, sans autres contemporains que des savants obscurs et des cardinaux indifférents ; aucun génie ne stimula son génie, il fut seul ; jeta quelques lumière dans les ténèbres, et mourut oublié.

L’oubli fut si complet que ses doctrines se perdirent et que plus d’un siècle s’écoula avant leur résurrection. Ce fut en Allemagne qu’elles reçurent pour la première fois une vie nouvelle[1]. Alors le pauvre Vico eut des disciples, mais des disciples indociles qui essayaient de corriger le maître et qui pour la plupart se montraient plus habiles à le dépouiller qu’à l’honorer. Notre intention n’est pas de signaler ici les nombreux emprunts dont Vico fut la victime ; il suffit de savoir que son livre a fait révolution dans les sciences historiques, qu’il a inspiré, qu’il a créé toutes les théories modernes, et que, malgré ses erreurs, sa place est marquée parmi les livres originaux qui remuent fortement les âmes et donnent l’impulsion à la pensée !

Deux idées puissantes absorbèrent la vie scientifique et philosophie de Vico. Il voulut 1o  tracer le code des lois providentielles qui gouvernent le genre humain depuis le commencement du monde, et les donner pour règles de l’avenir ; 2o  résoudre le problème tant cherché du principe de certitude, en d’autres termes découvrir le criterium de la vérité. Ainsi les études de Vico comprennent Dieu et l’homme, le secret des pensées de Dieu dans le gouvernement politique et moral de l’univers, et la direction à donner aux actions des hommes dans l’accomplissement de leurs devoirs. La première science est tout ce que le genre humain peut concevoir de plus élevé ; et d’abord il fallait six mille ans pour sa conception, car elle ne pouvait sortir que de l’expérience de l’histoire. Aussi cette idée manqua-t-elle à Platon, à Socrate, à toute l’antiquité. Elle devait naître du temps et de l’Évangile : c’était le résumé de la doctrine du Christ et de l’action du temps. Mais quelle puissance il fallait pour la concevoir, je ne dis pas pour l’exécuter, même après l’Évangile ! Comment une faible créature osa-t-elle regarder si haut ? Ah ! sans doute, Vico eut raison de donner le titre de science nouvelle à cette création de son génie ! Elle était nouvelle, en effet, la science qui, par le seul secours de l’observation, tentait de pénétrer le secret des lois providentielles et de tracer sur ce code révélé tout l’avenir du globe !

Ainsi fut créée la science nouvelle ; elle le fut presque en présence de Montesquieu ; car il voyageait alors en Italie, où, par une fatalité qu’il faut déplorer, il n’entendit parler ni de Vico ni de ses œuvres, et cependant Vico vivait, et cependant la sienza nuova était publiée depuis trois ans. Nous osons le dire : le peu d’éclat de ce livre, à son apparition, fut un malheur pour Montesquieu : il eût trouvé là l’idée du lien céleste qui manque à son immortel ouvrage. Et qui sait si la grande loi qui dirige les Peuples dans leur passage sur la terre, et que nous cherchons encore, ne se fût pas révélée à son génie !

Quant à Vico, il fut écrasé sous le poids de sa propre conception. La vue de la carrière qu’il venait d’ouvrir lui donna le vertige ; il ne put en supporter ni l’immensité ni la majesté, et dès l’abord on le vit travailler à lui tracer des limites. Le voilà qui remonte aux premiers jours du monde pour y chercher l’histoire complète d’une civilisation, son commencement, ses progrès et sa fin, et c’est dans cette histoire qu’il trouve le dernier mot de la Providence, la loi suprême qui doit à jamais régir l’univers. Toute histoire, suivant lui, se compose de trois époques : l’âge divin ou l’idolâtrie, l’âge héroïque ou la barbarie, l’âge humain ou la civilisation ; et ce triple tableau qu’il trace à grands traits devient le cercle étroit dans lequel il renferme le passé, le présent et l’avenir de l’humanité. Voilà ce que nous sommes condamnés à recommencer sans cesse ; voilà le moule dans lequel les nations doivent se précipiter éternellement ; chaque révolution de la société humaine fera revivre la barbarie des premiers jours du monde ; il y aura toujours sur la terre l’âge de l’idolâtrie et l’âge de la férocité, avant l’âge de la loi.

