Philosophie - Du bonheur

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Du bonheur.



PHILOSOPHIE.

DU BONHEUR.[1]

Connais-toi toi-même.
Socrate.


§ i. — Le bonheur absolu n’existe pas.


Depuis Job jusqu’aux poètes de notre temps, que d’avis solennels sur la tristesse de la condition de l’homme ! Salomon, après avoir éprouvé toutes les félicités, conclut que tout est vanité et mensonge : Risum reputavi errorem, et gaudio dixi : Quid frustra deciperis ? Pindare appelle la vie de l’homme le rêve d’une ombre ; et Shakspeare a dit : Le bonheur, c’est de n’être pas né.

S’il nous plaisait de faire ici un long recensement des témoignages du passé, nous verrions les philosophes et les poètes tous d’accord en cette vérité, que le bonheur est une chimère ; nous les ferions tous apparaître, et tous, le front triste, confesseraient que le bonheur n’est, à le bien prendre, qu’une apparence trompeuse, et, s’il est permis de parler ainsi, un mirage moral qui égarera toujours ceux qui penseront y rencontrer de la réalité. Parmi les philosophes, Épicure lui-même soutenait que nos plus grands consentemens ont leur siége dans la mémoire, et qu’ils dépendent uniquement du souvenir des choses passées. Quant aux poètes, les plus heureux en apparence, les plus charmés du séjour de la terre ont, au milieu de leurs joies, des accens d’une profonde mélancolie qui trahissent le secret de leur ame. Anacréon trouve la cigale plus heureuse que l’homme ; et Horace répète sur tous les tons que la vie est courte et fugitive :

Linquenda tellus, et domus, et uxor.
Ce même Horace commence ses Satires par reprocher aux hommes qu’aucun d’eux n’est content de son sort :

Qui fit, Mæcenas, ut nemo quam sibi sortem
Seu ratio dederit, seu fors objecerit, illa
Contentus vivat, laudet diversa sequentes.

Ainsi, suivant lui, nul n’est heureux ; car si d’un côté le vulgaire se rend inévitablement malheureux par sa faute, d’un autre côté le sage est condamné à avoir continuellement les yeux sur la fragilité de toute chose, et à savourer, pour ainsi dire, la mort, afin d’apprendre à goûter et à tolérer la vie.

Nous retrouvons chez les modernes, comme chez les anciens, le même consentement pour attester que le bonheur n’est qu’une idée sans réalité. Combien de fois Voltaire n’a-t-il pas écrit, sous toutes les formes : « Bonheur, chimère. Si on donne le nom de bonheur à quelques plaisirs répandus dans cette vie, il y a du bonheur en effet ; mais si par là on entend autre chose, le bonheur n’est pas fait pour ce globe terraqué : cherchez ailleurs[2]. » Cette question et tous les problèmes qui s’y rapportent venaient le troubler au milieu de ses attaques contre le christianisme. Il avait beau faire, le malheur de la condition humaine se retrouvait toujours devant lui. « Il serait bien plus important, s’écrie-t-il, de découvrir un remède à nos maux ; mais il n’y en a point, et nous sommes réduits à rechercher tristement leur origine. » Bolingbroke et Pope avaient prétendu échapper à la théologie, en établissant que l’ordre de la Nature est parfait en lui-même, que la condition de l’homme est ce qu’elle doit être, qu’il jouit de la seule mesure de bonheur dont son être soit susceptible. Voltaire ne put se tenir à ce système ; il écrivit Candide, il écrivit son Poème sur Lisbonne, il écrivit vingt autres ouvrages contre l’axiome que tout est bien :

Ô malheureux mortels, ô terre déplorable !
Ô de tous les fléaux assemblage effroyable !
D’inutiles douleurs éternel entretien ! etc.[3]

Les maux de l’humanité (et ceci est peut-être sa plus grande gloire) le frappaient et le désolaient à tel point, qu’il aimait mieux parfois être inconséquent et paraître retourner à la révélation, que de les nier. « Il avoue, dit-il, avec toute la terre, qu’il y a du mal sur la terre ; il avoue qu’aucun philosophe n’a pu jamais expliquer l’origine du mal ; il avoue que Bayle, le plus grand dialecticien qui ait jamais écrit, n’a fait qu’apprendre à douter, et qu’il se combat lui-même ; il avoue qu’il y a autant de faiblesses dans les lumières de l’homme que de misères dans sa vie. Il dit que la révélation seule peut dénouer ce grand nœud, que tous les philosophes ont embrouillé ; il dit que l’espérance d’un développement de notre être dans un nouvel ordre de choses peut seule consoler des malheurs présens, et que la bonté de la Providence est le seul asile auquel l’homme puisse recourir dans les ténèbres de sa raison et dans les calamités de sa nature faible et mortelle[4]. »

Avant Voltaire, Fontenelle, à l’entrée du dix-huitième siècle, avait discouru sur le bonheur. Lui aussi, comme Bolingbroke et tous les purs déistes, ne connaît pas autre chose que la Nature et son ordre immuable. Le présent, voilà tout son horizon ; sa philosophie est dénuée d’idéal. Son art d’être heureux consiste à s’arranger le moins mal possible au milieu des calamités innombrables qui nous entourent. « Apprenons, dit-il, combien il est dangereux d’être homme, et comptons tous les malheurs dont nous sommes exempts pour autant de périls dont nous sommes échappés. » Il déclare d’avance que c’est à un petit nombre d’esprits d’élite que ses leçons pourront convenir. Ses leçons, il faut bien le dire, sont des leçons d’égoïsme ; mais ce n’est pas ce qui nous importe ici. Ce que nous voulons constater, c’est qu’en se bornant au bonheur même le plus mesquin, Fontenelle trouve encore le bonheur presque impossible, et refusé à la presque totalité du genre humain. « C’est l’état, dit-il, qui fait le bonheur ; mais ceci est très fâcheux pour le genre humain. Une infinité d’hommes sont dans des états qu’ils ont raison de ne pas aimer ; un nombre presque aussi grand sont incapables de se contenter d’aucun état : les voilà donc presque tous exclus du bonheur, et il ne leur reste pour ressources que des plaisirs, c’est-à-dire des momens semés çà et là sur un fond triste qui en sera un peu égayé. Les hommes dans ces momens reprennent les forces nécessaires à leur malheureuse situation, et se remontent pour souffrir. Celui qui voudrait fixer son état, non par la crainte d’être pis, mais parce qu’il serait content, mériterait le nom d’heureux ; on le reconnaîtrait entre tous les autres hommes à une espèce d’immobilité dans sa situation ; il n’agirait que pour s’y conserver, et non pas pour en sortir. Mais cet homme là a-t-il paru en quelque endroit de la terre[5] ? »

Si un philosophe aussi sec que Fontenelle trouve le bonheur si difficile et son existence si problématique, faut-il nous étonner des cris de désespoir que des hommes plus passionnés que lui, et moins heureusement doués pour ce bonheur négatif dont il se contentait, ont poussés depuis trois siècles, depuis que le christianisme n’a plus été là pour leur montrer le Ciel ? Est-il étonnant que Shakspeare, sous l’habit d’Hamlet, repousse si durement l’amour de sa maîtresse ? Est-il étrange que la croyance au paradis étant tombée et nous trouvant, sans Ciel, en présence de cette terre où germe si difficilement le bonheur, nous ayons entendu toutes ces lamentations qui depuis vingt années retentissent à nos oreilles comme un chant de l’enfer ? Ce que Byron et tant d’autres avec lui nous ont révélé de douleurs était implicitement renfermé dans les aveux de Fontenelle et de Voltaire. Il était évident que la réalité étant si triste, et la Nature nous ayant laissés à la merci de tant de maux, une fois que nous ne croirions plus qu’à la réalité présente et à la Nature, nous serions désespérés.

Confessons donc franchement que le bonheur nous est refusé, du moins dans notre vie actuelle. Et comment en effet pourrions-nous le rencontrer en cette vie, et, comme on dit, sur cette terre, où habite avec nous la douleur et la mort ? Tout ce que nous aimons étant périssable, nous nous trouvons ainsi, par notre amour, continuellement exposés à souffrir. Il faudrait donc ne rien aimer pour ne pas souffrir. Mais ne rien aimer est la mort de notre ame, la mort la plus affreuse, la véritable mort. Ainsi, soit que nous sortions de nous-mêmes pour nous attacher à quelque objet extérieur, soit que nous nous détachions de tous les objets que le monde nous offre à aimer, nous sommes assurés de souffrir. Mais ce n’est pas seulement parce que tous les objets du monde sont changeans et périssables que nous souffrons ; c’est encore parce qu’ils sont si misérablement imparfaits, qu’ils ne sauraient remplir notre soif de bonheur. Et ce n’est pas encore leur fragilité et leur imperfection seules qui font notre souffrance : le même ver qui les dévore nous dévore nous-mêmes ; nous souffrons parce que nous sommes nous-mêmes horriblement imparfaits, parce que tout en nous est changeant et périssable. Comme des coursiers qui manqueraient tout à coup sous leurs cavaliers, les vagues de nos passions qui nous portent s’affaissent continuellement, et, après nous avoir élevés, se retirent, et, en nous brisant, nous abandonnent sur des fonds desséchés. Le bonheur le plus ardemment désiré, quand il est obtenu, effraie l’ame de son insuffisance. Notre cœur est semblable au tonneau des Danaïdes que rien ne pouvait remplir.

En nous, donc, autour de nous, tout est combat, tout est lutte. Si nous considérons le monde, nous y voyons tout en guerre : les espèces se dévorent, les élémens luttent ensemble ; la société humaine est à bien des égards une lutte continuelle et une guerre. Combien de philosophes ont trouvé que le plus cruel ennemi de l’homme était l’homme : Homo homini lupus !

Le monde que nous habitons n’est formé que de ruines, et nous ne pouvons y faire un pas sans détruire. Que nous le prenions, ce monde, dans le temps ou dans l’espace, sous ses deux dimensions c’est un réseau de mal, de destruction, et de carnage, si bien tissé et si plein, que cela ressemble à ce tableau de Salvator, où tout tue et est tué en même temps, où hommes, chevaux, et jusqu’à un oiseau qui passe sur le champ de bataille, tout est frappé, tout meurt, sous un ciel pâle, dans un affreux ravin, tandis que le soleil s’éteint tristement à l’horizon. Admirable tableau, sublime expression de la mélancolie que le mal moral et le mal physique répandus dans le monde peuvent jeter dans notre ame !

Saint Paul, le grand poète, le grand théologien, a résumé d’un mot cette douleur universelle de la nature quand il a dit : Omnis creatura ingemiscit.

Et la théologie chrétienne n’est pas la seule qui ait constaté ce gémissement de toute créature. Toutes les antiques religions ont eu des mythes pour exprimer cette idée ; et nous venons de voir que les siècles dits de lumières et de philosophie, les siècles d’incrédulité, rendent également témoignage de la vanité de ce mot bonheur. Pourtant le mépris qu’on faisait du Ciel à ces époques aurait dû tourner au profit de la félicité terrestre. On voulait détrôner des religions vieillies, il fallait donc exalter la réalité aux dépens de leur idéal ; on n’avait que la terre, il fallait donc en jouir ; on ne croyait qu’au présent, il fallait donc en profiter. Comme le sage Fontenelle, on a pris la vie pour une trouvaille, et on s’est montré peu difficile avec elle ; on s’est fait peu exigeant à l’égard de la Nature, cette mère aveugle qui remplaçait la Providence ; on a donné le moins de gages qu’on a pu à la fortune ; on a concentré toute son attention et rassemblé toute sa prudence sur soi-même, on a mis tout son génie à être égoïste avec art ; on a appelé cela sagesse, raison, philosophie : et, en fin de compte, on a été forcé d’avouer que le bonheur n’était pas fait pour l’homme.

§ ii. — Le mal est nécessaire.

Voilà donc un premier point bien constaté : c’est que le bonheur n’est, comme nous l’avons dit en commençant, qu’une sorte de mirage moral qui nous égarerait incontestablement, et nous ferait marcher de déception en déception, si nous ne prenions notre parti de ne pas y croire. Si le bonheur n’existe pas, le commencement de toute sagesse est de ne pas croire au bonheur.

Un second pas dans la sagesse, ce serait, ce nous semble de faire ce sacrifice avec courage et résolution. Et c’est à quoi la réflexion nous conduit ; car il est facile de se convaincre que le mal est nécessaire, et que, dans l’état actuel de nos manifestations, le mal est la condition même de notre personnalité et de notre existence.

En effet, nous ne pouvons être qu’à la condition d’être en rapport soit avec le monde extérieur, soit avec les idées internes que nous nous sommes faites à nous-mêmes, et qui d’ailleurs ont leur source dans nos précédens rapports avec ce monde.

