Pierre et Amélie/Chapitre I

J. N. Duquet, Libraire-Éditeur (p. 7-12).

I.


C’était un jour de juillet, le soleil était à son déclin ; Québec dont les sites grandioses et pittoresques semblent être élevés pour les contemplations enivrantes et les douces rêveries de l’âme poétique, n’avait plus à souffrir de la chaleur intense de l’astre qui marque nos journées ; seul, le front élevé du promontoire était sous l’influence de ses feux horizontaux.

Fatigué du bruit strident et monotone de la cité, des cris indéterminés du peuple, du roulement des voitures sur le pavé retentissant, des rumeurs de la foule qui se choque, se heurte, se coudoie en tous sens ; respirant avec peine cette atmosphère lourde, chargée d’épaisses vapeurs, de fumée et de poussière, que le moindre souffle du vent se plaît à faire tourbillonner dans le cadre étroit des rues, je voulus reposer mes esprits en portant mes pas dans la campagne.

À la vue des tableaux riants de la nature, si on y ajoute cet air pur qui s’élève comme un baume du sein des champs et du feuillage odorant des vallons, je me sentis un tout autre homme. Quelle douce métamorphose ! Oh ! que j’aime à fuir les clameurs bruyantes de la ville, pour aller m’asseoir sous le vieux chêne touffu de la ferme, au milieu d’une pauvre mais honnête famille de laboureurs ! Ici, règnent la paix et la joie innocente du cœur ; ici, n’ont jamais paru sous leurs formes hideuses, l’ignoble jalousie, l’intrigue rampante et l’égoïsme qui pullulent chez les riches et les grands du monde.

Que j’aime à jouir de l’entretien franc et naïf de ces gens de la nature ; si je veux m’instruire, j’interroge un vieillard il me raconte ses aventures ; ses cheveux argentés ne couvrent sa tête qu’à demi ; il a vécu sous le chaume, il ne veut ni ne peut feindre ; il parle avec cette franchise, cette droiture de cœur qui n’entre jamais dans les propos factices de l’homme corrompu de la société ; il m’intéresse, il m’attendrit même. Sa vieille épouse, qui file en fredonnant la complainte de ses aïeux, jette ses yeux sur nous pour les reporter ensuite sur une madone collée par quatre épingles à l’un des murs de l’appartement désert ; c’est que cette image lui a été propice depuis le début du songe de sa vie. Ceux là seuls sont heureux qui ne connaissent que Dieu, et qui croient qu’il n’y a pas d’autre monde au delà de leur paroisse.

Cependant, j’arrivai au pied d’une colline dont l’aspect pittoresque avait attiré mes regards, qui y demeuraient attachés ; de jeunes sapins en couvraient la cime, d’où s’élevaient bizarrement quelques rochers enveloppés d’une épaisse couche de mousse, dont la verdure n’avait pas encore pâli sous les chaleurs de l’été ; au centre d’un vallon bien cultivé, qui s’étendait à sa base, serpentaient les ondes transparentes d’un large ruisseau.

Ces lieux me parurent favorables à la méditation ; j’allai m’asseoir sur un endroit qui commandait une vue immense ; le côté oriental de la ville s’offrait en face de moi, les toits pointus de ses maisons et de ses églises avec leur haute tour resplendissaient comme autant de réverbères sous les feux du soleil couchant ; à ma gauche, une portion du fleuve apparaissait avec ses gros navires à l’ancre, et ses barques louvoyant la voile penchée et arrondie comme le flot qu’elle effleurait ; dans une perspective lointaine, des montagnes, confondues avec les nuages descendus à l’horizon, et, sous mes pieds, la plaine, déroulant les trésors de ses diverses floraisons, teintes de couleurs charmantes et variées, l’élégante rusticité des maisonnettes, des étables, des granges, et la fraîcheur des ombrages et des rivières. Je ne sais quoi de grand, de sublime, s’emparait de mon âme à la vue de cette variété d’objets représentés avec tant de charmes dans le cadre sans borne d’une nature infinie ; en nous élevant au-dessus du séjour des mortels, il nous semble que l’imagination, débarrassée des choses vaines du monde, s’élance plus agile vers les régions de la Divinité.

