Pierre Duhem - L'énergétique et la science du Moyen Age

Pierre Duhem - L'énergétique et la science du Moyen Age
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 363-396).




PIERRE DUHEM


L’ÉNERGÉTIQUE ET LA SCIENCE DU MOYEN ÂGE



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Qu’était-ce que Pierre Duhem ? Un grand savant. Mais encore ? Un physicien, un mécanicien, un chimiste ?… Posez la question à ceux qui connaissent le mieux son œuvre ; on hésitera sans doute un instant avant de vous répondre, et peut-être ne se rappellera-t-on plus que Duhem est entré à l’Institut très légitimement dans la section de mécanique. Cet homme étonnant a, en effet, réalisé un prodige qui semblait devenu presque impossible en notre début du xxe siècle. Dans un temps de spécialisation à outrance et de compartiments étanches, où chaque sous-branche de la science est déjà assez absorbante pour occuper toute la vie d’un homme, il ne s’est pas contenté d’explorer une petite chambre de cet édifice somptueux qu’admirent du dehors les passants ; il a prétendu en reconstruire et en consolider les fondations. Sous la cépée aux mille bras divergens, il a exploré la souche commune. Et il s’est fait ainsi pareil à ces chercheurs de l’Antiquité, du Moyen Âge ou de la Renaissance, pour lesquels il existait, non pas des sciences, mais une Science de la Nature, une Physique, confondue alors avec la Philosophie et contiguë à la Métaphysique. Entreprise qui eût semblé, il y a cinquante ans, sous le règne d’un positivisme étroit, nous ramener loin en arrière et dans laquelle il s’est montré pourtant le chercheur le plus audacieux et le plus moderne. Ayant ainsi contribué à souder avec le passé une chaîne ininterrompue, il a été tout naturellement amené à étudier ce passé en historien, en philosophe ; et c’est un côté de son œuvre, sur lequel nous allons insister tout à l’heure, parce qu’il est le plus accessible à tous sans mots rébarbatifs et sans ces signes hiéroglyphiques de l’algèbre, dont les profanes diraient volontiers, comme les copistes du Moyen Âge quand ils rencontraient dans leurs manuscrits des signes inconnus : Grœcum est ; non legitur.

Mais cette ampleur des conceptions physiques n’est pas la seule particularité de Duhem ; il est un autre point qui le distingue plus encore et que nous tenons à mettre aussitôt en lumière, parce que lui-même y attachait une importance prépondérante. Duhem était un physicien qui croyait à la métaphysique, qui lui attribuait une place prépondérante à côté de la physique et qui prétendait aboutir à des solutions métaphysiques définitives, sans prendre un point d’appui sur une religion, mais en apportant au contraire, par le raisonnement et l’expérience, une confirmation à sa croyance religieuse. Il s’est défendu un jour avec vivacité d’avoir fait une « physique de croyant ; » et jamais, en effet, sa critique de physicien n’a été influencée par sa foi. Mais lui-même l’a écrit formellement, dans une heure où sa valeur de savant était seule en cause, en exposant ses titres pour une élection à l’Académie des Sciences : « Il serait déraisonnable de travailler au progrès de la théorie physique, si cette théorie n’était le reflet de plus en plus net et de plus en plus précis d’une Métaphysique ; la croyance en un ordre transcendant à la Physique est la seule raison d’être de la théorie physique. »

Après avoir lu ces lignes, on comprend comment le physicien qui a écrit le Traité de Mécanique chimique, fondée sur la Thermodynamique ; les Leçons sur l’Électricité et le Magnétisme ; les mémoires sur la viscosité, sur les quasi-ondes de choc, etc., a passé aussi tant de journées penché sur de vieux manuscrits oubliés ou sur de lourds in-folios, pour essayer de débrouiller, de préciser et de classer ce que d’autres auraient appelé avec dédain le fatras poudreux d’Avicébron, de Jean Scot Érigène, de Moïse Maïmonide, de Roger Bacon, d’Albert le Grand, de saint Thomas d’Aquin ; comment il a publié tour à tour deux volumes sur les Sources des théories physiques, un volume sur l’Évolution de la Mécanique, trois gros volumes sur Léonard de Vinci, ceux qu’il a lus, ceux qui l’ont lu ; cinq autres (qui en auraient fait douze s’il avait vécu) sur le Système du monde, histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, etc. Dans ce passé, la doctrine philosophique l’occupe visiblement plus encore que les notions scientifiques. Et, quand on a soi-même employé autrefois des heures sereines à explorer les connaissances chimiques ou géologiques d’Albert le Grand, on est tout d’abord un peu étonné de voir que Duhem, dont tant de travaux personnels ont porté sur la chimie, en néglige entièrement ici l’étude pour s’attacher aux idées du théologien sur la forme, l’essence, l’être, la pluralité des âmes. Mais on s’explique bientôt qu’il a été attiré dans ce sens par l’espoir d’éclaircir les problèmes fondamentaux, dissimulés à nous sous l’aridité de la scolastique, les seuls problèmes intéressans en définitive pour notre vie morale : ceux de l’être et du non-être, de la Création et du Créateur, du corps et de l’esprit, de la matière et de l’énergie, ou plutôt, ce semble, par la pensée d’appuyer sur une logique rigoureusement scientifique ses convictions antérieures de savant très catholique et très assuré dans sa foi.

La méthode scientifique de Duhem, exposée notamment par lui dans son livre sur la Théorie physique, peut se résumer en deux traits qui ne sont qu’apparemment un peu contradictoires. Physicien, il adopte à l’égard de toutes les théories une attitude de froideur légèrement ironique que l’on pourrait comparer à celle d’un amoureux déçu. Trompé trop souvent par elles dans les débuts enthousiastes de sa carrière, il cherche à les éliminer pour rester, avec son « Énergétique, » le plus possible sur le terrain solide des constatations expérimentales et des rapports numériques. Surtout il leur interdit de pénétrer à son insu et masquées dans son laboratoire. Quand il a besoin d’une hypothèse, il commence par l’annoncer presque brutalement. Une théorie est, pour lui, un lien provisoire qui permet de mettre en ordre nos observations passées, mais qui ne préjuge rien sur nos observations futures : un système de classification qui tend progressivement à devenir naturel et à se traduire alors par une vérité métaphysique, mais comme une courbe tend vers son asymptote, à la limite. Il n’admet pas qu’on en envisage aucune comme une réalité, alors que la meilleure est ment l’explication la plus simple et la plus élégante des faits connus, à laquelle on ait encore pensé. « Une théorie physique, a-t-il dit, n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible un ensemble de lois expérimentales… » Cependant, comme métaphysicien, il nous apparaît moins sévère et plus disposé à admettre sans restriction les « vérités de bon sens » qui sont, suivant lui, à la base de toute connaissance humaine, aussi bien quand il s’agit d’affirmer les principes élémentaires de la géométrie ou de la mécanique que lorsqu’on met en cause la distinction de l’âme et du corps ou le libre arbitre. C’est que, dans le second cas, il a un guide assuré et peut marcher hardiment.

Insistons-y aussitôt, puisque lui-même nous y a autorisés tout à l’heure et montrons quelle place spéciale assure à Duhem, parmi les savans modernes, son attitude scientifique à l’égard de la métaphysique. Les savants ont, ce nous semble, trois manières principales d’envisager ce qui, dans la nature, dépasse le domaine purement expérimental pour aborder les principes et les causes.

Les uns, très nombreux, méprisent la métaphysique comme un tissu d’hypothèses invérifiables et de rêveries inutiles. Ils ignorent, oublient ou négligent les causes premières et se contentent systématiquement d’apprécier les rapports entre des effets, avec la prétention fréquente que leurs essais de coordination ont à jamais éclairci le mécanisme du monde. C’est une école de ce genre qui, il y a un demi-siècle, s’est imaginé un instant, aux applaudissemens des littérateurs, que tout pouvait s’expliquer, que tout serait bientôt expliqué par de la dynamique et de la chimie. Ceux qui rejettent ainsi la métaphysique par positivisme sont, à leur manière, des hommes de foi, des mystiques. Ils ne se demandent pas si l’emprise de nos sens sur le monde extérieur, qui est le seul fondement de leur doctrine, possède ou non une réalité objective ; ils n’examinent pas si les postulats implicites, qui relient leurs observations entre elles, sont démontrés ou démontrables ; ils ne discutent pas la réalité de leurs conceptions théoriques. Ils croient ; ils sont sûrs ; ils affirment. Avec eux se rangent maints algébristes qui se contentent de dévider leurs formules et leurs abstractions. comme une araignée sécrète son fil, sans chercher à quoi ce til s’accroche, ni d’où en provient la substance.

Mais, en contraste avec ces catégories de savans dont les uns, les plus logiques, ne s’intéressent pas à l’explication des phénomènes et dont les autres croiraient volontiers toutes nos explications définitives, d’autres savans sont plus curieux et plus soucieux de scruter les origines de leur foi scientifique. Parmi eux se rangent beaucoup de mécaniciens comme Duhem, qui, appelés à utiliser sans cesse des concepts abstraits de force, de masse, d’énergie, de force vive, d’accélération, ont été tentés de chercher ce qui se dissimulait de précis et de concret sous ces termes conventionnels. Et, d’autre part, bien des géologues et des astronomes, historiens et prophètes par métier, habitués à jongler avec les millénaires ou les milliards de lieues, se sont trouvés réfléchir davantage sur la futile minceur de ce pont lumineux qui porte notre présent entre deux abîmes de nuit. Ils sont plus sensibles au caractère provisoire de tout ce qui à d’autres semble pour jamais réglé, sans même en excepter peut-être ce lien factice de nos théories scientifiques, apte seulement à coordonner un état de connaissances momentané. Il leur arrive parfois de songer aux deux mystères du commencement et de la fin, ou à celui de l’éternité ; ils se prennent à rêver en poètes devant une nuit étoilée ; ils font une place dans leur pensée pour l’abstraction métaphysique. Mais, parmi ceux que sollicitent de tels problèmes, on observe encore deux tendances opposées.