Prenons d’abord le premier mode d’existence. Lorsque le rapport avec le monde extérieur nous est agréable, nous l’appelons plaisir : mais cet état passager n’est pas le bonheur. Nous entendons par bonheur un état qui serait tel que nous en désirassions la durée sans changement. Or voyons ce qui arriverait si un tel état était possible. Pour qu’il le fût absolument, il faudrait que le monde extérieur s’arrêtât et s’immobilisât. Mais alors nous n’aurions plus de désir, puisque nous n’aurions plus aucune raison pour modifier le monde, dont le repos nous satisferait et nous remplirait. Nous n’aurions plus par conséquent ni activité, ni personnalité. Ce serait donc le repos, l’inertie, la mort, pour nous, comme pour le monde.

Resterait donc que le monde extérieur, qui change sans cesse, changeât de telle façon que jamais il ne vînt nous causer aucune peine, ou plutôt que tous ses changemens fussent pour nous une source de plaisir. Mais dans cette hypothèse encore, pas de désir ; conséquemment aucune raison d’intervenir dans le monde, aucune activité, aucune personnalité. Qui modifierait donc le monde ? qui le ferait mouvoir ?

Prenons maintenant notre second mode d’existence, et nous arriverons au même résultat. N’est-il pas évident en effet que si nous étions toujours en rapport avec les mêmes idées internes accumulées en nous, avec les mêmes passions, avec les mêmes désirs, nous serions de pures machines, nous agirions par instinct comme font les animaux, nous serions fatalement dirigés et déterminés ? Donc, relativement au monde extérieur, sa muabilité est nécessaire pour nous faire sentir notre existence ; et relativement à notre monde intérieur, c’est-à-dire à nos idées et à nos passions, leur muabilité est également nécessaire pour créer notre liberté et notre personnalité. Donc le fait même de la vie, telle qu’il nous est donné à nous hommes de la sentir, entraîne l’existence du mal. Refuser le mal, c’est refuser l’existence. Vouloir vivre, c’est accepter le mal. Vous imaginez le bonheur absolu possible, c’est le néant que vous désirez.

Ô homme ! s’il est vrai que tu aies commencé par le bonheur, comme le dit un mythe célèbre, tu n’étais encore qu’un appendice de ton créateur, tu vivais encore dans son sein. Tu pouvais être en effet dans l’innocence, comme le dit ce mythe ; mais cette innocence n’était même pas sentie de toi. Non, tu n’existais pas.

Si ce mythe était vrai, nous ne serions pas même déchus, comme on le prétend : car nous aurions échangé le bonheur pour l’activité, pour la personnalité, pour le mérite, pour la vertu, c’est-à-dire pour la véritable vie.

§ iii. — Le malheur absolu est aussi chimérique que le bonheur absolu.

La théologie chrétienne, abusant de la nécessité du mal, a dit anathème à la terre, c’est-à-dire non-seulement à la nature tout entière, mais encore à la vie telle qu’il nous est possible de la comprendre. De même que dans un opéra où trois décorations successives changeraient le lieu de la scène, elle a imaginé trois mondes, si différens que de l’un à l’autre on ne passe que par un abîme et un miracle : l’Éden primitif, la terre, le Paradis ; le bonheur et l’innocence, la faute et le malheur, la réparation et la béatitude.

Il a été providentiel que l’humanité se fixât pendant plusieurs siècles à cette croyance ; mais cette croyance n’est qu’un mythe, qui, comme tous les mythes, cache une vérité. Le mal, comme nous venons de le dire, est nécessaire ; c’est lui, pour ainsi dire, qui nous a créés ; c’est lui qui a fait notre personnalité ; sans lui notre conscience n’existerait pas. Mais la conclusion est aussi que le mal devient de moins en moins nécessaire, si nous savons créer en nous une force vive qui nous permette d’agir et de perfectionner la vie humaine et le monde sans avoir besoin de l’aiguillon du mal. L’erreur, donc, n’est pas dans cette suite qui nous montre, après une vie inconsciente, une vie active et douloureuse, puis une vie active sans douleur ; elle est dans la caractérisation de chacun de ces trois termes. C’est le terme du milieu, qui, caractérisé d’une certaine manière, a forcé de caractériser les deux autres comme on l’a fait. Là est l’erreur. La terre, c’est-à-dire la vie telle que nous la connaissons, a été incomplètement appréciée, et de là est venu et l’Éden chimérique et le Paradis chimérique. Les grands théologiens saint Paul et saint Augustin ont beau médire de la Nature, la Nature n’est pas aussi corrompue qu’ils le disent. La vie présente n’est pas uniquement dévouée au malheur. Aussi qu’est-il arrivé ? C’est que la Nature a toujours conservé ses partisans ; c’est que la vie présente s’est moquée de l’anathème jeté sur elle, et qu’on a fini, depuis trois siècles, par ne plus croire ni à l’Éden ni au Paradis.

Assurément la vie présente n’est qu’un prodrome à la vie future. Mais entre la vie présente et la vie future y a-t-il, sous le rapport du bien et du mal, l’abîme que les chrétiens avaient imaginé ? Comme les filles de Pélias, qui égorgèrent leur père voulant le rajeunir, les chrétiens ont jeté la vie, telle qu’il nous est donné de la comprendre, dans les flammes du jugement dernier. Puis devait venir un monde inaltérable, incorruptible, et définitif. Ce monde n’est pas venu. Leur empressement d’immortalité a nui dans la suite à l’idée même de l’immortalité de notre être, en sorte qu’on pourrait appliquer à cette hâte de bonheur sans mélange le beau vers de Juvénal :

Et, propter vitam, vivendi perdere causas.

Apprécions donc sainement la vie présente, sans craindre de nuire par là à notre soif d’immortalité.

Dans ce que nous allons dire, il ne s’agit pas de l’œuvre de Dieu en général, de cette œuvre que les chrétiens ont supposée maudite avec nous et à cause de nous, tandis que tant de philosophes l’ont jugée parfaite de tout point. Il est assez clair qu’en prenant la question par rapport au tout, nous aurions plutôt raison de soutenir qu’il n’y a pas de mal dans le monde. Car de quelque côté qu’on se tourne, on rencontre non pas seulement la nécessité, mais l’ordre ; non-seulement tout est arrangé, tout est ordonné suivant les lois d’une géométrie irréfragable, mais continuellement, après un effet que nous serions tentés d’appeler le mal, nous voyons se produire un autre effet que nous appelons le bien. Donc, à un spectateur placé à un autre point de vue, ce premier effet que nous appelons un mal pourrait paraître un bien. L’argument de Leibnitz, que si le premier effet a été nécessaire pour produire le second, il est par là même justifié, n’est donc même pas assez fort : car il suppose trop le mal dans l’ensemble, mal dont nous ne pouvons avoir aucune certitude. Mais encore une fois je ne traite pas ici cette question. C’est de l’homme, c’est de l’humanité qu’il s’agit ici. Ce n’est pas de l’ensemble, de l’œuvre générale de Dieu ; c’est de la vie particulière des créatures.

Or si saint Paul a dit que toute créature gémit, on pourrait dire avec autant de raison que toute créature sourit, et que le plaisir brille dans le monde comme la douleur.

Non, même pour nous, Dieu n’a pas maudit ni délaissé ce monde ; car si nous y rencontrons partout la douleur et la mort, partout aussi nous y rencontrons le plaisir et la vie.

Les poètes et les peintres nous ont montré les Heures dansant en rond : ainsi se succèdent tour à tour le bien et le mal dans la vie de chaque être.

Tous les argumens que nous rassemblions tout à l’heure contre la vanité du bonheur absolu se retournent contre la prétention du malheur absolu sur la terre.

Cette imperfection même que nous avons pour le plaisir, nous l’avons aussi pour la douleur. Qu’il s’agisse de douleur physique ou de douleur morale, nous ne sentons plus au-delà d’un certain degré. À un certain point la faculté de souffrir nous manque ; vient alors l’affaissement, le repos, le sommeil ; puis la vie reparaît.

Qui est-ce qui ignore l’empire du temps sur les plus profondes douleurs ?

Les poètes n’ont-ils pas toujours chanté le charme de la mélancolie ?

Qui ne sait pas que nos douleurs se transforment, après plus ou moins de temps, en souvenirs agréables : Et hæc meminisse juvabit ?

Ainsi, lors même que nous ne serions pas préservés par la nature d’un malheur continu et sans relâche, nous le serions par la faculté qui nous a été donnée de nous souvenir. Le souvenir d’une douleur passée est accompagné de satisfaction, de même que le souvenir d’un plaisir passé emporte ordinairement avec lui le regret. Nous avons donc en nous naturellement un remède au malheur, dans cette puissance de la vie qui transforme en bien le mal, à mesure qu’il nous arrive.

Mais cette faculté ne se borne pas à la mémoire. Il s’opère continuellement en nous, par d’autres voies, le même phénomène de transformation du mal en bien qui a lieu dans le monde. La foudre, qui écrase, rend la terre féconde ; les poisons les plus funestes, combinés d’une certaine façon, deviennent salutaires : de même, en nous, par un profond mystère, la douleur amène des développemens de passions qui luttent contre elle, lui résistent, lui font équilibre, ou même la font disparaître.

Concluons donc que le malheur absolu est aussi impossible que le bonheur absolu. Nous en sommes garantis par cette instabilité même de toutes choses qui règne dans le monde. Nous en sommes garantis par notre mémoire, qui, amassant en nous nos douleurs, les transforme et en tire des joies. Nous en sommes garantis par nos passions mêmes, qui, se succédant les unes aux autres, nous font échapper au sentiment de leurs chutes, en nous relevant pour nous emporter à d’autres combats et à d’autres revers.

Donc, indépendamment des ressources que nous pouvons tirer de la vertu, et sans entrer dans l’ordre religieux, mais en restant dans l’ordre de la nature, il est certain que la vie humaine est un mélange de bien et de mal, et qu’elle ne peut jamais devenir d’une manière absolue heureuse ou malheureuse.

§ iv. — Du système des compensations.

Est-ce à dire qu’il nous faille adopter cet optimisme, aussi faux que pernicieux et contraire à tout perfectionnement, ce système des compensations naturelles dans les destinées humaines, si répandu aujourd’hui et si trivial ? L’épicuréisme a abusé des ressources que la nature nous a laissées contre le malheur, de même que le christianisme avait abusé du mal qui entre nécessairement dans la composition de notre vie.

De ce que le malheur absolu est impossible, les philosophes ennemis du christianisme ont conclu que nous avions tort de nous plaindre de la Nature, et ils ont prétendu réhabiliter complètement cette Nature que le christianisme avait maudite.

Ce point de vue a surgi et devait surgir à la suite du protestantisme ; car le protestantisme était déjà jusqu’à un certain point un retour à la Nature. Aussi après le protestantisme est venue la controverse de Bayle, puis l’optimisme religieux de Leibnitz, puis l’optimisme épicurien dont nous parlons.

Ce furent, il faut bien le remarquer, des grands seigneurs, tels que le comte de La Rochefoucauld et milord Bolingbroke, qui répandirent les premiers ces maximes, que la Nature est une bonne mère, qui a fait pour nous tout ce qu’elle a pu, et qui a distribué également entre nous ses faveurs. « Quelque différence qui paraisse entre les fortunes, dit La Rochefoucauld, il y a une certaine compensation de biens et de maux qui les rend égales. » Fontenelle était à peu près du même sentiment : « À mesurer, dit-il, le bonheur des hommes seulement par le nombre et la vivacité des plaisirs qu’ils ont dans le cours de leur vie, peut-être y a-t-il un assez grand nombre de conditions assez égales, quoique fort différentes. Celui qui a moins de plaisirs les sent plus vivement ; il en sent une infinité que les autres ne sentent plus, ou n’ont jamais sentis ; et à cet égard la Nature fait assez son devoir de mère commune. » Mais lorsque Pope eut chanté le système du tout est bien que lui avait formulé Bolingbroke, et lorsque Voltaire eut importé ce système en France, l’épicuréisme se trouva avoir toute une théologie à opposer à la théologie chrétienne.

Le premier point de cette philosophie est que le bonheur est non-seulement la loi, mais la fin et la règle unique de tous les êtres :

Dieu m’a dit : Sois heureux ; il m’en a dit assez[6].

Le second point, c’est que, dans la destinée de chaque homme, le bien et le mal se compensent :

Le malheur est partout, mais le bonheur aussi[7].

Le troisième point, c’est que toutes les destinées sont par conséquent également partagées en bien et en mal :

Le ciel en nous formant mélangea notre vie
De désirs, de dégoûts, de raison, de folie,

De momens de plaisir et de jours de tourmens.
De notre être imparfait voilà les élémens.
Ils composent tout l’homme, ils forment son essence ;
Et Dieu nous pesa tous dans la même balance[8].

