Michel Lévy frères (p. 106-215).



II


Quand Laurence eut un peu dessiné et un peu rêvé, comme s’il eût senti le besoin de résumer ses souvenirs, il reprit son récit :


Je ne devais voir mon père qu’aux vacances, et j’avais trois mois de liberté jusque-là. Je lui écrivis que j’allais voyager avec un ami pour mon instruction. Cette courte explication suffisait au brave homme. Étranger à tout genre d’études, ignorant du mécanisme social dans toute autre sphère que la sienne, il pouvait parfaitement croire que j’allais travailler en me promenant, puisque je lui affirmais ma résolution de songer sans relâche à mon avenir.

Avant de vous lancer avec moi dans la vie nomade, je dois vous faire connaître les principaux personnages auxquels j’associais ma destinée. Les uns quittèrent Paris avec nous, les autres furent ralliés en route.

L’inséparable de Bellamare et son meilleur ami peut-être, en même temps que son antipode comme caractère et comme aspect, était un homme dont l’histoire bizarre mérite d’être contée. Il portait le nom de Moranbois et s’appelait réellement Hilarion, lui, l’homme le moins gai de la terre. Il ne s’était jamais connu de famille. Enfant de l’hospice, il avait gardé les pourceaux chez un paysan qui le battait et le laissait mourir de faim. Enlevé moitié de gré, moitié de force, par des saltimbanques qui passaient, il n’avait cependant paru propre à rien pour le divertissement du public ; on l’avait vite abandonné sur un chemin, où un Auvergnat l’avait ramassé pour porter sa balle. Ce métier lui plut ; on le nourrissait convenablement, il aimait à voyager, et l’Auvergnat n’était pas un méchant homme. Il se trouva qu’Hilarion était un brave enfant, très-résigné, très-patient et très-fidèle. L’Auvergnat n’avait qu’un défaut : c’était un maître ivrogne, et bien souvent, fléchissant sous le poids de sa marchandise, il la semait sur les chemins. Hilarion, avec un peu d’exercice, devint un cheval de bât capable de porter tout le fonds de commerce de son patron. En outre, comme il avait bon cœur, il ne l’oubliait pas au revers des fossés, où il faisait de fréquents sommes le long des routes. Quand il le voyait tituber ou divaguer, il l’emmenait prudemment en rase campagne, loin des querelles et à l’abri des voleurs. Il veillait sur le maître et sur la cargaison ; il cumulait les fonctions du cheval et celles du chien.

L’Auvergnat se mit à chérir Hilarion, et il l’associa à ses bénéfices. L’enfant eût ainsi gagné et amassé quelque chose ; mais, quand le patron avait soif, il lui empruntait sa part de gain et oubliait de la lui rendre. Il est vrai qu’Hilarion oubliait de la réclamer.

Cette amitié et cette association durèrent longtemps ; Hilarion avait vingt ans quand l’Auvergnat mourut hydropique dans un hôpital, laissant un peu d’argent que son jeune associé porta aux héritiers, sans en rien distraire pour payer ses services.

C’étaient de pauvres paysans chargés de famille, auxquels il n’eut le courage de rien demander. Il les quitta sans se préoccuper de ce qu’il allait devenir. À force de voir les autres insouciants de son sort, il s’était habitué à faire comme les autres. Déjà misanthrope, il n’avait rien vu et rien connu de bon dans la vie, si ce n’est son Auvergnat ivrogne, qui ne l’avait pas maltraité, mais qui ne l’avait pas non plus récompensé. Il ne faisait pourtant en lui-même aucun reproche à sa mémoire. Cet homme lui avait appris à lire et à écrire tant bien que mal ; plus, un peu de bâton pour se défendre au besoin. Il avait développé sa force physique, son sang-froid dans le danger, son aptitude à la vie ambulante. En marchant seul devant lui, Hilarion croyait qu’un homme courageux, fort et sobre, ne peut pas mourir de faim, même au milieu des égoïstes.

Il se trompait ; il faut un premier capital, si minime qu’il soit. Aucun travail ne peut se passer de l’instrument du travail. Hilarion n’avait pas de quoi acheter la plus mince pacotille. Il ne savait comment utiliser ses mains vides, lorsqu’en passant, après deux jours de jeûne, sur une place publique, il vit un hercule qui tombait tous les fantassins de la garnison, et s’avisa que ses poings pouvaient bien lui servir. Il lui sembla que cet athlète était plus adroit que robuste, et il se présenta pour lutter contre lui, après avoir observé son jeu. Seulement, en pariant de le vaincre, il avoua à l’assistance qu’il mourait de faim et de soif.

— Bois et mange, lui dit l’alcide de carrefour d’un ton superbe, je ne tombe pas ceux qui se tombent tout seuls.

Une collecte improvisée permit au nouveau venu de dévorer un morceau de pain et d’avaler un verre de vin ; après quoi, il descendit dans l’arène.

C’était bien véritablement une arène, le cirque romain de Nîmes, et, quand Hilarion Moranbois racontait son histoire, il disait que, voyant pour la première fois ce vaste monument d’une si belle proportion, sans savoir ce que c’était, sans avoir la moindre idée du passé, la moindre notion d’histoire, il s’était senti fort et vaillant comme dix mille hommes.

L’hercule de profession fut tombé par l’hercule improvisé. Le lendemain, il demanda sa revanche. Hilarion avait bien dîné, les amateurs de l’endroit avaient festoyé sa victoire au cabaret. Il remporta une victoire nouvelle et si éclatante, que d’autres lutteurs ambulants furent convoqués pour se mesurer avec lui. Il les tomba tous et fut engagé moyennant partage d’un quart de la recette. Pourtant, il quitta cette troupe, parce qu’on lui proposa de se laisser tomber par un homme masqué qui n’était autre que l’hercule dont il avait pris la place. On lui faisait de belles offres pour se prêter à cette comédie qui réussit toujours sur le public et qui devait faire de l’argent. Son amour-propre l’emporta sur son intérêt, il refusa avec hauteur, s’emporta, battit son directeur, creva d’un coup de poing la grosse caisse, qu’on lui fit payer le centuple de ce qu’elle valait, et se sauva, les mains encore vides, pour se rendre à Arles, où on lui avait dit qu’il trouverait d’autres arènes. Il avait décidément le goût des monuments classiques.

Il rencontra en route mademoiselle Plume-au-Vent, qui dansait une espèce de tarentelle mêlée de montferrine en s’accompagnant du tambour de basque et du triangle avec beaucoup d’adresse ; ce furent ses premières amours. Ils débutèrent ensemble dans plusieurs villes de passage, l’une desquelles faillit lui être funeste.

Le soir de son arrivée, comme il venait d’exhiber ses talents sur la place, il fut appelé discrètement par une soubrette qui le conduisit, à travers un dédale de rues obscures, à une maison de bonne apparence perdue au milieu des jardins. Là, une dame maigre et brune, à l’œil vif et impérieux, lui parla en ces termes :

— Voulez-vous entrer chez moi comme aide-jardinier ? Vous ne ferez rien, vous dormirez le jour ; la nuit, vous veillerez en montant la garde sans bruit dans le jardin. Je suis obsédée par un officier de la garnison qui est follement épris de moi et qui menace de m’enlever. C’est un enragé, un diable qui le ferait comme il le dit et qui est très-fort, je vous en préviens. Mes gens sont poltrons, gagnés par lui peut-être, et vous voyez que, seule dans cette demeure isolée, je ne recevrais pas de secours du dehors. Frappez donc cet homme si vous le voyez rôder sous mes fenêtres ou même dans mon enclos. Ne le tuez pas, mais traitez le de façon à lui ôter l’envie de revenir. Chaque fois que vous lui donnerez une leçon de ce genre, vous recevrez cent francs.

— Mais s’il est plus fort que moi ? répondit Hilarion, s’il me tue ?

— Qui ne risque rien n’a rien, répliqua la dame.

— C’est assez juste, pensa le lutteur.

Et il accepta.

Huit nuits se passèrent sans qu’une feuille remuât, sans qu’un grain de sable grinçât dans le jardin. À la neuvième nuit, par un beau clair de lune, un officier, dont le signalement répondait à celui qu’on avait donné à Hilarion, ouvrit une grille dont il avait la clef, et, sans prendre aucune précaution, se dirigea vers la maison. Hilarion répugnait à se jeter sur lui par surprise. Il eut la simplicité de l’avertir qu’il allait lui faire un mauvais parti, s’il ne se retirait au plus vite. L’inconnu lui rit au nez, le traita d’imbécile et le menaça de le rouler dans les cloches à melons, s’il faisait la mauvaise tête. Hilarion ne put souffrir ce langage, la lutte s’engagea. L’impertinence du visiteur l’avait mis en colère, et la vigoureuse défense qu’il faisait ne permettait pas de le ménager. Hilarion le roula dans les artichauts et l’y laissa si malade, qu’il le crut mort. Il courut avertir la dame, qui vint avec un flambeau et sa fille de chambre constater l’événement.

— Malheureux, qu’avez-vous fait ? s’écria-t-elle ; vous avez assassiné mon mari, qui revenait de voyage ! Sauvez-vous, et que je n’entende jamais parler de vous !

Hilarion restait stupéfait.

— Réclame tes cent francs, lui dit tout bas et précipitamment la soubrette : elle savait très-bien que c’était monsieur ! elle t’en veut de ne l’avoir pas tué tout à fait.

Hilarion fut si terrifié d’avoir commis un crime en croyant faire office de bon gardien, qu’il ne voulut rien réclamer et s’enfuit en jurant qu’on ne l’y prendrait plus.

Il retrouva à Arles mademoiselle Plume-au-Vent, qui s’était déjà associée avec un géant alsacien et un nain prétendu lapon. Il y fit assez bien ses affaires ; mais l’âge de la conscription était venu, et il tira le n° 1. Il fut soldat sept ans en Algérie et s’en trouva bien. Il y acheva son éducation, c’est-à-dire qu’il y apprit le français et l’arabe, et, comme il écrivait assez correctement et calculait très-juste, comme il était un fantassin propre, ponctuel et brave, ses camarades, qui l’aimaient malgré sa rudesse, crurent qu’il aurait de l’avancement. Il n’en fut rien, et, nonobstant sa bonne tenue et son assiduité au service, il fut rayé du tableau pour cause d’insubordination. Il est vrai de dire qu’il détestait ses supérieurs, quels qu’ils fussent, et qu’il leur répondait mal. Soumis à la règle, il ne pouvait supporter le commandement personnel dès qu’il lui semblait dépasser les limites de l’autorité stricte, ou ne pas les atteindre scrupuleusement. Un esprit de critique très-singulier chez un homme si mal classé dans le monde, très-fâcheux dans la position où il se trouvait, s’était développé en lui et tendait à devenir le fond de son caractère, l’obstacle de son avenir. Il eut plus de punitions que de récompenses, et, quand il eut fait son temps, n’espérant rien d’un rengagement, il revint en France aussi seul, aussi dénué qu’il en était sorti.

Au régiment, il s’était beaucoup exercé à tous les genres de gymnastique, et dans tous il avait été le premier. Il n’aimait pourtant pas l’état de gymnaste, et la perspective de recommencer ses exercices en plein vent ne lui souriait pas. Il fut pendant quelques années portefaix sur le port à Toulon, homme de peine, comme on dit, expression douloureuse qui peint de reste une existence dure et sombre. On ne sait pas combien la force physique est un don fatal et périlleux. L’homme exploite tout, et la vigueur exceptionnelle d’Hilarion l’exposait à tous les genres d’exploitation. Il fut tâté par les voleurs et presque embauché à son insu pour des tentatives de meurtre. Éclairé à temps, il devint définitivement d’une défiance extrême, prit les malfaiteurs en exécration et en vit volontiers partout ; sa misanthropie en augmenta, et, comme, au milieu de la fatigue et de la tristesse, il réfléchissait plus qu’il n’appartenait à sa misérable condition, il devint une sorte de Diogène. Seul dans la vie, il se fît encore plus seul par ses habitudes et ses pensées.

Très-désintéressé, très-insouciant du lendemain, très-indifférent pour lui-même, il ne tira parti de rien, pas même de ses belles actions. Il se distingua dans plusieurs sauvetages et fut plusieurs fois médaillé, mais sans songer à demander aucun secours, sans vouloir faire partie d’aucune association, sans consentir au moindre remercîment. Il avait coutume de dire que, n’aimant pas le genre humain, il n’exposait sa vie que pour le plaisir d’essayer ses muscles et d’exercer son coup d’œil. Quelques personnes du Midi, qui plus tard l’ont retrouvé dans la civilisation, se sont rappelé l’étrange et farouche personnage qu’elles avaient vu portefaix à Toulon, et qu’elles avaient même employé par curiosité de son caractère. Silencieux, absorbé, hautain, il avait toujours l’œil défiant et dur, la parole acerbe, volontiers injurieuse et toujours cynique, le geste provocateur, et tout à coup un calme dédaigneux succédait à la menace. Tout lui était sujet d’irritation, et presque aussitôt objet de mépris ou d’indifférence.

Un beau jour, il rencontra un enfant complètement abandonné qui s’attacha à lui. C’était un assez joli petit garçon, très-pusillanime, que la rébarbative figure d’Hilarion n’effraya pourtant pas. Touché de cette preuve de confiance ou frappé de cette bizarrerie, il emmena l’enfant dans son bouge, le nourrit et l’éleva à sa manière, mais sans réussir le moins du monde à modifier ses instincts de paresse, de couardise et de gloriole. Cet être faible et vain, qui n’était autre que le jeune premier Léonce, dont je vous ai parlé dans la première partie de mon récit, devint le tyran d’Hilarion. L’homme le plus farouche a besoin apparemment d’être dominé par quelque secrète pitié ; pour complaire à Léonce, pour lui procurer des jouets et des habits neufs, pour le soustraire aux moqueries et aux brutalités des autres enfants, en un mot, pour le surveiller et l’avoir toujours près de lui, Hilarion quitta le port et les ballots de Toulon et reprit son ancien état de lutteur, sa vie d’aventures, son maillot à paillettes, son diadème de clinquant et son ancien sobriquet de Coq-en-Bois.

C’est dans cet équipage qu’il travailla un jour, il y a quelque dix ans, sous les yeux de Bellamare que le hasard avait amené à la foire de Beaucaire. La figure sinistre, la voix rauque, la prononciation fantastique du personnage n’alléchèrent certes pas l’impresario, et il ne put qu’admirer la force de son biceps ; mais, le lendemain, comme Bellamare revenait dans un cabriolet de louage, il rencontra sur sa route l’hercule qui s’en allait de son côté, portant Léonce sur ses épaules, Léonce âgé de dix à douze ans, mais trop grand prince pour voyager autrement que sur le dos des autres. Hilarion Coq-en-Bois se souvenait d’avoir, porté la balle à l’âge où il se fût volontiers fait porter lui-même, et, ne se sentant ni assez de charme dans l’esprit ni assez de séduction dans le caractère pour amuser son pupille, il faisait pour lui ce qu’il pouvait, ce qu’il savait faire ; il lui épargnait toute fatigue physique et se fatiguait à sa place : n’était-il pas né homme de peine ?

C’est en s’abandonnant à ces réflexions philosophiques qu’à une montée, Coq-en-Bois vit devant lui un cabriolet qui rasait le précipice d’une manière inquiétante. Il jugea que le conducteur de ce véhicule dormait, et il doubla le pas ; mais, avant qu’il eût pu l’atteindre, le cheval eut peur d’une chèvre, fit un écart à droite, puis un à gauche… C’en était fait de Bellamare, car l’homme qui conduisait sa voiture de louage avait, en dormant, laissé tomber les rênes. Heureusement, Coq-en-Bois avait lestement déposé son fardeau, il avait couru, il avait saisi Une roue avec sa poigne d’hercule. Le cheval, qui avait déjà perdu pied, roula seul dans l’abîme, les deux tiges du brancard s’étant heureusement cassées net avec les traits. Le cabriolet, enrayé par Coq-en-Bois, recula, et Bellamare, en sautant à terre, vit que son sauveur avait une main déchirée par l’effort inouï qu’il venait de faire au risque d’être emporté aussi dans la chute.

