Phonétique d’un parler irlandais de Kerry/Conclusion

Conclusion

Le système phonétique du parler est dominé par trois faits prin­cipaux : le fait que tout phonème est carac­térisé par une position avancée ou rétractée de la langue et qu’il n’existe pour ainsi dire pas de position neutre ; la pré­dominance du conso­nantisme sur le vocalisme ; enfin le manque de synchro­nisme des mouve­ments articu­latoires, lequel détermine l’appa­rition d’un grand nombre de sons de tran­sition.

Le consonantisme est remarquable par la multiplicité des phonèmes, tous énergique­ment articulés et soigneuse­ment carac­térisés. Chaque type de consonne comporte deux variétés, l’une vélarisée, l’autre palata­lisée. La palata­lisation et la vélari­sation peuvent être plus ou moins pronon­cées, selon la nature du phonème : l’oppo­sition entre les deux variétés n’en est pas moins toujours nette : c’est ainsi que pour les occlu­sives dentales la vélari­sation est assez faible, et la palata­lisation très marquée, tandis que pour les occlu­sives labiales, c’est l’inverse qui tend à se produire, l’oppo­sition entre t et , entre p et restant fortement marquée ; dans le cas de s et ʃ le fait que les phonèmes sont diffé­renciés par ailleurs permet une vélari­sation ou une palata­lisation plus faible.

L’opposition entre sourdes et sonores est limitée au système des occlu­sives pures et des spirantes, où elle joue un grand rôle : les nasales et les liquides sont en revanche normale­ment sonores (les formes assour­dies, là où elles se ren­contrent, étant dues à l’assi­milation), les sif­flantes et chuin­tantes toujours sourdes.

Il existe une trace d’opposition entre consonne longue (et forte) et consonne brève (et faible) dans les deux variétés de n (§ 26), de r (§ 81) et de l (§ 76). Cette oppo­sition, déter­minée exté­rieure­ment, ne joue aucun rôle dans le parler. Toute consonne, sauf dans le sandhi, est normale­ment moyenne.

A l’intérieur du système consonantique le groupe le plus important est formé par les occlu­sives : celles-ci ne présen­tent pratique­quement aucune variation indivi­duelle. Il n’en va pas de même pour les spirantes, qui consti­tuent le seul point faible du système. Celles-ci présen­tent de remar­quables particu­larités : existence d’un f () et d’un v () bilabials, d’un (ṽʹ) et même d’un  ; ces phonèmes tendent d’ailleurs à s’éliminer, laissant la place à des spirantes labio­dentales, non nasali­sables. Les spirantes sont d’autre part menacées par une tendance à l’ouverture : l’ouverture de j, véritable demi-voyelle, et, à un moindre degré, de ç (maintenu seulement à l’initiale), les confu­sions parti­elles de χ et de h laissent prévoir une évolution d’ensemble des spirantes guttu­rales.

Les occlusives nasales offrent à la fois une nasale dentale palata­lisée , s’opposant à une dentale vélaire n, et une nasale palatale ŋʹ s’opposant à une gutturale vélaire ŋ.

Les liquides et h (qui peut être sonore) n’offrent guère de singu­larités.

En face de ce consonantisme riche et stable, le vocalisme ne présente qu’un petit nombre de types vraiment distincts, double­ment menacés dans leur identité, et par l’influence des consonnes avoisi­nantes qui tend à les morceler en variétés mal définies, et par celle de l’accent d’intensité qui tend à les confondre partout sauf en syllabe tonique.

Le vocalisme du parler repose sur trois oppositions :

Une quantitative : celle des voyelles longues et des voyelles brèves. Cette oppo­sition est de beaucoup la plus nette, la seule qui subsiste plus ou moins à toutes les places du mot ; s’il y a tendance à abréger certaines longues atones, le fait reste excep­tionnel.