La conclusion de ce système est l’immobilité ; car si toutes les conditions sont égales, s’il y a dans toutes les professions la même mesure de biens et de maux, et si la seule loi et la seule fin de notre être est le bonheur de la façon qu’on l’entend dans ce système, il est évident que tout est justifié, et que ce serait folie que de vouloir changer la situation du monde.

Voilà cependant la base que l’épicuréisme du dix-huitième siècle a opposée au christianisme : l’égalité du bonheur dans tous les hommes et dans toutes les conditions ! Honneur à Jean-Jacques, qui, sans avoir de philosophie complète à mettre en parallèle avec celle-là, éleva sa voix puissante pour réclamer contre une telle doctrine, et, soutenant l’existence du mal, en demanda la guérison. « Au moins, s’écria-t-il, doit-on mettre une grande différence entre les maux des dernières classes de la société et ceux qui affligent les premières ; car les maux du peuple sont l’effet de la mauvaise constitution de la société, les grands au contraire ne sont malheureux que par leur faute. »

Mais ce n’est pas seulement par sentiment qu’il faut repousser ce système. Tous ses prétendus axiomes sont des erreurs capitales.

Pour commencer par le dernier, non, toutes les conditions ne sont pas égales. Il est bien vrai, comme nous l’avons dit, que la Nature a mis des limites au malheur ; mais la Nature ou la Providence a deux manières de compenser le mal : elle peut compenser nos douleurs en nous donnant, et en nous ôtant. Quand une douleur physique devient excessive, nous tombons en syncope ; quand nos maux se répètent, nous devenons insensibles ; quand ils deviennent trop grands pour nos forces, nous mourons. Le sommeil, l’insensibilité, la mort, sont donc des compensations que nous a ménagées la Nature. Les optimistes épicuriens du dix-huitième siècle auraient dû compter ces compensations en moins, si je puis ainsi parler, parmi celles qui leur faisaient paraître si supportable la condition de tous les parias de la terre. Oui, il est vrai que dans la nature, suivant l’axiome d’Hippocrate, tout concourt, tout conspire, et tout consent. De quelque façon, donc, que la société soit organisée, quels que soient les maux qui pèsent sur certains hommes, la Nature saura trouver, non pas des remèdes, mais, si je puis parler ainsi, des calus à leurs douleurs. Quand un homme perd sa liberté, dit Homère, Jupiter lui enlève la moitié de son ame. Ce mot d’Homère est d’une vérité sublime. Telle est en effet la bonté de la Providence ; elle nous ôte dans nos douleurs les facultés qui nous les rendraient intolérables.

Vous accablez un homme de maux : qu’arrive-t-il ? La Nature l’endurcit. Si quelque chose a été donné et laissé à cet homme, il deviendra peut-être un méchant plein d’énergie, comme il pourra devenir en certains cas grand, héroïque, sublime, Spartacus ou Épictète. Mais si son génie est naturellement faible, ou si le mal que vous lui faites est plus fort que lui, il deviendra imbécile, stupide ; il perdra, suivant le mot d’Homère, la moitié de son ame. Voilà la compensation que la Nature trouvera à ses maux. Cependant, comme vous n’avez pas combattu en lui la condition animale qui est en nous tous, il aura des brutes leur instinct, leurs appétits, leurs plaisirs, et, n’étant pas homme par l’intelligence, ces instincts l’occuperont tout entier. Vous le vanterez alors comme un homme heureux, et Voltaire chantera ses jouissances ; et, voyant qu’un tel homme a des joies sur la terre, il conclura que

Dieu nous a tous pesés dans la même balance !

Voilà une amère dérision !

Prenons maintenant les compensations de la Nature quand elle nous donne au lieu de nous ôter. Il est vrai que la Nature donne au paria certaines ressources pour lutter contre ses maux ; elle ne se borne pas toujours à le préserver de l’excès du mal en le tronquant et en le défigurant : mais ces présens de la Nature, pour être des dons positifs, sont-ils une véritable indemnité, ou seulement une espèce de prime d’assurance contre un nouveau surcroît de douleur ? Les Scythes crevaient, dit-on, les yeux à leurs esclaves : il est certain que le sens de l’ouïe devait en devenir plus vif et plus subtil. Mais cette compensation tournait-elle au profit des esclaves, excepté qu’elle les rendait plus propres aux travaux dont il plaisait à leurs maîtres de les accabler, et qu’elle les garantissait ainsi d’un excès de mauvais traitemens ou de douleurs, excès contre lequel d’ailleurs la Nature aurait encore eu au besoin une dernière compensation dans la mort ?

Voilà donc à quel prix on peut soutenir ce système de l’égalité des conditions : c’est en soutenant que toutes les altérations du type humain n’en sont pas ; c’est en soutenant qu’un être grossièrement ébauché est l’égal d’un être dont toutes les facultés seraient développées ; c’est en soutenant que l’idiot ou l’insensé est l’égal d’un homme raisonnable.

Pourtant on arrive incontestablement à cette théorie quand on considère le bonheur uniquement sous le rapport de la quantité de bien et de mal qui nous est départie.

Si à une quantité donnée vous ajoutez des quantités égales en plus et en moins, vous ne changerez rien au résultat, disent les géomètres. De même, ont dit les partisans du système des compensations, si à un homme de facultés et de condition ordinaires nous ajoutons soit le génie, soit la puissance et la fortune, il va en résulter pour lui en même temps de grands plaisirs et de grandes douleurs : sa condition essentielle n’en sera donc pas changée. Puis si nous ôtons à cet homme au lieu de lui donner, le résultat sera toujours le même : il pourra descendre dans l’échelle humaine, sans rien perdre de son bonheur ; il aura moins de jouissances, mais il aura moins de revers ; ou bien il n’aura pas les mêmes jouissances, mais il en aura d’autres. Il y aura toujours compensation, équilibre. La vie humaine est une équation dont les termes, chargés de coefficiens différens, sont au fond identiques.

La chose est probable, en effet, si on admet la méthode, c’est-à-dire si on admet que le bonheur réside dans la quantité de bien et de mal, de jouissances et de douleurs, et que les jouissances et les douleurs peuvent se compenser comme des quantités arithmétiques se compensent entre elles. Dans un cas, les facultés de l’homme sont développées ; dans un autre, elles sont atrophiées : mais si le but, la fin de l’homme est la quantité de momens doux ou douloureux qu’il éprouve toute compensation faite, qu’importe l’un ou l’autre sort ? Compensation faite, cette quantité est peut-être la même.

Voilà ce qui a rendu ce système si séduisant, si commun, si vulgaire. Il règne aujourd’hui partout ; il est si généralement admis, que personne n’ose le combattre, et pourtant, en le considérant en face, il paraît si absurde, que personne n’y croit sérieusement. On le redit des lèvres, et dans le fond du cœur on le repousse.

Cela nous conduit à nous demander si la base même de ce système ne serait pas une absurdité, si en effet le but et la fin de l’homme sont le bonheur entendu comme il l’est dans ce système, et si cette prétendue compensation du bien et du mal ne serait pas, par hasard, une méthode fort grossière et une erreur fondamentale.

§ v. — Suite.

Vous avez devant vous, je suppose, une belle statue, l’Apollon ou la Vénus : vous lui rendez le nez camus ; sera-ce une compensation que de lui alonger l’oreille ? De l’Apollon vous pourriez faire ainsi un Midas, de l’homme un singe, du singe un animal plus stupide encore, et en continuant vous arriveriez à un bloc de matière. Cependant vous auriez toujours la même quantité de matière, divisée dans le même espace.

Il en est ainsi de l’homme. L’homme est un assemblage harmonieux de facultés diverses. Il est impossible de retrancher les unes sans nuire aux autres, et sans défigurer l’ensemble. Il ne s’agit pas de savoir si le développement de l’une de ces facultés compense l’absence ou l’atrophie des autres. Trouveriez-vous un homme heureux si, ayant faim et soif, il avait seulement de quoi satisfaire sa faim ou sa soif ? Si c’était sa faim, il pourrait mourir de soif ; si c’était sa soif, il pourrait mourir de faim.

Il ne faut donc pas dire, par exemple : Voilà un homme qui est dépourvu d’intelligence, mais qui jouit de la vie matérielle ; il est heureux. Non, il n’est pas heureux, puisqu’il est dépourvu d’intelligence. Mais, direz-vous, il n’en sent pas le besoin ; donc, sous ce rapport, il n’est pas malheureux. Et moi, je vous réponds qu’étant homme, il sent ce besoin : qu’importe qu’il n’en ait pas conscience ? Ce besoin est en lui ; ce besoin non satisfait fausse toutes ses facultés, rend toutes ses autres jouissances différentes de ce qu’elles devraient être. Il assouvit sa faim ou sa soif comme une brute : donc il n’a pas sous ce rapport le bonheur d’un homme qui satisfait sa faim ou sa soif.

Donc le système qui consisterait à mettre en parallèle le bonheur matériel que cet homme éprouve avec les jouissances analogues qui conviennent à l’homme véritable, à l’homme doué d’intelligence, aurait d’abord tout en cela.

Mais ce système aurait encore bien plus tort, s’il voulait présenter ces jouissances matérielles d’un homme dénué d’intelligence comme la compensation des plaisirs d’intelligence qui lui manquent. Ce serait comme si l’on voulait soutenir que nous pouvons recevoir par un sens les idées qui nous sont communiquées par un autre. Un animal pourrait manger et boire avec plaisir une journée entière, sans que la jouissance qu’il en ressentirait, quelque grande qu’on voulût la supposer, pût être mise en compensation avec le moindre plaisir intellectuel.

Et réciproquement les jouissances intellectuelles ne sont pas une compensation à des souffrances d’un autre ordre.

Il y a en nous, pour ainsi dire, plusieurs vies différentes qui s’unissent sans se mêler et se confondre.

Pascal souffrant d’une douleur de dents résolut un problème difficile. Psychologiquement, l’attention qu’il portait à son problème l’empêchait-elle de souffrir ? Non.

Voltaire suppose Archimède, trompé par sa maîtresse, et forcé de rester dans la rue exposé au froid, à la pluie, à la grêle, pendant que son rival est admis chez la belle ; Archimède, pour passer le temps, s’occupe de géométrie, et découvre la proportion du cylindre à la sphère : Voltaire demande s’il n’éprouve pas un plaisir cent fois au-dessus de celui qu’éprouve son rival.

Non. Entre ces deux plaisirs il n’y a aucun terme de comparaison. Aussi Archimède pourrait être à la fois très malheureux de la trahison de sa maîtresse et très ravi des beautés de la géométrie.

Combien de philosophes, combien d’artistes ont été dans ce cas, pour ainsi dire, toute leur vie ! Est-ce que jamais le génie a guéri les plaies du cœur ? Demandez-le au Tasse, comme à Molière et à tant d’autres.

Donc cette arithmétique qui consiste à compenser nos facultés les unes par les autres, à opposer nos joies et nos douleurs comme si elles étaient toutes de même nature et parfaitement commensurables entre elles, est une fausse arithmétique. Raisonner ainsi, c’est ressembler à un géomètre qui additionnerait ensemble des portions de cercle avec des portions de lignes d’un ordre différent.

§ vi. — De la vraie notion de la vie.

Je le répète, on a peine à comprendre comment le dix-huitième siècle, ce siècle novateur, ce siècle qui a produit la doctrine de la perfectibilité, ce siècle terminé par la révolution française, a pu en même temps donner naissance à ce système de l’égalité des conditions. Si, comme le dit ce système, la loi unique des créatures est le bonheur, et si le bonheur est toujours compensé, il n’y a pas de raison pour faire un effort quelconque en faveur du perfectionnement du monde. Autant vaut être fou que sage, méchant que bon. La civilisation n’a rien de supérieur à la barbarie. Fénelon ou Voltaire est l’égal d’un sauvage de la Nouvelle-Hollande ; et l’on arrive finalement à cette conclusion, que le plus heureux des êtres organisés est peut-être le plus simple, une huître ou un corail.

Il suffit qu’une ligne droite s’infléchisse d’une certaine façon pour que ce ne soit plus une ligne droite, et qu’il n’y ait plus entre ces deux choses différentes de commune mesure ; nous regardons même comme des fous ceux qui s’obstinent à chercher la quadrature du cercle : et on a pu supposer qu’il y a une commune mesure de bonheur entre tous les êtres, comme si ces êtres étaient tous de la même nature !

Combien il est plus sage de croire que chaque être a sa destinée propre et spéciale !

Cependant, si le premier axiome de la philosophie que nous combattons était vrai, si le bonheur était non seulement la loi, mais la règle et la fin de tous les êtres, il faudrait en effet que cette sorte de compensation par voie de plus et de moins, d’addition et de soustraction, fût possible, et que son résultat fût le même pour toutes les créatures ; ou bien Dieu nous paraîtrait le plus cruel et le plus absurde des tyrans.

