Plan d’une bibliothèque universelle/I/I

CHAPITRE I.

SITUATION MORALE DU PAYS ; BESOINS DU SIÈCLE.

Les hommes auront beau supprimer les distinctions, la noblesse, les castes, les priviléges, ils ne pourront jamais si bien faire qu’il n’y ait toujours un premier et un dernier. C’est ainsi que les institutions les plus libérales comme les plus aristocratiques amènent forcément le partage du peuple en deux classes : d’un côté ceux qui gouvernent, de l’autre ceux qui sont gouvernés. Toutefois il y a cette différence que dans les aristocraties les deux classes sont éternellement séparées : c’est la noblesse, c’est le peuple ; l’un peut tout, l’autre ne peut rien ; tandis que, dans les démocraties, les deux classes tendent sans cesse à se confondre : en haut, en bas, au pouvoir, à la charrue, c’est toujours le peuple que vous voyez, c’est toujours le peuple qui monte ou qui descend.

Cette forme de gouvernement est la plus digne de l’homme, puisque son but est le développement de l’intelligence de tous au profit de tous, d’où il suit que le devoir de ceux qui gouvernent, dans ce système, est d’éclairer la raison des peuples, de leur donner des principes communs, une instruction universelle, de fonder enfin les unités nationales, pour arriver un jour à l’unité humanitaire !

L’instruction du peuple est donc à la fois le but et la nécessité du gouvernement représentatif ; bien plus elle en est la vie. Aussi, depuis vingt ans, l’éducation primaire et secondaire a-t-elle été l’objet des sollicitudes de tous les hommes du pouvoir qui avaient une pensée d’avenir. Ceux-là voyaient bien que des institutions nouvelles appelaient un peuple nouveau, et que, puisque ces institutions fondaient des droits, elles devaient imposer des devoirs ; mais comment en instruire les masses ? comment leur donner à la fois la pensée et la morale, la puissance et la lumière, la souveraineté et la justice ? C’est là le point principal, et c’est précisément le point oublié. Nous instruisons le peuple comme Condillac instruisait sa statue, en lui présentant des images et des sons. Toutes les idées lui viennent du dehors, comme aux animaux les plus vils, et nous oublions d’aller chercher au dedans l’être moral, l’être infini que Dieu y a placé !

Or, ce grand travail de la régénération des peuples par les éléments matériels de la science, dégagés de toute idée morale et religieuse, doit un jour produire ses résultats. Quels seront-ils ? Question grave que tout le monde s’adresse et à laquelle personne n’ose répondre. On se préoccupe du besoin d’instruire la foule, et l’on ferme les yeux sur les suites nécessaires de la mauvaise instruction qu’on lui donne. Et cependant ce seul fait de l’instruction d’un peuple est une des plus puissantes révolutions qui se soient encore vues sur la terre : des derniers rangs de la société, des profondeurs de ses abjections et de ses misères, va sortir une nation nouvelle, envieuse, ambitieuse, sans prochain et sans Dieu ; une nation enflée de cette demi-science de raisonnements à vide, que Bacon trouvait plus dangereuse que l’ignorance et la barbarie. Ce n’est pas tout encore ; au-dessus de ce chaos populaire, apparaît une jeunesse turbulente, sans principes, habituée dans les colléges aux idées grecques et romaines, et s’inoculant dans les cabinets littéraires les idées américaines ; une jeunesse pleine de présomption, mêlant tout, brouillant tout ; haïssant le despotisme et regrettant l’épée de Bonaparte ; réhabilitant Robespierre par les arguments de M. de Maistre sur l’excellence du bourreau ; prenant la guillotine pour emblème, Marat pour modèle, l’émeute pour principe, la terreur pour une forme de gouvernement ; plongée enfin dans la théorie de l’assassinat jusqu’au point de ne plus le distinguer de la vertu, et se croyant propre à gouverner le monde parce qu’elle ne reculerait devant aucune des extrémités du crime ! Et en traçant ce tableau nous ne mentons pas, nous ne calomnions pas, nous reproduisons des maximes, nous recueillons des discours, nous disons ce que tout le monde peut lire dans des journaux, dans des libelles publiés en haine de toute autorité ; nous ne faisons pas une satire, nous écrivons l’histoire !

