Michel Lévy frères (p. 216-300).



III


Je vous demande la permission, dit Laurence, d’interrompre un peu mon récit. S’il ne vous a pas ennuyé, je veux pouvoir le continuer avec autant d’exactitude et de sincérité que j’ai réussi à le faire jusqu’à présent. Mes souvenirs étaient très-nets, parce qu’ils étaient très-simples et se reportaient sur une préoccupation exclusive. À partir de l’aventure de la chambre bleue, cette préoccupation se dédouble, et j’ai besoin de ressaisir le fil du labyrinthe où je me suis senti longtemps perdu.

— C’est-à-dire, fis-je observer à Laurence, que vous avez aimé à la fois la belle comtesse et la charmante actrice ?

— Oui et non, non et oui ; peut-être, que sais-je ? vous m’aiderez à voir clair en moi-même. Voulez-vous que nous marchions un peu ? je n’ai pas l’habitude de rester ainsi en place et de m’occuper aussi longtemps de moi.

— Rentrons à la ville, lui dis-je ; acceptez mon dîner, et nous reprendrons ce soir ou demain, comme il vous plaira.

Il accepta, mais à la condition que j’irais avec lui chez son père, qu’il n’avait pas vu de la journée, et qui pouvait être inquiet de lui. Nous descendîmes lestement la montagne, et, suivant le cours rapide de la Volpie, nous fûmes bientôt en plaine. Laurence me conduisit à vol d’oiseau à travers de magnifiques prairies jusqu’au faubourg de la ville, qui n’était pas beaucoup plus laid et plus malpropre que la ville elle-même. Entre deux pompeuses murailles de fumier, nous gagnâmes la maison et le clos du père Laurence, qui n’avait rien de poétique, je vous assure. L’absence de femme se faisait sentir dans tous les détails de la cour et de l’intérieur, car on ne pouvait qualifier de femme la vieille virago qui transportait le purin dans un arrosoir tout en allant donner un coup d’œil, voire un coup de main, au pot-au-feu de temps à autre. Le jardin seul était bien tenu, et nous y trouvâmes le vieux Laurence occupé à bêcher un carré. C’était un homme de soixante et dix ans, bien conservé et d’une beauté remarquable, mais sans expression et sourd à ne pas entendre le canon. Il ne pouvait échanger le peu d’idées qu’il paraissait avoir qu’avec son fils, qui, sans élever la voix et en s’accompagnant d’une pantomime assez mystérieuse convenue entre eux, répondait à toutes ses questions. Il comprit que j’étais un visiteur bienveillant et pensa que je prendrais beaucoup d’intérêt à ses légumes, car il ne me fit pas grâce d’un navet, et me raconta avec détail, dans un patois peu compréhensible, l’histoire de tous ses essais horticoles. Ne pouvant lui communiquer mes impressions, je pris mon mal en patience en voyant Laurence s’emparer de la bêche et retourner lestement le reste du carré entamé par son père. Quand il eut fini, il revint me délivrer.

— Il faut me pardonner, dit-il, je n’avais pas fait ma tâche aujourd’hui, et mon pauvre vieux en eût trop fait, car il ne se plaint jamais et me punit seulement en travaillant double.

Je lui demandai si c’était une nécessité de position.

— Non, répondit-il, nous avons de quoi vivre sans nous fatiguer ; mais mon père a la passion de la terre, et, s’il lui laissait un instant de repos, il croirait avoir commis un crime envers elle. C’est un vrai paysan, comme vous voyez, et en dehors de son jardin le monde n’existe pas. Le fumier que nous entassons autour de nous est l’horizon où sa pensée s’arrête, et il enferme là des trésors d’activité, de patience, d’intelligence pratique, de prévoyance et de résignation. Si vous passiez un jour avec lui, vous l’aimeriez malgré vous. Il a toutes les vertus : douceur, chasteté, charité, sacrifice de soi-même.

Il ne comprend pas celui que je lui ai fait en revenant m’associer à son existence ; mais, s’il fallait m’en faire un plus grand, il n’hésiterait pas. Enfin, monsieur, je le respecte et je l’aime de toute mon âme. J’étais bien aise de vous montrer sa belle figure et de vous dire ce que je pense de lui avant de reprendre mon histoire. Nous avons encore une bonne heure avant celle de voire dîner. Nous serons tranquilles ici, c’est un lendemain de noces, tous mes camarades sont fatigués. Je vais vous conduire dans mon jasis microscopique, car j’en ai une, qui me console du prosaïsme de mes habitudes et de mon habitation.

Il me conduisit au fond de l’enclos, qui s’étendait en pente douce au flanc de la colline et qui était entouré de murs assez élevés pour intercepter la vue.

— Autrefois, notre enclos était charmant, me dit Laurence ; on dominait un admirable paysage, et, quand, au retour de ma dernière absence, mon père m’a montré avec orgueil ce rempart qui en fait un tombeau en me disant : « J’espère qu’à présent tu te plairas ici ! » j’ai été pris d’un chagrin affreux ; mais il était si fier de son enceinte et de ses jeunes espaliers, que je n’ai rien dit ; seulement, je me suis réservé la partie que vous allez voir, un bout de terrain grand comme un mouchoir de poche, et qui fait mes délices parce qu’on n’y a rien touché et rien gâté.

Il ouvrit une petite porte dont il avait la clef sur lui, et nous nous trouvâmes sur une étroite langue de terre inculte que supportait un banc de grosses roches.

— Ceci n’est que le dessus, me dit-il quand j’eus admiré la vue ; je possède aussi le dessous. Descendez avec un peu de précaution.

Il disparut entre deux blocs ; je le suivis, et nous descendîmes à pic, de ressaut en ressaut, jusqu’à un petit torrent qui fuyait sans autre bruit qu’un clapotement mystérieux dans une coupure de laves. Nous étions dans une sorte de puits naturel ovale, car aux deux issues la roche se resserrait au point de faire voûte sur l’eau courante, et une végétation admirable remplissait les marges de l’excavation. Les engrais du jardin maraîcher suintaient probablement dans ses parois, et les pluies y entraînaient, en dépit du mur, le meilleur de son terreau et de ses graines, car les plantes d’ornement s’y mariaient à la flore sauvage, qui avait pris des proportions inusitées. Dans le fond, des arums embaumés, des papyrus élégants, des cotonéastres d’une grâce infinie, embrassaient ou coudoyaient des plantains d’eau, des nénufars, des macres et des alimas, qui s’étaient installés d’eux-mêmes dans une mare limpide, espèce de source ou d’égout de terres posé comme un diamant immobile un peu au-dessus du lit de l’eau courante. Tout cela était extrêmement resserré, mais assez profond, et l’ornementation naturelle s’arrangeait avec tant d’élégance et de luxe, que j’en fus charmé.

— J’appelle ceci mon oubliette, me dit Laurence ; c’est un gouffre de fleurs, de roches, de mousse et d’herbes folles, où je viens oublier le passé quand il me tourmente trop. Je m’abîme dans la contemplation d’une guirlande de roses sauvages ou d’une touffe de graminées, et je me figure que je n’ai jamais vécu autrement que les pierres et les feuilles ; elles sont heureuses autant qu’elles peuvent l’être, vivant dans leur milieu naturel et point tourmentées dans leur passive existence. Pourquoi ne serais-je pas aussi contint qu’elles, moi qui, pardessus le marché, ai la faculté de sentir mon bonheur ? Mais je ne puis rester longtemps ainsi, je sens quelquefois que, pendant que ma volonté dit oui, des larmes qui tombent lâchement sur mes mains oisives disent non !

— Alors, ne restons pas ici. Ne m’y racontez pas vos chagrins ; ils détruiraient peut-être à jamais la vertu de votre oubliette.

— Qui sait ? ce sera peut-être le contraire ! les pensées que l’on repousse reviennent avec plus d’obstination. Tenez, je n’aurais peut-être pas demain le courage de continuer mon récit, et je sais que vous devez partir au premier jour. Avalons d’un trait l’amer breuvage !

Et le fils du jardinier, ayant lavé ses mains terreuses dans le ruisseau, reprit ainsi l’historique de sa vie d’artiste :


SUITE DE L’HISTOIRE DE PIERRE QUI ROULE.


LE NAUFRAGE.


Je vous ai laissé dans le boudoir qui attenait à la chambre bleue, Bellamare rentrant pour y reprendre son chapeau, moi sortant de derrière la porte en tapisserie et lui apparaissant comme la statue du Commandeur.

Il fut surpris, inquiet, contrarié : ces émotions passeront rapidement sur son masque expressif et se résolurent irrésistiblement en un immense éclat de rire.

— Vous comprenez, lui dis-je, que je suis venu ici croyant fermement entrer au n° 23 ; on m’a emprisonné ; je n’ai rien compris, j’ai dormi…

— Et tu n’as rien entendu ?

— J’ai entendu tout. J’ai vu la personne, mais avec le voile ; j’ai deviné la taille, je n’ai pas aperçu la figure.

— Tant pis pour toi, une merveille ! la Fornarina blonde !

— Vous êtes amoureux d’elle, cher directeur ?

— Amoureux désintéressé.

— Vous ne l’épouseriez pas ?

— Non certes.

— Pourquoi ?

— Tu ne sais donc pas que je suis marié ?

— Ma foi, non.

— Je le suis et charmé de l’être, parce que, si je ne l’étais pas, j’aurais peut-être la fantaisie du mariage, et que je pourrais tomber encore plus mal.

— Votre femme ?…

— Est au diable, je ne sais où ; mais il ne s’agit pas d’elle. Je suis chargé de te tâter prudemment. La destinée se rit des précautions de l’adorable comtesse. Je n’ai plus qu’à t’interroger, mais pas ici, où nous ne sommes ni chez nous ni chez elle. Je te sais honnête homme, je n’ai pas besoin de te recommander le silence. Sortons prudemment, et ne va pas maintenant chez le voisin. Viens à mon hôtel ; chemin faisant, nous causerons.

La vieille femme qui nous fit sortir ne marqua aucune curiosité, ne nous dit pas un mot, et referma la porte sans aucun bruit. Quand nous fûmes assez loin pour ne pas troubler le silence de cette rue mystérieuse où le jour commençait à se glisser :

— Eh bien, me dit Bellamare, voilà un joli début dans la carrière des amours ! Je n’ai rien à t’apprendre ; puisque tu sais tout, ma commission est faite. C’est à toi de réfléchir et de te demander si tu consens à ce que cette première aventure soit la dernière de ta vie, car la dame l’entend ainsi, et son droit est de l’exiger. Que lui répondrai-je ?

— Vous feriez mieux de me conseiller que de me questionner, lui dis-je ; je ne peux pas être épris d’une femme que je n’ai pas vue, et je suis si surpris et si troublé, que je n’ai pas une idée dans la tête. Que penseriez-vous à ma place ?

— Veux-tu que je te dise comment je me suis raisonné dans une circonstance analogue ?

— Oui, je vous en prie.

— J’étais jeune et pas plus beau que je ne le suis, mais très-passionné pour les femmes, et les femmes prisent beaucoup ces natures émues. J’avais donc des succès autant qu’un autre, mais des succès bizarres comme ma figure et mon esprit. Une Anglaise riche à millions, dont j’avais repêché la nièce tombée à l’eau dans une traversée du lac de Genève, s’imagina de m’aimer et de vouloir être aimée. Je ne demandais pas mieux, bien que j’eusse préféré la nièce ; mais la nièce me trouvait fort laid avec ses yeux de quinze ans, et la tante, qui avait passé quelque peu la trentaine, voulait m’enchaîner et m’enrichir en m’épousant. J’éloignai la question le plus possible ; mais, quand je vis qu’elle y tenait avec l’obstination que ces insulaires portent dans leurs excentricités, je fis mon portemanteau et me glissai, à l’aube naissante, hors des jardins d’Armide. Je n’ai plus entendu parler de milady, qui était pourtant une belle et bonne créature, — et je préférai épouser une petite Colombine dont j’étais amoureux, laquelle me quitta pour un Lindor toulousain qui disait à l’habilleur au moment d’entrer en scène : Dônez-moi mes bôtes môles. J’eus grand tort d’épouser cette baladine, mais j’eus grand’raison de la préférer à la vertueuse et romanesque Anglaise. Colombine, en reprenant sa liberté, n’a pas emporté la mienne. En me préférant un âne, elle ne m’a pas ôté mon esprit ; enfin, en n’appréciant ni mon talent ni mon cœur, elle a laissé intacts mon cœur et mon talent.

— J’entends, lui dis-je ; une femme qui vous eût donné la fortune et la considération aurait eu moralement sur vous droit de vie et de mort.