Donc, si cette balance n’est pas vraie, s’il est absurde de prétendre que le sort d’une huître est identiquement égal à celui d’un homme, c’est que le principe même du système est absurde ; c’est que le bonheur, entendu comme il l’est dans ce système, n’est pas la fin des créatures.

Cela nous conduit à réfléchir sérieusement sur la vraie notion de la vie.

Non, la fin de toute créature n’est pas le bonheur entendu comme il l’est dans le premier axiome de Voltaire. Les créatures n’ont pas été faites pour être heureuses, mais pour vivre et se développer en marchant vers un certain type de perfection.

Nous avons de cela une image bien sensible dans l’enfant. Dites-moi quel est le but de la nature dans un enfant ? je parle à la fois de son corps et de son esprit. Tout en lui n’a qu’un but, une fin : c’est d’arriver à l’état d’homme. Il n’en a pas moins pour cela sa vie d’enfant. On peut même soutenir, comme Jean-Jacques dans l’Émile, que la meilleure éducation qu’on puisse lui donner peut s’accorder avec cette vie d’enfant, de telle sorte que s’il vient à mourir avant d’être un homme, il ait été aussi heureux que le comporte son état d’enfance. Mais enfin cet état n’est évidemment pas son but, sa fin ; il n’est pas enfant pour rester enfant, il est enfant pour devenir homme.

De même que la vie de l’enfant est une aspiration vers la vie de l’homme, notre vie actuelle ne serait-elle pas une simple aspiration à un état futur ? En ce cas, la question serait bien changée ; car il ne s’agirait pas d’être heureux, mais de vivre de cette vie pour vivre ensuite d’une autre vie.

Cet horizon immense vous répugne-t-il, et voulez-vous vous rabattre à la vie présente ? Vous aurez beau faire, vous retrouverez toujours au fond de vous-même cette nécessité de marcher et de vous avancer sans cesse de changement en changement.

Le grand lyrique Pindare a dit admirablement : « La vie est la trace d’un char ; » mais c’est de la vie écoulée, de la vie morte, pour ainsi dire, qu’il a voulu parler. Quant à la vie vivante, si je puis m’exprimer ainsi, nous pouvons bien nous en faire une idée, mais elle est indéfinissable. C’est la roue en mouvement : mais qu’est-ce que la roue en mouvement ? Si la roue s’arrête, ce n’est plus la roue en mouvement ; et, de même, si la vie s’arrête, ce n’est plus la vie, c’est la mort. La roue en mouvement n’est jamais fixée ; elle n’est plus ici, car elle est déjà là ; elle n’est pas là, car elle est encore ici ; elle n’est pas entre les deux points, car elle serait arrêtée ; et pourtant elle parcourt successivement tous les points. Ainsi de la vie : nous ne sommes jamais ni dans une idée, ni dans un plaisir, ni dans une souffrance, mais toujours nous sortons d’une idée, d’une jouissance ou d’une douleur, pour entrer dans une autre ; nous ne sommes plus dans celle-là, nous ne sommes pas encore dans celle-ci, et déjà celle-ci est passée :

Le moment où je parle est déjà loin de moi.

Notre vie n’est donc pas même un point entre deux abîmes, comme dit Pascal, à moins d’entendre par ce point un point mathématique, un point sans dimension.

Ce qui est donc véritablement en nous, ce n’est pas l’être modifié par le plaisir ou la douleur, c’est l’être qui sort de cette modification. Émersion d’un état antérieur, et immersion dans un état futur, voilà notre vie. L’état permanent de notre être est donc l’aspiration.

Or la multitude des hommes, qui n’a pas réfléchi à cela, accomplit ses phases de changement et de transformation sans en avoir conscience. Elle cherche le bonheur sans jamais le rencontrer ; mais, en cherchant le bonheur, elle remplit sa fin, qui est, non pas d’être heureuse, mais d’avancer. Elle croit toujours qu’elle va se fixer, et toujours la rive fuit devant elle. Nous rêvons le repos dans le monde, où il n’y a que mouvement et jamais repos ; et de même nous rêvons le bonheur dans la vie, où, par une nécessité absolue, il n’y a que changement continuel et jamais durée sans changement.

Fontenelle, dont les partisans du bonheur sur la terre ne récuseront pas le témoignage, dit de presque tous les hommes : « Incapables de discernement et de choix, poussés par une impétuosité aveugle, attirés par des objets qu’ils ne voient qu’au travers de mille nuages, entraînés les uns par les autres sans savoir où ils vont, ils composent une multitude confuse et tumultueuse, qui semble n’avoir d’autre dessein que de s’agiter sans cesse. Si, dans tout ce désordre, des rencontres favorables peuvent en rendre quelques-uns heureux pour quelques momens, à la bonne heure : mais il est bien sûr qu’ils ne sauront ni prévenir, ni modérer le choc de tout ce qui peut les rendre malheureux. Ils sont absolument à la merci du hasard. »

Nous ne dirons pas, comme Fontenelle, qu’ils sont abandonnés au hasard ; mais nous dirons qu’ils marchent, sans le savoir, vers un état futur.

C’est ainsi que la question du bonheur nous conduit nécessairement à la philosophie et à la religion.

§ vii. — Des opinions sur le bonheur.
Doctrine de Platon, Épicuréisme, Stoïcisme, Christianisme.

À un point de vue élevé, les poètes sont ceux qui, d’époque en époque, signalent les maux de l’humanité, de même que les philosophes sont ceux qui s’occupent de sa guérison et de son salut.

Puisque le monde est en partie livré au mal, il est évident que les hommes ont dû se préoccuper de tout temps des moyens d’échapper à ce mal, et que la question du bonheur a dû être le fond de la philosophie.

C’est ce qui a eu lieu, en effet. La question du bonheur a toujours été le fond de la philosophie comme elle est aussi le fond de la religion : car la philosophie et la religion sont identiques.

Nous ne remonterons pas dans cet article aux philosophies et aux religions de l’Orient. Il nous suffira de suivre rapidement la filiation des idées depuis la Grèce jusqu’à nous.

Il est si vrai que cette question du bonheur est le fond même de la philosophie, que c’était sur ce terrain que disputaient entre elles toutes les sectes de la Grèce. « Dès qu’on ne s’accorde pas sur le souverain bien, dit Cicéron, on disconvient sur tout le fond de la philosophie : Qui de summo bono dissentit, de tota philosophiæ ratione disputat[9].

C’est parce que Socrate mit tous les esprits à la recherche de la solution du bonheur qu’il fut déclaré par l’oracle de Delphes le plus sage des hommes. Sa célèbre devise se rapporte au bonheur : Connais-toi, afin de te conduire et d’être heureux. L’initiative glorieuse qu’on lui reconnaît, et qui a fait dire que les écoles philosophiques sortirent de Socrate, n’a pas d’autre origine.

Varron prétend que de la question du bonheur naquirent, en Grèce, deux cent quatre-vingts sectes. Il est probable que c’est là, comme dit Bayle, un jeu d’esprit de Varron. Mais, en tout cas, il est évident que toutes ces sectes, quelque nombreuses qu’on veuille les supposer, durent se rapporter essentiellement à trois : la secte de Platon, la secte de Zénon, la secte d’Épicure.

Le duel principal fut et ne pouvait être qu’entre ces trois philosophies. En effet, ou vous êtes satisfaits de la Nature, et vous vous y conformez ; ou bien vous réprouvez la Nature, et vous cherchez ailleurs une autre règle de conduite ; ou enfin vous l’acceptez sans en être pourtant satisfaits, et vous prétendez la corriger et la perfectionner suivant un type supérieur que vous avez en vous ou que vous démêlez en elle. Le duel est donc, 1o  entre ceux qui sont satisfaits de la Nature, ou qui, sans en être satisfaits, l’acceptent comme un maître, un arbitre, un juge souverain, dont il n’est pas possible d’appeler (Épicure) ; 2o  ceux qui, mécontens de la Nature, en appellent à eux-mêmes (Zénon) ; et 3o  ceux qui regardent cette Nature comme un état imparfait, mais transitoire, dont il est possible de corriger les défauts en se conformant à un certain idéal (Platon).

Platon, Épicure, et Zénon, voilà les trois solutions tranchées du problème que Socrate avait posé.

Platon précéda d’un siècle Épicure et Zénon ; mais ces deux derniers naquirent en même temps, pour s’opposer l’un à l’autre, et faire à eux deux une sublime antithèse.

Au surplus ces deux solutions contraires du stoïcisme et de l’épicuréisme sont tellement la conséquence du double aspect de notre vie, du mélange de bien et de mal qui s’y trouvent, que cent ans avant Platon, deux siècles avant Épicure et Zénon, Démocrite et Héraclite avaient présenté en regard le même contraste. Épicure et Zénon ne firent, pour ainsi dire, que reproduire avec plus de lumière et d’éclat ces deux figures, cachées dans le voile d’une antiquité déjà profonde, et devenues les deux types de l’homme content de la Nature et de l’homme mécontent de son sort. On sait qu’Épicure emprunta à Démocrite les principaux points de son système, de même que les stoïciens puisèrent beaucoup de leurs idées dans la vieille école ionienne.

Acceptation de la Nature telle qu’elle est, voilà le fond du système d’Épicure.

Réprobation de la Nature et substitution complète d’une vie différente appelée Vertu, voilà le fond du système de Zénon.

Platon ne réprouve absolument ni n’accepte absolument la Nature. Et cependant, imbu des idées théologiques de l’Orient, il importe en Grèce les germes confus de la doctrine de la chute et de la rédemption.

Le système d’Épicure est le plus simple ; et cela devait être.

Épicure repousse le passé antérieur à cette vie, comme l’avenir qui peut la suivre ; il part du présent, et s’y tient. Pour lui encore plus que pour tout autre, la philosophie se réduit donc à la question du bonheur ; c’est uniquement l’art de conduire l’homme au bonheur par le moyen de sa raison. Il s’agit du présent, de la réalité actuelle ; qu’est-il besoin de métaphysique et de théologie ? Ouvrir les yeux et voir ce qui est, sans trop se soucier de la genèse des choses ; puis se conduire en conformité de ce qui est ; s’affranchir des maux corporels et des troubles de l’ame ; se procurer ainsi, s’il est possible, un état exempt de peine, par la satisfaction réglée des besoins, appétits et désirs que nous a donnés la Nature : voilà le bonheur et la philosophie. Vous voulez percer plus loin dans les secrets du monde ; vous vous demandez ce que c’est que cette Nature dont vous faites partie et qui vous enserre : Épicure satisfait cette curiosité avec les atomes. Mais encore une fois l’éthique est la seule chose qu’il considère comme importante ; la physique et la métaphysique qui se rapportent à son système n’en sont que des accessoires.

Tout ce qu’au dix-huitième siècle et au commencement du nôtre ont érigé d’idées philosophiques les partisans de la Nature, le déisme de Bolingbroke, de Pope et de Voltaire, l’égoïsme de La Rochefoucauld, le sensualisme de Condillac, l’intérêt bien entendu d’Helvétius, le matérialisme atomistique de nos savans, l’utilitarisme de Bentham, tout cela était dans Épicure. Ses livres, perdus, ont pour ainsi dire été retrouvés au dix-huitième siècle. Des dieux tranquilles et impassibles hors du monde ; nul rapport entre l’homme et la divinité, ce qui revient au même que la négation de toute divinité ; le monde conduit par le hasard, ou par les causes secondes ; les atomes s’accrochant ensemble suivant toutes les combinaisons possibles ; l’homme jeté au milieu de ces forces contraires, sans pouvoir aspirer à savoir pourquoi, et obligé de mettre sa raison à s’accommoder avec elles ; l’intérêt de chacun mobile unique et légitime de toutes nos actions ; l’utilité base de toute législation ; puis la partie noble du système, la vertu unie au plaisir, l’intérêt bien entendu conduisant à la morale et au bonheur ; Épicure avait, dès le quatrième siècle avant notre ère, concentré dans son œuvre tous les traits divers de cette philosophie, dont nous avons vu si près de nous une reproduction complète.