Les uns considèrent qu’il existe et existera toujours un inconnu, un inconnaissable, étranger, non seulement à la physique, mais à toute spéculation humaine. Ils ne croient pas que le raisonnement puisse pénétrer dans ces espaces obscurs qui échappent d’autre part à l’observation ; ils admettent l’infirmité fondamentale de notre raison, tout aussi bien que celle de nos sens et, par conséquent, ils se résignent à ne pouvoir opérer aucune détermination exacte avec des instrumens nécessairement imparfaits par le fait même qu’ils sont humains. En deux mots, ils considèrent, eux aussi, la métaphysique comme un leurre subtil et se fondent pour la rejeter sur les éternelles spirales qu’y décrit la pensée humaine entre un certain nombre de conceptions toujours les mêmes, imaginées depuis la plus haute antiquité et toujours reprises périodiquement sans aucune espèce de progrès. Le postulat métaphysique, ils n’envisagent qu’un moyen de l’atteindre, c’est de le demander, comme un Pascal, à la Foi, à la Grâce. Si la foi ne leur est pas échue en partage, ils restent confinés dans le nihilisme sceptique ; ils regardent monter les théories comme des bulles de savon amusantes dont on suit un moment dans l’air les formes irisées pour les voir crever l’une après l’autre. Mais, croyans ou matérialistes, ils sont d’accord pour refusera la Raison humaine la possibilité, sans un secours surnaturel, d’atteindre les principes des choses, de démontrer et de comprendre un Dieu.

D’autres enfin, parmi lesquels se classait résolument Duhem, professent une opinion toute dilîérente. Peut-être parce qu’ils sont assurés que notre âme est d’essence divine, ils croient cette âme capable de s’élever peu à peu par la pensée jusqu’à l’éternelle Vérité. Leur foi dans l’avenir de la Science et de la Philosophie est comparable à celle des savans les plus positivistes, mais avec une tendance intellectuelle opposée. Pour eux, l’homme peut espérer atteindre à des conclusions de plus en plus rigoureuses, dont la limite extrême serait la certitude : l’éclair divin ayant illuminé ce que nous appelions tout à l’heure l’inconnaissable.

Ils ont beau se soumettre au joug des faits par principe, apporter leur esprit critique à l’examen des théories, s’attacher uniquement à séparer le connu de l’inconnu, non le connaissable de l’inconnaissable, dénier à la théorie physique toute portée métaphysique ou apologétique ; presque malgré eux, ils gardent l’espoir intime de voir la physique aboutir un jour à une métaphysique, comme les positivistes dissolvent inversement la métaphysique dans la physique ; ils se sont formé une conception spiritualiste de l’Univers qui leur apparaît indiscutable.

Cette conviction, très profonde évidemment chez Duhem, il l’a exprimée avec force un jour où, à propos de Maxwell, il a trouvé l’occasion de s’élever contre ces savans sceptiques ou découragés dont nous parlions précédemment, pour lesquels il importe peu qu’une théorie soit vraie ou fausse, son seul but utile et provisoire étant de suggérer des expériences, « Si cette opinion, s’est-il écrié avec une ombre de tristesse, devait être générale et définitive, nous aurions singulièrement gaspillé notre vie, puisque nous l’avons consacrée tout entière à édifier une doctrine aussi rigoureuse, aussi exactement coordonnée que possible… Un jour viendra… où l’on reconnaîtra qu’avant tout la théorie a pour but de classer et d’ordonner le chaos des faits que l’expérience nous a révélés… La logique peut être patiente, car elle est éternelle. »

Et, dans une autre occasion où il s’attachait à peindre la puissante personnalité de Josiah-Willard Gibbs, le fondateur de la statique chimique, l’inventeur de la loi des phases, il a écrit incidemment cette phrase très typique, où il est aisé de voir un retour sur lui-même : « Ces pensées de derrière la tête, le physicien consent rarement à les publier… Ces pensées philosophiques qui dirigent ses efforts dans le choix et l’élaboration de ses théories se rattachent souvent en lui à d’autres pensées philosophiques, à celles qui dominent ses croyances morales, qui organisent sa vie intérieure ; et une juste répugnance, une légitime pudeur le portent à dérober aux regards étrangers cet intime foyer de son âme. Il est donc rare qu’un physicien nous laisse pénétrer jusqu’à ce sanctuaire philosophique où, dans une demi-obscurité, siègent les idées-mères de ses théories… »

Ces idées-mères, Duhem les a exprimées plus que beaucoup d’autres ; nous en avons assez dit pour le montrer ; peut-être même en avons-nous dit plus qu’il n’eût voulu et, comme il arrive toujours quand on résume en quelques lignes l’œuvre d’une vie humaine, avons-nous quelque peu défiguré et trahi sa pensée intime. Mais il est temps d’aborder l’œuvre édifiée sur ce substratum métaphysique, en envisageant, d’abord le savant, puis l’historien du moyen âge.

Nous ne saurions songer ici, en ces pages brèves, à faire connaître une œuvre immense qui remplit tout un rayon de bibliothèque, et nous ne dirons rien non plus d’une vie très simple qui se résume en quelques dates[1] : né en 1861 ; normalien en 1882 ; maître de conférences de physique à Lille, à Rennes ; professeur à Bordeaux ; membre de l’Académie des Sciences en 1913 ; mort le 14 septembre 1916. Ce que nous voudrions, c’est mettre en lumière les lignes directrices de ce formidable labeur et particulariser un esprit puissant, comme lui-même a cherché à nous faire connaître les savans du passé.

I. — L’ÉNERGÉTIQUE


La conception scientifique de Duhem, pour l’invention de laquelle il faut au moins associer à son nom ceux de Rankine, Gibbs et Helmholtz, repose essentiellement sur la notion d’énergie ; c’est une mécanique généralisée que l’on nomme l’Énergétique. La définir, montrer ses principes, ses nouveautés, ses avantages, ce sera étudier du même coup l’œuvre de Duhem. Voici donc, en évitant le plus possible les termes techniques, ce qui distingue l’Énergétique des mécaniques antérieures.

Jusqu’à ces derniers temps, quand on avait voulu ramener la physique à la mécanique, étape nécessaire pour donner aux problèmes cette expression algébrique qui semble leur formule définitive, on était toujours parti de la dynamique, ou science des mouvemens, et on avait prétendu expliquer tous les phénomènes physiques, puis chimiques, par de simples déplacemens. Dans ses manifestations les plus modernes, cette méthode, qu’il ne faut pas dédaigner, car elle a conduit à des théories infiniment ingénieuses et précieuses pour les applications, repose sur l’assimilation de la malière à une gravitation de corpuscules infiniment petits, invisibles et inaccessibles à toute observation directe. Elle a ressuscité les antiques atomes d’Épicure et de Lucrèce, les a inclus dans un éther merveilleusement élastique et impondérable, les a lancés dans cet éther comme des balles rebondissantes ; puis elle leur a prêté des propriétés de plus en plus compliquées et subtiles (parfois contradictoires) pour les mettre en mesure de répondre à tout ce que les progrès de l’expérimentation faisaient attendre d’eux. Dans cette construction lente et méthodique, on n’est pas, comme cela se fait en géométrie, parti d’un postulat pour en dérouler toutes les conséquences ; on a observé les unes après les autres les conséquences pour tenter d’en déduire après coup leur postulat. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer la théorie atomistique. Il est cependant nécessaire de rappeler la succession d’hypothèses sur laquelle elle repose, pour montrer comment et pourquoi l’Énergétique a fini par s’en séparer.

Tout d’abord, faisons remarquer que, suivant la branche scientifique dont on est parti, on est arrivé à des notions de l’atome différentes, et qu’il a fallu ensuite établir entre ces concepts un raccord très artificiel. Il y a l’atome des minéralogistes, celui des chimistes, celui des électriciens, celui des mécaniciens, qui ne sont pas les mêmes : ce qui a amené à imaginer, dans ce petit monde, toute une série d’entités auxquelles ne convient plus le nom vulgaire d’atomes : molécules, atomes chimiques proprement dits, ions, électrons, magnétons, etc. ; tous êtres métaphysiques, aujourd’hui si bien passés dans l’enseignement classique que le moindre écolier en parle comme s’il les avait vus, ainsi qu’on pouvait, au xiie ou au XIIIe siècle, dans la rue du Fouarre, parler de la forme, de la nature spérifique, de la substance individuelle, de l’essence, de l’hyliathis, des universaux et des nominaux.

Dans l’ordre de ces pénétrations hypothétiques au sein de la matière, ce sont les minéralogistes qui ouvrent la marche par des élémens cristallins encore presque accessibles à l’observation, élémens matériels identiques entre eux, qu’ils supposent répartis identiquement, dans la structure dan cristal, sur tous les sommets d’un réseau dessiné par des parallélogrammes, et déjà particularisés suivant la substance par certaines aptitudes géométriques. Mais ces élémens, ou particules complexes, ils sont déjà obligés de les décomposer une première fois en particules fondamentales, groupées entre elles au moyen de rotations et de renversemens. Après quoi, ils passent la main aux chimistes, qui vont, par de tout autres voies, résoudre ces particules en molécules, puis en atomes.