— Et plus elle eût mis de douceur à m’accaparer et à me soumettre, plus je me serais senti enchaîné et dompté, parce que je suis, comme toi, bon et loyal ; mais que j’eusse été malheureux dans la cage ouatée des convenances sociales ! Un artiste comique qui n’est pas fou dans sa vie privée comme sur les planches tourne vite à la mélancolie et au suicide. Enfin, j’ai repoussé la richesse, et plus d’une fois, sous d’autres formes que celle du mariage. Je n’ai jamais voulu de chaînes, tout le monde pense que j’ai eu tort ; mais, moi, je me donne raison, parce que je me sens toujours jeune et vivant. Ne me dis pas ton opinion sur mon compte, c’est inutile, pense à ton cas particulier. Tu es beau et pas comique. La personne à qui tu plais paraît aussi sérieuse qu’on peut l’être en amour ; tu n’es pas encore assez lancé dans la vie de théâtre pour qu’il t’en reste des regrets ineffaçables. Tu es peut-être ambitieux sans le savoir, et capable de jouer ton rôle sur la scène du monde réel. S’il en est ainsi, épouse, mon cher enfant, épouse ! La vie est une pente, les uns ont pour destinée de descendre dans les plaines où poussent l’or et le blé, les autres de monter jusqu’aux rocs stériles où l’on ne récolte que le vent et les nuages. Fais faire à ton moral quelques entrechats, tu verras bien s’il est lourd ou léger, s’il tend à rouler dans le positif ou à se laisser emporter par la folle brise. Et, sur ce, allons faire un somme.

Je le suivis sans lui répondre, incertain et fatigué. Je me jetai sur un lit et ne trouvai aucune issue à mes perplexités.

Bellamare dormit quelques heures et se prépara à partir avec Impéria et Anna, qui était tout à fait rétablie.

— Je te laisse libre ici jusqu’à demain, me dit-il ; va trouver Léon et vois avec lui les monuments de la ville. Et même tu peux lui demander conseil sans lui parler du n° 25 et sans lui donner aucun détail, aucun renseignement qui puisse le conduire par hasard à deviner plus tard la personne. Du reste, Léon est aussi sûr que moi-même, c’est un jeune homme sérieux, un esprit de haute trempe. Son avis doit avoir pour toi plus de poids que le mien.

— Ne me direz-vous pas, à moi, le nom de la comtesse ?

— Jamais, à moins qu’elle ne m’y autorise. À propos, je suis chargé, si tu t’en souviens, de savoir si ton cœur est libre. L’est-il, oui ou non ?

En ce moment, Impéria sortait de sa chambre, portant son petit sac de nuit en moquette fanée et usée, et rassemblant les plis de son mince manteau de voyage pour dissimuler sa robe craquée aux entournures. Le contraste de cette pudique misère avec l’opulence de la dame entrevue à travers les riches dentelles me saisit comme une révélation de mon propre instinct. Étais-je ambitieux ? Étais-je sensible au prestige du luxe, si chatoyant aux yeux qui n’y sont pas habitués ? La pauvreté me répugnait-elle ? Pouvais-je entrevoir par l’imagination une jouissance de la richesse capable de me faire oublier l’image chérie de ma petite camarade ? Mon âme me cria non de toutes ses forces et avec toute sa spontanéité.

— Eh bien, reprit à voix basse Bellamare, je te demande si ton cœur est libre ? Es-tu sourd ?

— Ma foi, répondis-je tout bas, madame la comtesse est trop curieuse.

Bellamare me prit par le bras, m’éloigna d’Impéria de deux ou trois pas, et me dit :

— Si tu songes à celle-ci, tu ne peux pas songer à l’autre ?

Je n’osai livrer mon secret à Bellamare. J’avais trop peur qu’il ne me fût contraire. Je répondis que j’étais libre de toutes les manières, et que j’y regarderais à deux fois avant de renoncer à un si grand avantage.

— Vous viendrez nous rejoindre demain à Tours ? me dit Impéria au moment de monter en wagon : songez que, sans Léon et sans vous, nous n’oserons faire un pas.

— N’avez-vous point les autres et le cher directeur ?

— Le cher directeur va être trop occupé de l’installation générale, et les autres sont bien gentils, mais ce n’est pas vous. Adieu ! Amusez-vous bien, et ne nous oubliez pas.

Elle partit en me regardant d’un air si chastement affectueux, que l’émotion de la chambre bleue me parut un vain songe. On eût dit qu’Impéria devinait ma situation, et je me persuadai que ses yeux me disaient : « N’en aimez pas une autre que moi. »

Je ne parlai point de ces choses à Léon. Du moment que je n’étais pas incertain, je n’avais pas à le consulter. Je ne lui parlai que de lui. Son ami du n° 23 était un fils de famille assez instruit et assez sérieux pour un homme de loisir. Nous vîmes ensemble le château de Blois, dont il nous fit l’historique détaille d’une façon intéressante. Le soir, il nous proposa de rester chez lui et de causer tout simplement en prenant du punch et en fumant d’excellents cigares. C’est dans cette tranquille causerie que je compris pour la première fois les préoccupations mystérieuses de Léon.

Léon n’était plus un enfant, il avait trente-deux ans, il avait beaucoup vécu et il s’était beaucoup instruit en vivant. Sa passion dominante avait toujours été le théâtre. Il en aimait toutes les fictions et n’en acceptait aucune réalité. C’était l’esprit et non la lettre qui le soutenait. Il aimait tous ses rôles, en ce sens qu’il les complétait dans sa pensée et que, soignant beaucoup son aspect extérieur, maquillage et costume, il entrait toujours en scène en se persuadant qu’il était le personnage de son interprétation ; mais, en même temps, il détestait tous ses rôles, parce qu’il ne les trouvait pas tracés et écrits dans son sentiment. Enfin il était trop maître pour être virtuose, trop lettré pour être interprète, et il regimbait sans cesse intérieurement contre sa tâche, sans vouloir pourtant y renoncer, et sans pouvoir penser à autre chose que son cher et odieux métier.

Il écrivait, je vous l’ai dit, et je me suis toujours persuadé, je me persuade encore qu’il avait du génie, mais le génie le plus malheureux qu’on puisse avoir en partage, le génie sans talent. Ses pièces étaient remplies d’originalité, d’élans vigoureux, de situations fortes et simples ; elles avaient ce cachet de grandeur et cette austérité de moyens qu’on trouve chez les grands maîtres du temps passé. Malgré ces qualités supérieures, elles étaient impossibles pour la plupart ; il eût fallu les refondre entièrement et les traduire en partie pour les faire comprendre au public. Jouées devant dix ou douze personnes lettrées, elles les eussent charmées ; mais tout nombreux auditoire représente une majorité d’ignorants ou d’esprits paresseux qui ne peut ni chercher, ni comparer, ni se souvenir, ni deviner. En province surtout, il faut ne rien laisser à l’interprétation du vulgaire, elle va trop loin quand elle s’en mêle, et se scandalise horriblement de ce qui ne choquerait pas des esprits sérieux et cultivés.

Léon en voulait un peu à Bellamare de ce qu’il n’avait encore voulu jouer qu’un ou deux de ses ouvrages, et de ce qu’il avait exigé des remaniements et des sacrifices considérables. Il disait que le devoir d’un homme d’intelligence, d’un véritable artiste comme notre directeur, était d’essayer d’instruire et de former le public, d’en créer un au besoin, n’importe où, au lieu de subir le mauvais goût et de s’asservir à l’ignorance du public tout fait de tous les pays. Bellamare avait répondu à ces reproches :

— Donne-moi une salle et cent mille francs de subvention, je te jure de faire jouer tes pièces et toutes celles des auteurs inconnus qui feront preuve de génie ou de talent, ces pièces fussent-elles destinées à n’avoir aucun succès. Je ne mettrai pas un sou dans ma poche, et je serai très-heureux de faire de l’art ; mais, avec rien, on ne peut rien.

Léon avait baissé la tête. Il n’accusait pas Bellamare, il l’estimait et l’aimait ; mais il accusait le temps et les hommes, il dédaignait son siècle, il s’y trouvait à l’étroit et s’y traînait comme un condamné qui n’a pas mérite son sort. Il ne voulait faire au vulgaire aucune concession, et son ami de Blois l’encourageait à garder l’orgueil de son génie. Moi, je sentais que ce génie était trop incomplet pour se montrer si intolérant ; mais je n’osai le lui dire, car il le disait lui-même, il le sentait, et c’était la véritable cause de sa tristesse. Il avait soif du beau et ne savait pas trouver en lui la source où l’homme vraiment doué se désaltère sans avoir besoin du contrôle des autres.

Quant à moi, je ne fus pas meilleur à Tours qu’à Baugency, et Vendôme ne vit pas éclore mon talent d’artiste. Les autres villes où Bellamare gagna et perdit de l’argent ne firent pas grande attention à moi. J’étais tout au plus passable. Je ne faisais pas tache dans l’ensemble, mais je n’y jetais aucun éclat, et mes camarades ne se faisaient plus d’illusion sur mon compte. Bellamare, toujours paternel, assurait que je lui étais utile. Pourtant, je ne pouvais remplacer Lambesq, qui lui était insupportable, et il ne put le congédier qu’à la fin de notre tournée. Elle s’acheva sans que rien eût justifié l’espoir que j’avais eu de devenir l’appui et l’époux d’Impéria. Elle allait rentrer à l’Odéon, et je ne pouvais songer à solliciter un engagement à ce théâtre. Il y avait bien des sujets aussi pâles que moi, mais ils sortaient du Conservatoire. Bocage ne les aimait pas. Il disait qu’à moins d’être doués d’un génie spécial, ils étaient tous marqués du même gaufrier et incapables d’assouplir leurs lignes roides à son enseignement ; mais ces élèves avaient des droits, et je n’en avais pas. Je ne voulus pas faire de démarche inutile. Je n’aspirais qu’à garder mes entrées pour me trouver auprès d’Impéria. D’ailleurs, les vacances arrivaient, et mon père comptait sur moi. Je me séparai de mes camarades à Limoges, et, là, Bellamare me proposa de m’engager pour l’hiver, qu’il comptait passer dans le nord de la France, ou de me faire engager dans quelque troupe fixée dans une grande ville. Je le remerciai. Je voulais reprendre mes études à Paris jusqu’à nouvel ordre et ne pas m’éloigner d’Impéria. Son amitié, à défaut de son amour, était toute ma joie, et j’espérais toujours, sans savoir par quel chemin j’arriverais à pouvoir lui offrir ma vie.

Je donnai pour prétexte qu’avant de me jeter définitivement dans la carrière dramatique, je voulais consulter ma famille. Bellamare m’approuva.

— Voici, me dit-il, une affaire réglée pour le moment. Si tu changes d’avis, viens me rejoindre. En écrivant à l’Odéon, tu sauras toujours où je suis. Il suffirait, d’ailleurs, d’adresser tes lettres à Constant, il me les fera parvenir ; mais nous avons à apurer un autre compte. Je ne t’ai pas reparlé de la comtesse, tu ne m’as pas fait de questions sur elle : c’était notre devoir à tous deux. J’attendais ton initiative, tu attendais peut-être la mienne ; tant il y a qu’au moment de nous séparer, il faut nous expliquer sur son compte.

— N’avez-vous pas encore écrit à cette dame ?

— Si fait, je lui ai écrit la vérité. Je lui ai dit que tu avais entendu, bien malgré toi, ses confidences, et que tu ne connaissais pourtant ni son nom ni sa figure. J’ai ajouté que tu m’avais semblé irrésolu, que je t’avais conseillé de réfléchir, et que je ne te quitterais pas sans t’avoir demandé le résultat de tes réflexions. Parle le moment, est venu.

— Dites-lui, répondis-je, que je suis touché, reconnaissant ; que sa grâce m’a frappé, bien que ce fût à travers des draperies impénétrables ; que j’ai aperçu le bout d’un pied divin et l’or d’une royale chevelure… Ne lui dites pas que ces cheveux pouvaient être faux, et qu’il est difficile d’être amoureux d’une femme qui cache son visage et jusqu’au son de sa voix ; mais vous pouvez bien lui dire que la bonne foi de son langage m’a rempli de confiance et de respect. Oui, dites-lui cela, car c’est la vérité, et plus j’y ai songé, plus je me suis senti d’estime pour elle. Vous n’avez pas besoin d’ajouter que, si elle n’avait pas parlé de mariage… Mais cette chose sérieuse m’a rendu sérieux, et vous pouvez conclure en disant que je suis trop jeune pour accepter une si haute destinée sans terreur. Il faudrait avoir une grande outrecuidance pour s’en croire digne et pour être sûr de la mériter toujours.