Nous n’entrons pas ici dans la controverse qui s’est élevée sur la doctrine et la vie de ce grand homme. Nous sommes disposés à le considérer avec vénération sous le jour respectable où nous l’ont représenté, dans l’antiquité comme dans les temps modernes, ses nombreux apologistes. Nous avouons ne pas connaître de génie plus imposant que celui qui s’est agrégé Horace et Lucrèce, et dont l’influence a régné presque sans partage sur des siècles tout entiers. Escorté de tant de disciples, Épicure s’avance dans l’humanité aussi grand que le plus grand des sages. Par un curieux symbole de sa destinée, il fut dans son enfance ce que les Grecs appelaient un chasseur de spectres. Il allait, avec la pauvre femme qui lui donna le jour, de maison en maison, faire des lustrations saintes pour mettre en fuite les mauvais génies. Il a fait et il fera toujours le même office pour l’humanité. Il a été et il sera toujours le chasseur de spectres, celui qui nous sauve de la superstition. Et cette influence sera toujours utile. Il sera toujours utile et souvent nécessaire de ramener les hommes au point de vue de la terre. Ce qu’Épicure a eu de plus que la plupart de ses imitateurs anciens et modernes, c’est la sainteté avec laquelle il a fait cette œuvre, s’efforçant d’instaurer ce contentement de la terre d’une façon toute religieuse. C’est le législateur pur, intègre, des époques intermédiaires entre une religion qui tombe et une religion nouvelle. Au rapport de tous les anciens, ce fut sa secte qui comparativement se forma le plus vite, qui se maintint la plus nombreuse, et qui dura le plus long-temps ; il la vit florissante autour de lui dans son Jardin, et elle subsistait encore dans une grande harmonie six cents ans plus tard, au second siècle de notre ère, lorsque le christianisme allait bientôt tout envahir. Cela devait être : l’épicuréisme devait fleurir à la chute du paganisme, comme il devait renaître à la chute du christianisme. Et par là je n’entends point la nécessité absolue où l’humanité se trouve de détruire par le doute des religions vieillies qui arrêtent sa marche ; ce n’est pas cette face de l’épicuréisme que je considère : je veux parler de la légitimité de son règne à certaines époques. Quand les religions sont tombées, que reste-t-il à faire ? L’homme est bien forcé d’accepter la vie présente telle qu’elle est : le sage cherche à la passer avec le moindre tourment possible ; l’insensé la gaspille et la dévore. Alors viennent ces époques, si marquées dans l’histoire, de passions raffinées, de volupté frénétique et de mélancolie profonde, d’incrédulité et de superstition. Alors aussi vient Épicure, sous ce nom ou sous d’autres noms, qui calme l’ardeur insatiable de bonheur dont les hommes sont enfiévrés, qui les console, qui les sauve de la folie, et qui les éloigne autant qu’il peut, par la volupté même, de la fausse volupté. C’est une retraite pour l’humanité que cette doctrine ; mais enfin c’est une retraite qui empêche une complète déroute. Cependant l’humanité, s’étant ralliée, et ayant pris confiance en elle-même, à l’abri de cette sagesse qu’elle respecte comme une science et comme une religion, s’aperçoit bientôt que son sort n’est pas de fuir ni de s’arrêter, et marche en avant à de nouveaux combats. Tel est le double rôle de l’épicuréisme : en tout temps, une influence utile à certains égards, et transitoirement, à certaines époques, un emploi dont la légitimité nous paraît incontestable.

Cependant une telle doctrine ne peut jamais être véritablement comprise et adoptée que d’un petit nombre, choisi parmi ceux qui ont à leur disposition une portion suffisante des jouissances de la terre. Si Épicure avait été esclave comme Épictète, qu’aurait-il dit de son système ?

Vient donc nécessairement aussi la secte qui réprouve et rejette la Nature. Quelqu’un parmi ceux qui ont étudié le stoïcisme sera peut-être surpris de nous entendre le caractériser de cette façon. Nous savons en effet que les stoïciens affectaient, dans les bases de leur philosophie, d’obéir au principe de l’empirisme, et que leur maxime fondamentale était : « Suivre la nature. » Nous savons que la formule morale de Cléanthe et d’autres stoïciens était : « Vivre conformément à la nature ? » Mais cette contradiction n’est qu’apparente. Car qu’entendaient les stoïciens par vivre conformément à la nature ? Ils entendaient vivre conformément à la nature humaine. Or, en quoi consistait précisément la nature de l’homme suivant eux : uniquement dans sa liberté. Vivre conformément à la nature, c’était donc uniquement se conserver libre. C’était donc ne s’attacher à rien de ce qui n’est pas complètement en notre puissance. C’était donc se séparer essentiellement du monde, et, par cette analyse et cette séparation, reprendre sa vraie nature. Toute la participation du stoïcien à la vie consistait donc uniquement à obéir volontairement au destin, c’est-à-dire à faire volontairement le rôle que le destin lui avait donné, mais sans s’y intéresser ; car en s’y intéressant, il cessait d’être libre, il devenait esclave. Encore était-il supérieur s’il refusait même ce rôle. « Souviens-toi, dit Épictète, qu’il faut que tu te gouvernes partout comme dans un banquet. Si les plats viennent à toi, étends la main, et prends modestement. Si celui qui porte le plat passe, ne l’arrête pas ; s’il n’est pas encore arrivé à toi, ne t’avance pas pour y atteindre, mais attends qu’il arrive à toi. C’est ainsi que tu dois faire pour les enfans, pour une femme, pour une magistrature, pour les richesses ; et tu seras digne d’un banquet céleste. Mais si tu ne prends pas les choses qui te seraient présentées, et si tu les méprises, tu ne seras pas seulement digne d’un banquet céleste, mais tu seras encore d’un degré plus haut. Car quand Héraclite, Diogène, et autres semblables, ont fait ainsi, ils ont été à bon droit appelés divins, et ils l’étaient en effet. »

Mépriser complètement la vie, la laisser couler, comme ils disaient, en se réfugiant en soi-même ; se regarder relativement à cette vie comme un spectateur, ou tout au plus comme un acteur dans une comédie ; laisser au destin la responsabilité de son œuvre ; ne pas songer à tempérer ses passions, mais les déraciner ; se créer sans passions, faire de soi une intelligence libre, une liberté ; telle fut, comme chacun le sait, la morale des stoïciens. Ils avaient pour cette vie un tel dédain, qu’ils s’attachèrent à démontrer que l’ame humaine était périssable, et que nous n’avions pas à craindre que la vie s’étendît au-delà de ce monde. Ils avaient pour ce monde un tel dégoût, qu’ils donnèrent à leur sage le droit de s’ôter la vie, comme une suite de sa liberté et une récompense de sa vertu.

Platon, avons-nous dit, n’avait ni réprouvé absolument ni accepté absolument la Nature. Son œuvre est un mélange de l’inspiration socratique et de solutions orientales. Ce double caractère d’un Grec qui avait conversé huit années avec Socrate, et qui ensuite s’était fait le disciple des pythagoriciens et des prêtres d’Égypte, se retrouve partout dans ses ouvrages. La direction donnée par Socrate consistait, comme nous l’avons vu, à tourner toutes les investigations vers la question de la morale et du bonheur. Platon accepte complètement cette direction ; mais il résout le problème avec une théologie puisée en Égypte et chez les pythagoriciens de la Grande-Grèce, qui eux-mêmes n’étaient qu’un rameau de la philosophie orientale. Il dit avec Socrate[10] que toutes nos recherches doivent avoir pour but la découverte de ce qui est le bien, et que nous n’avons pour y parvenir d’autre moyen que l’étude de l’homme, la connaissance de nous-mêmes : Nihil aliud homini esse investigandum nisi quod potissimum sit et optimum (τὸ ἄριστον ϰαὶ τὸ ϐέλτιστον), idque vero ex ipso homine, ex cognitione suî ipsius, ducendum. Puis, quand il s’agit de savoir ce qui est le bien et le mieux, au lieu de le déduire directement de l’étude de l’homme, Platon laisse échapper partout de sa main quasi sacerdotale les antiques solutions religieuses qu’il a recueillies dans ses voyages. Ce n’est plus un Grec, ce n’est plus le disciple de Socrate cherchant, sans le secours d’aucune tradition, la règle de la vie et du bonheur ; c’est un prêtre de Memphis qui parle.

L’ame est une force active par elle-même ; mais, déchue et unie à la matière, elle vit maintenant dans une sorte d’exil et d’emprisonnement. De cette union résultent en nous deux principes différens ; notre ame se compose de deux parties : la partie raisonnable, et la partie déraisonnable ou animale. Mais la première peut retourner à la vie bienheureuse des esprits.

Comment peut-elle opérer ce retour ? En reprenant conscience de toutes les Idées, éternels types et modèles des choses. Ces Idées existent en Dieu, et percent à travers le monde ; car Dieu a formé les objets sur le modèle des Idées.

Mais comment l’ame est-elle incitée à reprendre conscience des Idées, et à se débarrasser de la matière pour s’élever à Dieu ?

Par l’Amour. L’Amour est l’aile que Dieu donne à l’ame pour remonter à lui.

Y a-t-il rien de plus naturel aux hommes que l’Amour ? Ils aiment naturellement tout ce qui est beau, parce que leur ame descend de la source même de la beauté. Mais tout ce qui ressemble en quelque chose à cette beauté primitive les émeut plus ou moins, selon que leur ame est plus ou moins attachée au corps. Ceux dont l’ame est plus dégagée adorent dans la beauté des objets de la terre cette beauté souveraine dont ils ont conservé le souvenir et pour laquelle ils sont nés ; et cette adoration produit en eux la Vertu. Mais ceux qui sont enfoncés et embourbés dans la matière, ne conservant plus aucune idée de la souveraine beauté, courent avec fureur après les beautés imparfaites et passagères, et se plongent, sans respect pour eux-mêmes, dans toutes sortes d’impuretés.

Le bonheur, donc, suivant Platon, n’existe nullement dans le rapport direct que nous pouvons avoir avec les différens objets qui s’offrent à nous dans le monde ; mais, par ces objets, nous nous mettons en rapport avec les idées de beauté qui sont cachées derrière eux comme derrière un voile. C’est là la seule route de bonheur que nous puissions suivre.

Or ces Idées ayant une existence réelle en Dieu, il s’ensuit que Dieu seul est le véritable bien. Notre bonheur à nous consiste à nous rendre aussi semblables à Dieu que nous le pouvons.

Ainsi, en définitive, deux guides nous sont donnés pour nous conduire vers Dieu, c’est-à-dire vers le bonheur : la Raison, et l’Amour. La Raison enseigne le bon chemin, et empêche qu’on ne s’égare. L’Amour nous incite à marcher, il fait qu’on ne trouve rien de difficile, il adoucit les travaux et les peines inséparables de ce combat.

Appelez l’Amour la Grace ; explicitez davantage l’existence réelle et objective des Idées, lien mystérieux entre Dieu et le monde, où votre pensée rencontre la pensée divine ; réalisez complètement ce Νοῦς, ce Λόγος, ce Verbe, cette Sagesse, que Platon distingue encore en Dieu, pensée créatrice de Dieu en puissance, de même que les Idées sont sa pensée créatrice déjà effectuée ; enfin trouvez à ce Verbe un homme pour l’incarner ; faites-lui une histoire, une tradition ; et tous les termes de cette chaîne mystérieuse qui unit l’homme à Dieu s’illumineront à vos yeux, et vous donneront le Christianisme.

Comment donc cette théologie n’a-t-elle pas fait de Platon un moine chrétien ? C’est que Platon, en s’y confiant, avait pour but, non de réprouver la nature et la vie, mais de les améliorer et de les transformer. Ici revient l’inspiration socratique, ici se retrouve le génie grec. Pourquoi Platon avait-il été chercher cette doctrine en Orient ? Pour accomplir l’œuvre proposée par Socrate ; pour perfectionner la vie humaine. S’en étant pénétré, il devait donc l’appliquer à ce but. Aussi toute cette doctrine tourne-t-elle chez lui à la vie active, à la vie pratique. C’est une explication du monde et de notre destinée qu’il enseigne ; ce n’est pas le renversement de la nature et de la vie. Il y a donc dans Platon, préludant au Christianisme, une sorte d’acceptation de la nature et de la vie, qui n’existera pas chez ses successeurs les Pères du christianisme, quand les trois termes divins de la série qui joint le ciel à la terre auront pris une telle consistance pour leur foi, et auront à leurs yeux une réalité si anthropomorphique, que cette lumière céleste ne leur laissera plus voir la terre que comme un obscur cachot d’où ils auront hâte de sortir, surtout lorsque, joignant le Stoïcisme au Platonisme, ils auront adopté des stoïciens l’idée de la prochaine fin du monde.

Platon, je le répète, tourne au contraire toute cette théologie au perfectionnement de la nature et de la vie. Est-ce chez lui une contradiction ? Nous ne le croyons pas ; car, malgré les nuages que nous laissent sur ce point ses écrits, il est certain qu’il admettait en même temps l’opinion pythagoricienne de la métempsychose et des existences successives ? Conséquemment sa théologie ne le conduisait en aucune façon à ce renversement du monde où se précipitèrent les stoïciens et les chrétiens.