La molécule chimique est considérée comme la plus petite quantité de matière qui puisse exister à l’état de liberté dans une réaction chimique. Cette molécule, aucun engin mécanique ne permet de l’atteindre, aucun instrument d’optique ne donne le moyen de la voir, aucun acide et aucune base ne la font apparaître seule dans un précipité. Et, cependant, le chimiste la divise à son tour par la pensée. Il la suppose composée d’atomes, soit identiques, soit différens, devant lesquels il s’arrête, les jugeant indivisibles, mais que d’autres sciences vont analyser tout à l’heure. Ces atomes ou ces molécules, il trouve des artifices indirects pour les peser, les compter sans les voir ; il en scrute la forme et l’agencement ; il en étudie les propriétés. À l’intérieur de la molécule, le chimiste croit savoir que les atomes occupent des positions fixes, ou du moins qu’ils gravitent autour d’une position moyenne ; il sait qu’ils possèdent, suivant leur nature, des « valences » différentes, c’est-à-dire un nombre de crochets inégal pour accrocher les autres atomes ; il professe, par exemple, qu’un atome de carbone occupe le centre d’un tétraèdre régulier ; et, finalement, il arrive à ces jolies images, où des lettres H ou C, représentant l’hydrogène et le carbone, sont disposées en polygones et réunies par des tirets ou de doubles et triples traits.

Mais les chimistes ont épuisé, eux aussi, leurs moyens d’investigation, et c’est le tour des physiciens, des électriciens qui vont pénétrer plus avant. Arrhénius, pour expliquer les électrolyses, est amené à supposer qu’un corps dissous dissocie partiellement ses molécules en deux « ions » prenant chacun le rôle d’une molécule complète, tout en n’en étant que la moitié. Voici les rayons cathodiques de Crookes qui nous font concevoir des projectiles électrisés repoussés par la cathode avec une vitesse énorme : forme nouvelle de cette émission Newtonienne qui avait semblé autrefois victorieusement écrasée par la théorie ondulatoire et qui redevient à la mode. D’autres expliquent la pression des gaz contre une paroi par une projection d’atomes dont ils calculent le nombre et la vitesse. Peu à peu, tout cela s’ordonne et l’on nous représente, dans la profondeur de la matière, quelque chose de tout à fait semblable au spectacle de l’univers contemplé par un astronome : des milliers de soleils avec leur cortège de planètes et de lunes dispersés au hasard dans le vide, s’attirant l’un l’autre, parcourant leurs trajectoires et soumis à des rotations autour de leur axe ; mais avec cette différence que nous tenons cet univers dans une pincée de sel, dans une goutte de dissolution, qu’un atome chimique représente à lui seul tout un système solaire et que nous pouvons, dans ces microcosmes dont la vision inspirerait sans doute à des êtres submicroscopiques la pensée de l’infini, accélérer, ralentir les vitesses, modifier peut-être les trajectoires…

Nous ne sommes pas au bout. Y serons-nous jamais ? Voici des expériences où il semble qu’un atome chimique perde un certain nombre de corpuscules, comme un soleil auquel échapperaient des planètes, sans que son individualité soit atteinte. Pour expliquer le magnétisme, on nous montre, dans l’intérieur des atomes, un nouveau constituant de la matière, des magnétons, dont la rotation équivaudrait à un courant circulaire. Enfin, les travaux de Curie ébranlent l’atome chimique, qui se désintègre, se transforme par de brusques explosions, donne lieu à ces transmutations dont ont rêvé les alchimistes…

Tout cela est infiniment ingénieux et séduit l’esprit qui en suit l’exposé méthodique et qui voit chacune de ces hypothèses successives appuyée sur une série de confirmations expérimentales. Quand on pénètre pour la première fois dans ce palais mystérieux de la pensée, on a l’impression d’une bâtisse solide et inébranlable, comme lorsqu’on lisait autrefois un traité de mécanique classique, ou une théorie ondulatoire de la lumière, ou tant d’autres conceptions admirées en leur temps, réputées parfaites et bientôt ruinées. On est d’autant plus conquis que la théorie, tout en conduisant, pour la chimie organique, à des applications pratiques singulièrement fécondes, aboutit, d’autre part, à une conception de la matière satisfaisante pour l’esprit et tend à nous faire entrevoir, sous ses propriétés changeantes, une nécessaire unité. Voici que, dans un gaz quelconque, à la même température et à la même pression, le même volume renferme toujours le même nombre de molécules. Une molécule quelconque produit le même abaissement de température dans un liquide où elle se dissout, détermine la même diminution de la tension de vapeur quand la dissolution se volatilise, exerce en dissolution la même pression osmotique. Une molécule d’un sel quelconque éprouve la même action chimique d’un courant électrique. Un atome d’un corps simple quelconque a la même capacité calorifique, etc… Comment douter un instant d’un système si bien coordonné ?

Mais on se rend compte, en même temps, ce que nous voulions montrer, par quelle méthode ce bel édifice a été construit en superposant successivement hypothèse sur hypothèse, à mesure que celles-ci devenaient nécessaires. Il est possible que nous arrivions ainsi à acquérir l’intuition de ce qui se passe réellement dans ces infiniment petits où se perdait l’esprit d’un Pascal et que cet infiniment petit, qui n’apparaît tel que par les dimensions arbitraires des organes humains, offre en effet une complexité analogue à celle de l’infiniment grand astronomique ; mais nous n’en possédons aucune assurance. Quoique certains physiciens espèrent constater un jour la réalité des atomes, il est beaucoup plus vraisemblable que la possibilité même de leur existence demeurera toujours une vue de l’esprit. Aussi conçoit-on comment certains savans, tels que Duhem, ont préféré éviter ces imaginations, répudier cette méthode paradoxale qui explique le connu par l’inconnu, le visible par l’invisible et se borner à des résultats plus directs de l’expérience, au moins en ce qui concerne la dernière partie physique de la théorie ; l’interprétation atomique de la chimie étant admise par les énergétistes eux-mêmes[2].

L’expérience, à vrai dire, tout savant, et dans tous les temps, a toujours fait profession de s’y conformer, les atomistes comme les énergétistes et même ces philosophes du temps passé qui nous semblent, à nous, avoir été les rêveurs les plus chimériques. Chacun d’eux a prétendu réduire l’hypothèse à son minimum et restreindre ses postulats à ce qui lui paraissait évident. Mais c’est devant l’affirmation de l’évidence que les esprits humains s’entendent le moins. Arrivé au fossé qui sépare l’observation de l’interprétation, chacun, qu’il l’avoue ou non, jette quelques blocs dans l’eau et saute le plus légèrement possible sur l’autre rive ; après quoi, les sceptiques qui veulent suivre croient parfois s’apercevoir que ces blocs d’aspect si stable ont été posés dans le vide. Il est néanmoins logique de penser que, plus on réduit le nombre des hypothèses, moins on est exposé à tomber au passage dans le torrent. C’est le premier point que vise l’Énergétique en serrant de plus près les faits et bornant souvent son intervention à l’établissement de relations numériques. Du même coup, elle retire à la dynamique son importance exagérée et lui dénie la prétention ambitieuse de vouloir, à elle seule, donner une explication mécanique de l’univers. Elle montre que cette explication est insuffisante parce qu’elle est fondée sur une simplification prématurée ; et, pour se conformer davantage à Inobservation, elle prend, — ce qui est sa principale nouveauté scientifique, — un caractère largement généralisateur. Déplacemens de la matière dans l’espace, soit ; mais aussi modifications de son état sur place et intervention du temps ; non plus cycles sans fin, suivant l’image classique du serpent se mordant la queue, mais déroulement du cycle et évolution progressive suivant une courbe ouverte.

La scission entre la Dynamique et l’Énergétique se fait par la Thermo-dynamique, ou science de la chaleur, dont l’Énergétique procède directement et pour laquelle il semble même parfois qu’elle montre une déférence filiale un peu exagérée, tout en se l’incorporant. On sait que le travail des forces peut se transformer en chaleur et réciproquement ; qu’il existe ce qu’on appelle un équivalent mécanique de la chaleur. Les dynamistes voulaient en profiter pour introduire de force la thermo-dynamique dans la dynamique, en expliquant tous les phénomènes calorifiques, les élévations de température, les dilatations, les fusions, par des projections d’atomes plus ou moins accélérées, par des accroissemens de force vive. Il n’est pas certain que la tentative soit irréalisable, à la condition d’introduire suffisamment de forces cachées ; mais, jusqu’à présent, elle n’a pas roussi. En attendant, les énergétistes font l’inverse et considèrent la thermo-dynamique et la dynamique comme deux cas particuliers de l’énergétique. Ils s’appuient pour cela sur deux objections fondamentales, auxquelles s’exposent leurs adversaires.

La première provient du principe essentiel dû à Carnot, principe résultant directement de l’observation et pourtant inexplicable en mécanique classique, d’après lequel la production, d’un travail est toujours nécessairement accompagnée par le passage de calorique d’un corps où la température est plus élevée à un autre où la température est plus basse, par une chute de chaleur analogue à celle d’un courant d’eau, par une dégradation de l’énergie, tandis que nous ne connaissons aucun moyen de réaliser, sans dépense de travail extérieur, la remontée inverse. Plus généralement, — et c’est le second point contraire à la dynamique ancienne, — il n’y a pas, en thermodynamique, de cycle rigoureusement fermé, revenant réellement à son point de départ.

De tels cycles n’existent que dans notre imagination, par une conception de notre esprit et à la condition de donner ce coup de pouce à l’expérience qui rend vaine et spécieuse toute théorie. À chaque instant, une certaine quantité de l’énergie primitivement utilisable se perd pour nous par des frottemens, des résistances, des déformations permanentes, des hérédités de la matière. La pratique ne semble donc pas confirmer ce qui fut le dogme d’un demi-siècle, l’éternité nécessaire de la force vive. Un système isolé ne tourne pas en rond sans gain ni perte. Son état futur immédiat ne dépend pas seulement de son état statique actuel, comme on le suppose volontiers pour écrire ses équations, mais aussi de tout son passé. Il nous donne l’impression d’évoluer comme un organisme vivant ou comme un groupe d’êtres organisés. Il ne passe jamais deux fois par le même état et il doit aboutir à une fin.