— Très-bien, s’écria Bellamare, c’est rédigé de façon que je n’y veuille rien changer ; mais n’as-tu pas dans le cœur un petit post-scriptum de regret qui adoucirait la solennité du refus ? car c’est un refus, il n’y a pas à dire, et qui sait si, dans deux ou trois ans d’ici, tu ne t’en repentiras pas ?

— Mon cher directeur, j’ai attendu votre conseil dans un état de perplexité dont vous ne devinez pas la vraie cause, et la voici : si vous me trouviez réellement du talent, vous m’eussiez dit sans hésiter : « Ne songe pas aux comtesses, étudie tes rôles ! » Votre silence m’a prouvé le peu de foi que vous avez dans mon avenir d’artiste. Il est donc possible que je fasse une grande sottise en terminant par un refus ma charmante aventure ; mais, sans avoir beaucoup médité, je crois qu’il faut s’y résoudre, ou jouer le rôle d’un précieux ridicule et de mauvaise foi. Je suis trop jeune pour être un don Juan ; je voudrais en vain abuser des avantages que le hasard m’a donnés sur cette femme pour la tromper, je ne saurais pas. J’aime mieux confesser mon ingénuité et m’en consoler avec son estime.

— Très-bien, reprit Bellamare ; c’est toujours très-bien ! Tu es vraiment un cœur d’or, et j’espère toujours que tu seras un artiste. Consulte ta famille, tu le dois, et, si elle te laisse libre, attends le moment où, vers la fermeture de l’Odéon, j’irai passer, comme de coutume, quelques semaines à Paris. Nous rependrons nos études seul à seul, et j’ai dans l’idée que je ferai sortir de toi, par le geste, la physionomie et l’accent, tout ce que ton être renferme de beau et de bon.

Je le quittai en pleurant. Tous mes camarades me serrèrent dans leurs bras ; Moranbois seul me tourna le dos en levant les épaules quand je voulus l’embrasser aussi.

— C’est donc que j’ai fait quelque mauvaise action ? lui dis-je ; vous ne m’estimez plus ?

— Tu en as menti, répliqua-t-il de son ton le plus méprisant. Je suis assez crétin pour t’aimer ; mais tu es un pourceau de nous quitter au moment où l’on s’attache à toi ! Voilà les jeunes gens ! toujours ingrats !

— Je ne suis pas Léonce, lui dis-je en l’embrassant malgré lui, et, si je lui ressemble jamais, je vous permets de me mépriser.

Quant à Impéria, elle me parut beaucoup plus occupée d’un nouveau rôle qu’elle étudiait que de mon départ, et j’en fus si douloureusement blessé, que je résolus de partir sans aller lui dire adieu. Elle était au théâtre avec Anna, répétant une scène avec acharnement ; mais, au moment où je montais en diligence, je la vis accourir tout essoufflée avec sa compagne. Elles m’apportaient un joli souvenir qu’elles avaient brodé pour moi dans les coulisses pendant les répétitions, et Impéria me fit ses adieux avec un sourire mouillé de larmes qui me remit en sa possession corps et âme.

Mon père me revit avec joie et me questionna à peine sur l’emploi de mon temps. En me voyant studieux et content de mon sort en apparence, il ne chercha pas à comprendre pourquoi j’avais voyagé tout l’été.

Je me sentais pourtant comme désespéré, et pour la première fois je trouvai ma ville, ma maison, mon existence intolérables. Je mesurai l’abîme qui me séparait de mes compagnons d’enfance, et la grossièreté de mon milieu normal me blessa comme une injustice de la destinée. En y réfléchissant, je reconnus vite que ce n’était ni la faute de ce milieu, si je ne l’acceptais plus, ni la mienne, s’il ne pouvait plus me satisfaire. Tout le mal venait de la naïve ambition que mon père avait eue de m’élever au-dessus de son état. Pour en sortir véritablement, il me fallait non-seulement des années de travail assidu et de courage à toute épreuve, — et je m’en sentais capable, — mais encore une certaine supériorité d’intelligence, et mon médiocre essai dramatique m’avait jeté dans un grand doute de moi-même. Vous me direz que cela n’était pas raisonnable, que, le théâtre étant une spécialité bien tranchée, ma gaucherie et ma timidité ne devaient pas me décourager du barreau, qui est une tout autre spécialité. Je me persuadai, je m’imagine encore que les deux ne font qu’une, et que je serais encore plus mauvais orateur que je n’étais mauvais comédien.

En me tourmentant de cette crainte, j’achevai de me rendre incapable de la vaincre, et je tombai dans un profond dégoût de mes études de droit. Je n’avais pas de quoi acheter une étude d’avoué ou de notaire, j’aimais autant être jardinier que maître clerc à perpétuité. Je ne voulais pas songer à la magistrature, nous étions dès lors dans un courant politique qui préparait la dictature ; j’avais les opinions de mon âge et toute mon ardeur d’étudiant. Je ne voulais recourir ni à la protection de mon oncle, le baron député, ni à celle d’aucun des gros bonnets de mon département ; pour obtenir leur appui, il eût fallu m’engager à servir une réaction que ma tête bouillante n’acceptait pas, et à la durée de laquelle la jeunesse d’alors ne croyait point.

Nous ne sommes pas ici pour parler politique. J’ignore vos opinions, et je n’ai pas à vous exhiber les miennes ; mais je dois vous dire que mon caractère est resté sauvage d’indépendance morale, et que, sous ce rapport, je ne m’étais pas trompé de chemin en me jetant dans la vie d’artiste ; seulement, il eût fallu légitimer cette ambition de liberté par un vrai talent, et je n’avais peut-être pas de talent du tout ! Qu’y faire ? C’était tant pis pour moi !

L’ennui me dévorait, car, de toutes les causes d’ennui, l’irrésolution est la plus pesante. J’étais navré de ne pas trouver un but à ma destinée et de ne plus savoir à quoi employer mon activité, mon intelligence, ma facilité à apprendre, ma mémoire, les forces de mon tempérament, de mon cœur et de mon cerveau. J’avais cru sentir que j’étais quelqu’un, que je pouvais devenir quelque chose, et tout à coup je ne trouvais en moi qu’impuissance et découragement, autour de moi qu’obstacles ou précipices. La maladie de Léon me gagnait, et j’en ressentais l’épouvante.

Il y a des milliers de jeunes gens dans cette position, car l’homme du peuple, sitôt qu’il est un peu au-dessus du besoin, aspire à pousser ses enfants plus haut que lui. Les fils de famille, dont la position est toute faite d’avance, ne savent pas ce que nous souffrons à l’âge triomphal où l’on on finit avec l’esclavage abhorré du collège, pour s’emparer dune liberté qui ne conduit qu’au malheur, à moins d’un suprême effort ou d’une chance invraisemblable. Celui de nous qui parvient ne fait que son devoir aux yeux des parents qui se sont sacrifiés pour lui ; celui qui, faute d’intelligence et d’énergie, succombe est durement condamné. On fait trop et trop peu pour nous. Il vaudrait mieux donner moins et moins exiger.

Mon père n’était pas homme à me condamner ainsi ; mais je savais ce qu’il souffrirait en me voyant échouer, et je me demandai si je ne ferais pas mon devoir en le dissuadant de sa chimère de déclassement avant que ses espérances fussent plus enracinées. Il était temps encore de lui dire que je ne me sentais pas la vocation qu’il m’avait gratuitement attribuée, que j’avais essayé de parler en public et que je parlais mal, enfin que je préférais l’aider dans son travail et apprendre son état sous sa direction. Certes, j’aurais dû agir ainsi dès cette époque ; mais, d’une part, l’amour me tenait, et avec lui le désir de suivre les pas de mon idole ; de l’autre, le travail manuel, auquel je n’avais pas été habitué, me remplit d’effroi, et je ne pus vaincre le dégoût que m’inspirait cette sorte d’abrutissement où je devrais plonger ma pensée. Je me sentais capable de ne rien faire de ma volonté plutôt que de l’asservir ainsi. J’avais grand tort, monsieur, je me trompais absolument : l’acceptation de la paresse est la plus funeste pensée qui puisse traverser une tête humaine. Je ne me doutais pas de ce que l’âme conserve de forces quand elle est résolue à se défendre ; mais, que voulez-vous ! j’étais trop jeune pour savoir cela.

Au milieu de ces angoisses secrètes, je reçus — le même jour, ceci est à noter, — deux lettres que j’ai été prendre tout à l’heure dans ma chambre et que je vais vous lire La première est d’Impéria.


« La Haye, 1er octobre 1850.

« Mon cher camarade, vous aviez promis de nous écrire, et nous commençons à être inquiets de votre silence. M. Bellamare me charge de vous le dire, et je joins mes reproches aux siens. Avez-vous si tôt oublié vos compagnons, vos amis, votre paternel directeur et votre petite sœur Impéria, qui n’en saurait prendre son parti sans regret ? Non, c’est impossible. Ou vous êtes trop heureux dans votre famille pour lui voler une heure et nous la consacrer, ou vous y avez quelque préoccupation fâcheuse dont vous ne voulez nous parler qu’après coup : peut-être un parent malade, peut-être votre père, que vous aimez tant et dont vous m’avez si bien parlé ? Enfin prenez une minute pour nous rassurer tous, et, si c’est le plaisir, les vacances, la chasse, les excursions, les amusements du pays et de la famille qui vous accaparent, nous serons contents de le savoir et n’exigerons pas une longue lettre.

« Au risque de vous arriver dans un moment où vous n’y prendrez pas grand intérêt, il faut que la mienne vous donne certains détails sur nous autres. Je commencerai par moi, car vous devez être surpris de voir, au timbre de l’adresse, que je ne suis pas à Paris.

« C’est que j’ai pris tout d’un coup, cette année, une grande résolution. L’Odéon avait accepté les conditions de mon réengagement, et, peu de jours après que vous nous eûtes fait vos adieux à Limoges, M. Bellamare reçut ledit engagement signé de M. Bocage et n’attendant plus que ma propre signature. J’avais réfléchi, je sentais bien qu’en augmentant mes petits appointements, on allait exiger de moi des progrès que je n’avais pas faits ; puis je me rappelai combien la vie de Paris est coûteuse et triste quand on est seule au monde ! Mon cœur se brisait à l’idée de quitter, pour les trois quarts de l’année, la troupe qui est devenue ma famille et où je suis si heureuse, pour aller m’enfermer dans ma petite chambre humide et noire de Paris, où ma santé a tant souffert l’hiver dernier, et où une maladie plus longue me réduirait à recevoir l’aumône de mes camarades ou celle de ma concierge, ou à mourir seule dans mon coin comme un oiseau tombé du nid. Enfin Paris m’a fait peur pour le présent et pour l’avenir. Si je dois avoir du talent, ce n’est pas là que j’en acquerrai, n’ayant pas le moyen de payer un bon professeur et ne voulant pas devoir mon succès à sa charité. Je suis méfiante, vous le savez, quand je ne connais pas les gens, et je me réfugie sous les ailes où je sais pouvoir être tranquille. J’ai donc supplié M. Bellamare de me garder pour élève et pour pensionnaire, et, après avoir usé toute sa généreuse éloquence à vouloir me prouver que j’agissais contrairement à mes intérêts, il a bien voulu céder. Vous ne me reverrez donc pas à Paris cet hiver ni peut-être l’hiver prochain, car je ne me sens pas l’ambition qu’on m’attribuait d’y chercher fortune et d’y attirer les yeux. Je me trouve plus à mon plan dans ces villes de province où on n’en demande pas tant, et où nous ne restons pas assez pour qu’on ait le temps de se dégoûter de nous. Je me sens très-bohémienne, je vous l’ai dit. C’est affaire de modestie et de raison autant qu’affaire de goût.

« Vous voilà renseigné sur mon compte. Je passe aux autres personnages de notre roman comique. Anna est toujours avec nous et toujours charmante comme artiste, excellente comme amie et comme pensionnaire, bien que Moranbois soit toujours impitoyable pour ses migraines. Ledit Moranbois n’a pas atténué la couleur de son style, mais il a cessé de me croire avide et personnelle, et au fond c’est le meilleur des hommes. Léon a terminé un drame que je trouve très-beau à la lecture, mais qui est aussi injouable que les autres. Je crois pourtant qu’on pourrait le risquer ici. Les impassibles Bataves qui nous écoutent religieusement, sans paraître comprendre un mot de ce que nous disons, accepteraient tout aussi bien les plus grandes excentricités que les autres nouveautés de notre répertoire. Tout passerait chez eux comme de l’eau à travers une claie ; je crois que le sifflet est un instrument dont ils n’ont jamais entendu parler. Il est vrai qu’ils ignorent également l’usage d’applaudir, et que, si l’on n’avait sous les yeux toutes ces grosses faces luisantes de santé, on croirait jouer dans le désert. Il y a des moments, je vous assure, où leur immobilité, la fixité de leurs yeux d’émail, l’indifférence absolue de leurs figures colorées toutes de même, font l’effet d’une assemblée de figures de cire sortant toutes du même moule, dont on aurait meublé une salle vide pour simuler un public. Cela a quelque chose d’effrayant qui glace et qui coupe la voix ; aussi je suis mauvaise ici plus que je ne l’ai jamais été.