Ainsi commença leur amitié. Ils voyagèrent ensemble jusqu’à Lyon, et le lutteur, pressé de questions, raconta son histoire. La modestie farouche avec laquelle il parla des actions héroïques de sa vie, ce je ne sais quoi de grand et de trivial qui, à chaque mot, révélait son noble et maussade caractère, frappa vivement l’artiste.

La fantaisie de Bellamare était de découvrir et de perfectionner des types ; il s’imagina, non sans raison, qu’un homme si solide à la fatigue, si résigné à toutes les éventualités, si ferme et si fier, si méfiant et si incorruptible, serait pour lui et sa troupe un factotum précieux. Coq-en-Bois, — disons maintenant Moranbois, car la première chose que fit Bellamare fut de lui trouver un nom sortable dont l’euphonisme ne fût pas trop neuf pour ses oreilles, — Moranbois n’avait qu’un défaut réellement insupportable, la grossièreté de son langage. Il promit de s’en corriger et ne put jamais tenir parole, mais il déploya au service de Bellamare tant de qualités essentielles, probité, dévouement, courage, intelligence pratique, que l’impresario ne consentit jamais à se séparer de lui. Il poussa même l’amitié jusqu’à se charger de faire de Léonce un artiste. Il n’en put faire qu’un joli garçon sans cervelle, frotté de l’esprit des autres et comédien plus que médiocre ; mais il le fit engager en province et même à Paris, où il végète encore dans de pâles emplois. Je n’ai pas besoin de vous dire que ce personnage infatué de lui-même croit qu’il est victime de l’injustice, qu’il accuse tous les directeurs de l’avoir sacrifié par jalousie de ses succès auprès des femmes, enfin qu’il a complètement oublié le dévouement paternel de Moranbois, qu’il se soucie de lui comme d’une nèfle, et le verrait sur la paille sans se rappeler qu’il lui doit tout. Cette race d’ingrats par sottise donne beaucoup dans la vie dramatique ; mais ne la coudoie-t-on pas aussi ailleurs ? M’est avis que partout elle abonde.

Moranbois, homme de confiance de Bellamare, trouva bientôt qu’il n’avait pas assez à faire de voyager en courrier pour louer les salles de spectacle, pour préparer les logements, pour s’aboucher avec les hôteliers, taverniers, lampistes, coiffeurs et machinistes, commander les affiches, organiser les moyens de transport, etc. Il voulait s’utiliser en raison de ses forces, et, un beau jour, la troupe de Bellamare se tordit de rire en entendant l’ex-porte-balle, l’ex-portefaix, l’ex-lutteur, déclarer qu’il avait assez de santé pour jouer la comédie par-dessus le marché. Offensé de l’hilarité de l’auditoire, il traita tous les acteurs de bouche-trous, de jolis cœurs et de baladins (j’adoucis singulièrement les épithètes).

On était habitué à ses boutades, on rit davantage. Il se fâcha sérieusement et se vanta de jouer mieux que personne les brigands de mélodrame.

— Pourquoi pas ? dit Bellamare. Apprends un rôle, répétons-le à nous deux, et nous verrons.

Moranbois essaya, et donna la grosse note de l’emploi de la façon la plus satisfaisante ; mais la fantaisie lui manquait. Bellamare lui souffla des idées et lui apprit à tirer parti de ses défauts naturels. Docile avec ce maître ingénieux et persuasif, Moranbois devint un brigand très-supportable pour la province. Il ne compromit rien et plut beaucoup au populaire. Son succès ne l’enivra pourtant pas, il consentit à remplir les derniers rôles dans les pièces où il n’était qu’une utilité. Il ne se crut jamais rabaissé pour dire trois lignes, pour représenter un voleur, un paysan, un ivrogne, un ouvrier, dans une courte scène, même pour endosser la livrée et porter une lettre : cette humilité était d’autant plus touchante qu’il avait la conviction secrète d’être un grand comédien, satisfaction erronée, mais naïve, qui ne le rendit pas plus fier, ce dont Bellamare lui sut gré.

Mais je ne vous ai pas encore dit le plus bizarre résultat de l’association d’un être exquis de finesse et lettré comme était Bellamare et de l’être rugueux, mal dégrossi, toujours impossible de manières et de langage dont je vous trace le portrait. Bellamare, qui remarque et note toutes choses sans avoir l’air de prendre garde à rien, découvrit que M. Hilarion Moranbois était un critique très-net et très-sûr. En le menant avec lui dans les théâtres de Paris, il fut frappé de son jugement sur les pièces, de son coup d’œil pour les acteurs. Il le promena dans les musées pour voir s’il avait des yeux en dehors du théâtre ; Moranbois s’arrêta d’instinct devant les toiles des maîtres, et s’enthousiasma pour les statues grecques, pour les bustes romains. Il ne sut pas dire ce que c’était que le beau idéal et ce que c’était que le beau réaliste ; mais il constata la différence à sa manière, et Bellamare reconnut qu’il avait profondément compris.

Il le consulta sur l’esprit et le sens des monuments, sur l’art du décor, et il le trouva plein d’idées et d’invention. C’en était fait, la spécialité de Moranbois s’était révélée. Il était l’homme de prompte appréciation et de bon conseil par excellence. Quand, à Paris, où il suivait son directeur pas à pas, il voyait une répétition, en dix paroles, souvent brutales et malséantes, il disait à l’oreille de Bellamare en quels endroits la pièce tomberait, en quels endroits elle se relèverait, et quel serait définitivement son sort. Il ne se trompait jamais. Il était à lui tout seul le public vibrant et susceptible, naïf et corrompu, généreux envers le moindre effort, cruel envers la moindre défaillance, toujours prêt à rire ou à pleurer, mais implacable quand on l’ennuie. Il était l’instinct personnifié ; son âme, restée fruste dans l’âge mûr, était comme le thermomètre des foules. Quels auteurs haut placés sur l’échelle littéraire se fussent avisés de consulter cet homme au long nez aquilin, au crâne élevé parsemé de cheveux rares, à la face longue et convexe, à la joue creuse et bistrée, à l’œil petit, enfoncé, clair et morne, ce triste personnage à l’habit râpé, au gilet à carreaux écossais, à la cravate en corde, aux mains noueuses dépourvues de gants, qui se tenait dans un coin avec les machinistes et qu’on eût pu prendre pour l’un des moins attentifs ? Et si l’on eût dit à cette élite des gens de lettres : « Le pauvre hère que vous voyez là, qui vous écoute et vous juge, c’est un ancien saltimbanque qui portait une roue de charrette sur son menton, et qui jonglait avec des boulets de canon pas du tout creux ; eh bien, demandez-lui son avis et suivez-le, c’est le public incarné par qui vous serez sifflé ou porté en triomphe !… » quelle surprise pour les maîtres de l’art, quel dédain peut-être !

Bellamare consultait Moranbois comme un oracle, et l’oracle était infaillible. Je vous ai raconté cette longue histoire, je vous ai dit tous ces détails qui ouvrent dans mon récit une trop complaisante parenthèse, pour vous donner une idée de cette bohème intellectuelle du théâtre qui se recrute à tous les étages, par conséquent à toutes les extrémités de l’échelle sociale. C’est là que les destinées les plus diverses, les éducations les plus dissemblables, les facultés les plus opposées, semblent apportées comme les débris de toute sorte que le flot charrie et amoncelle au hasard sur un écueil. Ce qui se bâtit là avec les ruines d’un monde de passions évanouies, d’ambitions déçues, de productions spontanées, de rêves ardents, de mornes désespoirs, de forces indomptables, de maladies mentales, d’éclosions merveilleuses, d’inspirations folles, sublimes, stupides, c’est le palais de fées qu’on appelle l’art dramatique, le sanctuaire, ouvert à tous les vents, de la fiction splendide ou misérable. C’est quelque chose de fuyant comme un songe, de confus comme une émeute, où tout ce qui est faux s’attelle à la représentation du vrai, où la pourpre du couchant et l’azur des nuits sont de la lumière électrique, où les arbres sont de la toile peinte, la brume un rideau de gaze, les rochers et les colonnades de la détrempe : vous savez tout cela, vous connaissez tous les artifices, vous devinez tous les trucs ; mais ce que vous ne savez pas, c’est la fantasmagorie du monde moral qui vit là d’une vie factice comme le reste. Ce vieillard courbé, à la voix grêle, à l’œil éteint, qui tous les soirs fait dire à un millier de spectateurs : « Où ont-ils péché ce vieux bonhomme qui joue au naturel un octogénaire et qui a encore de la mémoire ? » c’est un garçon de vingt-cinq ans qui a toutes ses dents, tous ses cheveux, qui est frais et dispos, et que sa maîtresse attend dès qu’il aura essuyé ses rides et posé sur un champignon de bois son faux crâne dénudé. Il se redresse, il chante d’une voix mâle en descendant les escaliers quatre à quatre. Son emploi de vieillard lui est léger, et sa gaieté n’en souffre pas. — Auprès de lui, vous avez admiré le contraste de ce beau vainqueur dont l’œil ardent et la voix fraîche expriment la passion ou la galanterie triomphante. Hélas ! il y a quarante ans qu’il est jeune, et ses amantes lui coûtent bien cher, — Cet excellent comique qui vous fait pâmer de rire, c’est un désespéré qui songe au suicide ou qui s’enivre pour s’étourdir. Ce valet de troisième ordre dont l’emploi classique consiste à recevoir des coups de pied dans le dos, c’est un érudit qui fait des études archéologiques très-importantes ou un lettré qui collectionne des ouvrages rares. Cet autre, qui représente les tyrans ou les traîtres, est un père de famille qui mène ses enfants à la campagne aussitôt qu’il a un jour de congé. En voici un autre qui fait de la peinture charmante et qui représente les épiciers ; un autre, qui joue les gens du grand monde, les ducs et les princes, a la passion des échecs ou celle de la pèche à la ligne ; d’autres sont chasseurs, canotiers, pianistes, mécaniciens, que sais-je ? Et ces dames ? Celle-ci est une courtisane et joue les ingénues h ravir ; celle-là est une respectable mère de famille, et elle joue les courtisanes avec supériorité ; celle-ci a une diction merveilleuse d’élégance et de pureté, elle sait à peine lire ses rôles et n’en comprend pas le premier mot ; celle-là dit mal et paraît sans intelligence, elle est très-correctement instruite, et pourrait tenir un pensionnat. Voici une duègne austère, c’est une diseuse de mots risqués ; voilà une paysanne ronde et hardie, une soubrette égrillarde,… chut ! ce sont des dévotes renforcées, peut-être des colombes mystiques du père Trois-Étoiles, qui, a la spécialité des conversions dramatiques.

Ainsi tout est contraste, apparence vaine, mensonge officiel dans cette existence simulée du théâtre. Parfois aussi l’acteur s’incarne dans son personnage et n’en sort plus. Tel qui n’aimait : que la pipe et le billard devient un profond politique parce qu’il a joué des personnages historiques sérieux ; tel autre qui se croyait républicain radical devient conservateur parce qu’il joue les financiers. Ainsi, tantôt le contraste s’efface ; la fiction et la réalité se confondent dans l’homme à tel point que celui qui a droit à un prix Montyon renoncerait à son état plutôt que de consentir à représenter une mauvaise action en scène ; tantôt le contraste s’accuse et arrive à la dernière limite, à ce point que le plus désintéressé des hommes peut exceller à représenter la figure de Shylock.

J’ai eu un camarade de théâtre qui s’était fait trappiste pendant quelques années et qui m’a raconté des choses étranges et romanesques sur l’intérieur des couvents. Il paraît que la vie monastique est aussi un écueil où viennent échouer les débris les plus disparates de la société humaine, et que les caprices de la destinée y sont personnifiés à peu près comme au théâtre ; mais là tout s’éteint et cesse d’être, la règle abrutissante vient à bout de toute* les excentricités. Au théâtre, rien ne se confond, tout prend du relief, les personnalités s’accusent de plus en plus. Il y a de l’emploi pour toutes, et vous voyez, moi qui vous parle, j’ai été paysan, étudiant, comédien, paysan encore, paysan à jamais peut-être, mais paysan malgré lui désormais. Dans quelle série sociale pourrais-je être chiffré ? Tout ce qui a passé par le couvent ou par le théâtre est, sauf de rares exceptions, à jamais déclassé.

Revenons à la troupe de Bellamare. Il avait alors un grand premier rôle qui lui coûtait fort cher et qui lui causait beaucoup d’ennuis. Il le subissait dans l’espoir que je pourrais le remplacer à la fin du trimestre. Ce personnage, qui n’était plus jeune, mais qui avait encore de belles apparences, ne manquait pas de talent ; malheureusement, sa manie était de n’en vouloir que pour lui seul. Il répétait en amateur, sans jamais indiquer ses effets, tant il était occupé à guetter ceux des autres afin de les paralyser ou de les supprimer. En province, on allège souvent le texte des pièces que l’on joue. Selon les interprètes qu’on est forcé d’avoir ou selon la susceptibilité du public local, on retranche des mots qui ne seraient pas compris ou qui le seraient mal, des situations qui nécessiteraient un décor impossible, des rôles entiers qui manquent dans le personnel. Ces coupures, parfois ingénieuses, parfois absurdes, selon le génie du directeur, passent bien souvent inaperçues, Lambesq, notre premier rôle, n’avait qu’une idée en tête, celle d’effacer tous les rôles qui n’étaient pas le sien. Dans une scène à trois, il voulait se faire attribuer les répliques du second interlocuteur ; dans une scène à deux, il voulait faire lui-même les questions et les réponses. Je me souviendrai toujours de la neuvième scène du troisième acte du Mariage de Figaro, où la grâce et la gentillesse de Suzanne lui portaient ombrage. Dans cette scène, coupée en dialogue vif et serré, il déclara à la répétition que mademoiselle Anna ne lui donnait pas la réplique assez vite et que son rôle à lui languissait d’autant. Il proposa donc très-sérieusement de la modifier ainsi ; écoutez d’abord comme le dialogue s’engage :

SUZANNE, essoufflée.

Monseigneur !… pardon, monseigneur !

LE COMTE ALMAVIVA.

Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle ?

SUZANNE.

Vous êtes en colère !

LE COMTE.

Vous voulez quelque chose apparemment ?

SUZANNE.

C’est que ma maîtresse a ses vapeurs. Je venais vous prier de nous prêter votre flacon d’éther. Je l’aurais rapporté dans l’instant.

LE COMTE.

Non, non, gardez-le pour vous-même, il ne tardera pas à vous être utile, etc.


Lambesq imagina de ne pas laisser dire un mot à Suzanne. À peine était-elle sortie de la coulisse, qu’il lui coupait la parole en s’écriant :

Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle ? Vous me voyez en colère ! Votre maîtresse a ses vapeurs ! Elle veut que je lui prête mon flacon d’éther ! Eh bien, le voici, mais ne le rapportez pas, gardez-le pour vous-même, il ne tardera pas à vous être utile.

Toute la scène, qui est de quatre pages, devait se continuer ainsi en monologue.

— Pourquoi pas ? disait Lambesq ; Almaviva est un roué ; donc, ce n’est pas une bête. Il sait fort bien que Suzanne vient le trouver sous un prétexte futile. Ce prétexte, c’est les nerfs de madame. Puisqu’il a toujours un flacon d’éther sur lui, il comprend de reste qu’on vient le lui emprunter. Dans le courant de la scène, il a cependant une surprise : c’est au moment où Suzanne lui donne de l’espoir ; mais est-il besoin que Suzanne parle ? Ses yeux, son sourire, son trouble simulé, ne suffisent-ils pas pour que le galant interprète et traduise ? Voyez comme cela fait bien !