Telles sont du moins les apparences et nous avons appris à nous méfier des apparences. Ne nous hâtons pas de conclure dans un sens ou dans l’autre, d’autant plus que la conclusion en vaut la peine, puisqu’il s’agit de savoir si les constatations mécaniques actuelles impliquent une création évoluant vers un terme ou l’éternité. C’est l’attitude de rigoureuse prudence qu’a adoptée l’Énergétique. Si nous nous livrons à notre imagination, si nous raisonnons dans l’abstrait, toutes les conclusions seraient possibles mais sans valeur. On peut dire que nous avons mal cherché la compensation qui doit exister en réalité à la dégradation de l’énergie causée par le travail. On peut assimiler les faux équilibres, où intervient la notion de temps, à des équilibres réels de forces. On peut supposer qu’un jour ou l’autre quelque artifice à découvrir nous permettra de faire machine arrière et de récupérer les énergies dégradées en chaleur depuis le commencement du monde. On peut même aller beaucoup plus loin et supposer que l’inversion se produira spontanément, quand les temps seront accomplis, pour lesquels nos lois physiques sont valables. Un fait d’observation, qui ne répond pas à une nécessité logique, si évident qu’il nous semble par habitude, reste toujours exposé à se trouver remplacé par un fait inverse. Concevons, par exemple, un monde, où, alternativement, chaque fois pendant quelques millions de siècles, les élémens se trouveraient électrisés, tantôt positivement, tantôt négativement ; une courbe qui, tantôt nous ramènerait vers une source d’énergie étrangère à notre uniyers, tantôt nous en éloignerait… On peut imaginer tout cela ; mais aussi tout cela peut rester purement imaginaire. Bornons-nous donc, pour le moment, à observer les relations des faits entre eux sans conclure.

Cette attitude de prudence absolue est-elle humainement possible ? Il faut bien avouer que l’Énergétique elle-même ne s’y conforme pas jusqu’au bout et qu’elle prête le flanc à quelques objections, notamment par le rôle trop spécial que ses origines thermo-dynamiques lui font attribuer à la température et à la chaleur, un peu comme les dynamistes ne considéraient que des déplacemens dans l’espace, ou comme la chimie de Lavoisier a mis toute sa confiance dans la balance. L’Énergétique prétend éviter toute hypothèse, et l’on n’échappe pas à l’hypothèse dès qu’on affirme quoi que ce soit, fût-ce l’impossibilité de mener plusieurs parallèles à une droite par un point. Mais cette restriction est ici de peu d’importance et, dans le domaine expérimental, la supériorité de l’Énergétique est incontestable par le fait seul qu’elle envisage une série de phénomènes jusque-là négligés, les remet à leur place et les coordonne. Son programme, très vaste et très complexe, embrasse non plus seulement des changemens de lieu, mais les changemens d’état quelconques étudiés par la physique et par la chimie : dilatations et contractions qui modifient la densité ; fusions et vaporisations qui changent l’état physique ; dissolutions qui mélangent les élémens sans les combiner ; réactions qui, au contraire, les combinent ou dissocient leurs composés ; phénomènes de toute sorte qui modifient l’électrisation ou l’aimantation, etc. L’ancienne mécanique n’est alors qu’une énergétique sans changement d’état autre que les déplacemens et sans dégagement de chaleur.

Prenons un exemple. On chauffe un mélange de sels en dissolution en présence d’un excès des mêmes sels ; il va se produire à la fois des élévations de température, des réactions chimiques, des dissolutions, des vaporisations, des courans électriques, etc., et toutes ces modifications sont solidaires et toutes sont influencées par des actions de viscosité retardatrices, où intervient la notion de temps. Ne considérer qu’un seul de ces phénomènes isolément, c’est agir comme les aveugles de la fable indoue qui, ayant palpé un éléphant, prétendaient le décrire. Alors l’un, qui avait saisi la trompe, la comparait à une liane flexible ; celui qui avait pris une jambe assimilait l’animal au tronc rugueux d’un palmier et celui qui avait touché une défense imaginait toute la bète pareille à une colonne d’agate. Pour agir en voyans scientifiques, il faut, au contraire, apprécier à la fois des énergies de natures très diverses, mécanique, calorifique, électrique, chimique, radiante, et la difficulté est de ne pas en oublier ; car chacune d’elles représente une variable nécessaire dans les équations d’équilibre. Chacun sait aujourd’hui qu’une forme d’énergie peut se transformer en une autre. Quelles que soient les formes primitives et les formes finales de ces énergies, on constate que leur somme se retrouve quantitativement intacte, après une succession de phénomènes quelconques, à la condition de faire intervenir l’énergie interne. Qualitativement, le principe de Carnot montre, comme nous venons de le rappeler, que cette affirmation ne serait plus exacte. En résumé, l’énergie joue ici, avec plus de généralité et quelques corrections, le rôle attribué jadis à la force vive. Cette énergie, immuable en quantité, détermine, en se modifiant dans sa forme, tous nos phénomènes physiques et chimiques.

On voit maintenant pourquoi nous disions en commençant qu’il était difficile de classer Duhem dans une des vieilles sections scientifiques ; c’est que son Énergétique embrasse à la fois et relie les unes aux autres la physique, la chimie, la mécanique, la thermo-dynamique. On conçoit, en même temps, les difficultés auxquelles cette science va se heurter, la puissance d’abstraction qu’elle va nécessiter. Pour représenter la position d’un point dans l’espace, il suffit d’envisager ses distances à trois plans rectangulaires, soit trois variables seulement. Ces trois variables suffisent à définir ce que les Scolastiques appelaient le « mouvement local, » ou changement de lieu. Mais, si l’on veut, comme on le fait en Énergétique, considérer en même temps toutes les particularités physiques et chimiques qui caractérisent l’état d’un corps à un moment donné, le nombre des variables va augmenter singulièrement et le jeu de leurs modifications simultanées entraînera des équations à variables bien plus nombreuses.

Ne nous effrayons pas de ces complications comme d’une offense à la simplicité qui nous paraît devoir être l’attribut du Vrai. La Vérité serait probablement très simple pour une pensée supérieure à la nôtre et capable de l’embrasser à la fois dans tout son ensemble. Mais, avec l’instrument logique très imparfait dont nous disposons, nous avons toujours tort de vouloir atteindre une simplicité trop grande ; et bien des erreurs scientifiques sont venues de cette simplification outrée que notre esprit exige, à laquelle la pratique de l’enseignement contribue et qui aboutit à ne donner jamais du réel qu’une image schématique et conventionnelle. Nous parlions tout à l’heure des nombreuses variables que doit envisager simultanément l’Énergétique. Certains ont cru résoudre la difficulté par une abstraction d’algébristes : « Laissons, ont-ils dit, toutes ces variables constantes à l’exception d’une seule et étudions tranquillement, posément, ses moditications ; puis faisons-en varier deux à la foiset nous apprécierons leur influence réciproque. » Les énergétistes eux-mêmes tombent dans ce défaut lorsqu’ils admettent qu’un système peut être défini en se donnant d’une part l’état, abstraction faite des températures et, d’autre part, la température en chaque point, indépendamment de l’état : un changement de distribution des températures qui n’est accompagné par aucun autre changement d’état, ne devant, suivant eux, par hypothèse, entraîner aucun travail des forces extérieures. Artifices analytiques, qui nous sont jusqu’à nouvel ordre indispensables, mais dont on doit tendre à restreindre le rôle le plus possible. C’est ce qu’a fait l’Énergétique en contribuant à la création de ces sciences intermédiaires si importantes que l’on appelle aujourd’hui la chimie physique, la mécanique chimique, etc.

En définissant ainsi l’Énergétique, nous n’avons pas laissé de côté Duhem, qui a tant contribué à l’établir. Il serait difficile de préciser davantage son rôle scientifique sans insister sur des considérations techniques dont nous avons peut-être déjà abusé. Bornons-nous donc à dire qu’il a particulièrement envisagé et utilisé la notion du « potentiel dynamique » qui mesure l’aptitude d’un phénomène à exercer son action sur le monde extérieur ; qu’il a étudié, en en généralisant le sens, les « viscosités » par lesquelles un phénomène quelconque se trouve retardé et les « faux équilibres, » en raison desquels la réalisation de ce phénomène devient impossible, quoique nécessitée, comme un corps pesant peut être retenu sur un plan incliné par son frottement ; qu’il a joué un très grand rôle dans le développement de la dynamique chimique, etc.

Avant d’envisager maintenant Duhem comme historien, on nous permettra de faire observer combien, pour les non-initiés qui auront pris la peine de nous suivre, ces notions abstraites ont dû présenter de ressemblance avec les anciens raisonnemens des philosophes et des théologiens, auxquels nous allons maintenant passer. C’est là une analogie à laquelle on ne pense pas quand on se borne à considérer la science comme un moyen de faire fonctionner économiquement des automobiles, des avions ou des turbines, ou même quand on ne la connaît que par les simplifications outrées et les recettes mnémoniques d’un enseignement didactique un peu élémentaire. Il semble alors y avoir un abîme entre les subtilités scolastiques d’une prétendue science oubliée et la rigueur scientifique actuelle. Or, voici un savant très moderne, qui s’est particulièrement attaché à rester dans le domaine des faits expérimentaux ; dès qu’il veut exposer les principes de la science, il emploie à chaque ligne des termes comme potentiel, énergie, action, résistance passive, inertie, capacité calorifique, attraction, hystérésis, fluide, catalyse, etc., qui tous correspondent à des abstractions, à des généralisations dont nous pouvons nous faire une image plus ou moins concrète, parce que nous avons pris l’habitude d’y attacher un sens déterminé, mais dont l’obscurité métaphysique égale pourtant celle des termes employés par les logiciens des temps passés. La querelle de l’Énergétique et de l’Atomistique que nous venons de résumer n’a-t-elle pas rappelé à quelque lecteur les antiques discussions des philosophes grecs opposant avec passion la conception d’Anaxagore ou d’Héraclite à celle de Démocrite d’Abdère ?… C’est là un premier encouragement à ne pas nous laisser arrêter bientôt par des mots ou par des modes de raisonnement désuets et à chercher au-dessous ce qu’ont pensé des hommes dont la valeur intellectuelle, dont l’aptitude expérimentale égalaient très probablement les nôtres.