« Lambesq est remplacé par Mercœur, un guirlandeur, comme nous disons, qui imite Frederick Lemaître… à ne s’y pas tromper ; mais c’est un brave homme qui a femme et enfants, qui travaille comme un cheval et rugit comme un lion enrhumé. Le petit Marco gagne tous les jours. C’est le plus heureux de nous devant le public, qui partout chérit le bouffon. Lui, c’est un brave enfant, qui vous aime et vous regrette beaucoup.

« Lucinde est en quartier d’hiver chez son marchand de vin, qui est devenu veuf et qu’elle prétend épouser. Qu’importe ? À sa place, nous avons Camille, qui fut belle et qui a encore du talent. Purpurino n’a plus guère d’emploi depuis que Marco joue ses rôles. Il en maigrit de jalousie ; pour le consoler, Bellamare lui promet de lui faire dire le récit de Théramène dans le plus prochain bénéfice. Voilà tout, je crois. Je finis en vous serrant les deux mains, et je ne vous parle pas de la possibilité de votre retour au bercail ambulant. Notre directeur doit vous en écrire au premier jour de liberté qu’il pourra prendre aux cheveux.

« Pour moi et pour vos autres fidèles et dévoués camarades.

» IMPÉRIA. »


D’abord je crus renaître à la vie en lisant ces petits pieds de mouche ; je les baisai mille fois, je les arrosai de mes larmes, j’interprétai à ma fantaisie leur gaieté, leur insouciance, leur bienveillante gentillesse. Il me fallut lire l’autre lettre pour comprendre le vide et la froideur de la première ; écoutez-la :


« M. B… m’a écrit enfin. — Vous dites non. C’est bien non ; ce sera non aussi pour moi. Sans dépit, sans honte, sans désespoir, j’accepte l’arrêt de votre sincérité et j’apprécie d’autant plus votre caractère. Peut-être aurais-je eu quelque effroi de moi-même, si vous eussiez dit oui ; mais me voilà bien rassurée et bien fière de mon choix, car vous resterez, bon gré, mal gré, celui que j’ai choisi, que j’ai voulu, celui que je respecte, celui que j’aime. Vous n’entendrez plus jamais parler de moi, et vous n’aurez pas le regret d’apprendre que je suis morte de mon amour. Au contraire, j’en vivrai. Il sera l’événement, le sérieux roman, le beau et le bon souvenir de ma vie de femme. Je ne sais ce que sera cette vie par rapport au monde qui m’entoure, mais je sais qu’au fond de mon âme ranimée il n’y aura plus d’effroi ni d’ennui. Il y aura une certitude, une pensée, une foi, une tendresse, une reconnaissance ; il y aura vous, aujourd’hui et toujours.

« L’INCONNUE DE BLOIS. »

Permettez-moi de ne pas vous montrer son écriture ; mais je peux vous assurer qu’elle est claire, ferme, élégante et rapide. Elle est lisible comme une âme d’enfant, comme un cœur de mère. Elle me causa des palpitations comme si je sentais se poser sur ma tête cette main si généreuse et si loyale, et comme si la voix mystérieuse que j’avais entendue de la chambre bleue me disait à l’oreille : « Fou que tu es, comment peux-tu hésiter et douter ? »

Je relus de nouveau la lettre d’Impéria ; on m’y disait bien clairement que, dans le dégoût et l’effroi de la vie de Paris, l’idée de m’y retrouver n’avait pas pesé le poids d’un cheveu. Soit pudeur, soit véracité, on ne m’y parlait d’amitié que comme interprète d’une collectivité ; mais le cœur, qui eût pu glisser adroitement ou instinctivement sa note personnelle dans le concert, ne s’était ni dévoilé, ni trahi. Le désir de me rappeler au bercail ambulant ne s’était pas manifesté. Je m’étais battu pour elle, et je ne lui avais jamais parlé d’amour ; elle m’en savait gré. Elle m’estimait assez pour m’écrire ; mais toute la troupe avait vu sa lettre et tout le monde pouvait la commenter. Ce qu’elle disait de sa tendresse pour ses compagnons de bohème était à leur adresse et non à la mienne.

Moranbois avait eu raison. Elle n’aimerait jamais personne ; sage et froide comme son talent, elle avait besoin du cabotinage pour se dégeler un peu et ne pas s’ennuyer de sa propre raison. Ce n’est pas l’art qu’elle aimait, c’était le mouvement et la distraction nécessaires à son tempérament craintif et glacé.

Quelle lubie, quelle monomanie m’avait donc poussé vers elle ? Pourquoi avais-je dédaigné cette inconnue, qui ne craignait pas de se faire connaître jusqu’au fond de l’âme ? J’avais le cœur entier, je possédais le secret enivrant d’une femme invisible dont je ne savais pas le nom ; la véritable inconnue, c’était la camarade qui me tutoyait dans l’animation de nos études journalières, et qui, pour cacher le vide effrayant de son cœur, avait inventé un amour mystérieux qu’elle n’éprouvait pas.

Sans hésiter, sans réfléchir, et tout entier à mon premier mouvement, je pris deux feuilles de papier, j’écrivis sur l’une : Portez-vous bien ! sur l’autre : Je vous adore ! Je mis le nom d’Impéria sur la première ; j’écrivis sur la seconde : À l’inconnue, et je mis les deux envois cachetés dans une enveloppe à l’adresse de Bellamare ; mais, au moment de fermer celle-ci, je fus lâche. Je retirai les trois mots destinés à Impéria. Je me persuadai que j’étais trop fier pour lui témoigner du dépit. Je transigeai par un atermoiement, et, feignant de n’avoir pas encore reçu sa lettre, j’écrivis à Bellamare :

« Vous m’oubliez. J’apprends par hasard où vous êtes. Je veux vous dire que je vous aime toujours comme un père, et vous prie de me rappeler au bon souvenir de mes camarades. Serez-vous assez obligeant pour faire passer à l’inconnue… que vous savez la petite lettre ci-incluse ? »

Et la lettre partit. Je vainquis l’effroi que me causait mon audace. Ma main tremblait en jetant dans la boîte ces trois mots à la comtesse, qui enchaînaient peut-être ma conscience et ma vie pour jamais. Je le sentais, je m’obstinais. Il m’était doux de rompre avec Impéria. Je savourais une sorte de vengeance que je n’osais pas lui dire, qui ne l’atteignait nullement, qui l’eût fait rire si elle l’eût connue, et qui pouvait retomber cruellement sur moi seul, mais qui satisfaisait mon orgueil et me débarrassait, selon moi, d’une année de contrainte et de tourments.

Il en fut ainsi durant quelques jours, puis je songeai qu’il fallait pourtant répondre à Impéria. Je réussis à lui écrire longuement la lettre la plus folle et la plus gaie. J’y mis beaucoup de coquetterie, et je crois vraiment que la colère surmontée me donna de l’esprit. Je lui exprimai tout juste la dose d’attachement qu’elle m’avait si bien mesurée et ne témoignai aucun désir de la rejoindre. Je brûlais encore une fois mes vaisseaux, et croyais les brûler pour la dernière fois.

L’incident me rendit l’envie de travailler. Si la comtesse acceptait mon retour et comprenait ce cri spontané de mon cœur, je devais employer le temps qui me retenait loin d’elle à me rendre digne d’elle. Il n’était pas nécessaire pour cela que je fusse reçu avocat et que je fisse l’épreuve d’un talent douteux ; mais je devais étudier le droit pour n’être pas inhabile aux luttes de la vie pratique, et je devais en même temps développer et orner mon intelligence dans tous les sens, autant que possible. Je me remis donc à l’ouvrage avec une sorte de fureur. Je me procurai tous les livres sérieux que l’on put me prêter dans le pays. Je commençai à apprendre tout seul les langues, la musique, le dessin, l’histoire naturelle, me promettant de passer l’année suivante à Paris et d’y prendre autant de leçons que ma légitime pourrait en payer et que les journées pourraient en contenir. Mon père, qui était si fier de me voir lire et écrire de temps en temps, fut émerveillé de me voir lire et écrire jour et nuit. Il n’avait aucune idée de ce que peut être la fatigue du cerveau.

J’attendis avec anxiété l’effet de ma déclaration à la comtesse. Je fus désappointé de ne recevoir aucune réponse. Les vacances finissaient. Je partis pour Paris sans projet arrêté ; mais, ayant pris goût au travail et poussé par l’amour-propre, voulant réparer mon échec au théâtre en acquérant une valeur quelconque, je me tins parole : je m’isolai de mes anciens compagnons de plaisir, je m’enfermai avec des livres et ne sortis que pour aller à des cours ou à des leçons particulières. J’étais là depuis un mois, lorsque je reçus d’elle ce peu de mots :

» J’ai voyagé. Je trouve votre billet. Comme il me trouble ! Que veut-il dire ? Expliquez-vous : pourquoi était-ce non ? pourquoi est-ce oui ?

« Répondez-moi sous le nom de mademoiselle Agathe Bouret, poste restante, à Paris. En deux jours, j’aurai votre lettre. »

Je répondis :

«  Je vous aime sans vous avoir vue. Je vous aime malgré tout ce qui nous sépare. Je veux être sincère comme vous. Quand je vous ai entendue à Blois, j’étais ensorcelé. Votre lettre a chassé le vain fantôme. Elle m’a pris comme le flot prend le naufragé et en fait ce qu’il veut. J’étais fou quand j’ai osé vous le dire. Je le suis encore d’oser vous le répéter. Je m’amoindris, je m’efface à vos yeux en vous avouant que je ne suis qu’une épave, je me perds peut-être ; mais je ne veux rien vous cacher. Vous avez nommé, vous aviez deviné celle que j’aimais. Elle l’ignore, elle ne l’a pas deviné, elle ! elle ne le saura jamais, et, maintenant, vous ne verrez plus en moi que ce que je suis, un enfant ! oui, mais un enfant qui veut devenir un homme, et qui travaille avec ardeur à savoir, à comprendre, à être. Ne me dites plus que je dois vous donner mon nom obscur et recevoir votre fortune, qui m’humilie et me désespère. Dites-moi que vous m’aimerez encore, que vous m’écrirez, que vous me donnerez du courage, que vous me permettrez de vous aimer. Aimer, aimer, ne parlons que d’aimer ! Il n’y a que cela que je comprenne et que je sente, le reste est un rêve !»

Huit jours après, elle m’écrivit :

« Impéria est adorablement gracieuse, distinguée, jolie. Je sais qui elle est ; elle est de plus grande famille que moi. Elle est destinée à refaire par son talent l’éclat de sa destinée, terni par une faute qui n’est pas la sienne. Vous l’avez aimée, cela devait être. Elle ne l’a pas deviné, preuve qu’elle est chaste et que vous la respectez profondément. N’oser pas dire ! c’est le plus grand amour qu’on puisse éprouver ! Voulez-vous que je lui dise, moi ? Ce serait à présent tout mon bonheur, tout mon orgueil, d’assurer son existence en l’unissant à un homme digne d’elle. Il est impossible qu’elle ne vous aime pas. Ne luttez pas contre vous, vous y perdriez peut-être cette sincérité vis-à-vis de vous-même, qui à présent fait la noblesse et le charme de votre belle et bonne âme. Restez ainsi, c’est ainsi que je vous aimerai, comme une sœur aime son frère, comme une mère aime son enfant, puisque vous êtes encore un enfant. Un mot, et je cours à la Haye, j’explique tout à Bellamare, et nous travaillons habilement, délicatement, résolument pour vous. Je vous amène Impéria, je vous marie, et alors je me fais connaître. »


Cette lettre m’écrasa. Je compris que j’étais perdu. Mon inconnue était la plus vaillante, la plus généreuse des femmes, mais elle était femme. J’avais eu tort d’être sincère ; elle se méfiait de ma confession, elle ne croyait plus en moi. Elle me renvoyait à Impéria ; ce que j’avais failli écrire à celle-ci, elle me l’écrivait sans remords : Portez-vous bien ! c’est-à-dire : aimez qui vous voudrez. Altière et superbe dans le romanesque, elle y cherchait le grand rôle et ne daignait pas descendre à la lutte. Elle ne voulait pas m’aider à me débattre contre une rechute possible, se donner la peine de guérir quelque regret mal étouffé. Elle avait eu l’énergie de s’offrir, elle n’avait pas celle de conquérir.