Telle est la situation intellectuelle et morale du pays : la France meurt faute d’idées générales et de principes communs ; elle meurt au pied de l’arbre de la science dont on ne lui présente que les mauvais fruits ; elle meurt dans les familles à qui on refuse la vie morale et religieuse ; elle meurt dans le gouvernement qui, enorgueilli de sa prospérité industrielle et financière, n’a pu s’élever jusqu’à l’intelligence de ces mots de l’Évangile : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de vérité ! »

Le mal est grand sans doute, mais il n’est point incurable : né d’une fausse science et d’un mauvais système d’éducation, il peut être effacé par des réformes et par de bons ouvrages. Il n’y a que la lumière qui dissipe les ténèbres, il n’y a que la vérité qui dissipe l’erreur ; c’est donc la lumière, c’est donc la vérité qu’il faut répandre. Examinons la société, prenons-la telle que nos éducations et nos institutions l’ont faite, en commençant par les colléges et en finissant par le monde. En général, les études des colléges se concentrent dans un petit nombre de livres grecs et latins, livres excellents sous le rapport historique ou littéraire, mais qui, dans l’état actuel de la civilisation, ne peuvent nous servir ni de règles ni de modèles. Des esclaves qu’on enchaîne, des ilotes qu’on assassine, des peuples conquis qu’on égorge ou qu’on vend sur la place publique comme un vil bétail ; des enfants qui tuent leur père, des pères qui font tomber la tête de leurs enfants ; la barbarie dans le pouvoir, le vice dans les mœurs et le crime érigé en vertu ; voilà les premières images, les premières idées qui frappent le cœur de la jeunesse ! On sème l’ivraie et l’on se plaint de la moisson.

Si des colléges nous passons aux écoles primaires, un spectacle non moins affligeant se présente. Là, point de livres grecs et latins, mais aussi point de livres français ! Inutilement vous avez pensé, vous avez écrit pour le salut du genre humain, Fénelon, Fleury, Vauvenargues, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre ; inutilement votre génie s’est appliqué à nous faire aimer la vertu en la montrant non comme un devoir, mais comme un bonheur ; vos ravissantes inspirations ne seront jamais entendues de la foule ; vous ne pénétrerez pas dans la chaumière du pauvre pour le consoler de sa misère, lui révéler son âme qu’il ignore, et tous les bienfaits d’un Dieu qu’on lui laisse oublier ! Nos législateurs l’ont ainsi voulu, et vos pensées généreuses resteront inconnues de ceux même à qui vous les aviez destinées ! Des abécédaires pour toute science, des méthodes d’enseignement pour toute morale, et quelquefois par hasard les éléments arides de la grammaire et de l’arithmétique, voilà ce que nous rencontrons dans les écoles primaires des villes et chez les magisters illettrés de nos campagnes. On veut bien enseigner à lire au peuple, mais à condition qu’il ne lira pas ; on lui donne un instrument dont on lui refuse l’usage ; il tient la clef du monde des pensées, et ce monde si beau, si vaste, où il recevrait une nouvelle vie, ce monde, le seul digne de l’homme, ne s’ouvrira jamais devant lui !

Il est vrai que des sociétés catholiques, effrayées du vide où on laissait le peuple, se sont empressées de lui offrir les livres qu’elles croyaient propres à son éducation. Mais ces livres ne sont pas toujours choisis par une piété bien éclairée ; ce sont pour la plupart des livres mystiques sans aucun rapport avec le mouvement du siècle. C’est l’Histoire véritable de la croix de Migné, la Vie de sainte Philomèle, de Marie Alacoque, du père Fourier, réformateur des chanoines ; c’est la vie édifiante de Nicolas de Flue[1], lequel resta vingt ans sans manger, ou l’histoire encore plus édifiante de la possession des Ursulines de Loudun, du supplice d’Urbain Grandier, et des horribles tentations du père Surin, qui, à force d’exorciser les religieuses, finit par se croire lui-même possédé d’une légion de diables. Voilà les livres qu’on imprime sérieusement au dix-neuvième siècle pour l’instruction d’un peuple appelé à connaître ses lois et à les faire ; d’un peuple dans les rangs duquel l’élection va chercher des députés et des ministres. Qu’arrive-t-il ? repoussé par l’ennui, et, il faut bien le dire, par le dégoût qu’inspirent de pareils ouvrages, la foule cherche d’autres lectures, heureuse quand elle ne rencontre sur sa route que les Vies édifiantes de Cartouche et de Mandrin, ou les Faits merveilleux de Richard-sans-Peur, des quatre fils Aymon, et de Mélusine à la queue de serpent, seuls ouvrages qui, avec les Facéties de Voltaire et les honteuses élucubrations de Pigault-Lebrun, forment aujourd’hui la

bibliothèque privilégiée du peuple, c’est-à-dire toute sa science historique, politique et morale !