Deux oppositions qualitatives : voyelles d’avant et voyelles d’arrière ; voyelles hautes, moyennes ou basses, et ultra-basses (sons ɑ) ; i: s’oppose à ᴜ: ; ᴜ: à o: et à ɑ:.

Le jeu très simple de ces oppositions est compliqué et obscurci, prin­cipale­ment en ce qui concerne les voyelles brèves, par le fait qu’une consonne, selon qu’elle est vélaire ou palatale, provoque l’appa­rition d’une variété parti­culière de la voyelle qui la suit ou qui la précède : on a ainsi trois sons i, dont la répar­tition dépend du conso­nantisme envi­ronnant : i, ɪ et ï ; de même pour les sons a, l’on a α, a et ɑ, etc. (voir IIe Partie, passim).

Si l’on tient par ailleurs compte du fait que les voyelles longues diffèrent en général des voyelles brèves par le timbre, diffé­rence plus nette chez les jeunes généra­tions (§§ 140 et 172), si l’on tient compte des flotte­ments indivi­duels, d’autant plus considé­rables que le vocalisme est senti comme plus confus et moins caracté­ristique, on sera amené à distin­guer les nom­breuses variétés portées au tableau du § 119.

Ces variétés se laissent répartir en deux séries une série d’avant, à laquelle se ratta­chent les voyelles mixtes d’avant, une série d’arrière, à laquelle se ratta­chent les voyelles mixtes d’arrière. Si la richesse en voyelles mixtes doit être soulignée comme une des origi­nalités du parler, il importe d’insister sur ce fait, qu’aucune de ces voyelles n’est rigou­reuse­ment mixte, si l’on entend par là : à mi-chemin entre les voyelles d’avant et les voyelles d’arrière ; toutes s’appa­rentent aussi bien par le timbre que par les condi­tions dans les­quelles elles peuvent appa­raître soit à l’une soit à l’autre des deux séries extrêmes et pour­raient être consi­dérées soit comme des voyelles d’avant fortement rétrac­tées soit comme des voyelles d’arrière fortement avancées. On retrouve ainsi dans le vocalisme l’oppo­sition vélaire-palatale, qui domine le conso­nantisme.

Le timbre des voyelles brèves est uni. Les voyelles longues ont parfois un double sommet, et peuvent être diphton­guées dans leur dernière partie sous l’influence de la consonne suivante (voir plus loin).

Il n’y a pas de voyelles d’avant arrondies.

Les voyelles d’arrière sont le plus souvent impar­faite­ment arrondies, et présen­tent des variétés non arrondies ; on a même une voyelle haute d’arrière non arrondie λ, que peu de langues possèdent. La série d’arrière a par ailleurs tendance à être légère­ment avancée, et à se rappro­cher de la série mixte d’arrière.

Toutes les voyelles peuvent être nasalisées, même les voyelles hautes (ĩ, ᴜ̃) ce qui s’explique par le fait que l’abaisse­ment du voile du palais est moindre qu’en français, par exemple, et est en con­séquence moins gêné par une position haute de la langue.

Le nombre et la variété des diph­tongues est un des traits les plus saillants du vocalisme : ici encore un jeu complet mais réduit de diph­tongues-types corres­pondant à un mouvement d’avant en arrière ou d’arrière en avant, de haut en bas ou de bas en haut, qui seules entrent en ligne de compte pour l’identi­fication du mot, donne naissance à un grand nombre de variétés dont la répar­tition est réglée exté­rieure­ment, d’après la nature des consonnes environ­nantes, et dont la multi­plicité n’est donc pas utili­sable séman­tique­ment.

En ce qui concerne les diphtongues, comme en ce qui concerne les voyelles, les varia­tions indivi­duelles sont en soi notables, quoique négli­geables au point de vue du fonc­tionne­ment de la langue, en tant qu’elles n’en­traînent pas de confu­sions entre diph­tongues réelle­ment dis­tinctes : ces varia­tions sont dues dans certains cas à une tendance dissi­milatrice (e:ɐ > ì:a), dans d’autres cas à une tendance assimilatrice (ɔᴜ, oᴜ, à côté de ᴀᴜ).