Quoi qu’il en soit, il suffit de jeter les yeux sur ses ouvrages pour voir que sa doctrine est toujours pour lui une sorte d’introduction à la vie pratique. À ses yeux le souverain bien est quelque chose d’inaccessible pour la raison humaine ; nous y tendons, nous devons y tendre, nous ne tendons même qu’à cela au milieu de nos plus grandes erreurs : mais nous ne pouvons y tendre et nous ne devons y tendre qu’à travers le monde. C’est dans le monde que se reflètent les rayons épars de cette Beauté que nous cherchons en vertu de la constitution même de notre être, qui est essentiellement et uniquement une aspiration. C’est là, c’est dans les objets terrestres, que l’Amour, émission céleste de la Beauté céleste, nous saisit, nous enflamme, et nous incite à vivre, c’est-à-dire à nous avancer, d’aspiration en aspiration, vers le souverain bien, vers Dieu. Qui nous dit que ce pélerinage puisse être subitement terminé ? Qui peut penser que nous puissions franchir d’un seul saut la distance infinie qui nous sépare de notre but ? Ne pouvant pas saisir le bien dans l’unité, nous devons donc le chercher dans la diversité et la contingence. Toutes les manifestations finies du souverain bien ont de l’analogie avec lui, sans être le bien même. Ces manifestations, ce sont les idées du bien que nous recueillons à l’occasion des objets ; ce sont les rayons de beauté que, par une sorte de chimie, nous dégageons de ces objets pour notre avancement. Nous devons donc nous attacher à ce que nous pouvons découvrir du bien véritable, et en faire notre profit : mais vouloir immédiatement l’atteindre, ce serait une folie et un suicide.

C’est par là que Platon nous apparaît, dans l’antiquité, comme le plus grand maître de sociabilité. Il part du dogme et de la chute, il est vrai ; mais il semble plutôt le partisan d’un perfectionnement successif que d’un salut instantané. Il ne rejette pas le monde, puisqu’il y cherche sans relâche la beauté divine. Il veut munir l’homme, pour son voyage vers le but qui l’attire, de vertus pour l’escorter et le soutenir : mais quelles sont ces vertus, dont il compose la Vertu ? C’est l’esprit de science et l’intelligence (σοφία, φρόνησις), le courage et la constance (ἀνδρεία), la tempérance (σωφροσύνη), et la probité ou la justice (διϰαιοσύνη). Nos sciences sont donc à ses yeux infiniment respectables, puisque ce sont des émanations de la beauté divine, et que nous ne pouvons sans elles marcher vers le souverain bien. La vie sociale est donc une des voies de notre perfection, puisque sous un rapport nous ne pouvons nous élever au souverain bien que par la justice. C’est ainsi que la science, l’art et la politique puisent, suivant Platon, leur raison d’être dans l’idée même du souverain bien, qui est leur but. Quant à l’art, l’identification qu’il fait toujours entre le beau et le bon est trop connue, pour que nous insistions sur ce point ; et quant à la politique, la vie morale de chaque homme était tellement liée, pour lui, à la vie civile, qu’il dit[11] que celui qui, à l’aide de la philosophie, s’est maintenu pur de l’injustice et de l’impiété, n’est cependant pas arrivé au plus haut degré, s’il n’a pu vivre dans un état bien constitué.

Quand le Platonisme, l’Épicuréisme et le Stoïcisme, ces trois grandes solutions de la question posée par Socrate, eurent été largement développés, l’œuvre de la Grèce fut accomplie[12].

Alors le Christianisme vint. Il fit un mélange du Platonisme et du Stoïcisme. Il adopta la métaphysique de Platon et l’éthique de Zénon. Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer comment se fit ce mélange, comment cette alliance fut nécessaire, utile, providentielle : il nous suffit que le fait soit incontestable.

Comme les stoïciens, les chrétiens repoussèrent la nature et la vie ; comme eux, ils se crurent jetés dans le monde pour supporter et s’abstenir. Mais tandis que les stoïciens trouvaient leur refuge en eux-mêmes, les chrétiens ayant réalisé ce Verbe dont Platon avait cherché dans la nature les rayons disséminés, s’inclinèrent devant ce Verbe divinisé. Alors non-seulement la nature, mais l’homme disparut ; la Grace se substitua partout. Les stoïciens avaient déjà substitué la vertu humaine à la nature ; les chrétiens substituèrent l’action divine à la vertu de l’homme. Ainsi la Nature fut complètement abolie, abolie devant l’homme, abolie dans l’homme.

Mais vainement l’ancienne civilisation, vainement les Barbares consentirent à ce sacrifice complet de la nature. L’anathème porté contre elle par le christianisme était exagéré et faux : la sentence n’a pas tenu. La nature et la vie ont périmé l’arrêt du christianisme, et alors on a vu reparaître la doctrine d’Épicure.

Aujourd’hui le combat est entre l’Épicuréisme, qui tantôt se revêt du nom de déisme, tantôt se déclare athée et matérialiste, et un Christianisme dégénéré, qui n’ose plus réprouver la nature et la vie, et cherche honteusement à s’arranger de la terre.

§ viii. — Du souverain bien.

Nous venons de voir que toute la Philosophie grecque et le Christianisme à sa suite furent une déduction de la question du bonheur, ou, comme disaient les anciens, du bien suprême, du souverain bien.

Voltaire, qui vint au monde pour critiquer toute la tradition antérieure du genre humain, ne comprit rien à cette dénomination de souverain bien, qui pourtant équivaut à la question même de la philosophie. Il crut que les anciens entendaient par là un état de félicité parfaite ; il crut que les stoïciens, par exemple, se vantaient d’être insensibles et invulnérables ; il ne comprit pas qu’on pût faire intervenir les ressources de la vertu dans une question de sensations agréables ou douloureuses. En un mot tout dans cette grande tentative des diverses philosophies grecques lui parut complètement absurde. « Le bien-être est rare, dit-il ; le souverain bien en ce monde ne pourrait-il pas être regardé comme souverainement chimérique ? Les philosophes grecs discutèrent longuement, à leur ordinaire, cette question. Ne vous imaginez-vous pas, mon cher lecteur, voir des mendians qui raisonnent sur la pierre philosophale ? Le souverain bien ! quel mot ! Autant aurait-il valu demander ce que c’est que le souverain bleu, ou le souverain ragoût, le souverain marcher, le souverain lire, etc. Chacun met son bien où il peut, et en a autant qu’il peut, à sa façon, et à bien petite mesure[13]. »

Il faut convenir que jamais Voltaire ne se montra plus superficiel. Quelle est votre condition dans cette vie ? De quel œil devons-nous considérer les biens et les maux qui s’y rencontrent ? De la réponse que nous nous faisons à cette question naît en nous une certaine conviction philosophique ou religieuse, qui nous constitue en présence de ces biens et de ces maux, ne nous abandonne plus ensuite, et nous sert à supporter les uns et à jouir convenablement des autres. Sans cette conviction, nous ne sommes que des enfans déraisonnables ; nous sommes, comme dit Fontenelle, abandonnés au hasard, ou à l’action de la Providence. Avec cette conviction, au contraire, nous sommes des hommes ; nous avons en nous un principe d’action, un point d’appui, autre que nos passions, pour réagir sur nos passions et sur le monde extérieur. Voilà la différence d’un homme qui a une religion ou une philosophie, ce qui est la même chose, à un homme qui en est destitué. Est-il étonnant que tout le travail de l’humanité ait consisté dans l’édification des diverses doctrines sur le souverain bien ?

Laissons donc de côté les badinages de Voltaire, et résumons en quelques traits la tradition du genre humain.

Sur cette question : Quelle est notre condition dans cette vie ? et comment devons-nous nous y comporter par rapport aux biens et aux maux qui s’y rencontrent ?

Platon répond : Il faut vivre de cette vie, s’intéresser à cette vie, mais pour renaître.

Épicure : Vivre, accepter la vie, sans penser à renaître.

Zénon : Ne pas s’intéresser à cette vie, en quelque sorte ne pas vivre ; mais être dès cette vie une force libre, une liberté, se faire Dieu, puissance absolue, vaincre complètement le Destin, s’émanciper, s’affranchir, bien certain qu’après cette vie l’enchaînement au monde est à jamais rompu.

Saint Paul, développé par saint Augustin : Ne pas s’intéresser à cette vie, ne pas vivre ; penser, comme Platon, que c’est un état contraire à la nature originelle de l’homme, et comme Zénon, que cette chaîne ne durera pas long-temps et ne se reproduira plus ; mais tandis que Zénon cherche son Sauveur en lui-même, ne le chercher qu’en Dieu, c’est-à-dire dans cette Sagesse dont parle Platon et qu’il reconnaît comme ayant en Dieu son existence réelle, dans ce Verbe dont ce même Platon a si souvent parlé, et qui s’est véritablement incarné en Jésus.

Les moyens indiqués par ces diverses philosophies sont conformes aux buts divers qu’elles nous assignent.

Platon nous dit : Aime, en cherchant Dieu dans ton amour.

Épicure : Aime-toi.

Zénon : Abstiens-toi.

Saint Paul : N’aime que Dieu.

« Soit que vous mangiez, ou que vous buviez, ou quelque autre chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu[14]. »

Aimer, voilà donc le moyen également indiqué par le Platonisme, l’Épicuréisme et le Christianisme. En effet notre vie n’étant, comme nous l’avons vu, qu’une aspiration, force nous est bien d’aimer et de nous attacher à quelque chose. Le Stoïcisme, ne s’attachant à rien, devait disparaître. Il fallait, si l’on ne voulait pas aimer le monde et les créatures, aimer Dieu ; et c’est ce que le Christianisme a fait, en se tournant exclusivement à cette Beauté divine que Platon avait représentée comme le but vers lequel nous tendons, même sans le savoir, dans toutes nos poursuites de bonheur, et comme la source éternelle de l’Amour.

Montesquieu plaçait la destruction du Stoïcisme au nombre des malheurs du genre humain[15]. Il croyait les stoïciens nés pour la société. « Il n’y a jamais eu, dit-il, de doctrine dont les principes fussent plus dignes de l’homme, et plus propres à former des gens de bien. Elle n’outrait que les choses dans lesquelles il a de la grandeur, le mépris des plaisirs et de la douleur. Elle seule savait faire les citoyens, elle seule faisait les grands hommes, elle seule faisait les grands empereurs. » Montesquieu a jugé du Stoïcisme par quelques stoïciens. Vrai au début, le Stoïcisme devient bientôt une erreur. Son principe, que nous devons aspirer à être une force libre, est vrai ; mais sa prétention, que nous devons être une force entièrement libre, détruit à l’instant même toute la bonté de son principe. L’erreur fondamentale du Stoïcisme est d’avoir exagéré l’effort que nous devons faire, de telle sorte que, croyant n’avoir rien fait tant que nous ne sommes pas parvenus à une complète émancipation, nous détruisons par là même tout lien avec la vie et le monde. Être stoïcien et prendre un intérêt réel au monde, c’était une inconséquence. Quelques grands hommes, sans doute, commirent cette heureuse inconséquence, et, s’étant efforcés de se faire Dieux, regardèrent, ainsi que dit Montesquieu, cet Esprit sacré qu’ils croyaient être en eux-mêmes comme une espèce de Providence favorable qui devait veiller sur le genre humain. Mais, encore une fois, c’était une inconséquence, que les théoriciens de la secte ne commirent jamais. Cette doctrine n’enseignait rien comme but de notre amour ; elle n’avait donc aucune solution de la vie. Pourquoi être une force, une liberté, un Dieu ? Est-ce pour agir sur le monde ? Mais vous ne pouvez être cela qu’en vous détachant complètement du monde. Donc point de solution. Pourquoi donc vivre ? pourquoi respirer ? pourquoi ce monde continue-t-il à exister, ce monde, mauvaise plaisanterie du Destin ? Aussi le Stoïcisme enseigna-t-il le dédain de la société, le mépris de la vie, le suicide, et la fin du monde.

La solution épicurienne pouvait se prendre de deux manières. Épicure nous dit de nous aimer nous-mêmes, et d’accepter les lois de la Nature. Mais comment nous aimerons-nous ? Est-ce en recherchant les sensations agréables, ou en évitant les sensations douloureuses ? La première manière fut celle de l’école cyrénaïque, la seconde fut plus particulièrement celle d’Épicure. Aristippe, cent ans avant Épicure, avait enseigné et pratiqué cet épicuréisme grossier, qui consiste à chercher la volupté partout où on croit la rencontrer. Mais il est évident que cela n’est pas une philosophie. Avoir pour unique principe de rechercher le plaisir, c’est se replonger non-seulement dans la foule des hommes qui agissent ainsi, n’ayant pas conscience de ce que c’est véritablement que la vie, mais même dans la foule des animaux qui obéissent entièrement aux prescriptions de la Nature. Vous cherchez la volupté, dites-vous ; mais si vous êtes philosophe assez pour avoir réfléchi que la vie n’est qu’une continuelle aspiration et que le présent, pour ainsi dire, n’existe pas, vous devez être bien sûr de ne jamais la rencontrer ; vous serez toujours à la désirer et à la regretter. Vous voulez exploiter les créatures au profit de votre égoïsme : mais, si vous êtes parfaitement égoïste, vous n’aurez aucun plaisir dans cette exploitation ; et si vous n’êtes pas égoïste, il arrivera, dans ce rapport, que ce seront les créatures qui vous posséderont et qui vous feront souffrir. Le fat Aristippe a beau dire : « Je possède Laïs, sans qu’elle me possède, » on peut affirmer que c’est un mensonge, et qu’elle le possède ou qu’il ne la possède pas.