En me rappelant tout ce que j’avais entendu dans la chambre bleue, je reconnus que sa démarche exprimait et contenait ce mélange de courage et de prudence. Elle avait voulu savoir si j’avais le cœur entièrement libre, si elle pouvait s’en emparer sans danger ; elle ne permettait pas qu’on me parlât d’elle avant d’assurer ce point essentiel. Sans doute Bellamare l’avait satisfaite à cet égard, et elle n’attribuait alors mon refus qu’à la fierté modeste d’un pauvre diable épouvanté d’un rôle au-dessus de ses moyens ; c’est pourquoi elle m’avait écrit cette adorable lettre qui m’avait vaincu, moi ! et qui la laissait planer au-dessus de moi dans la force sereine de mon magnanime attachement. J’aurais dû comprendre, j’aurais dû me taire et faire agir le sincère et délicat confident de nos amours. Je n’avais pas osé lui livrer mes secrets, à cet excellent Bellamare ! Il était trop près d’Impéria. Il lui eût peut-être laissé deviner que je l’aimais — ou que je ne l’aimais plus.

Que devais-je répondre à la comtesse ? Je ne sais, mais je ne pus lui rien répondre. J’essayai vainement. Chaque élan d’amour, chaque protestation de sincérité que je tentais de formuler m’enfonçait plus avant dans le bourbier de l’humiliation. Je ne trouvais plus en moi la force de la convaincre ; avec sa confiance, la mienne s’était envolée. Elle me traitait d’enfant irrésolu, presque d’enfant menteur ; je me demandais si elle n’avait pas raison, si elle ne voyait pas plus clair en moi que moi-même. Comment écrire ou parler quand on sait que chaque mot donnera prise à un soupçon bien établi et systématiquement raisonné ? Il me sembla que j’étais vis-à-vis d’elle comme j’avais été devant le public, lorsque, à chaque parole glacée de mon débit, je croyais entendre chaque spectateur me répondre : « Mauvais histrion ! tu ne sens rien de ce que tu exprimes ! »

Je ne répondis pas, c’est-à-dire que j’écrivis vingt lettres, trente peut-être, et que je les brûlai toutes. Et, chaque fois que je brûlais, j’étais content, je me disais :

— N’entame pas une lutte où tu seras vaincu. Quand même cette femme t’aimerait assez pour te délivrer de l’effroi d’un mariage disproportionné et pour se donner à toi, elle se reprendra à un moment donné ; elle est la plus forte, parce qu’elle est la plus calme, parce que son rôle prime le tien et l’écrase. Tu l’aimeras passionnément, follement, avec les orages de la jeunesse et les fautes de l’inexpérience. Toujours généreuse de parti pris, elle t’écrasera de sa douceur, de son oubli, de son dédain peut-être ! Non, cent fois non ; arrache-la de ton imagination, et, si la séduction de son initiative est entrée dans ton cœur, broie ton cœur plutôt que de l’avilir.

Je me tins parole, je n’écrivis plus. Je me replongeai en désespéré dans le travail. Je m’abstins de tout plaisir, je m’interdis le spectacle, on ne me revit ni sur les banquettes ni dans les coulisses de l’Odéon. J’acquis, non pas beaucoup de connaissances, mais beaucoup de notions, et je reconnus avec un plaisir mêlé de terreur que j’apprenais tout facilement, que j’étais propre à tout, c’est-à-dire peut-être propre à rien. L’hiver s’écoula ainsi. Je ne pensais plus à Impéria, je me croyais guéri d’elle. Aux approches du printemps, je sentis du trouble dans ma tête fatiguée, des vertiges et le dégoût des aliments. Je n’y voulus pas faire attention. Au mois d’avril, les petits accidents s’étant répétés, je fis une grande course au soleil dans les environs de Paris, croyant me rafraîchir le sang par un violent exercice. Je me mis au lit en rentrant, j’avais une fièvre cérébrale.

Entre le sommeil et le délire, je ne sais ce qu’il advint de moi. Un matin, je me rendis compte d’un grand accablement. Je reconnus ma chambre. Je crus y être seul, et je me rendormis avec la conscience de vouloir dormir. J’étais sauvé.

Je rêvai, des images nettes remplacèrent les fantômes sans forme et sans nom qui m’avaient roulé avec eux dans le chaos de la démence. Je revis Impéria. Elle était dans un jardin plein de fleurs, et je l’appelais pour la répétition, qui se faisait dans un autre jardin, à côté. Je me soulevai et je l’appelai d’une voix faible. Je rêvais encore tout éveillé.

— Que veux-tu, mon cher ami ? me répondit une douce voix bien réelle. Et la délicieuse tête de ma chère camarade m’apparut penchée sur la mienne.

Je refermai les yeux, pensant rêver encore ; je les rouvris en sentant sa petite main sur mon front, dont elle essuyait la sueur. C’était elle, c’était bien elle, je n’avais plus la fièvre, je ne divaguais plus. Elle était là depuis trois jours. Elle me soignait comme si j’eusse été son frère ; Bellamare et Moranbois, qui étaient venus avec elle à Paris pour faire leurs engagements annuels, la relayaient tour à tour auprès de moi. Elle se reposait alors dans la chambre voisine, elle ne me quittait pas. Elle m’expliqua tout cela en me défendant de m’étonner et de questionner.

— Tu es sauvé, me dit-elle. Il te faut beaucoup de repos, tu n’as rien de mieux à faire ; nous sommes là, nous ne te quitterons que quand tu pourras marcher. Ne nous remercie pas, c’est un devoir pour nous de t’assister, et un plaisir, à présent que nous ne sommes plus inquiets.

Elle me tutoyait franchement pour la première fois, soit par un sentiment d’intérêt maternel, soit qu’elle eût pris tout à fait les habitudes du théâtre ambulant, peu modifiées alors. Je couvris ses mains de baisers, je pleurais comme un enfant, je l’adorais, je ne pensais plus.

Elle m’aida à prendre un peu de limonade qu’elle prépara elle-même. On m’avait appliqué aux épaules des ventouses scarifiées qu’elle visita et pansa comme une sœur de charité eût pu le faire. Je ne suis pas sûr que, pendant l’absence de ma volonté, elle ne fût pas descendue aux plus humbles fonctions de garde-malade. Cette fille si pure et si réservée n’avait plus ni honte ni dégoût auprès d’un malade. Elle me servait comme elle avait probablement servi son père.

Cette charité sans bornes, c’est une vertu des comédiens qu’il est impossible de nier. Impéria l’avait apportée dans ce milieu où elle n’était pas née, et elle l’exerçait avec toute la suavité de sa nature attentive, réfléchie et délicate. La bonne Régine, qui était rentrée à l’Odéon, vint me soigner aussi, mais avec trop de bruit et de zèle. Je ne me sentais réellement mieux que quand Impéria était près de moi. Anna me fit une petite visite très-affectueuse ; mais elle avait un amant jaloux qui ne lui permit pas de revenir.

Un soir, Moranbois dit à Impéria :

— Princesse, — il l’appelait toujours ainsi d’un ton moitié respectueux, moitié dérisoire, — tu es pâle et jaune, pour ne pas dire verte. Tu es fatiguée, je veux que tu ailles chez toi, te coucher et dormir une vraie nuit. Je me charge de ton malade et j’en réponds. Va-t’en ! Moranbois l’a dit, Moranbois le veut !

Je joignis mes instances aux siennes. Elle dut céder ; mais, pendant qu’elle préparait mes potions et en expliquait minutieusement l’usage à Moranbois, je pleurai comme un bébé qui a promis à sa maman d’être bien sage, mais qui ne peut la voir partir sans douleur et sans effroi. Heureusement, je cachai ma tête dans mes draps, et on ne vit pas mes pauvres larmes puériles.

Ce fut ma première feinte. Bientôt, la réflexion me revenant, je me livrai à la ruse. On parlait souvent de moi à voix basse dans la chambre, et la torpeur de la convalescence me rendait indifférent à ce qu’on pouvait dire. Peu à peu, en reprenant possession de moi-même, je m’avisai d’écouter et de surprendre, s’il était possible, quelque révélation des vrais sentiments d’Impéria à mon égard. Je simulai donc de temps en temps un sommeil profond qu’aucun bruit ne pouvait troubler, et je m’étudiai à ne pas perdre un mot, tout en donnant à ma physionomie l’immobilité d’une surdité complète. Cette fois, je jouai très-bien la comédie.

Le seul dialogue intéressant que je surpris fut celui-ci entre Impéria et Bellamare. Il fut décisif, comme vous allez voir.

— Il a toujours cet excellent sommeil ?

— Toujours.

— Et toi, tu n’es plus fatiguée ?

— Plus du tout.

— Sais-tu qu’il est encore plus beau avec cette pâleur et cette barbe noire ?

— Oui, il me rappelle l’Hamlet de Delacroix.

— Dis donc, ma fille ! une chose étonnante pour moi, c’est que tu ne te sois pas énamourée, en tout bien tout honneur, de ce beau et brave garçon !

— Que voulez-vous ! je n’aime pas les beaux garçons.

— Parce qu’ils sont sots. Celui-là est intelligent.

— Certes, je l’aime au moral, et de tout mon cœur.

— Au moral ! Voilà, dans votre bouche, une parole délicate, mademoiselle de Valclos !

— N’y cherchez pas malice, monsieur Bellamare. J’ai vingt-trois ans, et je vois tout ce que le théâtre dévoile plus ingénument que le monde. Je n’ai donc pas à faire l’ignorante avec vous. Je sais que l’amour est une fièvre que certains regards allument ; je sais que des personnes laides inspirent des passions et que des personnes belles peuvent en éprouver quand elles ne sont pas exclusivement éprises d’elles-mêmes. Tout cela ne fait pas que j’aie jamais ressenti le moindre trouble auprès de Laurence ou de Léon, qui est aussi très-beau et nullement fat. Pourquoi ? Il m’est impossible de le dire. Je suis tentée de croire que mes yeux ne sont pas artistes et ne perçoivent pas l’influence du beau physique.

— C’est singulier ! Est-ce que le préféré était laid ?

— Il devait l’être !

— Ah çà !… il y a bien longtemps que je n’ai eu un moment pour parler raison avec vous, ma chère pupille ! Est-ce que ce préféré existe réellement ?

— Vous n’y croyez pas ?

— Je n’y ai jamais cru.

— Et vous avez eu bien raison, répondit Impéria en étouffant un petit rire étrange.

— Pourquoi avez-vous inventé ce roman ?

— Pour qu’on me laissât tranquille.

— Alors, vous vous êtes méfiée de moi aussi, puisque vous ne m’avez pas confié le stratagème ?

— Je ne me suis jamais méfiée de vous, mon ami, jamais !

— Et vous êtes résolue à ne point aimer ?

— Très-résolue.

— Vous croyez cela possible ?

— C’est possible jusqu’à présent.

— Si Laurence vous aimait, lui ?

— Est-ce que vous croyez cela ?

— Je le crois. Il nous a peut-être abandonnés par dépit de votre indifférence !

— J’espère que vous vous trompez ! Je lui suis très-attachée, mais je ne l’aime pas d’amour, mon ami, et ce n’est pas ma faute.

— Je vous ai dit, sans vous rien indiquer, qu’il était aimé en haut lieu.

— Vous me l’avez dit. Cela ne m’a pas inspiré l’envie de lui plaire. Je ne suis pas coquette.

— Vous êtes parfaite, je le sais, et je ne suis pas de ceux qui vous diront qu’une femme sans amour est un monstre. J’ai vu tant de monstres amoureux dans les deux sexes, et j’ai rêvé dans ma jeunesse tant de choses stupides que je croyais sublimes…

— Qu’à présent vous ne croyez plus à rien ?

— À rien qu’à la vertu, car je l’ai rencontrée deux ou trois fois en ma vie, se promenant comme une déesse tranquille sur le sale pavé des enfers, et ne recevant pas une éclaboussure sur sa robe, qui passait blanche et brillante au milieu des immondices. Vous êtes une de ces rencontres fantastiques devant lesquelles je m’incline jusqu’à terre, mademoiselle de Valclos ! Je trouve cela si beau, que je me garderai bien de disséquer les fibres de l’idéal que vous êtes ! Je trouve les hommes insensés d’exiger la pureté chez les femmes pour les aimer sérieusement, et de vouloir tout aussitôt détruire cette pureté à leur profit. Ils n’ont que mépris pour les faibles, que fureurs contre les fortes. Que veulent-ils-donc ? Moi, je suis tout indulgence et pardon pour les premières, tout respect et adoration pour les secondes. — Sur ce, chère enfant, je vais dépêcher mon dîner. Que veux-tu que je t’envoie pour le tien ?