Et il récitait ainsi toute la fin du dialogue :

— Si vous consentiez à m’entendre !… N’est-ce pas votre devoir d’écouter Mon Excellence ? Pourquoi donc, cruelle fille, ne me l’avoir pas dit plus tôt ? Mais il n’est jamais trop tard pour dire la vérité. Tu te rendras sur la brune au jardin ; est-ce que tu ne t’y promènes pas tous les soirs ? Tu m’as traité si durement ce matin !… Il est vrai que le page était derrière le fauteuil ! Tuas raison, je l’oubliais !… Cependant, entendons-nous, mon cœur, point de rendez-vous, point de dot, point de mariage ! Tu me disais : point de mariage, point de droit du seigneur ? Où prend-elle ce qu’elle dit ? D’honneur, j’en raffolerai !… Mais ta maîtresse attend ce flacon, délicieuse créature, je veux t’embrasser… Voilà du monde ! — Elle est à moi !

C’est avec cette aisance que Lambesq arrangeait Beaumarchais et les autres, anciens et modernes, quand il abordait une troupe où il avait ses coudées franches. Bellamare ne le laissait point faire, et il tenait Bellamare pour un routinier têtu et inepte. Il s’emportait, boudait, faisait manquer les répétitions, et, à l’heure de la représentation, personne ne savait quelle folie il allait improviser pour se mettre en évidence et tâter le spectateur récalcitrant par un soulignage obstiné de mots, de regards et de gestes, qui n’était pas toujours approuvé, mais qui forçait tous ses camarades déroutés à lui céder le monopole de l’effet.

Un autre premier rôle qui faisait à volonté les amoureux, les raisonneurs et les traîtres, c’était Léon, qui n’avait aucune autre ressemblance avec Léonce que celle du nom. Léon était beau, bon, brave et généreux. Il aimait l’art et le comprenait, mais il n’aimait pas le métier, et il était habituellement mélancolique. Il se sentait fait pour une plus haute expression de son intelligence que le récitage des rôles. Il écrivait des pièces que nous jouions quelquefois et qui n’étaient pas sans mérite ; mais une timidité pour ainsi dire bilieuse, une méfiance de lui-même qui allait jusqu’à l’inertie, l’empêchaient de se produire. Il était fils de famille, et il avait fait de bonnes études. Une discussion avec ses parents l’avait jeté sur le théâtre. Il y était très-aimé, très-utile et très-estimé ; cependant il ne se trouvait heureux nulle part et vivait replié sur lui-même. J’ai travaillé à conquérir son amitié, je l’ai obtenue, j’ignore si je l’ai conservée.

Mademoiselle Régine, qui avait rempli de temps en temps les seconds et troisièmes rôles à l’Odéon, était des nôtres et tenait les premiers emplois en province. Elle était Phèdre, Athalie, Clytemnestre. Elle n’était ni belle ni jeune, grasseyait un peu trop et manquait de noblesse ; mais elle avait du feu, de l’audace, et enlevait les applaudissements à la force du poignet. C’était une très-bonne personne, d’une moralité assez médiocre, d’un cœur généreux, d’un grand appétit, d’une gaieté intarissable, et d’une santé de fer ; elle était très-dévouée à Bellamare, très-bonne camarade avec nous, se rendant utile ou agréable à tous, mais exploitant un peu tout le monde à l’occasion.

Isabelle Champlein, dite Lucinde, représentait les grandes coquettes. Elle était fort belle, sauf qu’elle avait le nez trop long. Ce nez n’avait jamais pu être engagé à Paris ; une disgrâce physique condamne à la province à perpétuité beaucoup de talents réels. Lucinde n’était pas une personne ordinaire. Elle comprenait ses rôles, elle avait un bel organe, elle disait bien, s’habillait avec luxe et avec goût. Entretenue par un riche propriétaire de vignobles qui, étant marié en Bourgogne, ne pouvait la faire vivre auprès de lui, elle lui était très-fidèle, autant par prudence que par amour de son art et de sa personne. Elle tenait à conserver sa voix pleine, ses belles formes et sa merveilleuse mémoire. Probe et avare, égoïste et froide, elle ne faisait ni bien ni mal aux autres. Son service au théâtre était très-assidu. On n’eut jamais un reproche à lui faire ; mais elle discutait ses arrangements avec âpreté et se faisait payer très-cher.

Nous avions une gentille soubrette, espiègle, alerte, vive comme une fusée sur la scène. À la ville, Anna Leroy était une blonde sentimentale qui lisait des romans et se trouvait toujours aux prises avec quelque passion douloureuse. Elle aimait tantôt Lambesq, tantôt Léon ; tantôt moi. Elle était si sincère et si douce, que je ne feignis jamais d’être épris d’elle. Je la respectai, Léon la dédaigna parce que Lambesq l’avait compromise et humiliée. Elle vivait dans les larmes, en attendant un nouvel amour qui recommençait toujours la série de ses déceptions et de ses plaintes.

Ainsi les rôles d’homme étaient tenus par Bellamare, Moranbois, Lambesq, Léon et moi ; les rôles de femme par Régine, Impéria, Lucinde et Anna. Une habilleuse qui les servait toutes, et qu’on appelait la Picarde, remplissait les rôles muets ou dotés de trois ou quatre paroles. L’homme qui tenait auprès de nous le même office et qui, en dehors du théâtre, était depuis longtemps attaché à Bellamare en qualité de valet de chambre, ne doit pas être passé sous silence. Il portait l’étrange sobriquet de Purpurin, et s’intitulait Purpurino Purpurini, noble homme vénitien. Cette facétie dont j’ignore l’origine, il ne la savait pas lui-même, était devenue sérieuse dans son esprit. Ne se connaissant pas d’autre parent qu’un grand-oncle qui avait été, disait-il sous-aide porte-foin dans les écuries de Louis XVI, il s’était persuadé, par une liaison d’idées difficile à saisir, qu’il pouvait être d’origine vénitienne et de race patricienne. Bellamare racontait plaisamment les étranges notions de Purpurin sur toutes choses, sans chercher à les expliquer. Ce personnage l’amusait, disait-il, à force de l’impatienter, et il avait le privilège de l’étonner toujours par quelque sottise impossible à prévoir, par quelque fantaisie impossible à définir. En fait, c’était un maître sot, aux trois quarts fou, plein d’estime pour lui-même et de dédain pour les gens placés au-dessous de lui. Il n’avait qu’une vertu, qui était de chérir Bellamare et de partager au besoin sa mauvaise fortune avec une confiance superstitieuse dans sa destinée.

— Il faut bien, disait-il, que M. Bellamare soit ce qu’il est, c’est-à-dire un homme de cœur et de génie, pour que je me sois attaché à la personne d’un artiste, moi qui ai servi dans de grandes maisons du faubourg Saint-Germain, et à un républicain, moi qui suis légitimiste de père en fils.

Si on lui eût objecté qu’étant Vénitien d’origine, il devait être républicain par principe, il eût été fort étonné et eût répondu par quelque raison tirée de l’histoire de la Chine ou de l’Apocalypse, car il ne restait jamais court, et ses répliques faisaient faire de telles enjambées à son esprit fantasque, qu’on restait court soi-même en discutant avec lui.

— Il me ferme toujours la bouche par l’inattendu de sa cervelle, disait Bellamare. Un jour que je lui demandais pourquoi il m’apportait des bas bleus pour jouer Figaro, il me répondit que les cadenettes allaient bien à M. Lambesq. Une autre fois, je me plaignais de la migraine, il prétendit que c’était la faute du barbier qui l’avait mal rasé. Et c’est toujours ainsi comme au jeu des propos interrompus.

Purpurin s’utilisait quand même sur la scène ; il jouait les niais, et il les jouait tellement à contresens, prenant l’air capable qui lui était naturel pour rendre la naïveté de son personnage, qu’il arrivait, à son insu, à être très-comique. C’était toujours la même figure, celle d’un sot, c’est-à-dire la sienne, qu’il montrait au public, et le public ne se doutait pas de l’innocence du procédé. Il croyait que Purpurin créait ce type burlesque, et il le trouvait fort plaisant.

Vous pensez peut-être qu’un succès acquis à si bon marché satisfaisait l’amour-propre de Purpurin ? Nullement, il était comique par-dessous la jambe et méprisait profondément son emploi. Il avait la passion des vers, ne rêvait que tragédie et rôle tragique. Il tourmentait Bellamare et Moranbois pour qu’on lui fit faire le récit de Théramène, et je dois dire que ce récit dans sa bouche, eût fait fureur, car il était impossible d’entendre une chose plus étonnante et plus désopilante.

La troupe de Bellamare était très-excentrique. Elle jouait un peu de tout, le drame, la comédie de genre, le vaudeville, la tragédie et la comédie classiques. Le répertoire était considérable et se renouvelait au pied levé avec une facilité incroyable. Connaissant bien la province et les goûts des diverses localités, Bellamare appropriait merveilleusement à ce public varié le choix des ouvrages qu’il lui donnait. Certaines villes n’aiment que le drame larmoyant ou terrible ; certaines autres n’aiment que le genre bouffon ; d’autres ne veulent que des ouvrages nouveaux, les dernières productions venant de la capitale ; d’autres enfin sort classiques et veulent des alexandrins.

Bellamare demandait à ses acteurs pour première qualité la facilité pour apprendre les rôles, la docilité pour la mise en scène. Il savait qu’il est impossible de produire en province une troupe composée de gens d’élite ; mais il savait aussi que ce qui manque le plus aux représentations des artistes ambulants, c’est l’ensemble, et il appliquait toute sa volonté à l’obtenir ; moyennant quoi, avec des acteurs médiocres, il réussissait à donner des pièces bien sues et bien jouées.

C’est à Orléans que nous commençâmes à donner nos représentations, et c’est là que je fis mes débuts devant un public peu nombreux et peu encourageant. Je n’étais pourtant pas très-effrayé ; Impéria était absente. Elle avait quitté Paris la première pour aller, je présume, voir son malheureux père : elle ne devait nous rejoindre que le surlendemain.

C’était pour moi un grand soulagement de pouvoir risquer mon premier pas sans avoir ce juge que je redoutais plus que tout au monde. Je débutais, d’ailleurs, dans un rôle de peu d’importance, un petit amoureux de M. Scribe. Il ne fallait qu’un peu de tenue, et grâce à Bellamare, j’étais fort bien de ma personne ; mais je me sentais très-froid, et, au second acte, je me trouvai complètement glacé en découvrant la jolie tête fine d’Impéria, qui me regardait de la coulisse ; elle était arrivée depuis un instant, et, sachant combien Bellamare s’intéressait à moi, elle s’intéressait à mon début. Elle m’écoutait, elle m’étudiait, rien de moi ne pouvait échapper à son examen. Un vertige passa devant mes yeux, qui devinrent troubles et hagards probablement. Je me sentis inondé de lumière, bien que le luminaire ne fût pas brillant, et j’aurais voulu me perdre dans je ne sais quel crépuscule qui eût voilé mes défauts. La crainte d’être ridicule me paralysa, et au moment où je devais me passionner un peu, je me sentis si gauche et si mauvais, que j’eus une envie folle de me sauver dans la coulisse ; j’ignore comment j’y rentrai et si je n’écourtai pas mon rôle. J’étais prêt à me trouver mal, je chancelais comme un homme ivre. Bellamare entrait en scène, il n’eut que le temps de me dire en passant :

— Du courage donc ! ça va très-bien !

— Non, ça va très-mal, dis-je à Impéria, qui me tendait la main comme pour me soutenir ; n’est-ce pas que je suis mauvais, archimauvais ?

— Bah ! répondit-elle, vous êtes timide, voilà tout, bien plus timide que je n’aurais cru et que vous ne vous y attendiez vous-même probablement. C’est toujours comme cela, mais cela passe avec l’habitude.

J’étais passé inaperçu pour le public, mais non pour mes camarades. Léon, qui m’aimait déjà, était triste. Lambesq, qui déjà me détestait, était rayonnant ; il affectait de me plaindre. Léon m’évitait ; il ne se sentait pas le courage de m’avertir. Régine disait sans se gêner :

— Quel dommage qu’il n’ait rien dans le ventre ! un si beau garçon !

Jusqu’à Purpurin qui murmurait entre ses dents :

— Ce n’est pas encore M. Laurence qui fera oublier M. Talma !

Je me retirais tristement dans mon galetas, certain de ne pas fermer l’œil de la nuit, quand Moranbois vint m’appeler pour prendre un bock avec lui. Je n’aspirais qu’à me cacher, et je refusai.

— Tu es fier, me dit-il, parce que tu as été au collège et parce que j’ai été élevé sur le fumier ?

— Si vous le prenez ainsi, repris-je, je boirai tout ce que vous voudrez.

Quand nous fûmes assis dans le coin d’une brasserie :

— Je veux te parler, dit-il, et c’est de la part de Bellamare, qui n’a pas le temps ce soir. Ne faut-il pas qu’il babille avec cette princesse qu’il appelle sa fille ?

— C’est de mademoiselle Impéria que vous parlez de la sorte !

— Oui, je me permets ça, ne t’en déplaise, blanc-bec ! Impéria n’est pas plus qu’une autre pour moi. Elle ne fait rien de mal encore ; mais patience, son tour viendra, et Bellamare, qui voit toujours des anges voltiger dans son plafond, reconnaîtra plus tard qu’il ne faut croire à aucune fille de théâtre, qu’elle ait des bas percés ou des bas de soie ; mais laissons ça. Bellamare m’a chargé de te consoler de ta mésaventure de ce soir. Le fait est que tu as été bien mauvais. Je m’attendais à ça ; mais tu as dépassé mon attente.

— Si c’est comme ça que vous me consolez…

— Ne faudrait-il pas des compliments à monsieur ?

— Je sais que j’ai été détestable, et j’en ai du chagrin, un profond chagrin. Quel plaisir trouvez-vous à l’augmenter ?

— Si tu le prends comme ça, petit, c’est différent. Explique-moi alors pourquoi, ayant répété passablement, tu as été tout à coup si froid et si triste ?

— Est-ce que je sais ? est-ce que la timidité peut s’expliquer ?

— Ah ! voilà ! tu es arrivé là sans émotion et te croyant au-dessus de ton public. Tu as fait comme le sauvage, qui boit du vin sans savoir qu’il va se soûler… Eh bien, méfie-toi à l’avenir, aie peur d’avance, tu auras moins peur en scène. C’est un tribut qu’il faut payer avant ou pendant. Je te dis ça pour ton bien et de la part de ton directeur. Il croit que rien n’est perdu et que la prochaine fois, ça ira mieux.

— Il le croit parce qu’il est bon, indulgent et optimiste ; mais, vous qui êtes sincère, vous n’en croyez pas un mot !

— Veux tu que je te dise ton affaire, là, sans phrase et sans grimace ?

— Oui, dites-moi tout !

— Eh bien, mon gars, tu ne réussiras point, si tu continues à vouloir plaire à Impéria.

Et, comme, surpris de la pénétration de l’hercule, je tressaillais en posant mon verre, il ajouta en attachant ses yeux pâles et fixes sur les miens :

— Ça t’étonne, que Moranbois voie plus clair que tes autres ? C’est comme ça, il voit tout. Tu es coiffé de cette demoiselle, tu es avec nous pour être auprès d’elle. C’est une mijaurée difficile et une vraie cabotine, qui ne voit que le succès. Quand on ne travaille pas pour le seul plaisir de bien faire, on travaille mal, voilà, et, quand on a une femelle dans la trompette, on ne fait que des bêtises. Je t’ai averti, suffit, je n’ai plus rien à te dire.

Et il me quitta sans me permettre de répliquer.

J’eus le loisir de peser les tristes conséquences de ma mésaventure, car je ne fermai pas l’œil de la nuit. Ma défaite prit naturellement à mes yeux des proportions insensées. L’insomnie est un verre grossissant qui dessine sur les parois du cerveau des cheveux à l’état de poutres et des fourmis à l’état d’hippopotames. Je ne m’assoupissais que pour m’éveiller en sursaut sous une grêle de pommes qu’un vent d’orage amenait jusque sur mes couvertures. Parfois, il me semblait que, dans cette bonne ville d’Orléans, où certes personne ne songeait à moi, on se promenait une lanterne à la main dans les rues, et que le but de cette illumination était pour tous les citadins de s’aborder en disant : « Avez-vous remarqué comme ce jeune acteur a été mauvais dans la comédie ? »

— Tu n’as pas été mauvais, me dit Léon le lendemain. Tu as perdu l’occasion d’être bon, voilà tout.