Épicure était bien loin de cette manière de chercher le bonheur. Il méprisait profondément Aristippe et son école. Il définissait le bien fuir le mal. Dans un passage que cite Plutarque, il dit que « la nature du bien s’engendre de la fuite du mal et de la mémoire que nous en conservons ; que le bien gît à se souvenir que l’on a été tel et que tel cas est advenu ; que ce qui donne une joie inestimable et incomparable, c’est de savoir que l’on a échappé à un grand mal. C’est en cela, dit-il, que consiste véritablement le bonheur ; c’est donc là qu’il faut viser ; c’est à cela qu’il faut s’arrêter, sans vaguer en vain de côté et d’autre[16]. » Loin donc de regarder le monde comme une coupe de volupté où il n’y avait qu’à s’enivrer sans relâche, Épicure, et ses vrais disciples avaient plutôt pour principe que notre vie ne devait consister qu’à nous guérir de la douleur. Le plaisir pour eux n’était pas le plaisir, mais un remède ; et l’un d’eux, Métrodore, disait que les accidens fâcheux remplissaient tellement toute la trame de la nature et de la vie, que la nature ne saurait où mettre le bien et la joie si auparavant elle ne délogeait pas la douleur. Aussi la vraie secte d’Épicure faisait-elle consister la sagesse à savoir trouver un profond repos à couvert de tous les vents et de toutes les vagues du monde. C’est ce que Lucrèce a si admirablement exprimé, lorsqu’il parle de ce retour sur nous-mêmes et de ce plaisir égoïste que nous éprouvons quand du haut d’un rocher nous considérons la mer en furie et des vaisseaux près de s’engloutir :

Suave, mari magno, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem :
Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas,
Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est.
Suave etiam belli certamina magna tueri
Per campos instructa, tua sine parte pericli.
Sed nihil dulcius est bene quam munita tenere
Edita doctrina sapientum templa serena,
Despicere unde queas alios, passimque videre
Errare, atque viam palantes quærere vitæ,
Certare ingenio, contendere nobilitate,
Noctes atque dies niti præstante labore,
Ad summas emergere opes, rerumque potiri.
O miseras hominum mentes ! o pectora cæca !
Qualibus in tenebris vitæ, quantisque periclis
Degitur hoc ævi, quodcunque est ! Nonne videre
Nil aliud sibi Naturam latrare nisi ut cum
Corpore sejunctus dolor absit, mente fruatur
Jucundo sensu, cura semota metuque
[17].

On se représente ordinairement l’Épicuréisme comme la doctrine du plaisir : rien n’est plus faux, quant à Épicure. La vraie doctrine d’Épicure était, au contraire, fort triste. On y cherchait le contentement, il est vrai, mais un contentement tout-à-fait négatif, si je puis m’exprimer ainsi. Il s’agissait de n’être pas malheureux, de fuir l’agitation, les soucis, les inquiétudes, toutes les occasions de souffrance. Cache ta vie était le proverbe des épicuriens. Leur maxime était de ne pas s’entremettre d’affaires publiques. La volupté des sens était considérée par eux comme une nécessité, et comme la suite des besoins que nous donne la nature. Mais bien loin d’entretenir ses passions par l’idée que cette volupté fût en elle-même un bien, le sage ne devait tendre qu’à diminuer cette nécessité, et à vivre de plus en plus en repos, à l’abri des passions comme à l’abri du monde. Le calme avec un certain contentement, fondé sur la conscience de ne pas souffrir et d’avoir échappé à des périls sans nombre, voilà donc, en définitive, le souverain bien d’Épicure. Aussi Plutarque s’écrie : « Ô la grande félicité et la grande volupté dont jouissent ces gens-là, s’esjouissant de ce qu’ils n’endurent pas de mal, qu’ils ne sentent aucun souci, ni ne souffrent douleur quelconque ! » et il tâche de leur remontrer que cette espèce de calme plat où ils se fixent n’est pas chose bien désirable : « Platon, dit-il, ne vouloit pas qu’on estimât la délivrance de tristesse et d’ennui volupté, mais qu’on la regardât seulement comme la première ébauche des gros traits d’une peinture, une sorte de mélange du blanc et du noir où rien de dessiné ne paroîtroit encore. Mais il y a des gens qui, montant du bas au milieu, faute de bien savoir ce que c’est que le bas et ce que c’est que le milieu, estiment que le milieu soit la cime et le bout, comme font Épicure et Métrodore, qui définissent la nature et substance du bien-être fuite et délivrance du mal, et s’esjouissent d’une joie d’esclaves ou de captifs prisonniers, que l’on a tirés des prisons et déferrés, qui tiennent pour un grand bien que l’on les lave et les huile après qu’ils ont été bien fouettés et déchirés d’escorgées, et qui au demeurant n’essayèrent ni ne surent jamais ce que c’est qu’une pure, nette et libérale joie, non point cicatrisée ; car si la gale, la démangeaison de la chair et la chassie des yeux sont choses mauvaises et fâcheuses que refuit la nature, il ne s’ensuit pas pourtant que de gratter sa peau et frotter ses yeux soient choses bonnes et heureuses ; ni, si superstitieusement craindre les dieux et toujours être en angoisse et en frayeur de ce que l’on raconte des enfers est mauvais, il ne faut pas inférer que, pour en être exempt et délivre, on soit incontinent bienheureux ni bien joyeux. » Cette critique du véritable Épicuréisme est d’une admirable justesse. La quiétude où Épicure prétendait placer l’homme était en effet, je le répète, toute négative. Aussi l’Épicuréisme n’a-t-il jamais pu s’y tenir ; et cela est tellement vrai que ce que l’on entend vulgairement par ce mot est plutôt la doctrine d’Aristippe et de l’école cyrénaïque, que celle d’Épicure. Horace lui-même, qui a si profondément compris la doctrine philosophique de son maître, ne l’a rendue poétique qu’en la teignant d’aristippisme et de volupté. Le carpe diem revient sans cesse sous sa plume. Il ne s’agit pas seulement pour lui de satisfaire aux prescriptions de la nature, mais de les appeler et de les savourer par des désirs toujours renaissans. Épicure voulait rester en place : il ne voulait pas remonter le torrent comme Zénon, il ne voulait pas s’y livrer aveuglément comme Aristippe ; il ne croyait pas, comme Platon, que ce torrent, aidé de nos efforts, pût nous mener au terme d’un voyage. Non, il voulait rester immobile, recevoir chaque vague et la laisser passer ; puis venait la mort, qui terminait l’exercice du sage. Mais son sage qui joue ainsi avec la vague, qui ne prétend avoir que de l’adresse, qui ne veut ni résister ni se diriger, est, pour peu que le torrent soit fort, entraîné à son insu par la vague. Dépourvu d’idéal avec Épicure, on s’habitue insensiblement à regarder la volupté comme un bien, et non comme une guérison du mal ; on ne l’attend plus, on la cherche ; on n’obéit plus à la nature par raison, on se livre avidement à ses penchans, on les désire, et on s’y abandonne. La pente est inévitable. La cause profonde de cela est que notre vie est une continuelle aspiration, et que nous ne pouvons par conséquent résister, sans point d’appui, à la force qui nous entraîne. L’Épicuréisme devait donc tourner soit à un égoïsme étroit, soit au sensualisme ; la maxime d’Épicure Aime-toi devait se transformer, pour tout homme naturellement froid, en prudence égoïste pleine de vide et d’ennui, et, pour tout homme naturellement passionné, en amour déréglé des créatures. C’est ce qui est arrivé, et c’est ce qui arrivera toujours.

Le Platonisme ouvrait également deux routes différentes. Aime Dieu, dit Platon, aime la Beauté, la Bonté céleste, dont tu es sorti et où tu retournes. Si tu n’aimes pas ce but, tu chercheras vainement ton bonheur dans les créatures : tu ne trouveras jamais la subsistance de ton ame ; car ton ame ne peut se nourrir que du beau. On pouvait entendre ce précepte de deux façons : ou comme le navigateur, qui suit sa route avec les étoiles et contemple le ciel pour se diriger, ou comme l’astronome, qui ne regarde que le ciel et ne songe pas à la terre. On pouvait, ainsi que Platon l’indique assez positivement, chercher le beau à travers le monde, par le moyen du monde, dans le monde, l’extraire du monde, et le renvoyer au monde. On pouvait aussi ne considérer que l’objet, Dieu, la Beauté infinie, croire qu’on pouvait se mettre immédiatement en rapport avec elle indépendamment du monde, et l’appeler si passionnément, que tout disparût devant cet élan. C’est ce qu’a fait le Christianisme.

La maxime de Platon était : « Fais effort pour devenir semblable à Dieu autant que cela est en ton pouvoir : » ὄμοιος θεῷ ϰατὰ τὸ δυνατόν. Les chrétiens ont retranché cette condition restrictive qui conservait la nature et la vie. Ils ont voulu comme les stoïciens un Salut prompt, rapide, instantané. Ils ont dit au monde, comme le sage de Sénèque : Non placet. Liceat eo reverti unde venio[18].

En cela, suivant nous, le Christianisme s’est profondément éloigné du Platonisme.

Il s’en est encore profondément éloigné sur un autre point, et cette déviation était la conséquence de la première. Platon avait dit : Nous avons deux moyens pour remonter à Dieu, la Raison et l’Amour. Les chrétiens, se séparant du monde, ont dû négliger le libre arbitre, et ne reconnaître que la Grace. C’est la doctrine de saint Paul et de saint Augustin ; et, quelque effort qu’on ait fait pour conserver le principe de la Raison libre, c’est la vraie doctrine du Christianisme.

Socrate, Platon, Zénon, Épicure, et les deux grands docteurs du christianisme, saint Paul et saint Augustin, sont donc, en résumé, les termes successifs du développement de la question du bonheur. C’est un raisonnement suivi. Socrate commence pour notre Occident l’antiquité philosophique, que saint Augustin termine en ouvrant la religion du moyen-âge. Ce sublime dialogue a duré dix siècles, et pourtant l’on pourrait ainsi le formuler en quelques paroles :

SOCRATE (450 ans avant Jésus-Christ).

Que les sophistes se taisent. Que les savans cessent de s’enorgueillir, et d’entasser de folles hypothèses pour expliquer le monde. Que les artistes sachent que l’art sans but n’est qu’une puérilité, si ce n’est pas un poison. La seule connaissance digne de l’homme, celle qui donnera à la science et à l’art une destination véritable, c’est la connaissance de ce qui est le bien et le mieux, et cette connaissance ne peut s’acquérir que par l’étude de nous-mêmes. Γνῶθι σεαυτὸν.

PLATON.

De l’étude de nous-mêmes il résulte que l’homme est une force originairement libre, mais actuellement unie à la matière, laquelle paraît être coéternelle à Dieu. Nous tendons à retourner à notre source par l’effet naturel de la vie, qui est une aspiration, un amour continuel et sans fin ; mais nous ne pouvons y retourner véritablement qu’en nous attachant aux rayons de Beauté divine perceptibles pour nous. C’est donc vers Dieu que doit tendre et la science, et l’art, et toute la vie humaine.

Ô Grecs, vous êtes des enfans. J’ai voyagé chez ceux qui vous ont donné tout ce que vous possédez de savoir, et voilà ce que vos maîtres m’ont appris.

ZÉNON.

Si, comme le dit Platon, l’homme est originairement une force libre, pourquoi ne s’affranchirait-il pas à l’instant même, et ne reprendrait-il pas sa vraie nature, en se séparant rationnellement du monde ?

ÉPICURE.

Vous êtes des rêveurs. Je serai le premier des sages[19]. Ne voyez-vous pas que vous êtes sous le joug de la Nature, qui vous a créés dans une de ses infinies combinaisons ? Donc toute la sagesse consiste à obéir à la Nature dans ses prescriptions inévitables, et à se mettre à l’abri de ses coups, comme on ferait avec un animal fougueux, si on voulait s’en servir.

SAINT PAUL.

Je me sens libre et esclave à la fois. Je suis charnel, vendu au péché. Je ne fais pas le bien que j’aime, mais le mal que je hais. Misérable que je suis ! qui me délivrera du corps de cette mort ?

Ce sera la grace de Dieu, par Jésus-Christ Notre Seigneur[20].

PÉLAGE.

Au moins restons-nous libres en quelque chose ; et si nous devons tendre uniquement vers Dieu, au moins est-ce en vertu d’une force qui est en nous, en vertu de notre liberté et par notre propre mérite ?

SAINT AUGUSTIN.