— Dis au traiteur de m’envoyer ce qu’il voudra.

— Il t’enverra du veau !

— Soit !

— Du veau ! c’est ignoble, le veau ; ça ne nourrit pas. Une côtelette de mouton, hein ?

— Comme tu voudras, mon cher ; je ne suis pas gourmande.

— Sensuelle d’aucune façon, c’est connu.

— Attendez, pourtant ; j’adore les pommes de terre.

— On t’enverra des pommes de terre.

— Et, avant tout, du bon consommé pour mon malade ; mais dis donc, directeur de mon cœur, as-tu de l’argent ?

— Pas un sou aujourd’hui, ma petite ; ça ne fait rien ; le manezingue me connaît, et, demain, je touche quelque chose.

— Mais, ce soir, tu vas au Vaudeville ?

— Eh bien, n’ai-je pas mes entrées ?

— Il fait un temps de chien : prends de quoi payer l’omnibus.

— Tu as donc de l’argent, toi ?

— J’ai douze sous.

— Peste !

— Prends-les, allons !

— Plutôt la mort ! s’écria-t-il d’un ton tragi-comique qui fit encore rire Impéria après qu’il fut sorti.

Ce mélange de choses délicates et triviales que je vous rapporte, ce passage subit des pensées élevées aux réalités vulgaires de la vie au jour le jour, ce respect exquis, profond, sincère, que Bellamare avait pour mademoiselle de Valclos, revenant brusquement au tutoiement paternel avec la petite ingénue de sa troupe, vous peignent, je crois, dans leur ton vrai, les hauts et les bas de l’esprit des histrions intelligents. J’en fus frappé ce jour-là plus que je ne l’avais jamais été ; je venais d’entendre l’irrévocable vérité dans toute sa candeur, et ce qui vous surprendra peut-être, c’est que je n’en fus pas douloureusement affecté. Un convalescent n’a pas de vives impressions ; on dirait qu’il n’a qu’un but, qui est de vivre, n’importe à quel prix, et puis j’avais sincèrement renoncé à Impéria en offrant mon cœur à la comtesse. Je me serais méprisé, si la moindre irrésolution avait justifié les soupçons blessants de mon inconnue. Même après la rupture tacite que ces soupçons avaient amenée entre elle et moi, je n’aurais pas trouvé délicat de revenir à mon premier amour. Je me jurai donc de ne plus être pour Impéria que ce qu’elle voulait que je fusse, son frère et son ami. Je donnai au sentiment qu’elle m’inspirait les noms de tendresse et de reconnaissance. À vingt ans, on accepte audacieusement et de bonne foi ces transactions impossibles : on se croit si fort ! on a l’orgueil si naïf !

Quand je pus sortir démon lit, Impéria me quitta ; le lendemain, que je passai sur un fauteuil, au coin d’un petit feu doux, elle revint, et, sans ôter son chapeau ni son manteau, elle me tint compagnie pendant l’après-midi. J’étais assez fort pour causer sans fatigue, et je désirais beaucoup savoir la situation pécuniaire de Bellamare. Ce que j’avais entendu me faisait penser avec raison qu’elle n’était pas brillante. Je demandai s’il avait fait de bonnes affaires en Belgique et en Hollande.

— Non, me dit Impéria, tout au contraire : notre tournée avec toi avait été assez fructueuse ; mais, aussitôt que Bellamare a quelque bénéfice entre les mains, l’amour du mieux s’empare de lui. Tu sais qu’il rêve toujours de faire de l’art tout en faisant du métier, et puis il est si généreux ! Il se hâta donc d’augmenter nos appointements à tous et d’engager Mercœur, qui est inférieur à Lambesq, mais qui est payé plus cher parce qu’il est père de famille. De même pour Camille, qui ne vaut pas Lucinde, mais qui ne vit que du théâtre. Les recettes ont baissé, la vie est chère dans le Nord. C’est en vain qu’Anna, Léon et moi, nous avons remis dans la caisse de Moranbois, à l’insu de Bellamare, le surplus d’appointements qu’il nous avait forcés d’accepter. La saison finie, il a fait honneur comme toujours à tous ses engagements ; mais nous sommes arrivés ici avec rien, et, si je n’avais eu un assez bon lot de mes guipures à vendre, toujours à l’insu de Bellamare, qui ne connaît jamais exactement la comptabilité de Moranbois, j’ignore comment nous aurions pu vivre. À présent, nous sommes sûrs de payer nos chambres et le restaurateur. Léon a été à Blois chez son ami, que tu connais, je crois, et qui lui prête une somme que Bellamare accepte. Il accepte toujours parce qu’il trouve toujours moyen de rendre, et, quand il a rendu, il recommence à n’avoir plus rien ; c’est comme cela depuis si longtemps que sa sérénité n’en est jamais altérée, et que nous nous habituons à partager sa confiance.

Je me promis de mettre aussi un de mes billets de mille francs dans la caisse, et je continuai à questionner. Bellamare avait de grands projets pour l’été ; il voulait sortir de France, où nous avions trop de concurrents, et disait que, le français étant la langue universelle, si les bons comédiens mouraient de faim chez eux, c’est qu’ils n’avaient pas le courage de voyager. Le soir, ce fut à Moranbois de me tenir compagnie. Je voulus lui remettre mon offrande, il la refusa. On pouvait, disait-il, s’endetter un peu avec Léon, qui était destiné à recueillir un riche patrimoine et qui n’était gueux que parce qu’il lui plaisait de l’être ; mais on savait très-bien que je n’étais pas en situation de soutenir de mon argent l’entreprise de Bellamare. Bellamare était toujours content quand, au bout de l’année, il joignait les deux bouts, et, selon Moranbois, Bellamare avait raison.

— Pourvu, disait-il, qu’un homme vive en travaillant honnêtement, qu’importe qu’il n’amasse point ? Les meilleurs et les plus sages sont ceux qui réussissent à se tenir juste au-dessus de la misère. Ils n’ont pas le souci de posséder, de conserver, de placer, de faire valoir. La responsabilité vis-à-vis des autres suffit bien pour tenir en haleine un honnête homme, sans qu’il soit besoin d’y ajouter cette stupide responsabilité envers soi-même qu’on appelle l’esprit de conduite et qui vieillit tout à coup les gens mûrs. — C’est le tintouin de gouverner leurs monacos, me disait Moranbois dans son langage imagé, qui leur fait pousser le ventre et pourrir les dents. Le patron — c’est ainsi qu’il appelait Bellamare — sera toujours jeune, parce qu’il ne fera de crasses ni à lui ni aux autres. Il ne dépensera pas sa verdeur à se faire un palais pour loger la pomme cuite qu’il sera dans vingt-cinq ou trente ans d’ici. Je vois tout le monde parler d’amasser pour ses vieux jours, comme si on était sûr d’avoir de vieux jours et comme si on devait désirer d’en avoir ! Le joli calcul de se manger le sang tout le temps qu’on en a, pour avoir de quoi se nourrir quand on ne sera plus qu’une ordure bonne pour le reliquaire du chiffonnier ! On dit aux insouciants : « Vous demanderez donc l’aumône quand vous ne pourrez plus travailler ? » Moi, je réponds que les paysans travaillent la terre jusqu’au jour où on les y colle, et qu’on n’y est ni plus ni moins bien collé, qu’on ait un drap de batiste ou un torchon pour linceul.

Malgré mon adhésion à cette haute philosophie, j’insistai pour qu’il me fût permis de faciliter à Bellamare et à ses amis le moyen d’occuper et d’utiliser agréablement leur jeunesse d’artistes.

— Nous avons mille francs de Léon, répondit Moranbois, c’est assez pour nous remettre à flot. Je pourrais endetter le patron sans qu’il le sût, mais ce ne serait pas un service à lui rendre. Si tu veux lui être utile, viens voyager avec nous en associé.

Il m’expliqua alors que Bellamare, Léon, Impéria, Anna, Marco et lui-même avaient résolu de mettre en commun les produits du travail, et que, après avoir prélevé le payement des pensionnaires et les dépenses communes, ils se partageraient intégralement par portions égales les bénéfices.

— Les bénéfices, ajouta-t-il, il n’y en aura pas ; mais nous aurons vécu, travaillé, mangé, voyagé pendant une année sans être à charge à personne. Vois si tu veux être de la partie. Tu as besoin de secouer ta casserole et d’éteindre ton fourneau, les médecins l’ont dit. Tu ne voyageras pas seul, ça coûte trop cher et c’est triste ; avec nous, tu seras de bonne humeur, et les dépenses seront payées par les recettes.

— J’accepterais joyeusement, lui dis-je si j’avais assez de talent pour contribuer effectivement aux recettes ; mais je n’en ai pas, je ne serais qu’une charge de plus.

— Tu te trompes ; talent ou non, tu attires le sexe, et tu nous remplis les avant-scène. Léon, dans les rôles tendres, est plus mauvais que toi ; on ne l’aime que dans le drame. Nous ne t’avons pas remplacé, faute de quibus pour engager un amoureux ; tu nous étais très-utile, on s’en est aperçu après ton départ ; nous avons baissé.

J’avouai à Moranbois que cette exhibition de ma personne m’humiliait beaucoup. Pour se faire pardonner de poser comme un modèle devant le public, il faut savoir parler à son intelligence en même temps qu’à ses yeux. Moranbois, tout pénétrant et intelligent qu’il était, ne comprit rien à mon scrupule et m’en railla. Il pensait que, quand on est beau et bien fait, il n’y a pas d’impudeur à se produire. Je vis reparaître en lui l’ancien saltimbanque, l’Hercule de carrefour, exhibant avec satisfaction son torse et ses biceps.

Je consultai Impéria sur la proposition de Moranbois ; son premier mouvement fut d’en accueillir la pensée avec une joie aimable et sincère, puis je la vis devenir inquiète et irrésolue. Je devinai qu’avertie par les suppositions de Bellamare, elle craignait d’encourager mon amour. Je la rassurai en lui disant que j’avais une fiancée dans mon pays, mais que j’étais trop jeune pour songer au mariage et que j’étais libre de courir le monde à ma guise, au moins pendant une saison. Je crus pouvoir lui faire le mensonge qu’elle m’avait fait, et, comme elle s’était attribué un amour pour se préserver de mes espérances, je m’en supposai un pour me préserver de ses méfiances.

Dès lors, elle insista vivement pour m’emmener, et le médecin qui m’avait soigné lui donna raison. Si je me remettais au travail du cabinet avant six mois, j’étais perdu. Je l’écrivis à mon père, qui m’approuva par la main du maître d’école, son secrétaire. Moranbois et Bellamare m’accueillirent avec transport. Bellamare rédigea une belle page d’écriture qui résumait nos conventions d’association, et nous voulûmes qu’il y fût ajouté une clause moyennant laquelle il conservait son autorité absolue de directeur sur ses pensionnaires. Nous ne voulions pas que l’un d’entre nous, dans un jour d’excitation nerveuse ou de lassitude misanthropique, pût entraver par des discussions oiseuses l’exercice d’une direction aussi active et aussi intelligente que la sienne.

Anna quitta courageusement son amant, qui la malmenait et qu’elle pleura quand même. Cette fille, toujours déraisonnable et malheureuse en amour, était en amitié la plus estimable et la plus solide des femmes. Elle n’avait ni dépit ni rancune, et même elle me savait gré de n’avoir pas profité d’un peu d’émotion qu’elle avait eue auprès de moi dans les premiers jours de notre tournée. Elle se réjouit donc de me voir associé à la nouvelle campagne. Léon, qui revint de Blois, et Marco, qui revint de Rouen, me firent le même accueil et me soutinrent que j’étais un artiste. Nous partîmes pour l’Italie dans les derniers jours d’août, sans attendre la fermeture de l’Odéon et sans emmener Régine, qui devait nous rejoindre dès qu’elle serait libre. Nous avions à engager en route une grande coquette et un Frederick Lemaître quelconque. Ce fut Lambesq qui nous retomba sous la main à Lyon. Il avait fait de mauvaises affaires, et il était plus traitable qu’autrefois. Quelque impatientant qu’il fût, nous lui avions dû des succès et nous fûmes contents de le reprendre. Impéria opina pour lui, disant que nous étions habitués à ses défauts, et que nous ne retrouverions pas aisément ses qualités.