II. — LA SCIENCE DU MOYEN ÂGE


L’histoire des Sciences a tenu une très grande place dans l’œuvre de Duhem ; il s’en est occupé toute sa vie et volontiers, quand il exposait les principes d’une science, il adoptait un ordre historique. Rapprochés les uns des autres et mis sur un même plan, ses travaux fourniraient les élémens d’une histoire générale des sciences physiques qu’il comptait écrire un jour. C’est surtout l’astronomie et la statique qui l’ont occupé pour les temps anciens parce qu’elles étaient alors à peu près seules développées ; mais, pour les époques plus modernes, il a porté également son attention sur les autres sciences physique et chimique qui ont pris l’une après l’autre leur essor : soit en examinant quelques figures de savans comme celles de Nicole Oresme, de Léonard de Vinci, du père Mersenne, de l’Américain Gibbs ; soit en exposant ici même une histoire de l’optique et de lathermo-dynamique[3]. Enfin, depuis la guerre, il s’était attaché, dans de petits livres très vivans sur « la science allemande, » sur « la chimie, science française, » à préciser notre rôle national et celui de nos ennemis dans la découverte scientifique : avec quel esprit de critique intègre, mais aussi avec quelles conclusions, on le devine !

En présence de cette œuvre monumentale, il faut nous résigner à un choix cruel pour donner une idée de dix ou quinze gros volumes en dix pages. Nous pourrions montrer comment Duhem a transformé les idées sur les origines de la mécanique moderne et, ainsi qu’on l’a dit, ajouté un siècle à l’histoire de la science française[4]. Mais, si intéressant qu’il soit de remettre à leur vraie place des savans oubliés, ce n’est pas là ce qui nous touche le plus. Les hommes passent et la science reste.

Nous allons donc nous placer à un autre point de vue, qui, ce nous semble, a été surtout celui de Duhem, en cherchant de préférence, dans l’exposé historique de la science, une compréhension plus claire du but qu’elle a visé, du chemin qu’elle a suivi pour l’atteindre, des obstacles auxquels elle s’est heurtée, des bifurcations où elle s’est trompée de route et tirant par suite, du passé, un enseignement pour l’avenir. Duhem a écrit cette phrase : « Quels sont les principes qui doivent nous guider dans la revision des notions sur lesquelles reposent les théories physiques ? Une étude attentive des lois qui, depuis près de trois siècles, régissent l’évolution de ces théories nous permettrait peut-être d’entrevoir les règles qu’il faut suivre pour en achever la réforme. » Si l’on veut avoir chance de réussir dans une telle investigation, il faut l’aborder avec sympathie et avec un retour modeste sur soi-même, sans rester effarouché chaque fois qu’on rencontre la pensée humaine sous un costume étrange ou passé de mode et sans se borner alors à s’écrier : « Comment peut-on être Chinois ? » Il faut bien se rendre compte que, si de grands esprits ont émis avec conviction des affirmations où nous ne voyons que non-sens, ou s’ils ont employé beaucoup de labeur à démontrer des propositions qui nous paraissent évidentes, c’est que les premières affirmations n’étaient pas en réalité si sottes ni les secondes si claires.

Duhem a parlé de ces hypothèses « qu’un siècle contemple comme le mécanisme secret et le ressort caché de l’Univers, et que le siècle suivant brise comme des jouets d’enfant. » Ces tours de roue de la fortune ne doivent pas nous décourager de croire à la vérité scientifique parce que nous reconnaissons ne l’avoir pas atteinte aussi sûrement qu’on le disait ; nous devons seulement en conclure la nécessité de chercher toujours, dans l’air le mieux analysé, l’argon et le krypton qu’ils recèlent. Il n’est pas indifférent, pour les progrès futurs de la thermodynamique, de savoir que, dans la courte période des deux ou trois derniers siècles, la chaleur a été tour à tour, avec la même certitude, une qualité, une agitation de corpuscules sans attraction réciproque, une ondulation, une force vive, un fluide pesant analogue à un gaz, une émission de fluide impondérable, un effet de l’attraction moléculaire, une accélération dans le mouvement de petites billes traversant l’éther, une énergie tombant de degré en degré à la manière d’une chute d’eau et qu’à chaque interprétation nouvelle on s’est cru assuré de tenir la formule définitive, donnant tour à tour avec autant de foi le calorique pour une substance et pour un mouvement, de même que la lumière a été une ondulation pour Descartes, puis une émission pour Newton, encore une ondulation pour Fresnel et redevient une émission.

On aurait tort de proclamer à ce propos la faillite de la Science, attendu que la vraie Science se rappelle sans cesse ses limites ; mais un savant n’a pas besoin d’être bien vieux pour avoir assisté à la faillite momentanée de deux ou trois très importantes doctrines scientifiques qui semblaient assises sur un roc inébranlable : par exemple, la cinétique des gaz et les ondulations. N’ayons donc pas l’assurance naïve d’un Priestley écrivant, à l’heure où Lavoisier allait créer la chimie moderne, que tout était définitivement trouvé en chimie ! Nos théories passeront à leur tour comme les autres ; elles n’auront pas été inutiles si elles ont contribué à coordonner des connaissances, à provoquer des expériences vérificatrices et à perfectionner des lois. Ces alternatives changeantes de la mode scientifique sont bonnes à connaître pour ne pas s’endormir dans l’illusion des certitudes ; elles peuvent nous rendre un autre service en nous invitant à reprendre parfois certaines idées anciennes.

Pour illustrer notre pensée, nous allons prendre comme exemple un des cas où la lecture des anciens écrits nous donne le plus la tentation de sourire : l’astrologie et ses rapports avec l’alchimie, et nous allons suivre à ce propos Duhem dans sa réhabilitation des scolasliques, en insistant d’après lui sur cette idée, un peu paradoxale en apparence, que les docteurs les plus orthodoxes du moyen âge ont été aussi les observateurs de la nature les plus consciencieux et les plus sévères dans l’interprétation des expériences conformément aux principes de l’Énergétique exposés plus haut, et que l’Église catholique a contribué à faire triompher cette science d’observation contre des traditions vivaces empruntées au paganisme antique.

L’idée d’une influence astrale sur les événemens terrestres est, on le sait, extrêmement ancienne ; d’origine chaldéenne, elle a passé chez les Grecs, chez les Arabes, chez les savans du moyen âge ; nul n’ignore le développement qu’elle avait pris à la Renaissance et sa persistance en plein xviie siècle. Aujourd’hui encore, nous n’en sommes pas délivrés, puisque la moitié au moins des hommes s’obstinent à croire qu’un changement de phase de la lune détermine une transformation du temps. Analysons donc l’histoire de cette superstition vivace pour voir quel a pu être son fondement.

Le point de départ initial est une conception cosmologique. Devant les déplacemens des astres, on a assez vite imaginé l’emboîtement de sphères cristallines ayant pour centre commun la terre : sphères portant les étoiles fixes, les planètes diverses et la lune, et l’on a été amené à penser que cessphères s’entraînaient mécaniquement l’une l’autre. Logique pour la corrélation des mouvemens planétaires, cette idée s’est trouvée rationnellement étendue aux déplacemens visibles sur la terre, mais avec une distinction importante que l’observation nécessitait ; car il était bien clair que les événemens terrestres n’avaient pas, au moins en apparence, la précision rigoureuse qui règle la course de Jupiter ou de Saturne dans le ciel ; on assistait en outre sur la terre à des destructions et à des morts qui, pour les savans d’autrefois, semblaient épargner les astres. On en a conclu que la terre était d’essence inférieure et, par suite, insuffisamment organisée et disciplinée. Les Anciens envisageaient alors deux mondes totalement distincts, séparés par la lune : le monde sublunaire où nous vivons, soumis à la corruption et à la destruction, et le monde céleste, auquel, sous une forme plus ou moins précise, on était tenté d’attribuer une âme ; entre les deux, une zone de contact intermédiaire, où s’établissait la communication des deux mondes et par laquelle le monde céleste transférait au monde sublunaire un mouvement que lui-même avait reçu directement de l’essence divine. Ce fut une révolution scientifique le jour où Jean Buridan, au XIVe siècle, affirma, contrairement à la croyance générale de l’Antiquité, que les deux mondes étaient pareils. Pour les stoïciens qui admiraient l’ordre et l’harmonie de l’Univers, Dieu était le premier mobile d’où le mouvement se propageait peu à peu d’une sphère à l’autre. C’est ainsi que le mouvement des astres entraînait celui des phénomènes et des événemens terrestres. Aristote admettait, d’autre part, la suprématie exercée sur tous les mouvemens par la rotation éternelle de l’essence divine. Seuls, les Épicuriens, dont Lucrèce nous a exposé la théorie atomistique et cinétique, ne voyaient dans le monde que le hasard. Nous ne citons là que des Grecs ; mais on sait que le moyen âge a vécu, en cet ordre d’idées, sur des doctrines hellénistiques, arrivées à lui par les Arabes.

On ne s’en est pas tenu à cette conception générale. L’homme ayant un besoin inné de comprendre ce qui lui est incompréhensible, on a voulu pousser plus loin et préciser : ce qui a conduit à discuter àprementsi les astres étaient les causes premières, les causes secondes ou les signes des événemens terrestres, s’ils avaient tous une âme commune, ou chacun une âme distincte, etc. Mais, sur le fait en lui-même, à peu près tous les philosophes étaient d’accord jusqu’au xvie siècle et il était facile, en effet, d’apporter des preuves apparentes à l’appui de leur opinion.