— Mais peut-on être bon dans un rôle nul ?

— On peut y être convenable, c’est-à-dire chercher la limite juste du personnage. Tu as trouvé cette limite à la répétition ; pourquoi es-tu resté en deçà ?

— J’ai été paralysé.

— C’est un bien petit accident, et ce sera peut-être le seul. Tâche de ne pas faire comme moi, qui, dès le premier jour, ai échoué pour ne plus me relever.

— Que me dis-tu là ? Si j’avais le quart de ton talent, je me trouverais bien heureux !

— Mon cher Laurence, je n’ai pas l’ombre de talent. Ne parlons pas de cela, ça m’attriste et ne remédie à rien.

Comme il paraissait triste en effet, je n’osai insister. Il était de ceux qui ne veulent point être consolés ; mais dans quelle surprise me plongeait son découragement ! Qu’avait-il donc rêvé, lui qui ne se contentait pas d’avoir du succès dans tous ses rôles, et qui faisait des passions plus qu’il n’en voulait ?

Je demandai là-dessus l’avis de Bellamare. Il réfléchit un peu et me dit :

— Léon parle et pense comme un ambitieux déçu : à l’entendre, on le prendrait souvent pour un ingrat ; mais, quand on le voit agir, on sent la générosité soutenue d’un noble caractère. Je ne peux donc attribuer son dégoût de la vie qu’à une disposition maladive de son organisation. S’il était au plus haut de l’échelle, au sommet de tous les genres de triomphe, il rêverait encore quelque gloire plus pure, fallût-il, pour la trouver, monter dans la lune ; mais parlons de toi, mon garçon. Tu as été troublé hier soir. Ça ne fait rien, ça. Il faut rapprendre ta leçon et recommencer demain. Tu as, cette fois, un meilleur rôle dans la seconde pièce, tu vas prendre ta revanche.

Au lieu de prendre ma revanche, je fus plus froid qu’à mon début. La même terreur s’empara de moi, bien que je fusse entré en scène sans émotion apparente. Ma figure, ma personne, soutenaient le regard sans trouble, et j’avais l’air d’avoir de l’aisance. Aussitôt que ma propre voix frappait mon oreille, le vertige tourbillonnait dans ma tête, je me hâtais de réciter mon rôle comme une corvée dont il me tardait d’être débarrassé, et je faisais au spectateur l’effet d’un monsieur suffisant qui dédaigne son auditoire et ne se donne pas la peine de jouer. L’émotion de l’acteur prend toutes les formes imaginables pour trahir sa volonté. Il n’y a pas de fausse apparence qu’elle n’emprunte, pas de mensonge qu’elle n’invente pour se déguiser. Ce qui se produisait en moi était le phénomène le plus douloureux qui pût m’atteindre, car j’étais sincèrement modeste, désireux de bien faire, et j’étais condamné au masque de l’impertinence. Le fait n’était pas absolument nouveau pour Bellamare, qui avait vu de tout dans son professorat ambulant ; néanmoins, je présentais un cas si tranché, qu’il en fut un peu démonté, et je vis dans son regard expressif plus de compassion que d’espérance.

Pour moi, j’étais si désespéré, que mes camarades durent me consoler, Moranbois lui-même me dit à sa manière quelques paroles encourageantes ; mais Impéria ne me disait rien, et, là, je sentais saigner ma blessure. Elle me parlait à tout autre égard avec douceur et bienveillance ; seulement, elle évitait la moindre allusion à mon désastre, et je ne savais que penser de son appréciation de mon avenir. Je résolus d’en avoir le cœur net, et je m’enhardis à rechercher un tête-à-tête avec elle.

L’occasion était bien plus facile à trouver en province qu’à Paris. Si le sort des mauvaises troupes est misérable et navrant, celui des troupes seulement passables est très-agréable dans la plupart des villes. Pour celles qui n’ont le théâtre que de temps à autre, l’arrivée du Roman comique est toujours un événement. Partout d’ailleurs il y a un certain nombre d’amateurs qui ont la passion, non pas tant du spectacle que des acteurs. Il y a partout un essaim de fils de famille pour voltiger et faire la roue autour des actrices. Il y a partout aussi un essaim de jeunes ou vieux lettrés qui ont en poche des manuscrits inédits, et qui, sans espoir de les faire jouer, rêvent au moins le plaisir émouvant de les lire à quelques acteurs. De là des relations dont les intéressés font naturellement tous les frais, des invitations, des parties de campagne avec chasse, pêche, dîners et réjouissances, selon le moyen des personnes. Tout cela est toujours fort gai, grâce à la belle humeur des comédiens, qui savent se tirer avec esprit des guêpiers littéraires, et à la coquetterie des comédiennes, qui savent éviter les pièges de la galanterie quand bon leur semble.

Bellamare n’avait aucune répugnance pour ces parties de plaisir ; il était trop connu partout pour être accusé d’exploiter quoi que ce soit. Il avait trop de savoir et d’esprit pour ne pas payer largement son écot, et ses bons conseils valaient bien tous les dîners du monde. On le savait très-paternel avec ses pensionnaires, et il était rare qu’on l’invitât sans nous tous. Régine aimait à bien manger, et Lucinde à faire de grandes toilettes ; mais Léon, épris de solitude, difficile sur le choix de ses relations et d’une fierté chatouilleuse, refusait presque toujours les invitations. Moranbois, qui était le plus occupé de la troupe et qui, d’ailleurs, n’aimait pas h se contraindre quand nous allions en bonne compagnie, préférait prendre une heure ou deux de repos au café avec Purpurino Purpurini, qu’il accablait d’invectives effroyables tout en le régalant, et qui le traitait de son côté avec un profond dédain. Ces deux ennemis irréconciliables ne pouvaient se passer l’un de l’autre ; on n’a jamais su pourquoi.

J’avoue qu’en recevant la première invitation collective dont notre directeur me fit part, je fus un peu surpris et tout prêt à suivre l’exemple de Léon. Je n’avais pas, comme lui, les idées et les mœurs d’un gentilhomme ; mais j’avais conservé la fierté du paysan qui n’aime pas à recevoir ce qu’il ne peut rendre. Léon ne blâmait pas Bellamare d’aimer cette vie joyeuse et facile, puisqu’il y portait la flamme de son intelligence et le charme de son enjouement ; mais il se jugeait maussade, et rien n’était plus fâcheux, selon lui, qu’un parasite de mauvaise humeur.

Je n’avais pas le même motif pour concevoir des scrupules. J’étais naturellement gai ; mais, comme artiste, je n’avais encore montré que mes défauts. J’étais peut-être condamné à la nullité, je ne pouvais donner au public aucun plaisir, je n’avais aucun droit au bon accueil qu’on faisait aux autres. La discrétion m’eût donc commandé de m’abstenir, mais Impéria était de toutes les parties, et je me décidai à en être, dût ma fierté en souffrir. Je vis bien que Léon me désapprouvait. Je feignis de ne pas m’en apercevoir.

La première partie nous fut offerte par des officiers de la garnison, qui se réunirent une demi-douzaine pour nous associer à un pique-nique projeté entre eux depuis longtemps. Tout était décidé avec nous, lorsque le plus gradé d’entre eux, le capitaine Vachard, changea le projet de promenade en bateau avec dîner sur l’herbe, en celui d’une régate dans les eaux de son frère, M. le baron de Vachard, qui avait une maison de campagne et un parc arrosé par un petit bras de la Loire. L’offre ne parut pas beaucoup plaire aux autres ; mais, dans le militaire, on ne s’amuse pas comme on veut quand un supérieur est de la fête, et on dut renoncer au pique-nique pour accepter l’invitation de M. le baron. Il nous fut suggéré tout bas que le capitaine aimait beaucoup mieux festoyer la cave et le garde-manger de son frère que d’avoir à payer son écot, et qu’il ne s’amusait que là où il ne dépensait rien.

Ces premières cotions qui me furent données sur le caractère du capitaine m’indisposèrent si fort contre lui, que j’ouvris la proposition de renoncer à la fête. Léon se prononça très-nettement sur le tort que nous aurions de subir la fantaisie d’un pareil pingre. Impéria dit qu’elle ferait ce que Bellamare déciderait. Bellamare, qui, à force de rouler, était devenu un peu léger dans les choses de peu d’importance, décida qu’on irait aux voix. La majorité se prononça gaiement pour la régate dans les eaux du baron. On se faisait un plaisir de railler l’hospitalité offerte, si elle donnait prise à la critique, et, pour punir le capitaine du ton d’autorité qu’il avait pris avec ses lieutenants et sous-lieutenants en cette circonstance, les femmes se promettaient de le mènera la baguette.

Il y avait trois lieues à faire en voiture ou à cheval pour se rendre au château du baron. On procura des chevaux de selle aux dames qui voulurent montrer leur savoir-faire ; ni Bellamare, ni Lambesq, ne se souciaient d’équitation, et on nous amena une voiture dans laquelle on m’invita à prendre place avec eux et avec Régine. De cette façon, nos trois jeunes actrices, Impéria, Lucinde et Anna, étaient accompagnées par les officiers, et nous les suivions comme de paisibles et confiants tuteurs. Il nous sembla que Vachard avait prémédité cette sortie triomphale de la ville, et qu’il s’y était réservé le principal rôle, car il se préparait à prendre la tête du cortège avec Impéria, qui montait très-bien et qui se laissait aller sans réflexion à l’innocent plaisir de manier la jument très-douce du capitaine. Je fis tout haut la remarque que nous allions, le directeur, mes camarades et moi, former une arrière-garde des plus ridicules. Un jeune second comique, appelé Marco, que nous avions enrôlé depuis quelques jours, et qui était très-braque, abonda dans mon sens et sauta en croupe derrière Lucinde, jurant qu’il n’en descendrait que par la force des baïonnettes, vu que le devoir du cavalier était de porter le fantassin eu cas d’urgence. Lucinde, dont cette invasion dérangeait le pompeux équilibre, se fâcha tout rouge, et Bellamare dut intervenir tout doucement, car il déclarait n’être pas directeur à la campagne, et cette discussion burlesque se prolongeait au grand dépit de Vachard et aux grands éclats de rire de l’assistance, lorsque j’y coupai court. Voyant tout le monde en belle humeur, et avisant le cheval du capitaine qu’un soldat tenait en main tandis que le capitaine se démenait pour ramener Marco à une conduite plus convenable, je sautai sur ce cheval de bonne mine et bien équipé ; je lui mis les talons au ventre si lestement, que le soldat abasourdi lâcha les rênes, et je partis comme un trait en faisant signe à Impéria de me suivre. Elle m’avait compris, elle m’approuvait, et, d’ailleurs, sa jument avait coutume de suivre la monture dont je m’étais emparé. Je ne savais pas monter à cheval par principes, mais j’avais les jambes nerveuses, le corps souple et la confiance du paysan. Pour être plus sûr de moi, j’avais relevé les étriers et je galopais comme au temps oh, à travers les prés, je rasais l’herbe fraîchement coupée, sur le cheval nu, avec une corde pour tout rein. Impéria, élevée aussi à la campagne et bien dressée à tous les nobles exercices, était une remarquable écuyère. En un clin d’œil, nous eûmes traversé la grande place du Martroy et toute la ville d’Orléans, suivis à une notable distance par la cavalcade, qui riait, criait et applaudissait. Les jeunes officiers étaient enchantés de mon audace et du tour joué au capitaine. Quant à lui, il ne riait pas de bon cœur, comme bien vous pensez ; mais, pour ne pas attirer l’attention sur l’incident ridicule qu’il lui fallait subir, il s’était hâté de monter dans la voiture avec Bellamare et avec Marco, qui avait renoncé à protéger ces dames en me voyant relever si à propos l’honneur de notre compagnie. Naturellement, le cheval de la voiture, dont Vachard avait pris les rênes et qu’il coupait en vain de coups de fouet, ne pouvait rejoindre les cavaliers. Impéria m’avait prié d’attendre ceux-ci ; mais, dès qu’ils furent près de nous, stimulés par leurs encouragements, nous repartîmes à fond de train, résolus à ne pas nous laisser dépasser et à ne pas donner au capitaine la possibilité de nous rejoindre.

Nous arrivâmes ainsi jusqu’à l’endroit où nous devions quitter les rives de la Loire pour entrer dans les terres, et, là, nous ne savions plus le chemin. La course avait donné à ma compagne une animation que je ne lui avais jamais vue.

— Comme vous êtes belle ! m’écriai-je éperdu lorsqu’elle s’arrêta pour me demander de quel côté il fallait nous diriger.

Elle avait confiance en moi, vous vous en souvenez, depuis le jour où j’avais juré de ne pas songer à lui faire la cour. Elle ne prit donc pas mon exclamation et mon émotion en mauvaise part.

— Je devrais être comme cela sur la scène, n’est-ce pas ? répondit-elle, et non pas froide comme je le suis. Eh bien, je pourrais en dire autant de vous ; malheureusement, nous ne pouvons pas jouer la comédie à cheval.

C’était le moment de l’interroger sur ce qu’elle pensait de moi, et l’occasion était toute venue. Nos bêtes avaient besoin de souffler, elles ruisselaient de sueur. Nous leur mîmes la bride sur le cou, pensant bien qu’elles trouveraient elles-mêmes leur chemin, et, comme nous avions en ce moment de l’avance sur les autres, nous pûmes échanger quelques paroles.

— Vous prétendez, dis-je à Impéria, que vous êtes froide au théâtre ; c’est pour me consoler d’être glacial ?

— Vous êtes glacial, c’est vrai ; mais peu importe, si vous n’êtes pas glacé.

— Je crains bien d’être à jamais l’un et l’autre.

— Vous ne pouvez pas le savoir.

— Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?

— Rien encore, c’est trop tôt.

— Et, d’ailleurs, cela vous est bien égal ?

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— Il me semblait…

— Pourquoi ?

— Vous ne pouvez pas vous intéresser beaucoup à moi.

— Qu’ai-je donc fait pour perdre la confiance que vous m’accordiez ? Voyons, dites !

— Vous avez l’air de ne plus savoir si j’existe.

— Si j’ai cet air-là, mon air est menteur. Je parle de vous sans cesse avec Bellamare, et je lui disais hier que je vous aimais et vous estimais chaque jour davantage.

— Pourquoi ? je vous en prie, dites-moi pourquoi. Je voudrais tant savoir en quoi je peux mériter votre amitié… et celle de M. Bellamare !

— Je peux très-bien vous dire pourquoi ; vous êtes bon, sincère, dévoué, intelligent, exempt de vices. Enfin vous valez Léon, et vous êtes plus vivant, plus aimable et plus sociable.

— Je suis bien heureux alors ; mais, pourtant, si je n’ai jamais de talent…

— Alors, malheureusement, vous nous quitterez.

— Pourquoi ? Ne pourrais-je pas me rendre utile dans quelque autre emploi que celui d’amoureux ? Bien des gens vivent du théâtre sans avoir de talent.

— Ils en vivent mal. Il ne faut pas faire un état qu’on n’aime pas.

— Mais j’aime le théâtre en dépit de ma nullité, et bien d’autres sont comme moi.

— Alors…, allez devant vous, si vous n’êtes pas ambitieux…

— Je ne suis pas ambitieux, je suis… Je ne sais pas trop ce que je suis.

— Je vais vous le dire. Vous avez des goûts d’artiste, et vous serez artiste probablement, soit que vous réussissiez comme acteur, soit que vous fassiez autre chose. Vous aimez cette vie insouciante à force d’être précaire, ces voyages, ces nouvelles figures et ces nouveaux pays à observer, à goûter ou critiquer ; vous aimez surtout ce que j’aime le plus de tout cela, l’association à un groupe, aimable ou non, mélangé, divertissant ou attendrissant, ou blâmable et impatientant, la vie à plusieurs enfin ! C’est comme la vie de famille après tout, moins ses chaînes sans terme, ses déchirements profonds et ses horribles responsabilités ; mais il me semble qu’avec Bellamare pour directeur on ne peut pas être absolument malheureux, et tout m’amuse ou m’intéresse dans le sort qu’il nous fait.