Nous allions nous entendre avec une demoiselle Arsène qui avait joué les confidentes au Théâtre-Français, et qui croyait en conséquence pouvoir jouer les Rachel en province. Nous n’en étions pas aussi sûrs qu’elle, et nous hésitions encore, lorsque Lucinde nous écrivit qu’elle avait toujours désiré voir l’Italie, et qu’elle se contenterait des appointements qu’elle avait déjà eus chez nous. Elle n’avait pu faire promettre le mariage à son marchand de vin, qui lui donnait toujours un certain luxe, mais qui l’ennuyait. Elle espérait peut-être réveiller sa passion en le laissant seul et en feignant de lui préférer le théâtre. Nous l’attendîmes et franchîmes la frontière avec elle. La troupe était au grand complet, et, les discussions d’affaires terminées, on était content de se revoir. Chemin faisant, nous jouâmes plus d’une pièce qui réclamait plus de rôles que nous n’en avions dans la troupe. À cette époque, fort troublée en France, beaucoup d’artistes sans emploi cherchaient fortune sur les chemins, et nous pouvions nous en adjoindre quelques-uns temporairement. Ces artistes bohèmes étaient parfois des types très-curieux, particulièrement ceux qui, au milieu des plus étranges vicissitudes, étaient restés honnêtes gens. Si je ne vous parle pas de ceux que la misère avait corrompus, ou qu’elle avait saisis nécessairement et fatalement dans le vice et la paresse, c’est que ces types-là se ressemblent tellement entre eux, qu’il n’y a aucun intérêt à les observer et à les décrire. Ceux qui, au contraire, aiment mieux mourir de faim que de s’avilir mériteraient des biographies rédigées par des gens d’esprit. C’est la curieuse et respectable phalange des toqués que le monde pratique ne plaint pas et n’assiste pas, parce que leur infortune provient justement du manque de sens pratique et peut être imputée sans merci à leur imprévoyance et à leur désintéressement. J’avoue que je ressentis plus d’une fois pour ces honnêtes aventuriers une sympathie très-vive, et que, si je n’avais regardé mon petit capital comme religieusement consacré aux éventualités qui menaçaient mes propres camarades, je l’aurais dépensé en petite monnaie pour secourir ces camarades de rencontre. Je vous en citerai un entre cent, pour vous donner une idée de certaines destinées.

Il s’appelait Fontanet, de Fontanet, car il était gentilhomme et n’exhibait ni ne cachait sa particule. Il avait joui d’un capital de cinq cent mille francs, et, pendant sa jeunesse naïve et sérieuse, il avait vécu à la campagne, sur ses terres, adonné à la collection des ouvrages qui traitent du théâtre. Pourquoi cette manie plutôt qu’une autre ? En fait de manies, il ne faut jamais s’étonner de rien ; si on pouvait remonter à la source mystérieuse d’où découlent les innombrables fantaisies du cerveau humain, on trouverait des hasards tombant nécessairement sur des aptitudes.

Tant il y a que Fontanet se trouva ruiné, un beau matin de 1849, par un ami lancé dans les affaires à qui il avait laissé prendre une hypothèque de cinquante mille francs sur son bien. C’était alors une spéculation comme une autre d’emprunter une faible somme sur un immeuble important, de ne pas la rendre, de faire forcer par-dessous main la vente de l’immeuble et de le racheter, toujours par-dessous main, à vil prix. De nombreuses existences ont ainsi croulé pour enrichir secrètement les capitalistes prudents et avisés.

Victime de cette aimable opération, Fontanet trouva superflu de s’en plaindre, et, s’imaginant que sa science archéologique du théâtre le rendait propre à aborder la scène, il se fit comédien. La nature lui avait tout refusé, sauf l’intelligence : ni voix, ni physique, ni prononciation, ni aisance, ni mémoire, ni présence d’esprit. Il n’eut aucun succès, ce qui ne l’empêcha pas de trouver son nouvel état très-amusant, et de continuer à collectionner pour les autres les livres et gravures qu’il ne pouvait plus acheter pour son compte. Ayant obtenu un emploi subalterne au théâtre de Lyon et cherchant un logement, il trouva pour un prix infime une espèce de boutique qu’en raison de son exiguïté on ne pouvait louer à aucun marchand. Il y installa son grabat ; mais, dès le lendemain, il se dit qu’ayant une boutique, il devait y vendre quelque chose, et il acheta, moyennant vingt francs, un fonds de jouets d’enfant, toupies, balles, cordes et cerceaux. En même temps il se mit à confectionner lui-même des pelles et de petites brouettes de bois. Son commerce alla très-bien et eût pu prospérer encore ; mais la troupe à laquelle il était attaché quitta Lyon, et il ne put se résigner à ne plus être artiste. Il céda son fonds à un juif qui connaissait sa manie, et qui lui donna en échange un portrait apocryphe d’un acteur antique. C’était un petit bronze quelconque adroitement orné d’une légende menteuse. Fontanet crut tenir un trésor et chercha à le vendre. Il en trouva un millier de francs, et ne put se résoudre à s’en séparer, jusqu’au jour où il découvrit la fraude et s’en consola en disant :

— Quel bonheur que je ne l’aie pas vendu mille francs ! comme j’aurais trompé l’acquéreur !

Dans une ville du Piémont, il rencontra une dame pieuse qui le pria de lui indiquer un bon peintre. Elle voulait orner sa chapelle particulière d’un tableau de deux mètres de haut sur un mètre de large, représentant son saint patron, et elle offrait cent francs à l’artiste. Fontanet offrit de faire le tableau lui-même. De sa vie, il n’avait touché un pinceau, ni tracé une figure. Il se mit à l’œuvre résolument, copia comme il put un saint quelconque sur la première fresque venue et signa avec orgueil : de Fontanet, peintre de sujets religieux. Il eut d’autres commandes, fit des enseignes flamboyantes et commençait à gagner sa vie, quand un hasard l’emporta en un autre lieu où la passion de la céramique s’empara de lui et lui fit commettre de nombreux vases étrusques qu’il vendit à des Anglais, mais pour un prix si modique, qu’en vérité ils n’étaient pas volés et se réjouissaient de voler le vendeur ignorant.

Ce que Fontanet avait gagné sur ses tableaux, il le prêta à un directeur de troupe ambulante qui ne le lui rendit pas ; ce qu’il avait gagné sur ses vases, il le donna à une pauvre mendiante pour élever un enfant dont la figure lui avait servi de modèle, et qu’il fit entrer dans une école. C’est ainsi qu’après avoir fait cent petits métiers et cent petits commerces, sans avoir rien gardé pour lui-même et sans pouvoir se résoudre à quitter le théâtre, qui, de toutes ses industries, était la plus ruineuse, en ce sens qu’elle ne lui permettait de se fixer nulle part et le mettait sans cesse en contact avec des exploiteurs ou des nécessiteux qui le dépouillaient, il nous offrit à Florence de jouer les Financiers. Il avait fini par acquérir un certain talent depuis ses débuts. Il nous fut utile, et il était si aimable, si gai, si original et si sympathique, que nous regrettâmes beaucoup quand force, nous fut de le quitter.

Je ne vous raconterai pas mes voyages, j’en aurais pour trois jours, et mes souvenirs, bons peut-être à défrayer une causerie à bâtons rompus, retarderaient ce qui vous intéresse, l’histoire de mes sentiments et de mes pensées.

Je vous ferai donc passer à vol d’oiseau par Turin, Florence, Trieste ; je vous ferai revenir par l’Autriche et la Suisse, où nous fîmes nos comptes, à Genève après quelques soirées assez bonnes. Nous avions boulotté, comme disait Moranbois, nous avions soixante-quinze francs de bénéfice net à partager entre sept sociétaires ; mais nous avions fait un voyage intéressant et presque confortable, les pensionnaires étaient payés et l’ami de Léon fut remboursé. Lucinde, Lambesq et Régine nous quittaient. C’était l’époque de mes vacances, et mon père m’attendait. Les autres associés allaient tenter fortune, on ne savait encore où. Je leur promis de les rejoindre après l’hiver, que je voulais passer à Paris, et, cette fois, Moranbois accepta l’emprunt de mes mille francs, nécessaires pour mettre mon directeur et mes camarades en état de se réorganiser.

Rentré dans mon faubourg de petite ville, entouré des raves et des asperges paternelles, j’eus le loisir de me résumer, comme je vais tâcher de le faire pour vous.

J’avais fait quelque progrès au théâtre. J’y avais acquis une excellente tenue sans paraître gêné, bien que je le fusse toujours. J’avais trouvé assez de sang-froid pour ne plus faire par émotion les contre-sens que répudiait mon intelligence. Je plaisais toujours aux femmes et ne déplaisais plus aux hommes. Je m’étais résigné à être toujours habillé comme un homme de goût. J’avais été humilié d’abord de ce détail, disant que je ne voulais pas devoir mon succès au tailleur. Je vis que le public me tenait compte de mes gilets plus que de mes études, et prenait en considération un homme si bien nippé. Mes camarades, en un jour de facétie, s’étaient plu à me faire passer pour un fils de grande famille, et on me dispensait d’être bon artiste, pourvu que je parusse homme du monde.

— Ne ris pas de cela, me disait Bellamare ; tu es notre enseigne, ta noblesse fait des petits, et, à chaque nouvelle station, l’imagination des badauds enrichit la troupe d’un hidalgo de plus. À Venise, j’étais il signor di Bellamare, directeur d’une troupe de personnes titrées, et je n’avais qu’un mot à dire pour faire de toi un duc et de moi un marquis. Le prestige de la noblesse est encore debout à l’étranger. En France, il se mêle drôlatiquement à la vanité démocratique, et, si tu étais assez aventurier pour mettre un de devant ton nom, le peuple des petites villes serait fier d’avoir pour histrion un grand seigneur. Ne te défends donc pas de l’être, et ne prends pas tout cela au sérieux ; nous sommes en voyage pour nous amuser. Sois certain que cela n’ôte rien au talent que tu dois avoir, et que tu auras, c’est moi qui t’en réponds.

Il tâchait de m’en donner ; il m’en donnait quand je lui récitais mes rôles. Nous avons déclamé Corneille en passant les Alpes sur des ânes. Les glaciers de la Suisse, les grèves de la Méditerranée, les ruines, les grottes, toutes les solitudes pittoresques que nous avons explorées ensemble ont retenti du son de nos voix montées au diapason de la passion dramatique. Je me sentais puissant, je me croyais inspiré. Devant la rampe, tout disparaissait. J’étais trop consciencieux, je me jugeais trop moi-même. J’étais mon propre critique et mon pire obstacle.

Voilà pour mon talent ; quant à mon amour, il avait pris un nouvel aspect. L’égalité d’âme, la sérénité de caractère de mademoiselle de Valclos, qui ne s’étaient pas démenties un seul instant au milieu des revers, des contrariétés, des fatigues et des accidents inévitables du voyage, m’avaient insensiblement inoculé ce calme et tendre respect qu’elles inspiraient à Bellamare, sans éveiller en lui le moindre rêve de sensualité. Bellamare était pourtant, non pas libertin, mais ardent au plaisir. Il ne connaissait pas de sentiment mixte entre le désir sans affection et l’affection sans désir. Il pouvait faire encore des folies pour une femme convoitée ; satisfait, il ne faisait plus de sottises et la quittait avec de bons procédés, mais sans aucun regret. Cet homme, si heureux par son caractère et si séduisant par sa bonté, exerçait sur mon esprit une grande influence. J’aurais voulu voir et sentir comme lui. Je m’efforçais de l’imiter dans ses écarts et dans sa sagesse ; mais, là où il trouvait le calme, le rassérénement des facultés après l’exfogation[1] des instincts, je ne trouvais que la honte de moi-même et une profonde tristesse. J’étais un idéaliste, et, en outre, j’avais la moitié de son âge. J’étais absurde de croire qu’on peut arranger sa vie comme celle d’un autre. La raison ne s’applique pas sur nous comme un vêtement d’emprunt ; il faut que chacun de nous sache tailler le sien sur son propre individu.

Cet engouement pour Bellamare et cette chimère de vouloir lui ressembler réussirent du moins à engourdir ma passion. Peut-être le rapide et violent passage d’un autre amour en moi, le rêve de l’inconnue, avait-il effacé un peu l’image d’Impéria. Il est certain qu’elle ne me paraissait plus redoutable, et qu’une profonde tendresse apaisa les transports secrets de mon désir. En la voyant si respectée de mes autres camarades, je me fusse trouvé fat de songer à la vaincre. À force de n’y plus songer, je ne le désirai même plus.