La plus frappante de toutes sembla être le mouvement des marées, dès que les Grecs, auxquels cette notion avait longtemps échappé dans leur Méditerranée tranquille, en eurent la révélation sur les côtes de la mer Rouge ou de l’Atlantique. Puisque la lune agissait visiblement sur la mer, c’est qu’elle présidait a tout ce qui est humide ; et nous remarquerons par parenthèse que c’est ce qu’on affirme encore implicitement quand on croit que la pluie continuera à tomber parce qu’il a plu à la nouvelle lune. De même chaque autre planète exerçait son influence sur un desélémens, sur une des qualités de la matière. N’était-il pas évident aussi que le soleil gouvernait directement toute la physique terrestre ? Si les anciens avaient connu nos idées sur le rôle des taches solaires en météorologie, sur les propagations électro-magnétiques, sur les rayons X, sur les attractions qui relient entre eux par une chaîne continue toutes les masses matérielles de l’Univers, ils en auraient tiré des argumens convaincans en faveur de leur doctrine. Peut-être auraient ils été un moment gênés de découvrir que les astres ont eux aussi leur naissance et leur mort. Mais ils auraient vite passé outre en admettant que des parcelles d’élémens inférieurs se sont égarées dans les espaces célestes.

Observons, à ce propos, que, si la théorie astrologique est évidemment fausse pour un esprit moderne, elle n’est pas absurde. Elle ne l’est pas même dans la conclusion qu’en tirèrent vite les alchimistes : c’est que le succès de leurs opérations dépendait de la disposition du ciel. Là encore, des faits d’observation, découverts longtemps après, auraient pu les encourager. Pourquoi, puisque nous nous mettons à l’abri des courans telluriques, des ondes hertziennes ou des émanations radioactives pour certaines expériences, ne faudrait-il pas aussi se protéger contre des radiations astrales ? Sommes-nous tellement certains que, dans les diverses énergies envisagées pour notre conception de l’équilibre chimique, il ne faille faire aucune place minime à une énergie émanée de telle ou telle planète et variant, par conséquent, avec la position de celle-ci dans le ciel ?…

Nous allons revenir tout à l’heure sur cette question chimique ; mais il faut auparavant envisager des problèmes beaucoup plus graves que posait l’astrologie et où la religion allait se trouver mise en cause : comment des astres bons pouvaient-ils être la cause du mal ? Comment, les événemens étant déterminés d’avance, pouvons-nous garder notre libre arbitre ?… À la première objection on répondait que l’essence divine se corrompait en se mélangeant sur la terre avec des élémens inférieurs. Quant à la seconde, elle n’est pas propre à l’astrologie, et il est admirable de voir avec quelle inconséquence l’homme a de tout temps prétendu connaître l’avenir en espérant l’éviter. Qu’il se soit agi des oracles antiques ou des inflences astrales au moyen âge, il a toujours trouvé d’excellentes raisons pour s’expliquer : soit, avec Aristote, que les événemens futurs sont « les uns nécessaires, les autres nécessairement impossibles et d’autres enfin contingents ; » ou, avec Plutarque, que les lois du Fatum sont comme celles des hommes auxquelles on peut désobéir ; ou encore, avec Ptolémée, que les événemens peuvent être prévus dans la mesure où le médecin prévoit le développement d’une maladie, mais avec la l’acuité de réagir par des remèdes.

Pour montrer la manière singulière dont on arrivait même à concilier l’astrologie avec l’orthodoxie, nous ne résistons pas au plaisir de citer un curieux document qui semblerait, par bien des points, se rapporter à des événemens contemporains. Il s’agit d’une lettre écrite vers 1345 par Jean de Murs, — un astronome célèbre, auquel on doit des observations précises sur l’obliquité de l’écliptique, sur l’époque de l’équinoxe de printemps, des livres très répandus sur l’arithmétique et la musique, etc. : — lettre adressée au pape Clément VI pour l’avertir en bon chrétien et en bon Français de deux conjonctions fatales qui vont avoir lieu dans les astres et le mettre en garde contre leurs conséquences. « La première de ces conjonctions, entre Jupiter et Saturne, va, dit-il, reproduire une circonstance qui ne s’est pas féalisée depuis l’avènement de la religion des Sarrasins et l’élévation ou le règne du perfide Mahomet… Les philosophes croient donc qu’elle signalera, dans cette secte, de grandes nouveautés, tribulations et transformations. Si, ace moment, les chrétiens la frappaient énergiquement et l’attaquaient vigoureusement, elle devrait se changer en une autre religion, ou bien s’affaisser et s’écrouler sur elle-même… D’autre part, le 8 juin 1357, il y aura conjonction de Jupiter et de Mars, c’est-à-dire de deux planètes qui amènent la mauvaise fortune… Or, des expériences multiples et innombrables ont fait reconnaître que Jupiter domine l’Angleterre, Mars l’Allemagne et Saturne la France ; cette conjonction signale de très grandes guerres, de très grandes effusions de sang, des morts de rois, des destructions de royaumes ou des transferts de ces royaumes à des étrangers. À moins donc que Votre Sainteté, avant le temps susdit, n’ait, aux occasions de guerre présentes entre les princes chrétiens, pourvu par un remède opportun, en rétablissant entre eux une paix ferme et durable, je crois et je prévois que le Roi et le royaume de France sont en danger de ruine, de bouleversement et d’opprobre éternel… Que Votre Sainteté cependant fasse attention à une chose. Si vous ne prenez soin d’avance d’annuler les maux et les infortunes qu’énonce la seconde conjonction, afin que ces maux ne se produisent pas, vous ne pourrez seconder communément les heureux événemens et les bonnes fortunes en faveur de la foi chrétienne qu’annonce la première conjonction… » Quelque astrologue a-t-il eu l’idée d’examiner si Jupiter, Saturne et Mars ne se seraient pas rencontrés de nouveau vers 1914 ? Nous l’ignorons. Pour 1357, Jean de Murs a pu paraître prophète ; car, un peu avant la date prédite, eut lieu le désastre de Poitiers. Ce qui aujourd’hui nous frappe surtout dans sa lettre, c’est qu’elle ait pu être adressée au pape, dans un sentiment tout patriotique, sans crainte de commettre une hérésie.

Duhem a montré, à ce propos, comment, à cette époque, il s’était constitué, à côté de l’astrologie, une véritable science astronomique d’observation, qui avait son enseignement régulier à l’Université de Paris et à laquelle s’intéressait vivement la Papauté par la nécessité d’avoir un calendrier exact pour les fêtes. Cette astronomie sérieuse n’était pas aussi absolument distincte qu’on le voudrait de l’astrologie judiciaire, et l’on croit deviner que, si les cours d’astronomie étaient courus à Paris ou à Oxford, c’est parce qu’il était lucratif de tirer des horoscopes, L’Église ne protestait pas, à la condition que le libre arbitre humain fût respecté, comme il l’était si candidement dans la lettre de Jean de Murs. Mais, ainsi que nous l’annoncions plus haut, les travaux de Duhem ont fait voir, et il y a là une de leurs conclusions nouvelles, que, le jour où l’astronomie d’Aristote, liée à l’astrologie la plus fataliste, parut entraîner des conclusions déterministes pour la cosmologie universelle, la Papauté engagea une lutte vigoureuse contre ces tendances hérétiques et prêta alors un appui décisif à la science d’observation, à la science qui devait produire un jour Copernic et Galilée. Il fallut ce secours de la théologie pour faire triompher le système savant de Ptolémée contre un enseignement hellénistique contraire à tous les faits expérimentaux et uniquement occupé de conserver par tradition les sphères homocentriques d’Aristote. Un évêque de Lisieux, Nicole Oresme, inventa alors, le premier, en 1377, le système de Copernic et donna « plusieurs belles persuasions à montrer que la Terre est mue de mouvement général et le ciel non. » Suivant la thèse de Duhem, si Galilée fut condamné plus tard, c’est qu’il manqua de critique scientifique en affirmant le caractère réel et absolu d’une théorie, à laquelle l’Église n’avait fait aucune objection tant qu’elle était seulement présentée comme le moyen le plus simple de figurer les mouvemens des astres.

Pendant cette grande bataille entre les expérimentateurs qui défendaient les épicyles de Ptolémée et les « physiciens » obtinément fidèles à la doctrine péripatéticienne d’Aristote, d’Averroes et d’Al Bitrogi, saint Thomas d’Aquin énonçait cette opinion, à laquelle nous pouvons souscrire encore : « Il faut écouter les opinions des anciens, quels qu’ils soient. Cela est doublement utile. Nous accepterons pour notre profit ce qu’ils ont dit de bien et nous nous garderons de ce qu’ils ont mal exposé… Le but de la Philosophie n’est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais bien quelle est la vérité des choses. » Albert le Grand a dit aussi : « Averroes n’a nullement acquis une connaissance exacte de la nature des corps célestes ; aussi a-t-il formulé, au sujet des cieux, beaucoup de propositions abusives et absurdes ; la simple vue suffit à nous convaincre de la fausseté de ces propositions. » Enfin, Jean des Linières a écrit cette phrase qu’on ne s’étonnerait pas de trouver chez Duhem ou dans le livre de Poincaré sur la Science et l’Hypothèse : « Ce n’est pas un raisonnement concluant que celui-ci : Telle variation a été trouvée en la déclinaison maxima du soleil ; donc elle provient de tel mouvement ; car une semblable variation peut également provenir de tel autre mouvement que l’on imaginerait. »

Cela nous paraît tout simple aujourd’hui de se révolter ainsi contre l’opinion d’Aristote ou d’Averroes. Mais mettez seulement, à la place de ces noms, ceux d’Auguste Comte ou de Maxwell… Cependant des textes de ce genre ne sont pas rares ; et, d’une façon générale, quand on pénètre dans cette science scolastique, on est frappé, nous le remarquions en commençant, d’y trouver souvent, à côté de la foi aveugle et trop générale en Aristote, à laquelle on s’attendait, un souci de l’expérimentation et un sens critique beaucoup plus développés chez quelques-uns qu’on ne l’aurait supposé. Ce qui a perdu souvent ces philosophes, c’est précisément qu’ils raisonnaient trop bien leurs abstractions, avec trop de rigueur, ainsi qu’il arrive parfois aux mathématiciens égarés dans l’économie politique ou sociale. Comme leur fond d’expériences était imparfait, ils partaient en physique de prémisses fausses et ils en tiraient alors les conclusions les plus rigoureuses, sans avoir l’idée simple de reprendre contact avec la réalité. C’est un défaut que l’on a pu reprocher plus récemment à la philosophie allemande. Nous allons en retrouver une preuve nouvelle en cherchant le contre-coup de l’astrologie sur l’alchimie.