C’est ainsi que de l’ensemble et de l’enchaînement des faits accomplis Vico compose une histoire idéale qui doit se reproduire éternellement sur la terre. Chaque siècle ramène les mêmes événements dans l’histoire, comme chaque année ramène les mêmes saisons, les mêmes vicissitudes et les mêmes bienfaits dans l’univers.

Mais Vico va plus loin ; il ne se contente pas de faire tourner le genre humain dans ce cercle monotone, il soutient que, lors même que Dieu multiplierait à l’infini les mondes dans l’espace (hypothèse indubitablement fausse, ajoute-t-il), la destinée de tous ces mondes, nés et à naître, serait de suivre le cours des lois tracées dans la science nouvelle. Ainsi ce beau génie, qui tout à l’heure voulait écrire le code des lois providentielles, ose dire que la Providence n’a peuplé qu’un monde, n’a créé qu’une terre. Il ajoute même que, si d’autres mondes étaient possibles, ils ne pourraient exister que sous la direction des lois que lui faible mortel vient de découvrir. Tout à l’heure il cherchait la pensée de Dieu, à présent il lui trace des limites. Quel triste résultat d’une aussi magnifique conception ! Et cependant, lorsque Vico écrivait ces choses, Galilée avait vu le ciel ; Descartes, Pascal, Newton en avaient expliqué les lois ; et le grand géomètre Huyghens, suivant les traces de Fontenelle, nous avait légué en mourant le beau livre de la Pluralité des Mondes[2].

Tel est le système de Vico. Il s’est borné à étudier dans les modifications de l’esprit humain la marche que devaient suivre les sociétés ; en les supposant à l’état sauvage ou à l’état de barbarie. Là s’arrête la science nouvelle. On peut, si l’on veut, lui accorder quelques époques du passé, mais aucun héritage dans l’avenir. En effet, pour montrer combien sa doctrine est impuissante, il suffit de constater les progrès de l’humanité sur le globe ; et de remarquer que dans sa théorie des lois providentielles Vico n’a tenu aucun compte de la loi de perfectibilité, c’est-à-dire de l’amélioration graduelle du genre humain. Et qu’on ne croie pas que cette amélioration soit illusoire ! rien de plus facile que d’énumérer les vérités méconnues des temps anciens et qui sont acquises aux temps modernes. L’amour des hommes, l’abolition des castes, l’abolition de l’esclavage, la soumission des droits du citoyen aux droits de l’humanité, et la liberté de conscience, toutes vérités repoussées par les peuples les plus civilisés de l’antiquité et triomphantes aujourd’hui. La croyance d’un seul Dieu, qui coûta la vie à Socrate, est devenue la vie religieuse des nations ; il n’y a plus d’idolâtrie que chez les barbares ; autrefois elle couvrait la terre : tout était Dieu, dit énergiquement Bossuet, excepté Dieu même. Voilà les conquêtes morales qui ont changé la condition des sociétés, et qui rendent le retour de l’âge divin impossible. Ajoutez à cela les conquêtes de l’intelligence : l’imprimerie, les journaux, les machines à vapeur, les chemins de fer, puissant moteur de la Providence pour la diffusion des lumières, et qui promettent, si je puis m’exprimer ainsi, une naissance d’hommes aux peuples nouveaux. Ici les faits viennent à l’appui de nos espérances ! Voyez l’Amérique des États-Unis échapper à toutes les lois de la science nouvelle. Sa naissance ne date ni de l’âge divin, ni de l’âge héroïque ; elle n’a point à se dégager des chaînes des moines, des abjections des castes, des absurdités de la scolastique. Elle arrive tout droit à l’âge de la civilisation par l’industrie, le travail et la liberté. C’est un grand peuple qui vient de naître, et qui déjà se prépare à hériter du vieux monde !

Toutefois, et je le redis parce qu’on ne saurait trop le redire, ce peuple entré à pleines voiles dans la civilisation, s’y est montré avec quelques marques de barbarie ; il porte l’esclavage dans son sein comme un chancre rongeur. Sur cette terre classique de la liberté je vois deux millions d’hommes réduits à l’état de bétail ; je vois des fers, des fouets, des carcans, des supplices ; j’entends les menaces des bourreaux, j’entends les gémissements des victimes ; là on avilit l’homme ; là un peuple s’est cru le droit d’enchaîner ce corps et cette âme que Dieu avait faits libres. Eh bien ! qu’arrive-t-il ? la voix de toutes les nations civilisées s’élève pour lui reprocher son crime, et déjà commence dans l’Amérique la lutte sanglante de la justice et de la cupidité. Que la cupidité musèle ses victimes et trahisse les lois, qu’elle massacre les hommes généreux qui parlent au nom de la liberté, elle sera vaincue. Plus les crimes seront grands, plus ils seront visibles. Toutes les nobles volontés de l’homme combattent contre eux, et la mission céleste de l’Évangile est de réaliser un jour ces nobles volontés !