— Je pense en tout comme vous. Alors, si, manquant à jamais de talent et de succès, je m’attache quand même à cette vie insouciante et douce, vous ne me prendrez pas pour un de ces malheureux fous qui s’acharnent à une illusion ridicule ? Vous ne me mépriserez pas ?

— Non certes, car je suis dans la même situation que vous. Je poursuis l’essai d’une carrière où je ne suis nullement sûre de réussir, et je sens que j’y persisterai d’une façon ou de l’autre, même si je n’arrive pas à avoir un véritable talent. Que voulez-vous ! c’est comme cela ; quand on a pris goût au théâtre, tout le reste ennuie.

— Pourtant, ce n’est pas votre milieu naturel et final ? Vous pouvez rencontrer, d’un jour à l’autre, l’occasion de faire ce qu’on appelle un beau mariage ?

— Je ne veux pas faire un beau mariage !

— Vous n’en voudriez pourtant pas faire un qui vous jetterait dans la misère ?

— Non, à cause des enfants qu’on peut avoir, car, s’il ne s’agissait que de soi,… pour mon compte, je suis indifférente à toutes les privations. Avec de l’ordre et du travail, on arrive toujours à trouver le nécessaire.

— Laissez-moi vous dire que personne ne vous connaît. Tous nos camarades vous croient prudente, froide et même ambitieuse. Bellamare vous a prédit un grand avenir ; on s’imagine que vous sacrifierez tout à ce but.

— Si j’y croyais,… peut être regarderais-je comme un devoir d’y sacrifier tout ; mais j’y crois trop peu pour m’en préoccuper sérieusement. Je fais de mon mieux, j’essaye de comprendre et j’attends.

— Et, en attendant, vous ne souffrez pas ? vous êtes gaie ?

— Mais oui, vous voyez !

— C’est que vous êtes sûre de celui qui vous aime…

— Ai-je dit que quelqu’un m’aimait ?

— Vous avez dit que vous aimiez quelqu’un.

— Ce n’est pas la même chose.

— Vous aimeriez un ingrat ?

— Il n’est peut-être pas ingrat, supposons qu’il ne se doute pas de ma préférence…

— Alors, c’est un aveugle, un imbécile, une vraie brute !

Elle éclata de rire, et sa gaieté me fit bondir de joie. Je m’imaginai qu’elle avait inventé cet amour préservateur des sottes déclarations, dans un jour d’ennui ou de crainte, et que son cœur était aussi libre que son existence. Elle était assez espiègle pour avoir improvisé cette malice, car, depuis que nous étions en voyage, elle avait montré le fond de son caractère, qui était constamment retenu devant les étrangers, mais admirablement enjoué et même taquin avec ses camarades, et, comme elle n’était ni dissimulée ni habile, elle ne pouvait pas chercher à m’en imposer dans le tête-à-tête.

— Alors, m’écriai-je, vous vous êtes moquée de nous, vous n’aimez personne ?

Elle se retourna comme si elle allait me répondre ; mais, avisant un cavalier qui avait devancé les autres et qui s’approchait de nous rapidement, elle pâlit et me dit en me le montrant :

— C’est le capitaine ! Il a pris, je pense, le cheval d’un de ses jeunes officiers. Ils sont donc lâches, ces militaires ? Ils n’auront pas osé nous préserver de l’abordage !

— Eh bien, quoi, après ? que craignez-vous de ce Vachard ?

— Je crains… je ne sais pas, une querelle avec vous !

— Devant vous ? Je ne lui accorderai pas ce délassement. Faisons-le courir, puisqu’il nous y invite.

— C’est cela, répondit-elle, fuyons !

Nous fûmes emportés comme par le vent jusqu’à une vilaine grande maison sottement peinte en rose, et nos chevaux nous engouffrèrent dans une cour où trois pots de géraniums grillés du soleil complétaient, avec deux affreux lions de terre cuite, la décoration du manoir.

Ce fut le baron de Vachard en personne qui nous reçut d’un air stupéfait, mais qui, reconnaissant nos montures, comprit ou supposa que nous étions au nombre de ses invités. C’était un homme de quarante-cinq ans environ, fort peu plus âgé que son frère le capitaine ; peut-être même étaient-ils jumeaux, je ne m’en souviens plus. Ils se ressemblaient extraordinairement, la même petite taille fortement prise, les épaules hautes, le teint coloré, les cheveux blonds grisonnants et rares, le nez court et comme oublié, le yeux saillants, les oreilles proéminentes jetées en avant comme celles des chevaux ombrageux, la mâchoire saillante et très-lourde ; seule, l’expression de ces deux figures fondues dans le même moule différait essentiellement. Celle de l’aîné était douce et stupide, celle du capitaine stupide et irascible. Les habitudes d’ordre ou d’économie nous parurent préoccuper autant l’un que l’autre. Ils avaient en outre une habitude, je devrais dire une infirmité commune, dont nous ne tardâmes pas à nous apercevoir.

Le baron, ayant remarqué que les chevaux étaient dans un état épouvantable, donna des ordres pour leur essuyage, sans nous demander si nous n’avions pas chaud ou soif nous-mêmes ; puis il nous conduisit en silence à un salon très-frais et très-sombre, et, là, après un certain effort, comme pour rassembler ses idées, il nous dit d’un air de détresse :

— Où est donc mon frère ?

— Il nous suit, répondis-je ; il était sur nos talons.

— Ah ! fort bien, reprit-il.

Et il attendit que nous fissions les premiers frais de la conversation ; Impéria, par malice, attendit qu’il s’en chargeât, et j’attendis par curiosité le résultat de cette attente réciproque.

Le baron, qui, soit distraction, soit imbécillité, ne trouvait absolument rien à nous dire, fit, en plissant singulièrement les lèvres, le tour de l’appartement ; on eût dit qu’il sifflait mentalement une réminiscence musicale. Nous en fûmes assurés quand le son, devenu à peu près distinct, nous permit de reconnaître une interprétation sui generis de l’air de bravoure de la Dame blanche. Il s’aperçut de sa préoccupation et nous regarda, fit un grand effort pour rompre le silence et nous déclara qu’il faisait beau temps. Même silence perfide de la part d’Impéria. Il tourna vers moi ses yeux ronds comme pour m’interroger. Je détournai les miens pour savoir comment il sortirait d’embarras. Il en sortit par un temps d’arrêt devant la porte-fenêtre et par une reprise plus distincte du sifflotement de la phrase : Ah ! quel plaisir d’être soldat ! avec l’accompagnement d’un rhythme tambouriné sur la vitre ; après quoi, il s’élança dehors sans paraître se souvenir de nous.

Impéria éclata de rire. Je lui poussai le coude, je venais d’apercevoir dans les profondeurs de l’appartement un personnage que la brusque transition du grand soleil à l’obscurité avait d’abord rendu invisible pour nous. C’était une grande femme brune et grasse, jadis belle, mademoiselle de Sainte-Claire, dont on nous avait parlé, autrefois mademoiselle Clara, alors actrice de province jouant les grandes coquettes, désormais compagne de M. de Vachard et gouvernante de sa maison.

— Ne faites pas attention aux manières du baron, dit-elle sans se déconcerter. Son frère et lui… enfin ! les deux font la paire. Ce n’est pas pour être réjouis par sa conversation que vous êtes venus, n’est-ce pas ? c’est pour passer une journée à la campagne. Ce ne sera pas bien amusant, je vous en avertis. Chez les gens bêtes, tout est bête ; mais le dîner sera soigné, je vous en réponds. Le baron est sur sa bouche, c’est la seule qualité que je lui connaisse. Quant à l’autre, il n’a même pas celle-là ; mais qu’est-ce que vous en avez donc fait, du plus crétin des Vachard ?

— Et, sans attendre aucune réponse, elle nous fit servir des rafraîchissements et continua de nous parler sans façon et sans détour devant les servantes.

— Ah çà ! mes petits enfants, reprit-elle, qui êtes-vous dans la troupe de Balandar ? Ah ! pardon, vous l’appelez Bellamare à présent, c’est son nom de théâtre ; autrefois, il s’appelait Balandar, ce n’était peut-être pas non plus son nom. Nous autres, vous savez, on a le nom qu’on veut ou qu’on peut ! Moi, pour le moment, je suis une ancienne fille noble qui a eu des malheurs. Vous savez, toujours le même truc ! Les Vachard qu’on rencontre sur son chemin n’y croient pas, mais ils aiment à se le persuader, et ils le répètent à leurs amis et connaissances, ça fait bien ! Il a dû vous parler de moi, votre directeur ? Il m’aimait bien autrefois, du temps que j’étais une jeune et jolie fille, mince comme vous, ma petite, et lui… je ne dirai pas, mon garçon, qu’il était beau comme vous, mais il avait la jeunesse, et l’esprit, et un certain charme avec les femmes. Les adore-t-il toujours toutes à la fois, le vaurien ? Ma foi, j’ai été bien jalouse de lui, et je me suis bien vengée ; mais dites-moi donc, petite, ce n’est pas vous celle qu’on dit être ses délices du moment ? la belle Impéria ?

Impéria rougit pour la seconde fois. Elle avait déjà eu le sang au visage quand cette fille lui avait parlé de noblesse d’aventure, elle se troubla tout à fait en recevant l’insulte en pleine poitrine ; mais, comme j’allais répondre, elle me coupa la parole et répliqua avec vivacité :

— Je ne fais les délices de personne, et je ne suis pas belle, comme vous voyez.

— C’est vrai, reprit la Sainte-Claire, vous êtes petite et sans éclat ; mais vous êtes jolie, et, puisque vous venez seule avec ce grand beau garçon que voilà, vous êtes amants, mes tourtereaux, mariés peut-être ? Enfin ce n’est pas vous qui faites pour le quart d’heure de bonheur de votre directeur et de notre capitaine. Ce beau Léandre qui vous accompagne ne souffrirait pas tout ça.

— Il y a donc dans notre troupe, demandai-je, une personne que le capitaine se vante d’avoir charmée ?

— Eh bien, la fameuse Impéria, que je brûle de voir !

— Il s’en vante ? repris-je tout empourpré de colère pendant que la pauvre Impéria pâlissait, et me jetait un de ces regards navrés qui demandent involontairement au premier honnête homme venu protection ou vengeance.

— Il ne s’en vante peut-être pas, répondit la Sainte-Claire, il le confie à tout son régiment, et c’est pour répondre à cette confiance que mon baron, qui n’est pas la libéralité même, s’est fendu aujourd’hui d’un grand dîner pour la maîtresse de son frère. Il faut vous dire que le baron est jaloux de moi, parce que le capitaine m’en conte aussi. Il est donc charmé quand le capitaine en conte à d’autres ; mais le capitaine a beau se distraire, il en reviendra toujours à moi, qui tiens les cordons de la bourse, vous comprenez ?

Impéria passa son bras sous le mien comme pour s’en aller ; elle était si émue, que je crus qu’elle se trouvait mal, et que son nom m’échappa. La Sainte-Claire, en voyant la bévue qu’elle venait de faire, peut-être avec intention, n’éprouva aucune confusion, et, avec l’insouciance des gens mal élevés, se prit à rire aux éclats.

— Allons-nous-en, me dit Impéria en m’emmenant dehors. C’est une honte pour moi d’être en contact avec de pareilles gens.

— Restons, lui répondis-je. Restez, puisque vous êtes avec moi ; méprisez cette duègne effrontée qui ment peut-être par jalousie, et voyons si M. le capitaine se vante en effet…

— Je vous entends, Laurence ! vous voulez lui donner une leçon. Je vous le défends, vous n’en avez pas le droit.

— J’en ai le droit et le devoir ; souvenez-vous, vous avez dit au monde dont vous sortez un éternel adieu. Vous êtes artiste, vous avez en moi, en chacun de vos camarades, un frère dont l’honneur répond du vôtre. J’ignore si Lambesq est de mon avis, mais je sais qu’à ma place Bellamare, Léon, Moranbois lui-même, peut-être aussi le petit Marco, ne vous laisseraient pas insulter. Si nous étions des gentilshommes, notre protection pourrait vous compromettre ; mais nous sommes des histrions, et le préjugé ne nous défend pas d’avoir du cœur.

— Si tous n’en ont pas, répondit-elle, vous êtes de ceux qui en ont beaucoup, je le sais, et c’est pour cela que je ne veux pas…

Elle n’en put dire davantage ; le capitaine, rouge comme une betterave et ruisselant de sueur venait à nous avec l’intention évidente de nous reprocher notre équipée. Je fis trois pas à sa rencontre et le regardai de façon à le déconcerter, car il bégaya quelques mots inintelligibles, fit tomber sa colère sur un géranium qu’il arracha presque du pot de terre où il languissait, ébaucha un sourire forcé, plissa les lèvres comme avait fait son frère en nous accueillant dans son salon et passa outre en sifflotant le même air. Ils avaient le même tic, et au régiment on les avait baptisés les frères Fufu.

Impéria se rassura en voyant que le capitaine ne me cherchait pas querelle et prit le parti de rire de l’aventure.

— Vraiment, je suis sotte, me dit-elle ; j’ai encore des pruderies qui ne conviennent pas à mon état. Je vous jure, Laurence, que je rougis de mon courroux de tout à l’heure. Notre métier est d’amuser les autres, notre philosophie doit être de nous amuser d’eux quand ils sont ridicules et de ne nous laisser atteindre par rien de blessant, surtout quand nous valons quelque chose.

Je lui laissai croire que l’incident était clos, et nous courûmes rejoindre la bande joyeuse, qui déjà s’élançait sur la flotte de M. le baron. Figurez-vous trois mauvais bachots sur une longue mare stagnante, et vous verrez d’ici la régate. En un clin d’œil, je vis, moi, que tous mes camarades avaient de mauvaises intentions et que les jeunes officiers avaient de coupables espérances, le projet ou le désir de tous étant de faire prendre un bain au capitaine. Les femmes nous comprirent et ne voulurent pas monter en barque, excepté la Sainte-Claire, qui bondit lourdement et résolument sur la maîtresse embarcation et prit le gouvernail, tandis que le capitaine s’emparait des avirons et suppliait Impéria de se fier à lui. Au lieu d’elle, ce fut moi qui acceptai l’invitation après m’être entendu par signes avec Marco, qui gouvernait la seconde barque, et Bellamare, qui se chargeait de la troisième. Bientôt, au lieu d’une régate, un combat naval fut improvisé, et les deux barques exécutèrent avec ensemble un furieux abordage contre la notre. Il s’agissait de culbuter le capitaine dans la confusion de la lutte et au milieu d’un vacarme épouvantable. Je tenais à m’en charger tout en paraissant le défendre, puisque je faisais partie de son équipage, et la chose eût été facile avec ce cavalier à jambes courtes, si la Sainte-Claire, qui n’était pas dupe et qui faisait contre fortune bon cœur, ne se fût tournée contre moi en m’appelant traître avec de gros rires et de gros mots. Elle était forte comme un homme et brave comme une femme qui se bat. Je la laissai se prononcer contre moi et tenter de me faire passer par-dessus le bord. Alors je mis enjeu mon adresse naturelle, car je ne devais pas user de ma force avec une femme, si peu femme qu’elle fût, et du même croc-en-jambe je lançai dans les eaux vertes de M. le baron, son aimable frère et sa vaillante gouvernante. De là, je sautai sur l’autre barque, qui se laissa capturer, et je criai victoire, ce qui fît plus d’honneur que de plaisir à Vachard barbotant de conserve avec la Sainte-Claire dans des flots peu profonds, mais peu limpides.

Ils parurent bien prendre la chose, tout le monde s’y trompa, excepté moi ; on trouva le capitaine meilleur enfant qu’on ne le supposait, et le dîner fut d’une gaieté bruyante qui ne permit aucune enbuête particulière sur les événements de la matinée ; mais, comme on passait sous une tonnelle pour prendre le café et fumer, Vachard le jeune, s’approchant de moi, me dit à voix basse, d’un ton sec et net qui contrastait avec son regard aviné :

— Vous m’avez crevé mon cheval et gâté mon uniforme, vous l’avez fait exprès.