Quelle était la connexion entre les deux sciences, nous l’avons déjà indiqué plus haut. Les circulations des astres errans règlent, disait-on, toute âme incorporée ; à plus forte raison, toute substance corporelle, donc les réactions chimiques de ces corps. C’est ainsi que les alchimistes distinguaient sept métaux correspondant aux sept planètes et partageant leur composition. On a tort de se représenter leur laboratoire comme uniquement consacré à la recherche de la pierre philosophale. Ils faisaient aussi beaucoup de chimie pratique, teintures, sels métalliques, etc…, et, s’ils s’entouraient de tant de mystère, c’était surtout pour ne pas laisser vulgariser leurs recettes ; mais il est certain qu’ils s’attachaient aussi à produire de l’or. À leurs yeux, la forme de l’or était seule parfaite et définitive ; tous les autres métaux étaient en voie vers l’état de l’or comme une chose incomplète vers la perfection ; en sorte qu’il y avait lieu de hâter cette guérison par la pierre philosophale, comme on administre à un malade un remède.

Pour opérer une transmutation, l’alchimiste s’attachait à séparer de l’or sa substance déterminante, son âme, son souffle, son « venin, » son « ios, » pour le transporter sur un autre métal qui deviendrait ainsi de l’or. On sait que les modernes ont repris les recherches de la transmutation, et le hasard fait qu’il suffirait de changer ios en ion pour que la théorie antique reprît presque une tournure actuelle. Tout leur système, dont l’allure bizarre nous surprend comme un professeur à la Faculté des Sciences qui se montrerait sous le bonnet du docteur Faust, apparaît, quand on l’étudié avec un peu de soin, parfaitement cohérent. Une de leurs grosses erreurs, comme nous avons essayé de le montrer jadis[5], était d’appliquer à toutes les qualités physiques le principe de conservation que l’on a d’abord réduit à la force vive, puis à l’énergie. Ils croyaient que la densité, la sécheresse, la chaleur, la transparence, etc., passaient d’un corps dans ses composés sans modification, de même que pour nous les atomes se retrouvent toujours avec le même poids. D’autre part, ils admettaient des postulats que l’expérience n’a pas vérifiés, comme l’existence de substances allégeantes ayant un poids négatif, repoussées par la terre au lieu d’être attirées par elle, à la manière des répulsions électriques… Mais, tout en argumentant ainsi, ils travaillaient dans leurs alambics ou leurs cornues etpeu à peu s’accumulaient grâce à eux les faits qui ont constitué progressivement la chimie moderne. Du moyen âge à la Renaissance, puis à la science de Lavoisier, il y a une chaîne beaucoup plus continue qu’on ne l’admet d’ordinaire et non pas de brusques percées de lumière dans la nuit. Duhem a bien montré, pour Léonard de Vinci, cette continuité, en même temps que le rôle indispensable de la critique scientifique ; nous voudrions encore traiter brièvement ce point intéressant d’après lui.

Le grand artiste italien a été un si prodigieux génie encyclopédique que l’on a eu une tendance naturelle à exagérer son rùle et à se le représenter comme un « autodidacte, » produit par une génération spontanée. Duhem, au lieu d’accepter des affirmations vagues, a pris le soin d’examiner minutieusement ces précieux manuscrits où le Vinci notait, au hasard de son imagination, en écrivant à l’envers de droite à gauche avec un mystère d’alchimiste, ce qui lui passait par l’esprit. Il a constaté ainsi, pièces en mains, combien ce précurseur s’était montré d’abord un liseur très au courant de la science scolastique : science qui était, on l’oublie trop, celle de sa jeunesse (naissance en 1452). Par des comparaisons de textes précises, il a pu reconstituer ses lectures, ou du moins la partie de ses lectures relative aux sciences physiques, en surprenant dans un grand nombre de cas le travail de cet esprit toujours en mouvement, qui ne se contente pas d’étudier ses prédécesseurs, mais qui les discute, trie le bon grain au milieu de l’ivraie, superpose ses propres observations aux leurs et finalement en fait des idées nouvelles. Il a montré notamment comment Léonard avait su comprendre les théories de la Scolastique parisienne, disparues en Italie sous l’invasion des traditions aristotéliques et averroïstes et comment ce retour à la science expérimentale de Paris en réaction contre les idées préconçues et routinières avait contribué à faire de lui un des principaux promoteurs de la Renaissance,

Duhem a accompli là en savant et documens en mains ce travail passionnant que d’autres ont tenté ailleurs de réaliser par l’imagination et par le roman pour le Vinci même ou pour Shakspeare : pénétrer dans le secret d’une âme puissante, en scruter les moteurs et les rouages, assister à la formation, à la fécondation du génie. Nombreux et divers sont les sujets qu’il a abordés ainsi à la suite de Léonard ; la sphéricité de la terre, l’équilibre des mers, le centre de gravité, les mouvemens accélérés, les principes de l’hydrostatique et de la cinématique, la balistique, le levier et le treuil, la composition des forces concourantes, la loi de la chute des corps, la résistance des matériaux, le problème des deux infinis, la pluralité des mondes, la géologie et la paléontologie, etc. Entre tant de sujets captivans, forcés de nous borner, nous n’en choisirons qu’un qui complétera ce que nous avons dit plus haut sur l’enchaînement rationnel de certaines erreurs cosmogoniques et sur la réaction de l’esprit critique : la pluralité des mondes.

Quel est le problème posé à ce sujet ? avec nos idées modernes nous avons d’abord quelque peine à le comprendre. Nous nous représentons l’Univers peuplé de systèmes solaires analogues au nôtre, dispersés dans l’espace en nombre infini ; notre raison n’imagine aucune limite possible à cette multiplicité d’astres innombrables, aucune borne au delà de laquelle il puisse y avoir autre chose que des astres semblables. Nous sommes instinctivement pénétrés de cette unilé. Dans le noir d’une nuit constellée, nous supposons à tort ou à raison qu’un rayon lancé dans une direction quelconque suffisamment loin aurait partout chance de rencontrer une étoile ; et, si nous concevons la possibilité d’un autre univers séparé du nôtre par des espaces immenses de vide, insaisissable par là à nos observations, c’est uniquement comme on peut se représenter deux nébuleuses disjointes, deux lloconsde brume suspendus dans le même ciel d’été. À tous ces atomes de matière que nous appelons des soleils, nous appliquons, par une généralisation hardie, les lois de l’attraction, et il nous semble qu’ils sont tous reliés les uns aux autres, fût-ce aux distances les plus infranchissables, par ce lien universel dont nous sommes d’ailleurs impuissans à concevoir la nature ni le mode d’action. Si donc un moderne pense à la pluralité des mondes, c’est seulement pour se demander s’il est plusieurs mondes habités. Mais, jusqu’au début du XVIe siècle, la question, discutée avec passion, était tout autre.

Il faut, pour entrer dans la pensée des scolastiques, se figurer, autour du centre terrestre, un certain nombre de sphères cristallines concentriques, dont la dernière portait les étoiles fixes et au delà desquelles il n’y avait plus que quelque chose d’indéfinissable, auquel cessaient de s’appliquer les notions de lieu et de temps. Même avec les complications savantes d’excentriques et d’épicycles imaginées à la suite de Ptolémée pour expliquer mieux les observations, la notion générale restait à peu près la même. Le monde d’Aristote était un monde matériel et limité. On pouvait donc se demander s’il n’en existait pas un second pareil ; mais Aristote s’était prononcé pour la négative ettoute son école l’avait suivi. Sa négation était fondée sur une autre notion qui nous est devenue très étrangère, en sorte qu’il est également nécessaire de l’expliquer : celle du « lieu naturel » des corps.

Quand nous voyons aujourd’hui une pierre tomber, nous pensons qu’elle est attirée vers le centre de la terre, et Newton nous a appris que l’attraction est en raison directe des masses et en raison inverse du carré des distances, que la vitesse croît proportionnellement au temps. Quand nous voyons une flamme monter, nous l’expliquons par l’expansion des gaz que dégage le combustible. Pour un disciple d’Aristote, — et tout le monde, au xive et au xve siècle, était plus ou moins disciple d’Aristote, — il en allait tout autrement. La pierre tombait parce que son « lieu naturel » était au centre de la terre et que tout son corps tendait à se porter vers sa place naturelle pour y demeurer ensuite immobile, n’ayant plus de raison d’agir (étant ce que nous appellerions en équilibre) ; le feu montait parce que son lieu naturel est au haut du monde sublunaire, immédiatement sous l’orbite de la lune. Il n’était pas vrai pour Aristote que le corps fût plus fortement attiré quand il était plus près du centre, attendu qu’il était porté vers ce centre, non par une force attractive comme nous le croyons, mais par sa nature même, laquelle nature ne pouvait être influencée par la distance. Ces postulats étant admis, on en concluait nécessairement l’impossibilité qu’il existât deux mondes. Car, s’il y avait un autre monde, de deux choses l’une, ou bien le second serait formé de substances différentes des nôtres, et alors ce ne serait plus un autre monde, mais une chose tout autre ; ou bien, s’il contenait les quatre élémens du nôtre, chacun d’eux devrait avoir, dans ce second monde, un lieu naturel semblable à celui vers lequel il tend dans le premier : l’élément terrestre, par exemple, au centre ; et, d’autre part, puisque cet élément devrait être, nous l’avons vu, identique au nôtre, son véritable lieu naturel serait le centre de notre monde à nous ; les deux mondes seraient donc nécessairement confondus.