Ainsi la condition morale des peuples est entièrement changée ; le genre humain s’améliore et la masse civilisée est plus parfaite que dans les temps anciens : je parle des temps les plus beaux et les plus héroïques ; car dans ces temps d’héroïsme Athènes ne criait pas à Sparte : N’égorgez pas les ilotes ! Rome ne criait pas à Athènes : Ne vendez pas les esclaves ! Platon et Socrate lui-même acceptaient l’esclavage, et il y a dans la Politique du précepteur d’Alexandre une page honteuse où l’esclavage est déclaré chose juste[3]. Ne voyez-vous pas que cette page sépare à jamais les temps anciens des temps modernes.

Toutes les études historiques tendent donc à démontrer l’impossibilité du retour des âges divins et héroïques, à moins d’un cataclisme qui ne laisserait sur le globe que des grœnlandais ; d’où il résulte que la science nouvelle de Vico ne renferme pas l’avenir du globe, qu’elle n’est pas le moule éternel où les peuples doivent prendre leurs formes, que de nouvelles destinées nous sont promises, qu’une nouvelle science doit naître plus digne de l’homme, plus pleine de foi et d’espérance ; une science qui parlera à notre cœur et non à notre mémoire, et qui, loin de condamner le genre humain à tourner dans un cercle douloureux de superstition et de crimes, lui ouvrira un avenir brillant d’intelligence et de prospérité. Si donc nous dégageons de l’œuvre de Vico cette partie erronée de son système, il ne lui restera plus qu’une idée vraie, que cette magnifique idée de Bossuet qui place tous les peuples du monde, représentés par la postérité d’Abraham, sous les regards et la conduite de Dieu. Dès lors, le discours sur l’histoire universelle reste debout sur les débris du livre de Vico et par droit de génie et par droit d’ancienneté ; car le chef-d’œuvre du nouveau père de l’Église précéda de quarante-quatre ans le chef-d’œuvre du professeur italien. À présent, si l’on nous demande de formuler la loi qui dirige les peuples dans leur marche éternelle sous les regards de Dieu, nous serons obligés de convenir que la science n’est pas plus avancée aujourd’hui qu’elle ne l’était au temps de Bossuet et de Vico, seulement on peut dire que le caractère de la loi est la prévoyance et la bonté. Et qu’on ne vienne pas nous opposer les tableaux hideux de l’histoire du monde depuis six mille ans, car nous répondrions précisément par ces six mille ans d’existence et de progrès. Plus il y a de désordre dans les lois humaines, plus l’ordre des lois divines apparaît, puisque nous existons, puisque nous progressons, puisque chaque siècle en passant nous dépouille de quelque barbarie. Peu importe donc que la loi divine soit inconnue si elle se manifeste par des bienfaits et si son but visible est la conservation du genre humain. Ce qui importe, c’est que nous sachions qu’elle existe ! et voilà précisément ce qui fait la gloire de Vico : sa mission fut de nous avertir bien plus que de nous instruire ; mais son avertissement eut quelque chose de sublime, car il nous appelait au conseil de la Providence.

Passons à la seconde pensée fondamentale de sa philosophie : Vico est un de ces génies qu’il faut connaître tout entier.


  1. Ernest Weber traduisit en allemand La Science nouvelle, en 1822 ; elle ne fut traduite en français qu’en 1827.
  2. Le Cosmetheoros d’Huyghens fut publié en 1698 ; mais plus de cent ans auparavant, un compatriote de Vico ; Giordano Bruno avait soutenu la pluralité des mondes, dans son livre Del Infinito Universo e mundi, publié en 1584. Il est vrai que le malheureux fut brûlé à Rome par l’inquisition, en 1600. Ce Giordano Bruno, dont l’Allemagne cherche aujourd’hui à réhabiliter la mémoire, fut un grand philosophe, maître de Spinosa et peut-être aussi de Descartes. Chose singulière et qui prouve la variété de son génie, il a laissé une comédie dont Molière a emprunté plusieurs traits ; elle est intitulée Candelaio.
  3. Politique d’Aristote, liv. I, ch. 2.