— Je l’ai fait exprès, répondis-je tranquillement,

— Il suffit, reprit-il.

Et il s’éloigna.

Le lendemain, dès l’aurore, je reçus la visite de deux officiers, amis du capitaine, qui me sommèrent de rétracter la déclaration que je lui avais faite, ou de lui rendre raison de mes paroles. Je refusai le premier point, j’acceptai le second, et rendez-vous fut pris pour le lendemain à la sortie du spectacle, car j’étais nécessaire à la représentation. Chose bizarre, je ne fus pas ému de ce premier duel comme je l’ai été plus tard en d’autres rencontres. Ma cause me paraissait si juste, je haïssais si cordialement l’homme qui outrageait Impéria et qui avait prétendu la compromettre sous les yeux de ses camarades ! Je me regardais comme le champion naturel de la compagnie, et, bien que j’eusse fort peu d’escrime et que Vachard en eût beaucoup, je ne doutai pas un instant que la destinée ne fût pour le bon droit et la bonne intention. — Chose plus étrange encore, je jouai fort bien ce soir-là. J’avais, il est vrai, un bon rôle que j’avais accepté en tremblant, et que je remplis à la satisfaction de tous. Je me sentais élevé au-dessus de moi-même par ma confiance en moi comme homme, et j’oubliai de douter de moi comme artiste. J’eus même un très-beau moment dans la pièce, et je fus applaudi pour la première et la dernière fois de ma vie. L’excellent Bellamare m’embrassa en pleurant de joie sitôt que le rideau fut tombé ; Impéria me serra les mains avec effusion.

— Allons, belle princesse, dit une voix rauque sortant de derrière moi, embrasse-le aussi, si tu as un peu plus de cœur qu’une cigale.

À cette agréable interpellation de Moranbois, Impéria sourit et me tendit sa joue en disant :

— Si c’est une récompense, qu’il la prenne !

Je l’embrassai avec trop de trouble pour en ressentir du plaisir ; mon cœur m’étouffait. Moranbois me frappa sur l’épaule en me disant à l’oreille :

— Chevalier du beau sexe, on t’attend !

Comment savait-il mon affaire, que j’avais cachée avec le plus grand soin ? Je l’ignore, mais son avertissement me fit bondir de joie. Mes lèvres venaient de boire le parfum de mon idéal, j’avais cent coudées de haut, j’eusse terrassé une légion de diables.

— Ami, dis-je à Moranbois, qui m’avait suivi au vestiaire et m’aidait, contre toute habitude d’obligeance, à m’habiller, tu as été maître d’armes au régiment, comment s’y prend-on, quand on ne sait rien, pour désarmer son homme ?

— On s’y prend comme on peut, répondit-il. As-tu du sang-froid, imbécile ?

— Oui.

— Eh bien, ne doute de rien, va de l’avant, mon crétin, et tu le tueras.

Cette prédiction ne fît sur moi aucune impression sinistre. Avais-je le désir de tuer ? Non certes, je suis très-humain et point vindicatif. Je ne voyais pas clair dans le rêve qui me portait. Je voulais vaincre, je ne me croyais pas assez habile pour choisir le moyen. Je savais mon adversaire redoutable, je ne le redoutais pas, voilà tout ce que je me rappelle de ce drame rapide, où je me jetais en homme passionné. J’eusse regardé en ce moment tout scrupule philosophique comme un argument de la peur.

J’avais pris pour témoins Léon et Marco ; je tenais à ce que la partie fût nettement engagée entre militaires et artistes. Vachard ayant le choix des armes, on se battait à l’épée. Je ne sais ce qui se passa. Pendant deux ou trois minutes, je vis un scintillement au bout de mon bras, je sentis une chaleur brûlante à ma poitrine, comme si mon sang, pressé de me quitter, s’élançait au devant de mille pointes d’épée. Je songeais à parer une attaque quand Vachard roula sur l’herbe. Il me sembla que mon arme avait traversé le vide ; je cherchais mon adversaire devant moi, et il râlait à mes pieds.

Je m’étais cru de sang-froid, je m’aperçus que j’étais complètement ivre, et, quand j’entendis le chirurgien du régiment dire : « Il est mort ! » je crus qu’il s’agissait de moi, et je m’étonnai de me sentir debout.

Je compris enfin que je venais de tuer un homme ; mais je ne sentis aucun remords, car il avait eu vis-à-vis de moi quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent, et j’étais blessé au bras. Je ne m’en aperçus que quand on me pansa, et, dans ce moment, je vis la face livide de Vachard, qui semblait absolument trépassé. J’eus froid par tout le corps, mais ma pensée ne fonctionna pas.

Il fut très-mal, mais il en revint ; il n’était pas digne d’une fin dramatique. Il a perdu son frère et il a épousé la Sainte-Claire, qui s’appelle aujourd’hui madame la baronne de Vachard, mais qui ne donne plus de régates.

Quant à moi, je fus surpris, en quittant le théâtre du duel, de voir Moranbois à mes côtés. Il m’avait suivi, il avait assisté, sans se montrer, à l’affaire ; il me conduisit sans me rien dire à mon domicile, et sans me rien dire, il passa la nuit près de moi. Je fus agité, et je rêvai beaucoup, mais je ne rêvai que de théâtre, nullement de combat. En me réveillant, je vis l’hercule assoupi sur une chaise derrière mes rideaux. Il répondit par une grossièreté à mon remercîment, mais il me serra la main en me disant qu’il était content de moi.

Ma blessure n’était pas grave, et, malgré la défense du chirurgien, dont je n’attendis pas la visite, je courus m’informer de l’état de ma victime. Il semblait désespéré, mais le soir on était plus tranquille, et je pus me rendre à la répétition sans montrer d’émotion et sans avoir le bras en écharpe.

Je supposais que personne ne savait rien au théâtre, car dans la ville rien n’avait encore transpiré ; mais Moranbois avait tout dit à mes camarades, et Bellamare vint à moi les bras ouverts.

— Tu nous as montré hier soir, me dit-il, que tu étais un artiste, mais nous n’avions pas besoin que tu eusses cette affaire d’honneur pour savoir que tu étais un homme. Ah çà ! ne t’habitue pas à ces distractions-là ; à présent que tu as du talent, ce serait désagréable pour moi de voir revenir mon beau jeune premier éborgné ou disloqué. Je mettrai sur ton prochain engagement que je t’interdis le duel pour cause de service.

— En me plaisantant ainsi d’un ton enjoué, il avait une larme au coin de l’œil. Je vis qu’il m’aimait, et je l’embrassai tendrement. Impéria m’embrassa aussi en me disant :

— Ne vous habituez pas à cela non plus. Et elle ajouta ensuite tout bas :

— Laurence, vous êtes bon et brave, mais voilà que tout le monde ici croit… ce qui n’est pas et ne peut pas être. Soyez délicat aussi, et faites bien comprendre que vous ne songez pas à moi.

— Et que vous importe ? lui répondis-je, blessé de sa préoccupation après la crise dont je sortais à peine, et dont les palpitations secouaient encore ma poitrine. Quand on dirait que je vous aime, serait-ce une honte pour vous ?

— Non, certes, dit-elle ; mais…

— Mais quoi ? Votre préféré le trouverait-il mauvais ?

— Si j’ai un préféré, il ne s’occupe pas de moi, je vous l’ai dit. Seulement, j’ai accepté votre amitié et ne puis m’engager davantage. Est-ce que tout va changer entre nous ? Serai-je obligée de me préserver, de m’observer, de vous traiter comme un jeune homme avec qui on compte ses paroles et même ses regards, pour ne pas agir en coquette ou en folle ? Vous savez bien que je veux rester libre, et que, pour cela, il ne faut pas se laisser aimer. Si vous êtes mon ami, vous n’engagerez pas une lutte qui m’a toujours effrayée et mise en fuite. Vous ne voulez pas me gâter un bonheur que j’ai conquis avec tant de peine après des chagrins, des malheurs dont vous n’avez pas l’idée ?

J’étais dominé par elle. Je lui jurai que je serais toujours son fraternel camarade, et qu’elle n’aurait pas à se préserver de mes obsessions. Je ne songeai pas à l’accuser de froideur et d’égoïsme, bien que la chose eût dû me paraître évidente du moment qu’elle n’était pas éprise d’un autre, ou qu’elle surmontait cet amour pour n’en pas subir les conséquences.

Léon était content de moi aussi, et il me le dit avec effusion. Régine m’accabla de caresses, Anna se mit à m’admirer comme un héros, Lambesq me détesta davantage, le petit Marco s’engoua de moi et se fit mon âme damnée. Purpurin, voulant me témoigner son estime, m’appela M. de Laurence, Moranbois, tout en continuant à me brutaliser, cessa de me traiter de paltoquet. L’entourage le plus infime du théâtre se crut ennobli par ma gloire ; en un jour, j’étais devenu le lion de la troupe.

Dans la ville, on commença bientôt à parler de l’événement. Le régiment convint le moins possible de la rude leçon donnée par un cabotin à un officier Vachard n’était ni aimé ni estimé ; mais, quoiqu’au fond on fût pour moi et non pour lui, l’esprit de corps ne permettait point qu’on me donnât raison, et quelques-uns parlèrent d’un coup de tête de ma part, suivi d’un coup de maladroit. Les civils ne consentaient pas à ce que j’eusse un si petit rôle, et, dans les cafés, il y eut des discussions assez aigres a propos de moi. Le militaire aime le comédien, sans lequel il périrait d’ennui en garnison, mais il n’aime pas que le pékin se serve bien de l’épée, tandis que, dans le civil, on est ravi de voir qu’un pékin de la dernière classe, c’est-à-dire un histrion, tienne tête aux capitans.

Dans de plus hautes régions, à la préfecture, chez le général et dans les salons de la ville, on s’émut, on questionna, on commenta ; les gens trop comme il faut furent scandalisés de l’ardeur avec laquelle me prônèrent de jeunes esprits trop avancés ; tant il y a que Bellamare, fin et prudent comme l’expérience, nous rassembla la veille de la représentation annoncée, et nous dit avec son enjouement habituel :

— Mes petits enfants, nous avons cueilli dans cette bonne ville les palmes de la gloire ; mais la gloire des armes nuit à l’artiste, et, de plusieurs renseignements que j’ai fait prendre, il résulte que nous pourrions bien avoir du bruit demain soir au parterre et même à l’orchestre. Nous servirons peut-être de prétexte à des antipathies ou à des rancunes que nous ignorons, mais dont l’administration ou l’opinion voudra nous rendre responsables. Le plus sûr est de coller une bande sur l’affiche et d’aller retenir notre wagon de seconde classe pour ce soir. Nos personnes éloignées, notre gloire restera pure des coups de poing qui pourraient lutter, demain, contre les trognons de pommes ; car, si l’artiste a ses séides, le guerrier a aussi les siens. Filons donc, et que les dieux de l’Olympe, Apollon et Mars, nous protègent !

— Vive Bellamare, qui a toujours raison ! s’écria Marco ; mais aussi vive Laurence, qu’aucun de nous ne désavouera jamais !

— Crions tous : « Vive Laurence ! » reprit Bellamare. Il est notre orgueil quand même !

— Vous comptiez faire ici de l’argent, lui dis-je, et mes lauriers vous coûtent peut-être plus cher qu’ils ne valent.

— Mon fils, répondit-il, l’argent vient toujours à celui qui sait l’attendre, et, ne vint-il jamais, l’honneur vaut mieux.

Avant de partir, je voulus avoir encore des nouvelles de Vachard, et je courus chez lui. C’est le baron en personne qui me reçut dans la salle à manger, où son déjeuner était servi et où, sans me reconnaître, tant il était distrait, il m’offrit une chaise. Je le remerciai, et j’allais me retirer lors qu’il me reconnut.

— Ah ! très-bien ! fit-il ; c’est vous qui… fu… fu… vous qui avez failli tuer mon… fu… fu… Vous en avez du regret…, très-bien… fu-fu… Une querelle absurde, bien malheureuse, bien malheureuse ! mais qu’y faire ? Un militaire… fu… fu… est obligé d’être susceptible, et vous lui aviez pris sa… fu… fu… sa maîtresse…

Je sentis que le sang me montait à la tête et que j’allais chercher querelle au baron pour avoir cru et pour persister à croire au mensonge impudent de son frère.

— Comment va-t-il ? lui dis-je précipitamment ; je n’ai pas autre chose à entendre ; espérez-vous le sauver ?

— Oui, oui, fu… fu… nous l’espérons.

— Eh bien, quand il sera guéri, veuillez lui dire que je n’ai pas voulu quitter le pays sans lui laisser mon adresse, pour le cas où il voudrait recommencer.

Et je lui remis le nom et l’adresse de mon père, qu’il prit et regarda d’un air stupide en disant :

— Recommencer ?… mais non !… Pourquoi ? recommencer avec qui ? Laurence, fu… fu… pépiniériste et maraîcher, ce n’est pas vous ?

— C’est mon père !

— Vous n’êtes donc pas gentilhomme ? on disait, fu… fu… que vous étiez de bonne famille !

— Je suis de bonne famille, ne vous déplaise.

— Alors…, je ne comprends pas…

Et sa stupéfaction se traduisit par un fredonnement si prolongé, que j’en profitai pour hausser les épaules et me retirer.

Je rencontrai devant la porte un des lieutenants mes complices de régate, et il me retint à causer de mon duel pendant un quart d’heure. J’allais le quitter en lui faisant mes adieux, lorsque nous entendîmes un étrange et mystérieux duo partir de l’appartement de l’entre-sol, dont les fenêtres étaient ouvertes : c’était le sifflotement de deux personnes qui semblaient répéter une étude en se donnant la réplique et en se mettant de temps en temps à l’unisson.

— Le capitaine est sauvé, me dit le jeune officier ; il sifflote avec son frère, je reconnais son fu fu.

— Comment ! vous êtes sûr ? Avant hier, il ne valait pas mieux que mort, et, aujourd’hui, il fredonne ?…

— C’est comme ça. Quand il était aux trois quarts trépassé, il sifflotait mentalement, j’en suis sûr, et, quand il sera vraiment mort, il sifflotera dans l’éternité.

— Mais, dans l’état où il est, son imbécile de frère, au lieu de l’exciter, devrait le faire taire ?

— Si vous croyez qu’ils savent ce qu’ils font l’un et l’autre, vous leur attribuez plus de raisonnement qu’ils n’en ont jamais eu. Cette imitation voilée du galoubet ramasseur de bribes musicales leur a été donnée par la Providence pour couvrir à leurs propres yeux et révéler aux yeux des autres le vide absolu de leurs pensées.

C’est ainsi que je m’éloignai du Vachard transpercé par moi de part en part, et qui jamais ne m’en a demandé davantage.

Maintenant, monsieur, j’arriverai vite aux principaux incidents de mon récit, et je passerai sous silence cette foule d’aventures désagréables ou comiques qui se produisent tous les jours dans la vie des voyageurs, dans celle des comédiens surtout. De tous les nomades, nous sommes les plus observateurs et les plus railleurs de la vie humaine, parce que nous cherchons partout des types à saisir et à outrer. Tout personnage ridicule ou excentrique est un modèle qui pose pour nous à son insu. Les acteurs comiques ont une ample et continuelle récolte à faire. Les rôles sérieux, les amoureux particulièrement, sont moins favorisés. Ils peuvent étudier la tenue, l’expression, le costume et l’accent ; mais ils ont bien peu l’occasion (s’ils l’ont jamais de voir agir et d’entendre parler la passion qu’ils sont tenus d’exprimer avec charme ou avec énergie. Ils ont une grâce d’état, c’est qu’ils sont généralement doués de peu d’intelligence, et qu’ils se contentent d’attitudes et d’intonations stéréotypées et apprises par cœur. Pour mon malheur, j’avais un peu de bon sens et de réflexion, et je trouvais que cette façon de dire comme tous les autres était un escamotage de tout travail sérieux et de toute inspiration vraie. Je disais mon souci à Bellamare.