Cependant, un incident vint tout-à-coup me tirer de cette douce mélancolie, et attira bientôt toute mon attention ; je vis un homme dont la vieillesse avait littéralement blanchi une longue barbe que le vent faisait frissonner sur sa poitrine ; sa démarche était lente, et son corps incliné vers la terre annonçait le fruit mûr que la main de Dieu allait bientôt cueillir ; il passa près de moi sans paraître me voir, et alla s’asseoir sur un arbre tombé de vétusté au bord d’un ravin, au fond duquel j’aperçus en m’élevant sur la pointe des pieds une croix couverte de mousse que le vieillard regardait dans une attitude pensive.

Cet humble monument élevé sur le penchant d’une colline déserte, m’attendrit beaucoup ; quelle cendre reposait à ses pieds ? cet homme pouvait m’en instruire et je le lui demandai :

Mon père, lui dis-je, pardonnez si je trouble votre silence ; je viens pleurer sur cette tombe qui vous est chère sans doute ; elle renferme peut-être les dépouilles d’une épouse ou d’un enfant chéris ; souffrez que je partage votre douleur, j’aime à avoir ma part du fardeau des malheureux.

— Plût à Dieu, répond le vieillard, en jetant sur moi des regards étonnés et humides ; plût à Dieu que ce fût un de mes proches qui reposât sous cette croix ; j’aime la vertu… et la famille que des malheurs ont ensevelie sous ces rochers, a été une famille vertueuse !… leur histoire est touchante, mon fils.

— Ô mon père daignez satisfaire ma curiosité, racontez-moi cette histoire.

— Je le veux bien, mais il est tard, le soleil va bientôt se coucher ; rendez vous à ma cabane, vous y attendrez le retour de l’aube ; c’est une pauvre maisonnette, mais elle vous plaira, j’en suis sûr, si vous êtes touché des aventures dont elle fut le siège.

J’acceptai avec plaisir cette proposition généreuse, et nous arrivâmes à sa demeure, qui n’était qu’à quelques pas du ravin, je ne me lassais d’admirer l’élégante simplicité qui régnait dans la cabane du vieillard : je croyais avoir sous les yeux la grotte du vertueux Philoclès, dans l’île de Samos, où il vivait du travail de ses mains, oubliant dans son heureuse pauvreté les hommes ingrats et trompeurs. Un lit d’immortelles, une chaise en jonc et une table formaient tout son ameublement, un chien et un gros chat ronflaient près de l’âtre, d’où s’échappaient une légère fumée et quelques étincelles pétillantes ; autour d’un mur de cèdre odorant étaient appendus les tableaux des pères de la patrie, que le vieillard, mû par les sentiments sacrés du patriotisme, me dit avoir peint dans sa solitude.

J’admirai entre tous l’immortel Champlain ; on le voyait, rempli d’une noble ardeur, jeter les fondements d’une ville sur les débris de Stadaconé ; puis Montcalm, la figure rayonnante de gloire, foudroyant avec le feu des batailles les phalanges vaincus d’Abercromby ; puis enfin Lévis, debout sur le tillac d’un navire étranger, fuyant les rives chéries du Saint-Laurent en portant des regards tristes et rêveurs sur le haut de la sombre citadelle, où flottaient les couleurs d’un étrange drapeau… Oh ! brave chevalier, en vain, tu voulus laisser tes os sur la plaine qui redira ta gloire aux siècles à venir, il te fallut comme l’illustre fils d’Anchise abandonner la cendre de tes frères sous les débris fumants de leur cité mère…

Après avoir minutieusement examiné cette demeure de la paix et des souvenirs, j’allai m’asseoir avec mon vieil hôte, hors de la cabane, sous les rameaux jaunis d’un vieux sapin. L’orbe agrandi du soleil s’enfonçait sous un horizon pourpré, ses derniers rayons teignaient des vives couleurs du carmin le bord des nuages suspendus immobiles aux portes du couchant ; l’ombre calme de la nuit s’étendait sur les champs ; le laboureur laissant ses travaux, entrait sous son toit, unissant ses derniers chants aux bêlements de son troupeau qu’il conduisait à l’étable. Le murmure lointain des eaux, les soupirs de la brise du soir dans les branches de l’arbre sous lequel nous étions assis, les tintements graves et religieux de la cloche du hameau, les aboiements lents ou précipités des chiens, répétés par les échos prolongés du vallon, formaient les derniers bruits du jour mourant. La lune glissa lentement dans la voûte bleu du ciel, où scintillaient des millions d’étoiles, et sa clarté craintive et rêveuse illumina la colline et le vallon, où se dessinait gigantesque l’ombre mouvante des arbres.

Alors, le vieillard, surexcité par les beautés inappréciables autant qu’indescriptibles d’une belle nuit, me fit la narration suivante, qu’il commença ainsi :