Que dis-je ? une autre science plus facile lui est offerte à peu de frais. En face de la société catholique des bons livres sont venues se placer les sociétés dites républicaines ; avec leurs formes abruptes, leurs barbes farouches, leur amour du bourreau et leur politique émanée de la Montagne. Celles-là aussi ont leurs apôtres et leurs martyrs dont elles publient les doctrines à deux sous la feuille, et, comme il est écrit dans le prospectus, pour former le peuple à la vertu. Jamais roi n’eut de courtisans plus abjects ! Ils disent à ce peuple ignorant qu’il sait tout, qu’il peut tout, et que la loi suprême c’est sa volonté ! Ils appellent sa force brutale, intelligence, et ses assassinats, justice. S’ils publient des livres d’histoire, ils en effacent soigneusement les belles actions et n’y développent que les crimes, toujours pour former le peuple à la vertu[2]. S’ils publient des livres de politique, ils choisissent les discours sanglants de Robespierre, ce tigre à face humaine, dont ils font un sage, ou de Marat, ce convoiteur des trois cent mille têtes, dont ils font un martyr, et toujours pour former le peuple à la vertu[3]. Tous leurs écrits, s’adressant à la colère, signalent des vengeances, réveillent des haines ; tous commandent la spoliation des riches et le massacre des premiers par les derniers, et toujours, toujours pour former le peuple à la vertu. Telle est la Bibliothèque populaire des sociétés jacobines ; car c’est une dérision de les appeler républicaines. Elles nourrissent le peuple de férocité et de mensonges, comme ce tyran de l’antiquité nourrissait ses chevaux de chair humaine. On conviendra sans doute qu’à de tels livres, la Société des bons livres aurait pu opposer quelque chose de mieux que la possession du père Surin, la réforme des chanoines par le docte Fourier, voire même les stigmates et les visions béatifiques de sainte Marie Alacoque !

Ainsi se résument les divers degrés de nos éducations publiques et particulières : dans les colléges, la démagogie grecque et romaine, sans autres principes ; dans les écoles chrétiennes, les croyances du moyen-âge et les mortifications des saints ; dans les sociétés populaires, la haine de toutes les supériorités avouées, les doctrines de quatre-vingt-treize ; et au milieu de tout cela, chose étrange ! l’indifférence des familles, les préjugés de province, de castes, de naissance, de fortune, d’état, chaos ténébreux des vanités d’autrefois et des vanités d’aujourd’hui, éléments usés, mais non sans vie, qui doivent former la société nouvelle. C’est de là qu’il faut faire sortir une de ces grandes idées morales, communes à tous, qui font mouvoir les peuples comme un seul homme, et qui seules aussi ont le pouvoir de les faire grands !

Le mal est dans les éléments mêmes de l’instruction, et ce sont ces éléments qu’il faut mettre en harmonie avec nos institutions nouvelles. Or, nos institutions nous appellent à discuter non-seulement les intérêts de notre ville et de notre département, mais encore les intérêts de la patrie et du genre humain. Équilibre des empires, relations politiques et commerciales du globe, puissance de l’industrie et de l’agriculture, tout ce qui peut rendre l’homme capable de résoudre ce généreux problème de la plus grande prospérité publique et du plus grand bonheur de l’individu, législation, religion, morale, philosophie, tout arrive à la tribune nationale, tout y est soumis aux lumières de la nation. Ne semble-t-il pas que la même loi qui a fait du peuple un législateur ait dû lui imposer une instruction large, morale, universelle, pour tout dire, en un mot, une éducation encyclopédique ?

  1. Tous ces livres ont été imprimés en 1830 et 1836, soit par l’Association catholique du Sacré-Cœur, soit par la Société Catholique des Bons-Livres. Il nous serait trop facile d’en augmenter la liste ; mais notre but n’est pas de critiquer ces publications ; il nous suffit d’en montrer l’insuffisance.
  2. Crimes des Rois de France, Crimes des Reines de France, Crimes des Papes, etc., par La Vicomterie, réimprimés en 1833 et 1834, pour la Bibliothèque populaire.
  3. Les Chaînes de l’esclavage, par Marat, à deux sous la feuille ; Discours de Saint-Just, idem. Discours de Maximilien Robespierre, id. ; Opinions de Cavaignac sur le jugement de Louis XVI, id. ; Histoire patriotique des arbres de la liberté, par l’abbé Grégoire. On peut juger des doctrines de ce livre par cette phrase : « La destruction d’une bête féroce, la cessation d’une peste, la mort d’un roi sont pour l’humanité des motifs d’allégresse ; » et par cette autre : « L’arbre de la liberté ne peut prospérer s’il n’est arrosé du sang des rois. » On a réimprimé ce petit livre à bon marché, « parce que, dit l’éditeur dans sa préface, ce qui est utile à tous doit être mis à la portée de la fortune de tous. » – Tous ces livres et une multitude d’autres du même genre forment la Bibliothèque populaire, éditée avec des notes nouvelles dignes de Saint-Just et de Marat, par les sociétés dites républicaines.̃