Du moins, c’est dans cette disposition d’esprit que je la quittai à Genève. Rentré chez moi, je pensai à elle sans trouble ; mais bientôt il me fut impossible de me dissimuler qu’elle était nécessaire à ma vie intellectuelle, et que je m’ennuyais profondément là où elle n’était pas. Je n’eus pas le courage de reprendre mes études sérieuses. La musique et le dessin me plaisaient mieux, parce qu’ils me permettaient de penser à elle. Elle avait un charmant filet de voix, était bonne musicienne et chantait délicieusement. En m’efforçant d’être bon musicien moi-même, je ne songeais qu’à chanter avec elle ou à l’accompagner. Elle m’avait fait travailler de temps en temps en voyage, et, en somme, ses leçons ont été les meilleures que j’aie reçues.

Je me donnai quelque temps le change en me persuadant que la société de Bellamare, de Léon, d’Anna et de Marco m’était aussi nécessaire que celle d’Impéria. Ils m’aimaient tant ! ils étaient si aimables et si intéressants ! Comment le milieu où je retombais ne m’eût-il pas paru insupportable ? Je me reprochais en vain ce divorce entre mes anciens amis et moi. Je me trouvais coupable de regretter la conversation de Bellamare auprès de mon père ; mais n’est-ce pas lui, mon pauvre père, qui, en me jetant dans la civilisation, m’avait condamné à rompre avec la barbarie ?

Pourtant, quand j’étais sincère avec moi-même, je sentais bien que j’eusse pu oublier Bellamare et tous mes camarades, excepté Impéria. Ce n’était pas la faute de mon père si je m’étais follement attaché à une personne qui ne voulait aimer personne !

Un jour, que je traversais les Alpes dans un traîneau avec Bellamare, il m’avait demandé l’issue de mes amours avec la comtesse. Je lui avais alors dit toute la vérité, ou à peu près. À ce moment-là, je m’étais bien persuadé que je n’avais plus d’amour pour Impéria, que je n’en aurais plus, et que Bellamare pouvait, sans me nuire, lui répéter mes confidences. J’avais d’ailleurs atténué beaucoup dans mes révélations l’ardeur de ma passion première, et j’en avais laissé le début inédit. Je ne m’étais point vanté d’avoir embrassé la carrière du théâtre à cause d’elle. J’avouais simplement qu’à l’époque de l’aventure de Blois, je m’étais senti plus épris d’elle que de l’inconnue. Je pus raconter sincèrement tout le reste.

Le jugement de Bellamare sur cette situation m’avait beaucoup frappé. Il m’approuva d’abord, et il ajouta :

— Tu as pris sans le savoir le meilleur chemin pour être véritablement aimé de cette comtesse, la sincérité d’abord, la fierté ensuite. En te laissant voir ses soupçons, elle s’attendait à de vives répliques, à une lutte où elle ne se fût déclarée vaincue qu’après t’avoir roulé à sa guise sur la poussière de l’arène. De ce moment, elle ne t’eût plus aimé. Les femmes sont ainsi faites. C’est leur rendre service que de ne pas se prêter à leurs instincts de combat, de les former à aimer tout franchement, comme elles savent si bien aimer quand on ne les égare pas à la recherche de l’impossible. L’amour est une belle chose, sublime chez elles au début. Gare le second et le troisième acte du drame ! Quand on ne peut pas brusquer le dénoûment, il faut l’attendre. Attends donc en silence, laisse couver le feu, et tu la verras revenir loyale et forte comme au jour de la chambre bleue. Si elle revient, reçois mon compliment. Si elle ne revient pas, réjouis-toi d’avoir échappé à un amour de tête. Ce sont les pires.

Et Bellamare avait encore ajouté :

— Si Impéria n’avait pas un parti pris, j’aurais béni vos amours. Moi, je vous trouvais dignes l’un de l’autre ; mais elle est sage et ne veut pas d’amant. De plus, elle est raisonnable et ne se jettera pas dans la misère du mariage. Enfin, elle se trouve heureuse dans sa vertu, et je crois à cela, bien que je ne le comprenne pas. N’y pense donc plus, si tu es raisonnable toi-même. Crois-tu que, le premier jour où elle est venue mystérieusement à moi, comme la comtesse, mais avec des idées autrement sérieuses et arrêtées, pour me dire ses malheurs de famille et me prier de lui donner un état et un appui, je n’aie pas été ému, autant et plus peut-être que tu ne l’as été dans la chambre bleue ? Elle était si jolie dans sa douleur, si séduisante dans sa confiance ! J’ai eu le vertige dix fois dans ces deux heures d’entretien tête à tête ; mais, si Bellamare a un nez pour flairer l’occasion et une griffe pour la prendre aux cheveux, il a un œil pour distinguer l’honnêteté vraie, et une main qui se purifie en bénissant. En la quittant, je lui avais promis d’être son père, et à toute arrière-pensée j’avais dit sans retour : « Jamais, jamais, jamais ! » Or, quand les choses se présentent aussi nettes à ma conscience, il n’y a plus en moi le moindre mérite, parce qu’il n’y a plus le moindre combat, et je t’avoue ne pas comprendre qu’il en coûte plus à un honnête homme de ne pas tricher avec une femme que de ne pas tricher au jeu.

En ce moment-là, l’argumentation de Bellamare m’avait paru victorieuse, je la commentai tout le temps de mes vacances. Je ne trouvai rien à y répondre ; mais elle ne m’empêcha pas d’être très-abattu et très-malheureux. Je tâchai de m’enflammer de nouveau pour la comtesse, et souvent je rêvai les voluptés de l’amour partagé ; mais, au réveil, je ne l’aimais plus. Son image ne parlait qu’à mes sens par l’imagination.

À la fin des vacances, je me demandai si je ne renoncerais pas au droit, qui ne me menait plus à rien, et si je n’irais pas rejoindre la troupe de Bellamare. Je ne voulus pas prendre cette résolution sans consulter mon père. Je pensais qu’il m’en détournerait ; il n’y songea pas. J’eus d’abord beaucoup de peine à lui faire comprendre ce que c’était que le théâtre. Il n’était jamais venu de troupe dramatique chez nous, il n’y avait pas de salle. Ce que mon père appelait des comédiens, c’était les marchands de thé suisse, les montreurs de bêtes et les saltimbanques qu’il avait vus dans les foires et assemblées. Aussi je me gardai bien de prononcer les mots de comédie ou de comédien, qui ne lui eussent inspiré qu’un profond mépris. Malgré ma résolution d’être sincère, je lui donnai des explications qui étaient vraies en fait, mais qui n’offrirent à son esprit qu’un sens vague et quelque peu fantastique. Mon père a toujours eu la simplicité élémentaire de l’homme entièrement voué au travail manuel, comme à un devoir, comme à une religion dont aucune idée étrangère à ce travail ne peut le distraire sans l’y rendre impropre. Ma mère, qui était très-intelligente, l’avait un peu raillé pour sa crédulité et sa bonhomie. Il le lui permettait et voulait bien rire avec elle, ils s’adoraient quand même ; mais il ne m’eût pas permis de m’apercevoir de son infériorité vis-à-vis de moi. Il voulait que je fusse autre et non plus que lui ; il estimait son état différent, mais égal au mien. Son culte pour la terre ne le laissait pas libre de penser autrement, et au fond il était dans le vrai absolu, dans la haute philosophie, sans s’en douter. Il respectait le beau savoir très-humblement, mais c’était à la condition de faire respecter tout autant la culture du sol. S’il m’en avait détourné, c’est qu’il eût cru, en faisant de moi un paysan, me rendre impropre à la chimérique succession de mon oncle le parvenu.

Quand je lui eus dit que je désirais m’associer à des personnes qui parlaient en public pour s’exercer à bien dire de belles choses, il fut satisfait et ne m’en demanda pas davantage. Il eût craint par ses questions, de me montrer combien peu il se doutait de ce que pouvait être cette étude. Je partis donc, emportant sa bénédiction comme les autres fois et mon petit capital, que, dès l’année précédente, j’avais toujours fait voyager à tout événement dans ma ceinture de dessous. Il n’était pas assez gros pour me gêner, d’autant plus que je l’avais déjà diminué de moitié.

Au commencement de l’hiver, je rejoignis donc la troupe à Toulon, et j’y fus reçu avec enthousiasme. La situation n’était pas brillante ; on avait toujours boulotté, comme disait Moranbois, et on tenait conseil pour savoir si l’on poursuivrait l’exploration des côtes.

À cette époque, les villes du littoral commençaient à peine à jouir de la vogue qu’elles ont acquise depuis. Il n’était pas encore question de chemin de fer, d’éclairage au gaz, de maisons de jeu. L’Europe n’assiégeait pas cette étroite falaise qui s’étend, comme un espalier au soleil, de Toulon à Monaco, et qui bientôt s’étendra jusqu’à Gênes.

— Mes enfants, nous dit Bellamare, nous boulotterons toujours, si nous ne prenons un grand parti. Je n’ai jamais gagné d’argent que hors de France ; nul n’est prophète en son pays. J’ai fait à peu près le tour du monde, et je sais que plus on vient de loin, plus on attire les curieux. Souvenez-vous que, l’année dernière, nous avons mieux réussi à Trieste, le point extrême de notre tournée, que partout ailleurs. Je voulais pousser jusqu’à Odessa à travers les provinces danubiennes. Je me souvenais d’y avoir fait de bonnes affaires ; nous serions revenus par Moscou. Vous avez reculé devant la campagne de Russie. Si vous m’en croyez, nous allons l’entreprendre ; mais, en raison de l’approche de l’hiver, nous commencerons par les pays chauds. Nous irons à Constantinople, nous y séjournerons deux mois ; nous irons de là à Temesvar et à Bucharest, qui est une bonne ville aussi ; dès que le temps le permettra, nous traverserons le Balkan, nous gagnerons lassy, et nous arriverons à Odessa avec les hirondelles.

On lui fit observer que les frais du voyage seraient considérables. Il nous montra les lettres d’un entrepreneur de succès qui se chargeait de notre transport et promettait de s’occuper du retour, si nous ne pouvions en couvrir la dépense ; c’était un ancien associé, sur la probité duquel il croyait pouvoir compter. On alla aux voix. Chacun joua la sienne à pile ou face. La majorité du hasard décida le voyage. J’avoue qu’en voyant Impéria le désirer, je trichai pour faire pencher la balance du côté affirmatif.

Je vais encore vous faire faire une enjambée par-dessus les détails fastidieux ou comiques qui seraient sans rapport avec mon sujet. Je vous dirai seulement que, si la majorité était vaillante et pleine d’espoir, la minorité, représentée par Lucinde, Lambesq, Régine et Purpurin, ne l’était qu’à demi ou ne l’était pas du tout. Ce dernier ne pardonnait pas aux étrangers de ne pas savoir le français mieux que lui, et Lambesq, qui avait la prétention de parler italien, était furieux d’être moins mal compris quand il parlait sa propre langue. C’était un caractère aigri, comme celui de Léon, par les déceptions ; mais il n’avait pas, comme Léon, le bon goût de cacher ses blessures. Il se croyait le seul grand génie de la terre et le seul méconnu. Selon lui, les artistes aimés du public et favorisés par le succès n’avaient dû leur Donne chance qu’à l’intrigue.

Régine riait de tout, nulle n’était plus rompue aux misères de la vie nomade ; mais elle augurait mal de nos succès d’argent et nous répétait sans cesse que ce n’était rien d’aller loin, le plus difficile serait de revenir. Lucinde ne craignait rien pour son compte. Elle n’était pas femme à s’embarquer les mains vides ; mais elle craignait d’être forcée de faire les frais du retour, et ne dissimulait pas ses anxiétés.

Chose étrange, Moranbois, le plus stoïque et le plus renfermé de tous, n’était pas non plus sans inquiétude. Il ne connaissait pourtant pas Zamorini, l’entrepreneur auquel se fiait Bellamare ; mais il avait, disait-il, fait un mauvais rêve sur son compte, et cet homme de pierre et de fer, qui ne redoutait aucun péril et ne connaissait aucune hésitation, était superstitieux : — il croyait aux songes.



FIN DE PIERRE QUI ROULE.
[2]



  1. J’ai retenu ce mot du récit de Laurence, parce qu’il m’a frappé. Je ne le crois pas français, mais je désirerais qu’il le fût. C’était sans doute de la part de mon narrateur un souvenir de l’Italie, où le verbe sfogarsi, admirablement expressif, n’a pas d’équivalent dans notre langue.
  2. L’épisode par lequel se termine l’histoire de Pierre qui roule a pour titre le Beau Laurence.