Tous les mouvements articulatoires sont accomplis avec plus d’énergie que de précision et le synchro­nisme des mouve­ments combinés est en général imparfait ; c’est ainsi que la vélari­sation et la palatali­sation, éléments essen­tiels de la consonne, ont tendance à anticiper sur l’implosion de celle-ci et à se prolonger quelque peu après l’explosion ; il en résulte, chaque fois qu’une consonne palatale suit ou précède une voyelle d’arrière, ou qu’inverse­ment une consonne vélaire suit ou précède une voyelle d’avant, un son inter­médiaire, voyelle ou demi-voyelle, palatale ou vélaire selon les cas : i ou j, ə ou w ; la présence de ces nombreux glides, glides implosifs diphton­guant la fin des voyelles longues, yods sourds ou sonores, demi-voyelles vélaires d’un effet frappant après les labiales et les guttu­rales, jointe à la variété des voyelles et des diph­tongues contribue beaucoup à donner au parler son caractère parti­culier.

Les groupes consonantiques sont assez fréquents, comme c’est d’ordinaire le cas dans les langues qui prati­quent la jonction étroite. L’implosion d’une consonne ne se fait, en règle générale, qu’après l’explosion de la consonne précé­dente : nouvel exemple du manque de synchro­nisme déjà signalé. A la finale, où ils sont implosifs, les groupes sont de sonorité et d’ouverture décrois­santes ; à l’initiale, où ils sont explosifs, la sonorité et l’ouverture sont en principe crois­santes, quoique les initiales modifiées offrent des excep­tions notables (cf. § 215) ; à l’intérieur du mot, les groupes sont toujours implosivo-explosifs.

Un groupe implosivo-explosif, s’il est d’ouverture et de sonorité décrois­santes (c’est-à-dire du type des groupes finaux) est stable. Certains groupes de ce type, ancienne­ment éliminés, tendent même à ré­appa­raître. Si au contraire, ouverture et sonorité vont en croissant (comme c’est le plus souvent le cas lorsque le deuxième élément est une liquide ou une nasale), il tend à se déve­lopper une voyelle svara­bhaktique. Beaucoup de groupes stables à l’initiale, où ils sont explosifs, sont ainsi en voie d’être dissociés à l’intérieur du mot : l’évolution est déjà accomplie pour certains groupes, à peine amorcée pour d’autres. Il importe de souligner que le déve­loppe­ment de la voyelle svara­bhaktique corres­pond à une tendance actuelle du parler dans les cas du type αgələ, non dans les cas du type αrəg (cf. IIIe partie, chap. iii).

La syllabe présente une grande variété de formes. La frontière entre deux syllabes est toujours consti­tuée par une consonne (sauf le cas de sandhi). Mais la syllabe elle-même peut commencer ou finir par une voyelle, une consonne ou un groupe de consonnes ; la nature des groupes consonan­tiques médians entraîne une forte propor­tion de syllabes fermées (voir plus haut) ; la disso­ciation de quelques-uns de ces groupes par svara­bhakti a et aura, au reste, pour effet de réduire quelque peu cette propor­tion. L’accent de la syllabe peut être plus ou moins éloigné de la fin, et peut ne pas coïncider avec le maximum d’ouverture et de sonorité (cf. § 257). La durée en est enfin des plus variables, une voyelle longue pouvant être suivie d’un groupe conso­nantique, une voyelle brève pouvant terminer la syllabe. On pourrait dire qu’à cet égard, le parler est carac­térisé par l’absence d’un type de syllabe normal et numérique­ment prédo­minant.

