Les Amours de Tristan/Plainte à la belle banquière

Les Amours de TristanP. Billaine, A. Courbé (p. 201-206).


PLAINTE À LA BELLE BANQVIERE



PHILIS, vous auez eu tort
D’auoir rebuté ſi fort
Mes vœux & mes ſacrifices ;
Vous aurez des entretiens,
Et receurez des ſeruices
Qui ne vaudront pas les miens.

Ie deuois ſans vous aimer,
Vous voir ainſi qu’vne Mer
Fatale à beaucoup de Barques ;
Et d’vn iugement plus meur
Obſeruer toutes les marques
Du reflux de voſtre humeur.


I’aurois preueu le danger
Que l’on trouue à s’engager
Auec vn eſprit volage,
Et cogneu facilement
Les ſignes de mon naufrage,
Auant mon embarquement.

Mais ſoudain que ie vous vy
Mon cœur ſe ſentit rauy ;
Cette ardeur fut trop ſoudaine :
Voſtre derniere action
Me fait bien porter la peine
De ceſte indiſcretion.

Mon humeur a des apas
Qui ne vous déplûrent pas
Dés la premiere viſite :
Mais vn fatal entretien
En vous loüant mon merite,
Vous aprit mon peu de bien.


Ce mot glaça vos eſprits ;
C’eſt de là que vos meſpris
Ont leur veritable ſource :
Außi vous trompiez vous fort
Si vous croyez que ma bource
Fuſt la bource de Mommort.

Ô ſentiment criminel !
Bien qu’vn pouuoir paternel
Vous oblige de le prendre.
Quoy, cét auare auiourd’huy
N’acceptera pas vn gendre
S’il n’eſt riche comme luy ?

Peut-il tenir precieux
Vn metal pernicieux
Qui maintient par tout la guerre ;
Et cherir ſi tendrement
De lourdes pieces de terre
Qui n’ont point de ſentiment ?


Pour augmenter ſes treſors
Il perd ſon ame & ſon corps,
Se conſumant de triſteſſes.
Vn homme de iugement
Peut auec moins de richeſſes,
Viure plus heureuſement.

Encore qu’à bien compter
Ie ne puiſſe me vanter
Que de mille francs de rente :
Ie me treuue plus content
Qu’vn Auare qui ſe vante
De plus de vingt fois autant.

Mes deſirs ſont limitez,
Ie n’ay point les vanitez
D’aler ny ſuiuy, ni braue :
Nul ſoin ne me va chargeant,
Et ie ne me rends eſclaue
Des hommes, ny de l’argent.


Abhorrant l’émotion
Et la ſale paſsion
Des Ames intereſſées,
Ie laiſſe courir mes ſens
Et promener mes pensées
Sur des obiets innocens.

Le bien de ſentir des fleurs
De qui l’ame & les couleurs
Charment mes eſprits malades ;
Et l’eau qui d’vn haut rocher
Se va jettant par caſcades
Sont mon treſor le plus cher.

Le doux concert des oyſeaux,
Le mouuant chriſtal des eaux,
Vn bois, des prez agreables ;
Echo qui ſe plaint d’Amour,
Sont des matieres capables
De m’arreſter tout vn iour.


C’eſt en voyant ces obiets,
Que ſur de dignes ſujets
Ie vay réſvant à mon aiſe ;
Et que mes ſoins diligens
Cherchent vn vers qui me plaiſe,
Et plaiſe aux honneſtes gens.

Mais vous ne m’eſcoutez pas,
Ces diſcours ſont ſans apas
S’ils ne ſuiuent d’autres offres :
Ils ſeroient conſiderez
Si i’auois tout plein mes coffres
Des Dieux que vous adorez.