— Tu as raison, me répondait-il, je ne peux t’apprendre que les ficelles qui servent à se rattraper quand on n’a pu saisir la corde. Chacun doit exprimer selon sa propre nature, et les grands artistes sont ceux qui puisent tout en eux-mêmes. Connais-toi, essaye-toi et risque-toi.

Je fis de vains efforts. J’étais rempli de passion, je ne pouvais pas plus l’exprimer au théâtre que dans la vie réelle. Cette nécessité de cacher mon amour à celle qui l’inspirait fut peut-être un trop grand effort de ma volonté, un trop grand sacrifice de moi-même. Je ne pus trouver dans la fiction l’accent qui manquait à mon émotion intime. À Beaugency, où je fis mon second essai, je ne retrouvai pas le souffle qui m’avait animé à Orléans le jour de mon duel. Je fus, au dire de mes camarades, très-bien, c’est-à-dire, selon moi, parfaitement médiocre. J’avais fait un progrès, cependant : je m’étais délivré de l’air impertinent ou ennuyé. J’agissais convenablement ; si mon rôle avait une nuance de timidité, je la rendais au naturel ; enfin j’avais trouvé l’air qui convenait à mon âge et à mon emploi. J’étais devenu supportable, mais je devais rester insignifiant, et le pire de l’affaire, c’est que Bellamare s’en contentait, et que tous mes camarades en prenaient leur parti. Ils m’aimaient ; ils s’étaient mis à m’aimer trop, à ne me demander que de rester avec eux, et à ne plus voir mes défauts.

C’était aussi la disposition d’esprit d’Impéria. J’étais trop beau, disait-elle, pour déplaire au public. J’étais trop bon et trop aimable pour que la troupe pût se passer de moi.

Quant au présent, mon but était rempli. Je n’avais aspiré qu’à vivre auprès d’elle sans lui déplaire ; mais, quant à l’avenir, je ne voyais nullement poindre la fortune ou la renommée qui m’eût permis d’aspirer à être son appui, et il me fallait vivre au jour le jour, très-gai, très-gâté, très-heureux, et au fond très-désespéré.

C’est en quittant Beaugency que m’arriva une aventure bien romanesque et qui a laissé sa trace dans ma vie. Je peux vous la raconter sans compromettre personne, comme vous allez voir.

Nous devions nous rendre à Tours sans nous arrêter à Blois, qu’exploitait en ce moment une autre troupe. Léon demanda à Bellamare s’il lui était indifférent de le laisser dans cette ville jusqu’au surlendemain. Il avait là un ami qui le pressait de s’arrêter chez lui vingt-quatre heures. Bellamare lui répondit qu’il n’avait rien à refuser à un pensionnaire si dévoué, et que, d’ailleurs, il comptait s’arrêter aussi à Blois. Impéria demandait à passer la nuit à l’hôtel pour soigner Anna, qui s’était trouvée assez sérieusement indisposée en sortant de Beaugency, et qui avait besoin d’un peu de repos.

Le reste de la troupe continua de rouler sur la route de Tours, sous la conduite de Moranbois. Bellamare s’installa avec les deux jeunes actrices dans un hôtel de la ville basse, et Léon m’engagea à prendre gîte avec lui chez son ami, qui se ferait un plaisir de me connaître et de m’héberger. J’acceptai à la condition que j’irais après le spectacle, et qu’il me présenterait seulement le lendemain matin à son ami ; Bellamare m’avait donné aussi congé pour vingt-quatre heures.

— Ne te gêne pas, me dit Léon ; mon ami est garçon, et tu seras chez lui parfaitement libre. À quelque heure de la nuit que tu te présentes avec ta valise, la concierge t’ouvrira et te conduira à ta chambre. Je vais avertir, et on comptera sur toi sans t’attendre.

Il me donna l’adresse et quelques indications ; après quoi, il me quitta. J’étais curieux de voir jouer la troupe qui tenait la ville et de savoir si les autres amoureux de province étaient plus ou moins mauvais que moi. Ils étaient plus mauvais, ce qui ne me consola guère. Pendant la représentation, un orage effroyable creva sur la ville, et il pleuvait encore à torrents quand on sortit du spectacle dans un grand tumulte de voitures et de parapluies.

J’avais rencontré, aux abords du théâtre, un jeune artiste que j’avais un peu connu à Paris, et qui m’emmena au café voisin pour attendre la fin de l’averse. Il m’offrit même de partager sa chambre, qui était tout près du théâtre, et voulut me dissuader d’aller chercher mon gîte dans la vieille ville, au revers de la colline, dans des quartiers perdus, disait-il, et oh. il me serait très-difficile de me diriger. Je craignis que, malgré sa promesse, Léon n’eût pris la peine de m’attendre, et, sitôt que le ciel fut un peu éclairci, je me lançai à la recherche du n° 23 de la rue indiquée, dont je vous demande la permission de ne pas me rappeler le nom.

Il me fallut en effet chercher beaucoup, monter je ne sais combien d’escaliers à pic, en descendre plusieurs, et m’orienter au hasard dans des rues pittoresques, étroites, sombres et complètement désertes. L’horloge d’une vieille église sonnait une heure du matin quand je m’assurai enfin que j’étais dans la rue tant cherchée devant la porte du n° 23, vaguement éclairée par la lune. Était-ce bien 23 ? n’était-ce pas 25 ? J’allais sonner quand un guichet s’ouvrit comme si l’on m’eût entendu venir ; on me regarda, la porte s’ouvrit aussi, et une vieille servante, dont je ne vis même pas la figure, me demanda à voix basse :

— Est-ce vous ?

— C’est moi à coup sûr, répondis-je, l’ami que l’on attend…

— Chut ! chut ! reprit-elle ; suivez-moi. Je pensai que tout le monde dormait, ou qu’il y avait quelqu’un de malade dans la maison, et je suivis mon introductrice sur la pointe du pied. Elle avait des chaussons de lisière et marchait comme un fantôme, la face voilée par ses coiffes blanches. Je montai derrière elle la vis d’un escalier de la renaissance faiblement éclairé par une veilleuse, mais qui me parut d’un travail exquis. J’étais dans un de ces vieux hôtels si bien conservés qui font l’intérêt et l’ornement des villes de province, de Blois en particulier. Au premier étage, la vieille s’arrêta, ouvrit une porte à serrure délicatement ouvragée et me dit :

— Entrez, et surtout ne sortez pas !

— Jamais ? lui dis-je en riant.

— Chut ! chut ! reprit-elle d’un ton craintif et en mettant un doigt sur ses lèvres.

Je vis alors sa figure austère et pâle, qui me parut fantastique, et qui s’effaça dans l’ombre de l’escalier comme un rêve.

— Évidemment, pensais-je, il y a dans ce charmant manoir une personne à l’agonie. Ce ne sera pas gai, mais peut-être serai-je de quelque ressource à Léon dans ce moment pénible.

Et je pénétrai dans un appartement délicieux de formes, de sculptures et d’ameublement. Je comptais y trouver Léon. Je traversai sans bruit une antichambre qui précédait un charmant petit salon ou plutôt un boudoir, où il y avait du feu, précaution agréable par ce temps d’orage qui m’avait mouillé et glacé ; des bougies brûlaient dans les candélabres, deux grands fauteuils d’un travail rare occupaient les angles de cette cheminée, mais leurs coussins de gros de Tours, frais et rebondis, n’annonçaient pas qu’on s’y fût assis récemment. Le riche mobilier, rangé avec un soin minutieux, avait l’aspect des habitations inoccupées depuis longtemps. Le lustre faisait scintiller discrètement ses cristaux sous une enveloppe de gaze argentine ; les dossiers et manchettes de guipure des fauteuils étaient d’un blanc et d’un raide irréprochables. Deux jolies armoires à glace contenant l’une des chinoiseries, l’autre des figurines de vieux Saxe, étaient fermées à clef. Il y avait une table à ouvrage indiquant le passage ou le séjour d’une femme ; mais ce meuble était vide, et pas un brin de fil ou de soie n’était resté attaché à sa doublure de velours.

Au fond du boudoir, je vis une portière en tapisserie qui faisait face à la cheminée et que je soulevai avec précaution. Rien qu’obscurité et silence. Je pris une bougie, et je pénétrai dans la plus délicieuse chambre à coucher que j’eusse jamais vue. Elle était bleue, toute tendue de damas de soie couleur du ciel avec des torsades de soie blanche. Un lit, blanc et or, à baldaquin frangé, avec d’amples rideaux de même couleur et de même étoffe que la tenture, occupait comme un monument presque tout un côté de la chambre, qui n’était pas grande, mais qui était très-élevée. En face du lit, une cheminée de marbre blanc, à reliefs de cuivre doré, portait une pendule Louis XVI d’une rare élégance, des flambeaux à trois branches, blanc et or comme la pendule, et deux Amours de marbre blanc qui devaient être l’œuvre d’un maître savant et maniéré. Une commode, un secrétaire et des étagères de bois de rose avec médaillons de vieux sèvres, une petite causeuse de satin de Chine, deux ou trois fauteuils merveilleusement brodés à la main, un tapis rouge brun, semé de délicats ramages bleus, une glace de Venise dans son cadre de fleurs diamantées, deux grands pastels représentant de belles dames très-décolletées et qui avaient le droit de l’être ; que sais-je encore ? des riens exquis posés sur toutes les tablettes, tout signalait la chambre à coucher d’une femme riche et artiste, délicate et recherchée, — voluptueuse peut-être.

Quand j’eus fait l’inventaire de cet asile trop confortable, je me demandai si c’était à moi qu’il était destiné et si la vieille gouvernante n’avait pas fait un quiproquo monstrueux en m’y introduisant à la place de quelque marquise. Puis je me rappelai que Léon avait des parents riches, qu’il avait vécu dans le monde, qu’il avait eu des amis de high life, et que, celui dont je recevais l’hospitalité étant garçon et indépendant, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il eût meublé dans sa riche maison un bel appartement à l’usage de quelque folle maîtresse ou de quelque personne plus haut placée, qui venait quelquefois en rendez-vous mystérieux chez lui.

Mais pourquoi diable en faisait-on les honneurs à un pauvre cabotin mouillé et crotté qui se fût contenté d’un lit de sangle dans une mansarde sans déroger à ses habitudes ? — Cela me semblait d’une magnificence ironique. N’avait-on pas de plus modeste logement à offrir à un modeste passant dans cette maison princière ? Était-ce là la chambre d’amis ? En ce cas, Léon devait y être, et je me mis à chercher une seconde chambre à coucher sous la même clef.

Il n’y en avait pas. Je pris le parti de m’installer gaiement, sauf à découvrir le lendemain que la gouvernante avait perdu l’esprit. C’était son affaire et non la mienne ; j’étais las, j’avais froid, ma petite blessure me faisait un peu souffrir, et, le premier étonnement faisant place au besoin de repos et de sommeil, je m’assis sur la causeuse, je jetai une allumette dans l’édifice de fagots dressé dans la cheminée, et je commençai à me débarrasser de ma chaussure, dont je rougissais de promener l’empreinte blanchâtre sur le tapis.

En regardant l’image du lit dans la glace de Venise penchée devant moi, je remarquai que la courte-pointe de soie n’avait pas été enlevée, et que rien n’annonçait que ce beau lit ne fût pas un meuble de parade. J’allai soulever les plis du damas, et je vis qu’il n’y avait ni draps ni couvertures sur les matelas de satin blanc. Ceci me donna derechef à réfléchir. Évidemment, on ne m’avait pas destiné ce gîte luxueux, ou bien il y avait quelque part un lit plus modeste à la portée des simples mortels. Je le cherchai vainement. Rien dans les cabinets de toilette, aucune alcôve cachée dans la muraille ; rien pour s’étendre, à moins que l’occupant normal de la chambre bleue ne fût une toute petite dame capable de se blottir dans la causeuse de satin de Chine. Pour moi, qui avais déjà mes cinq pieds cinq pouces de stature, il n’y avait point d’espoir d’en venir à bout, et je me résignai d’abord à dormir assis ; mais, au bout de cinq minutes, j’eus trop chaud, et je m’étendis au milieu de la chambre sur le tapis ; cinq minutes plus tard, j’avais trop froid. Décidément, mon égratignure me donnait un peu de fièvre ; je trouvai que l’hospitalité offerte par Léon était une mauvaise plaisanterie, et la défense de sortir de l’appartement me parut être le cachet transparent d’une mystification. Pourtant, Léon n’était pas facétieux. Un silence absolu régnait dans la maison, à ce point qu’on l’eût crue déserte. Même silence dans la rue. La lune éclairait maintenant en plein cette voie en pente, qui descendait en lacets bordés de murs surmontés d’arbres touffus. Les jardins étaient interrompus çà et là par des maisons que la pente faisait paraître de plus en plus petites ; hôtels anciens ou villas modernes, il n’y avait pas moyen dans la nuit de distinguer la différence, notre siècle n’ayant pas inventé une architecture qui le caractérise.

Je n’osai ouvrir la fenêtre, je pouvais toujours supposer qu’il y avait un précieux sommeil de malade à respecter ; mais je voyais très-bien à travers les vitres bleues, et le tableau que je contemplais en recevait un éclat fantastique comme celui d’un clair de lune d’opéra. Il n’y avait pas de contrevents, les fenêtres renaissance étant à croisillons prismatiques. Les tilleuls en fleur élevaient leurs grosses tètes rondes sur le mur d’en face : un peu plus loin, des pilastres soutenaient sur une terrasse un berceau de vigne ; à droite, une petite fabrique qui pouvait être la loge d’un concierge ressemblait à un tombeau antique. Je ne sais pourquoi cette rue vide et muette, avec ses constructions basses, ses formes élégantes et sa végétation alignée me fit songer à ce que devait être jadis un faubourg de Pompéi ou un quartier de Tusculum vu au crépuscule du matin. L’horloge lointaine sonnant la demie après une heure, je pris le parti de me rouler dans ma couverture de voyage et de m’étendre sur les matelas de satin en ramenant sur moi la vaste courte-pointe de damas bleu ; moyennant quoi, je me trouvai délicieusement couché, et tombai promptement dans cette agréable divagation qui précède un doux sommeil.

C’était la première fois de ma vie que je m’étendais sur une couche aussi riche et aussi moelleuse, ce serait probablement la dernière, je n’étais pas fâché de savourer le parfum de cette richesse élégante et de haut goût. Le fagot continuait à pétiller et à jeter de grandes ondes de flamme sur les tableaux, sur les meubles et sur le plafond, qui était peint en nuages clairs sur fond de ciel rosé. Peu à peu le feu pâlit et revêtit l’ensemble d’un ton lumineux et doux qui devait ressembler à la fameuse grotte d’azur. Je me demandai si j’étais tellement bien que la possession d’une telle habitude pût devenir mon rêve. Je me rappelai la ferme où j’avais été élevé, la grande chambre de famille à plafond de solives brutes, d’où pendaient des grappes d’oignons dorés et de tomates vermeilles en guise de lustres, les murailles chargées de casseroles et de bassines au ventre de cuivre étincelant, les bruits qui traversaient mon premier somme, les enfants qu’on berçait, les chiens qui aboyaient dans la cour quand les bœufs s’agitaient dans retable, ou quand passait au loin le roulier dont le gros char écrasait les cailloux en cadence, et dont les chevaux marchant d’un pas égal faisaient chanter aux grelots de leurs colliers do fa do ré mi do. — Je revis ma mère et les trois pauvres enfants plus jeunes que moi, morts dans la même année. Mon père, encore jeune, me couchant pendant que ma mère allaitait le dernier-né, et ramenant sur ma figure le gros drap de toile de chanvre qui devait préserver mon réveil des mouches, plus matinales que moi.

— Ici, pensai-je, il n’y a pas de mouches, mais il n’y a pas de draps.