L’accent est un accent d’intensité énergique dont l’action sur les voyelles est consi­dérable : non seulement toute voyelle brève non accentuée tend vers un timbre in­différent, déterminé unique­ment par les consonnes environ­nantes, mais il peut même y avoir syncope ou apocope de voyelles pré­toniques. La syncope due à l’accent, d’une part, les phéno­mènes de svara­bhakti, d’autre part, con­courent à boule­verser le vocalisme du mot. Il est à peine exagéré de dire que, voyelles toniques et longues (en général semi-toniques) mises à part, l’appa­rition des voyelles est fonction des commo­dités du conso­nantisme : c’est ainsi qu’on a krɑ:ʃtɩ (coráiste) « courage », mais ɔkᵊrəs, tendant vers ɔkərəs (ocras) « faim », etc., la présence ou l’absence d’une voyelle étant déter­minée, non par l’étymo­logie, mais par les lois qui régissent actuelle­ment les groupes de consonnes dans le parler.

L’initiale du mot est caractérisée par l’apparition de consonnes (ǥ, ç) et de groupes de consonnes qui ne se ren­contrent pas ailleurs, ainsi que par une varia­bilité parti­culière, prin­cipale­ment dans le cas de l’initiale vocalique (cf. §§ 109 et 110).

Dans la phrase, le mot conserve sa sylla­bation propre. A part cela, l’initiale et la finale sont sujettes, dans le corps de la phrase, à des modifi­cations analogues à celles que les éléments du mot subissent dans le corps du mot : assimi­lation ou dissimi­lation consonan­tiques, chute de consonnes, élision de voyelles, appa­rition de phonèmes additio­nnels, développe­ment de glides, abrège­ment qui va, pour certaines parti­cules pro­clitiques, jusqu’à dispa­rition complète. Aussi la phrase, dans notre parler comme dans les autres parlers irlandais, donne-t-elle au plus haut degré l’impres­sion d’un continu.

Les fluctuations individuelles qui se présentent ont été signalées au fur et à mesure ; aucune n’est de nature à devenir un danger pour l’ensemble du système ; on a vu que la plupart inté­ressent le vocalisme, dont l’impor­tance apparaît comme secon­daire ; encore ne menacent-elles pas les alter­nances quanti­tatives. D’autres fluctu­ations attestent une tendance à éliminer quelques traits remar­quables, qu’il s’agisse des spirantes, ou de la syllabe (voir plus haut), tendance conforme à l’évolution générale du dialecte qui par son élimi­nation des alter­nances quanti­tatives dans le conso­nantisme (et le développe­ment de diph­tongues qui s’en est suivi) se classe comme un dialecte novateur (cf. Sommer­felt, Munster V. and Cons., § 175 sq.).

Par ailleurs, aucune influence venue du dehors ne semble, pour le moment, menacer sérieuse­ment ce système. Retranché à l’extrémité d’une péninsule, le parler de Corco­guiney est soustrait à l’influence des autres dialectes irlandais : si quelques mots présen­tent des diph­tongues qui s’expli­quent mal dans le parler (tʹëinʹ, § 197, sailʹʃʲu:, § 195) il ne s’agit là que de faits isolés, dus dans certains cas à des influ­ences litté­raires (des chanteurs conser­vent dans des romances e. g. kailʹtʹɩ (coillte) « forêts », pour kʷɪ:lʹtʹɩ qui est la forme de leur dialecte, mais ne peut être intro­duite sans fausser le vers), et relative­ment insigni­fiants. Une influence exté­rieure plus consi­dérable et plus dange­reuse est celle de l’anglais. Main­tenant que tous sont plus ou moins famili­arisés au moins par l’école avec les sons de l’anglais, il arrive que les mots empruntés ne soient pas adaptés et intro­duisent avec eux dans le parler des phonèmes qui lui étaient étrangers, comme dans le cas tʹʃ, (§ 91). Il ne faut pas cependant attacher trop d’impor­tance à des faits peu nombreux et rigou­reuse­ment limités aux mots d’emprunt. Si l’influence anglaise menace l’intégrité du parler, ce n’est certes pas dans le domaine phoné­tique que les effets en sont le plus à redouter.