Un autre raisonnement concordant partait de ce principe que, hors les limites de notre monde, il n’y a ni lieu ni durée ; donc il ne peut y avoir matière ; donc il ne peut y avoir un autre monde et il ne peut jamais y en avoir eu ; notre monde est unique dans le temps comme dans l’espace.

À cette théorie on ne fit longtemps qu’une objection sérieuse, celle qu’en limitant le nombre des mondes, on limitait du même coup la puissance créatrice de Dieu ; et c’est cette raison qui fit, en 1277, condamner comme une grave hérésie averroïste l’affirmation qu’il ne pouvait y avoir plusieurs mondes, en rangeant toute l’Église orthodoxe dans le sens de la pluralité contre Aristote. Néanmoins presque tous les physiciens restaient imprégnés de la doctrine aristotélique, et, pour la concilier avec l’orthodoxie, ils avaient été obligés d’inventer des argumens spécieux, comme Michel Scot distinguant que Dieu aurait pu créer plusieurs mondes, mais que la nature ne pouvait les subir ; ou comme Albert le Grand remarquant que le raisonnement d’Aristote n’excluait pas deux mondes concentriques. Peu à peu cependant, quelques-uns, pour soutenir l’orthodoxie, attaquèrent, avec plus de perspicacité, le principe même d’Aristote. Une pierre, suivant eux, ne tombait pas simplement parce qu’elle retournait à son lieu naturel, mais parce qu’elle avait une gravité, qui devait subsister, même dans le lieu naturel, en passant alors à l’état potentiel. Saint Thomas d’Aquin s’appuyait sur l’accélération pour admettre que le poids d’un grave croissait au fur et à mesure qu’il se rapprochait du centre : ce qui ruinait le principe d’Aristote, puisque alors les deux mondes pouvaient se maintenir en équilibre côte à côte. L’altraction newlonienne commençait ainsi à poindre. Mais les partisans d’Aristote lui opposaient cette difficulté toujours pendante : l’action à distance est-elle possible ? et ils répondaient : non ! avec la même assurance que certains philosophes actuels démontrant l’identité de l’âme et du corps parce que, suivant eux, l’âme ne pourrait agir sur le corps, si cette identité de principe n’établissait pas entre elle et lui un lien. L’argument d’Aristote reprenait alors sa valeur contre la pluralité des mondes.

En résumé, laissant de côté le problème de la pluralité puisque à cet égard l’Église s’était prononcée, l’école parisienne du xive siècle rejetait en majorité l’hypothèse, destinée à être reprise par Newton, qui assimilait le poids à une attraction exercée de loin par le centre de la Terre et elle le faisait en s’appuyant sur les conséquences qui seraient résultées logiquement de cette affirmation ; conclusions fort bien aperçues par elle et, en effet, exactes, mais qui semblaient impossibles parce qu’on n’avait pas su faire l’expérience : « Une pierre pèserait moins au haut des tours de Notre-Dame qu’au ras du sol ; un corps, en tombant du haut des tours, aurait une vitesse initiale plus faible que s’il tombait de la place dans un puits. »

La question en était là quand Léonard de Vinci fut amené à l’envisager en lisant les questions d’Albert de Helmstaedt « sur le ciel et sur la terre. » Cet Albert, qu’il ne faut pas confondre avec Albert le Grand, avait, un siècle et demi auparavant, vers 1350, formé, à la Sorbonne, un remarquable trio de philosophes avec Jean Buridan et Timon le Juif. Ses œuvres étaient parmi celles que le Vinci lisait le plus assidûment. Or, on y trouvait les propositions suivantes : « Tous les graves tendent dans leur chute vers un même point. Les divers élémens sont limités par des surfaces sphériques ayant ce point pour centre. » Avec son esprit de généralisation habituel, le Vinci se demanda aussitôt ce qui se passerait si, au lieu d’un seul centre, il y en avait deux dans deux mondes. Il se posa alors, sous une forme simplifiée, le problème mécanique résolu plus tard par Euler du mouvement que prendrait un point attiré à la fois vers deux centres fixes et, finalement, il conclut, contrairement à Aristote, mais avec Albert de Helmstaedt, que la pluralité des mondes était possible : ce qui aboutissait presque nécessairement à ne pas laisser la Terre au centre.

Un tel rapprochement du Vinci avec la science du Moyen Âge pour aboutir à une conquête moderne ne constitue pas un fait isolé. Dans nombre de cas où la Renaissance marquait un recul sur la science parisienne du xive siècle (pour la géologie par exemple que tendait à annihiler l’astrologie), le Vinci a trouvé, chez Nicolas de Cues, Albert de Helmstaedt et d’autres, un point d’appui qui lui permettait de remonter aux premiers observateurs de la Grèce. Et cet enseignement scolastique, ainsi repris par le Vinci et illuminé par son génie, Duhem nous l’a montré, ce qui n’est pas une de ses révélations les moins imprévues, prolongeant ensuite ses effets très loin vers notre temps. Les idées de Léonard de Vinci ne sont pas restées, comme il arrive souvent, à l’élat de semences oubliées dans un tombeau que l’on retrouve longtemps après quand des graines semblables ont germé ailleurs. Ses manuscrits ont été lus et pillés beaucoup plus qu’on ne le croyait, avant leur publication partielle par Venturi en 1797 et, par ce fil caché, ils se rattachent à des idées de Jérôme Cardan, plagiaire fameux, dont s’inspira Bernard Palissy pour ses premiers essais de paléontologie. De même, Léonard est le premier inventeur du principe hydrostatique attribué à Pascal, qui a été transmis à celui-ci par Giovanni Battista Benedetti et le père Mersenne.

Nous avons dû être bien court sur ces travaux historiques de Duhem ; ce que nous en avons dit aura suffi cependant pour faire un peu mieux connaître cette physionomie que rendaient à tous égards si attachante, non seulement la profondeur et l’universalité de la pensée, mais aussi une rare droiture intellectuelle et morale, une intransigeance absolue devant l’à peu près scientifique comme devant l’enrégimentement et l’arrivisme. Dans toute notre étude, nous avons été amené à insister moins sur les travaux proprement dits de Duhem que sur les lignes directrices de ses recherches.

Nous avons essayé de faire voir comment il avait établi des contacts nouveaux entre la physique et la chimie, entre la physique et la mécanique, entre la mécanique et la philosophie ou l’histoire. De tels rapprochemens ont été souvent fructueux dans l’histoire des sciences. La naissance de la chimie moderne remonte au jour où un fermier général a employé en chimie la balance des physiciens. La plus grande découverte de la biologie et de la médecine a été réalisée quand Pasteur a appliqué au monde vivant ses méthodes de minéralogiste… Nous avons signalé en même temps quelle part Duhem réservait à l’hypothèse et à la métaphysique. Il s’affirmait pourtant réaliste et considérait que l’usine avait sauvé le laboratoire du byzantinisme ; il s’appliquait à arracher le masque des hypothèses implicites ; il répudiait les théories provisoires, auxquelles une mode changeante attribue trop souvent un caractère de certitude. Mais, en même temps, il gardait la conviction qu’une théorie définitive monterait comme un soleil à l’horizon le jour où l’homme pourrait se hisser sur un bloc d’observations assez haut pour la voir. D’autres savans font profession de mépriser les principes et les causes premières. À quoi bon les chercher, disent les uns, puisqu’elles ne feront pas tourner une machine de plus ? À quoi bon, ajoutent plus bas les autres, puisqu’on ne les trouvera jamais ?… Qui pourrait fuir la métaphysique ? Elle est au bout de toutes ces avenues que nous ouvrons à coups de cognée dans le fourré des réalités. Mais fermer les yeux pour ne pas la voir, supprimer la curiosité des pourquoi, manquer de foi dans la science comme dans la révélation et se résigner à n’obtenir jamais de réponse pour les seules questions essentielles, c’est supprimer une des plus grandes joies humaines, une des principales « énergies » morales qui incitent aux découvertes. Le véritable but du savant est moins d’utiliser pour quelques jours les forces naturelles que de discerner, de comprendre et d’exprimer l’harmonie du vrai, comme l’artiste cherche à atteindre l’harmonie de la beauté.

L. De Launay.
  1. Ceux qui seraient curieux de connaître la figure de l’homme et non plus seulement du savant, en trouveront un portrait fidèle tracé par Édouard Jordan dans l’Annuaire des anciens élèves de l’École normale supérieure de 1917.
  2. Dans une polémique contre Berthelot, Duhem lui a vivement reproché de s’être oppose à la chimie atomique de Wurtz.
  3. T. CXXIII, 1894 p. 94 ; T. CXXIX, 1895 p. 869 ; T. CXXX, 1895 p. 380.
  4. Cette partie de notre sujet s’est trouvée traitée ici par M. Albert Dufourcq, 15 Juillet 1913.
  5. Un alchimisle du XIIIe siècle. Albert le Grand (Revue scientifique, 18 mai 1859).