Et je me demandai naïvement si c’était la coutume des grands seigneurs de s’en passer. À toutes les questions que je m’adressais, je sentis l’engourdissement du sommeil qui répondait avec sa suprême insouciance : qu’importe ? Un son clair et argentin m’éveilla, c’était la voix du rossignol logé en face dans les jardins, qui pénétrait jusqu’à moi à travers les vitres et les rideaux avec un mince rayon de lune. Je me dis que l’oiseau, artiste éloquent sans se donner de peine et sans craindre de fiasco, amoureux satisfait et protecteur accepté, était, sur sa branche, beaucoup plus heureux que moi sur le duvet et le satin, et je me rendormis profondément ; si profondément, que je n’entendis pas entrer dans la pièce voisine, et ne fus réveillé que par un bruit de pincettes qui tisonnaient le feu du salon.

Je ne sais quelle subite lucidité m’empêcha de crier : « Léon, est-ce toi ? » Avais-je dormi longtemps ? Le feu de ma cheminée était consumé, la lune était arrivée en face de la fenêtre, dont j’avais laissé un des rideaux un peu relevé. Je mis les pieds à terre et marchai sans bruit jusqu’à la portière de tapisserie qui me séparait du boudoir, et que j’entr’ouvris de la largeur d’un cheveu pour regarder avec précaution. Ce que j’avais prévu se réalisait. Une femme élégante, richement vêtue de noir et voilée de dentelle, prenait possession de l’appartement. Était-ce la marquise de mon commentaire ? Il m’était impossible de voir son visage, qui était tourné du côté de la cheminée et que ne me renvoyait pas la glace, placée très-haut, conformément au style du local ; mais, à travers la dentelle noire, je distinguais une splendide chevelure blonde et un cou magnifique. La taille était souple, élancée sans être frêle, les mouvements sûrs, jeunes et gracieux. Je vis tout cela, car elle éleva les bras pour éteindre les bougies des candélabres qui brûlaient encore, elle éloigna de la cheminée un des fauteuils, rapprocha l’autre et mit un coussin sous ses pieds. Elle ne fut plus éclairée que par une bougie ombragée d’un petit chapiteau bleu, s’assit dans une attitude brisée et disparut dans le grand fauteuil, ne laissant voir que la silhouette de son pied charmant devant la flamme. Un petit sac de cuir de Russie et un grand surtout de voyage en étoffe anglaise imperméable étaient posés sur le guéridon. Aucun autre paquet, pas de femme de chambre, aucune personne de la maison s’occupant de la recevoir. Évidemment, c’était une amie intime avec qui l’on ne se gênait point, à qui l’on avait dit comme à moi : « Arrivez quand vous voudrez, vous ne dérangerez personne, et personne ne se dérangera. » Quelque proche parente du maître, une sœur peut-être ? — Une maîtresse, certainement non, il ne l’eût pas laissée seule. Quoi qu’il en fût, elle était là, elle avait froid, elle faisait comme moi, elle se chauffait avant de chercher à se coucher. Que penserait-elle de ce lit sans draps et sans couvertures qui m’avait tant intrigué ? Cela ne me regardait pas ; mais ce qui me causa une bien grave perplexité, c’est l’autre surprise qui l’attendait, celle de trouver un premier occupant dans cette chambre bleue sur laquelle elle paraissait compter aveuglément, puisqu’elle ne se donnait pas, comme moi, la peine de l’explorer d’avance.

On ne pense pas à profiter d’une situation pareille quand on a vingt ans et qu’on porte en soi toutes les pudeurs et toutes les timidités d’un amour idéal. Je ne sentis que l’effroi de la scène qui allait se passer, les cris de la femme croyant à un guet-apens, le ridicule de mon apparente audace» le réveil de mes hôtes accourant au bruit, les rires ou les reproches, que sais-je ? Une situation absurde pour moi, pénible pour la femme, embarrassante pour le maître de la maison. En un instant, je roulai dans ma tête pleine de vertiges tous les moyens de sortir de là sans éclat ; me sauver par la fenêtre, c’était périlleux, mais possible ; seulement, il fallait l’ouvrir, cette fenêtre, et la dame crierait au voleur. Ce serait bien pis si je me cachais sous le lit ou dans les rideaux. J’avais eu le loisir de m’assurer qu’il n’y avait point d’issue au cabinet de toilette. Il n’y avait qu’un parti à prendre, qui était de me montrer tout de suite et de tout expliquer du premier mot, en me hâtant de céder la place. C’est ce que j’allais faire, et je m’y préparais, quand la dame tressaillit à un bruit de pas qui venait de l’antichambre et courut à la rencontre d’un nouvel arrivant. Je profitai de cette diversion pour aller remettre le lit en ordre, pour prendre mon sac et ma couverture et pour me rechausser, afin de n’être pas surpris en flagrant délit d’usurpation de domicile.

Je n’avais pas encore fini ces préparatifs rapides, et j’étais encore assis sur la causeuse, tirant mes bottines d’une main convulsive, lorsque j’entendis résonner dans le boudoir une voix trop particulière pour me laisser un instant de doute : c’était la voix de Bellamare. Tout en compliquant le problème, cette circonstance inattendue me rassura. La dame, ne se trouvant plus en tête-à-tête avec moi, n’aurait pas peur, et, de mon côté, je savais que Bellamare expliquerait ma présence si vite et si bien, qu’il n’y aurait pas un moment de doute sur la pureté de mes intentions. Qui sait d’ailleurs si cette personne avait le projet de rester et s’il ne s’agissait pas d’un rendez-vous d’affaires ? Les choses de théâtre sont parfois soumises à des précautions fort secrètes. Je résolus d’attendre la fin de l’ouverture et de ne point écouter ; mais le silence était si profond autour de nous et le boudoir boisé si sonore qu’en dépit du soin que prit la dame de prononcer sans faire entendre le timbre de sa voix, il me fut impossible de perdre un mot du dialogue que je vais essayer de vous dire mot pour mot :

— On vous a ouvert la porte sans vous faire attendre, n’est-ce pas, monsieur Bellamare ?

— Et sans m’interroger, oui, madame, en me recommandant de ne pas faire de bruit.

— Oui, à cause de la maison voisine, le n° 23, qui est habité en ce moment.

— Je le sais. Deux de mes artistes y sont descendus.

— Deux ? Ah ! mon Dieu ! qui ?

— Je présume que vous ne les connaissez ni l’un ni l’autre ?

— Je les connais tous. J’ai suivi vos représentations à Orléans et à Beaugency. Est-ce que… M. Léon ?…

— Oui, madame, Léon et Laurence.

— Quel singulier hasard ! Me voilà tellement troublée,… je ne sais plus si j’aurai le courage de vous dire… Mon Dieu ! que ma conduite doit vous sembler extraordinaire ! quelle opinion vous devez avoir de moi !

— Je suis un homme qui a tant vu de choses extraordinaires, qu’il ne s’étonne plus de rien, et, quant à mon opinion, elle ne doit pas vous inquiéter. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, je ne sais ni votre nom, ni votre condition, ni votre paya, ni votre demeure, puisque vous n’êtes point ici chez vous ; ni votre âge, ni votre figure, puisque vous me la cachez sous un voile. Vous m’avez écrit que je pouvais vous rendre le repos ou vous donner le bonheur. J’ai fort bien compris qu’il s’agissait d’une affaire de cœur, et je n’ai pas supposé un instant que vous fussiez éprise de mes quarante ans et de ma figure tannée. Votre lettre était pressante et charmante. Je suis humain et obligeant, je suis venu. Vous m’avez demandé le secret, je me fais un devoir de justifier votre confiance. Me voici donc à vos ordres, parlez, allez au fait sans crainte. Les nuits sont courtes en cette saison, ne perdez pas de temps, si vous craignez qu’on ne vous voie sortir d’ici.

— Vous me paraissez si bon, et je vous sais si délicat, que j’aurai du courage. J’aime un jeune homme qui fait partie de votre troupe.

— Laurence ou Léon ?

— Laurence.

— Il mérite qu’on l’aime, c’est un brave et digne garçon.

— Je le sais, j’ai pris sur lui comme sur vous tous les renseignements possibles. Je l’ai vu débuter ; il m’a plu. Il n’a pas beaucoup montré son talent ce soir-là, il était troublé. Sa figure m’a été sympathique, sa voix m’a été au cœur. Un autre soir, je l’ai revu, il a été admirable, il m’a fait trembler et pleurer. J’ai senti que je l’aimais follement ; mais jamais ce secret ne fût sorti de mon cœur sans les événements qui ont suivi cette représentation.

— Le duel avec le capitaine Vachard ?

— Précisément. Je connais ce Vachard, il a voulu me faire la cour, je l’ai mal reçu, il me déplaisait souverainement. Blessé de la brusquerie de mon refus, il m’a calomniée. C’est son habitude, c’est un malhonnête homme. Il m’était donc devenu odieux, bien qu’il ne m’eût fait aucun tort. Ma vie est sans reproche, je pourrais même dire sans émotion, et pas une des personnes qui me connaissent n’a cru à ses mensonges ; mais les hommes d’à présent n’ont pas l’instinct chevaleresque, et il ne s’en est pas trouvé un seul, parmi ceux qui étaient mes défenseurs naturels, qui ait osé dire à cet homme d’épée : « Vous en avez menti ! » Il a fallu qu’à propos d’une autre femme un comédien, un tout jeune homme, lui donnât la leçon qu’il méritait. J’ai été dès ce moment résolue à ne plus combattre la passion que l’artiste m’avait inspirée et à faire sa fortune et son bonheur… s’il y consent !

— Diable ! fortune et bonheur ; quand on peut allier ces deux extrêmes, on consent toujours !

— Attendez ! ce n’est pas pour moi qu’il s’est battu. Je me suis informée de tous les détails ; c’est pour une camarade, c’est pour cette charmante Impéria dont je serais amoureux, si j’étais homme, et que j’ai applaudie depuis, quand même et de tout mon cœur. Je suis bonne et je sais être juste. Si ces jeunes gens s’aiment, ce qui est bien possible et bien naturel à supposer, gardez-moi le secret, je ne vous ai rien dit, et, moi, je me résignerai, je me vaincrai : je n’aurai rien espéré, rien senti ; mais, si, comme quelques-uns le disent, il n’y a absolument rien entre eux, si Laurence a voulu seulement faire respecter en lui la dignité de l’artiste, vous qui devez savoir la vérité, vous dont le caractère et la réputation sont du plus grand poids à mes yeux, vous me rassurerez, et vous m’aiderez à me faire connaître.

— La dernière version est la vraie. Impéria est une personne parfaitement pure, et même assez farouche. Elle a confiance en moi comme si j’étais son père. Si Laurence lui eût parlé d’amour et qu’elle l’eût aimé, elle m’eût pris pour confident et pour conseil. S’il lui eût parlé d’amour et qu’elle n’y eût pas répondu, elle me l’eût peut-être caché ; mais elle l’eût traité avec froideur et méfiance, tandis que je vois régner entre eux une amitié paisible et enjouée.

— Vous êtes sûr alors qu’il n’est pas épris d’elle ?

— Je crois en être sûr. Je peux m’en assurer en l’observant sans rien dire, ou en l’interrogeant de votre part.

— De ma part ? Oh ! non certes, pas encore ! Il faut d’abord que vous me connaissiez. — J’ai vingt-quatre ans, je suis fille d’un artiste qui m’a laissé quelque fortune, j’ai épousé un homme titré qui n’avait rien, qui ne m’a pas rendue heureuse et qui m’a laissée veuve à dix-neuf ans. J’ai été rejoindre mon père, qui est mort aussi l’an dernier, me laissant seule au monde, et, depuis, lors j’ai vécu dans la retraite. Je suis encore en deuil. J’adorais mon père, j’ai juré que, si je me remariais, j’épouserais un artiste, et que je ne me marierais que par amour. J’ai ce droit-là ; j’en ai le moyen, comme on dit vulgairement ; j’ai vingt mille livres de rente, une maison, et tout le bien-être élégant que mon père avait su se créer. Mon mari n’a pas eu le temps de manger ma dot. Je peux donc choisir, et j’ai choisi. C’est à vous de savoir si je suis digne d’être heureuse et capable d’être aimée. Informez-vous, voici sur cette carte mon nom et mon adresse. Je ne crains aucune enquête. Quant à ma personne, il faut que vous la jugiez aussi ; j’ôte mon voile.

À ce mot, sans songer à ma situation, je m’élançai de la causeuse, qui gémit faiblement et qui eût trahi ma présence, si une vive exclamation de Bellamare n’eût couvert ce léger bruit.

— Ah ! madame la comtesse, s’écria-t-il après avoir probablement jeté les yeux sur la carte, vous êtes aussi belle que Laurence est beau, et vous auriez grand tort de douter de votre toute-puissance.

J’étais derrière la portière, j’essayai de l’entr’ouvrir encore, ma main tremblait ; quand j’eus réussi à risquer un œil, il était trop tard : le damné voile noir, cruellement opaque, était retombé sur le visage et sur le buste de ma Galatée. Je restai là, n’osant plus regarder, car, si elle me tournait le dos, Bellamare, placé dans le coin vis-à-vis d’elle, était orienté de façon à voir remuer la tapisserie. J’écoutai, debout et pétrifié, la suite du dialogue.

— Je suis contente que ma figure vous plaise, monsieur Bellamare ; vous lui direz, quand il en sera temps, que je ne suis pas laide.

— Ah ! fichtre ! reprit naïvement Bellamare, sachant bien que l’expression spontanée de la conviction ne blesse jamais une femme, vous êtes belle à rendre fou ! Allons ! je ferai ce que vous voudrez. Je m’informerai prudemment.

— Oui, très-prudemment, mais très-consciencieusement, je l’exige, et, quand vous serez bien sûr que je suis une personne sérieuse qui, après beaucoup d’ennui, de raison et de vertu, a donné accès dans son cœur et dans sa tête à un sentiment vif et à une noble folie, vous m’aiderez à faire accepter ma main à celui que j’ai choisi pour époux.

— Vous savez que Laurence a tout au plus vingt et un ans ?

— Je le sais.

— Que son père est un paysan ?

— Je le sais.

— Qu’il aime le théâtre avec passion ?

— Je le sais.

— Très-bien. Je ne peux pas vous dire que votre choix soit raisonnable selon le monde, vous-même l’avez qualifié et jugé ; vous avez dû prévoir tout ce qu’en dira le monde ?

— Parfaitement ; me blâmez-vous ?

— Moi, blâmer l’amour, le dévouement, le courage et le désintéressement ! J’ai, au contraire, envie de m’agenouiller devant vous, madame la comtesse, et même de vous dire que, dans mon appréciation, vous avez pris le chemin de la sagesse. J’ai toujours vu ce que l’on est convenu d’appeler ainsi conduire aux déceptions et aux regrets ;… mais je crois que voici le jour et que je ferai bien de me retirer…

— Non, non ! monsieur Bellamare, c’est moi qui dois me sauver bien vite, car je veux reprendre le chemin de fer qui part dans une heure.

— Est-ce que vous allez à Tours ?

— Non. Je ne vous suivrai plus dans votre tournée. À présent que je suis tranquille, j’irai attendre chez moi, à la campagne, que vous m’écriviez et que vous me disiez : « Je suis édifié sur votre compte, Laurence a le cœur entièrement libre, il est temps d’agir. » Alors, en quelque lieu que vous soyez, vous me verrez arriver. Adieu, et soyez béni pour le bien que vous m’avez fait. Je laisse entre vos mains le soin de mon honneur et de ma fierté. J’ai votre parole, Laurence ne saura rien ?

— Je le jure.

— Adieu encore. Je m’en vais par les jardins derrière la maison. Cette maison appartient à une de mes amies, qui est en voyage et qui ne doit rien savoir. Une brave femme qui était dans la misère et que j’ai fait entrer ici comme gardienne viendra tout à l’heure vous aider à sortir d’ici. Elle m’est entièrement dévouée et ne me trahira pas.

Bellamare reconduisit la comtesse jusqu’à la porte de l’antichambre. Quand il rentra dans le boudoir, il sauta de surprise en m’y trouvant assis à la place qu’il venait de quitter.