Non. Le péché a tout envahi, et ne nous a rien laissé. L’Amour qui nous sauve n’est pas de nous ; nous n’en avons par nous-mêmes aucune trace, aucun vestige ; il nous est donné par Dieu, quand il lui plaît, et comme il lui plaît. Nous ne sommes libres en rien.

Ô mon Dieu ! tu me commandes que je t’aime : donne-moi ce que tu me commandes, et commande-moi ce que tu veux[21].

§ ix. — Du progrès de l’humanité par rapport au bonheur.

Je ne connais rien de plus profond dans la poésie de notre temps que quelques pages d’Édgar Quinet dans son Ahasvérus. C’est à la iiie journée, intitulée la Mort. La scène se passe dans la cathédrale de Strasbourg ; les morts sortent de leurs tombes pour se plaindre de ne pas voir arriver ce Paradis où ils avaient mis si fermement leur espoir de bonheur. Puisque je viens de faire parler, en me servant de leurs propres formules, les cinq ou six hommes dont la controverse, continuée d’écho en écho à travers dix siècles, a enfanté la religion du moyen-âge, je ne saurais m’empêcher de mettre fidèlement en contraste cette plainte que le poète prête à l’humanité, accusant de déception la théorie de Platon transformée par le christianisme :

CHŒUR DES ROIS MORTS.

« Ô Christ ! ô Christ ! pourquoi nous as-tu trompés ? Ô Christ ! pourquoi nous as-tu menti ? Depuis mille ans, nous nous roulons dans nos caveaux, sous nos dalles ciselées, pour chercher la porte de ton ciel. Nous ne trouvons que la toile que l’araignée tend sur nos têtes. Où sont donc les sons des violes de tes anges ? Nous n’entendons que la scie aiguë du ver qui ronge nos tombeaux. Où est le pain qui devait nous nourrir ? Nous n’avons à boire que nos larmes. Où est la maison de ton père ? où est son dais étoilé ? Est-ce la source tarie que nous creusons de nos ongles ? est-ce la dalle polie que nos frappons de nos têtes, jour et nuit ? Où est la fleur de ta vigne, qui devait guérir la plaie de nos cœurs ? Nous n’avons trouvé que des vipères qui rampent sur nos dalles ; nous n’avons vu que des couleuvres qui vomissent leur venin sur nos lèvres. Ô Christ ! pourquoi nous as-tu trompés ?

CHŒUR DES FEMMES.

« Ô Vierge Marie ! pourquoi nous avez-vous trompées ? En nous réveillant, nous avons cherché à nos côtés nos enfans, nos petits-enfans, et nos bien-aimés, qui devaient nous sourire au matin dans des niches d’azur. Nous n’avons trouvé que des ronces, des mauves passées, et des orties qui enfonçaient leurs racines sur nos têtes.

CHŒUR DES ENFANS.

« Ah ! qu’il fait noir dans mon berceau de pierre ! Ah ! que mon berceau est dur ! Où est ma mère pour me lever ? où est mon père pour me bercer ? où sont les anges pour me donner ma robe, ma belle robe de lumière ? Mon père, ma mère, où êtes-vous ? J’ai peur, j’ai peur dans mon berceau de pierre…

L’EMPEREUR CHARLEMAGNE.

« … Christ ! Christ ! puisque vous m’avez trompé, rendez-moi mes cent monastères cachés dans les Ardennes ; rendez-moi mes cloches dorées, baptisées de mon nom, mes châsses et mes chapelles, mes bannières filées par le rouet de Berthe, mes ciboires de vermeil, et mes peuples agenouillés de Roncevaux jusqu’à la forêt Noire…

CHŒUR DES FEMMES.

« Rendez-nous, à nous, nos soupirs et nos larmes.

CHŒUR DES ENFANS.

« Rendez-nous, à nous, nos couronnes de fleurs ; rendez-nous nos corbeilles de roses que nous avons jetées à la Fête-Dieu sur le chemin des prêtres !…

LE PAPE GRÉGOIRE.

« Et moi, qu’ai-je à faire à présent de ma double croix et de ma triple couronne ? Les morts s’assemblent autour de moi pour que je donne à chacun la portion de néant qui lui revient. Malheur ! le paradis, l’enfer, le purgatoire, n’étaient que dans mon ame ; la poignée et la lame de l’épée des archanges ne flamboyaient que dans mon sein ; il n’y avait de cieux infinis que ceux que mon génie pliait et dépliait lui-même pour s’abriter dans son désert. Mais peut-être l’heure va-t-elle sonner où la porte du Christ roulera sur ses gonds. Non, non ! Grégoire de Soana, tu as assez attendu ! Tes pieds se sont séchés à frapper les dalles ; tes yeux se sont fondus dans leurs orbites à regarder dans la poussière de ton caveau ; ta langue s’est usée dans ta bouche à appeler : Christ ! Christ ! et tes mains sont restées vides ; oui, elles sont encore vides, toujours vides comme tout à l’heure ! Regardez, regardez, mes bons seigneurs ; c’est la vérité : voyez que tous les morts me cachent leur blessure, que tous les martyrs mettent leur plaie dans l’ombre. Je n’en peux guérir aucune. J’apporte en retour une toile filée par l’araignée à ceux qui ont donné leur couronne au Christ ; j’apporte, dans le creux de ma main, une pincée de cendre à ceux qui attendaient un royaume d’étoiles dans l’océan du firmament. »


Jean-Paul, le poète allemand, avait déjà eu la même idée. Dans une sorte de rêve sublime, il vit Jésus descendre la nuit sur la terre, et éveiller les morts dans leurs tombeaux pour leur dire : « J’ai été trompé, pardonnez-moi ; je suis allé vers mon Père, et ne l’ai pas trouvé. Il n’y a pas de Ciel comme je le croyais, et le Paradis que je vous ai prêché n’existe pas. » Quinet a mieux aimé mettre dans la bouche des hommes eux-mêmes la plainte et la révolte. Cette plainte, je le répète, est magnifique autant que douloureuse. Mais ce que nous aimerions encore mieux entendre, ce serait un chant de justification pour répondre à cette plainte. Qu’il serait beau de voir le poète, apparaissant vivant au milieu de ces morts, leur expliquer leur mythe qu’ils n’ont point compris, et s’écrier, comme Démosthènes aux Grecs de Chéronée : Non, vous n’avez pas failli ; votre foi n’a pas été trompée, votre espérance de bonheur n’a pas été et ne sera pas vaine !… Mais, hélas ! quand le poète théologique de notre époque viendra-t-il ? Nous en sommes encore à la plainte.

Faut-il donc, comme Voltaire, dire que, philosophes ou chrétiens, disciples d’Épicure ou de Zénon, de Platon ou de saint Paul, tous ceux qui ont cherché le souverain bien ont cherché vainement la pierre philosophale ?

En cherchant la pierre philosophale, on a découvert la chimie ; en cherchant le souverain bien, l’humanité s’est perfectionnée.

Tout homme qui a cherché le souverain bien, soit avec Platon, soit avec Épicure (j’entends le véritable Épicure), soit avec Zénon, soit avec le Christianisme, a été, à des degrés divers, dans la voie du perfectionnement de la nature humaine. Tout homme qui n’a pas cherché le souverain bien, en suivant l’une ou l’autre de ces directions, a été dans la voie de la dégradation de la nature humaine.

Les chrétiens disaient : « Hors de l’Église point de salut. » Il est certain que hors de la voie du perfectionnement philosophique et religieux, l’homme abandonne sa nature d’homme et sa destinée, pour se livrer au hasard et rétrograder vers la condition des animaux.

Aussi voyez ; la société tout entière et toutes les vertus sont sorties de cette recherche du souverain bien ; toutes les règles de la morale en dérivent, et ne dérivent que de là, tellement que, ce point négligé, je défie de me citer soit une vertu, soit une règle de morale, qui subsiste.

Des quatre solutions que nous venons d’indiquer, l’Épicuréisme, le Stoïcisme, le Platonisme, et le Christianisme, la moins féconde en vertus et en règles de morale est, à nos yeux, l’Épicuréisme : et pourtant combien de vertus elle enseigne déjà !

Encore une fois, je parle de l’Épicuréisme d’Épicure, de ce système de prudence et de prévoyance, reproduit en partie au dix-huitième siècle et de nos jours par la portion vraiment respectable de l’Épicuréisme moderne. Je ne parle pas des prédications de volupté et d’abandon irréfléchi à toutes les chances de la vie, sans autre guide que la sensation ; ceci, je le redis encore, est un délire, et non pas une philosophie.

L’Épicuréisme, en nous enseignant à nous aimer nous-mêmes, nous conduit à nous respecter nous-mêmes. Il nous apprend à limiter nos désirs. Il s’efforce de nous montrer les conséquences de nos actions, et par là nous empêche de nous livrer à la fatalité. C’est une philosophie bien triste sans doute que de restreindre la vie au présent sans passé et sans avenir, comme un accident entre deux sommeils infinis. Mais quand on voit que ceux qui ont le plus profondément creusé la condition humaine sous ce point de vue sont arrivés à enseigner une morale pure, on ne peut s’empêcher de reconnaître que cette philosophie a été une des grandes voies du perfectionnement général de l’humanité.

Les biens qui sont véritablement sortis de l’Épicuréisme se rapportent plus particulièrement au perfectionnement de notre vie matérielle. Le fond de ce système est le choix, αἰρησις comme disait Épicure, ce qu’on appelle aujourd’hui la prévoyance. De là est résulté directement un certain aménagement des plaisirs qui nous sont communs avec les animaux. En sanctifiant, pour ainsi dire, le soin de la vie matérielle, l’Épicuréisme a été indirectement cause de cette multitude de perfectionnemens que l’intelligence humaine a trouvés dans les propriétés de la matière. Si la vie qui nous est commune avec les animaux n’avait pas rencontré une justification raisonnable et pour ainsi dire religieuse, l’intelligence humaine se serait précipitée encore plus qu’elle ne l’a fait dans la route purement contemplative où le Christianisme s’est plongé avec tant d’ardeur. Il est évident que toutes les sciences d’expérimentation qui consistent à découvrir les volontés de la Nature, pour en détourner les mauvais effets et en recueillir les bons, ont au fond une certaine affinité avec l’Épicuréisme ; aussi ont-elles toujours cherché en lui la justification de leurs efforts. Et qu’on ne dise pas que sans cette philosophie, nous aurions bien su faire toutes ces découvertes, par cela seul qu’elles nous étaient utiles. S’il n’y avait pas eu une doctrine qui présentât l’utilité sous un aspect moral, l’humanité eût condamné absolument ces recherches ; car la loi de l’humanité est d’être morale.

Effort sublime vers la liberté, le Stoïcisme a enfanté pour l’humanité des biens d’un autre genre. Avec Épicure, il s’agissait d’éviter les maux, en obéissant à la nature en esclave intelligent ; avec Zénon, il fallait être libre. Or, enchaîné par la nature, enchaîné par la société, l’homme ne pouvait alors être libre qu’en se réfugiant dans une sublime indifférence. Vingt siècles se sont écoulés ; voyez si les révolutions du monde n’ont pas amené un progrès de liberté dans notre condition naturelle et sociale, et si cette aspiration à être libres, source du Stoïcisme, n’a pas eu sa réalisation. L’homme s’est affranchi de l’homme et de la nature. Il s’affranchira de plus en plus de l’homme et de la nature. L’homme deviendra de plus en plus l’égal de l’homme, et la nature obéira de plus en plus à l’homme. Nous sommes aujourd’hui presque aussi puissans sur la nature que le Jupiter tout-puissant de l’Olympe des Grecs ; et le temps approche où Épictète ne sera plus en aucune façon l’esclave des autres hommes.

Mais de ces diverses solutions celle qui a eu le plus d’influence sur le monde, c’est incontestablement l’Idéalisme de Platon. Ce fut vraiment l’étincelle de vie qui anima notre Occident. Comme la statue de Pygmalion où tout est en marbre jusqu’au moment du contact de l’amour divin, l’Occident resta sans lumière morale jusqu’à la révélation de Platon. C’est Platon, si long-temps surnommé le Divin, qui, heureux interprète de la philosophie antérieure, fit le premier descendre sur nous le feu qui nous fait vivre.

Quand il eut enseigné que le propre de l’homme n’était pas la satisfaction des sens à la manière des animaux, mais que le propre de l’homme était la satisfaction d’un besoin inné de beauté et de bonté, la moralité humaine eut conscience d’elle-même. Ce fut alors vraiment pour la première fois que l’homme dans notre Occident eut la face tournée vers le ciel : Os homini sublime dedit. Car la révélation de cet attrait vers le beau fut la révélation de ce que l’on a appelé le Ciel.

Platon n’excluait pas la science, avons-nous dit. Au contraire les sciences étaient pour lui la réalisation incomplète, mais accessible à l’homme, de l’idéal humain. Les sciences connues reçurent donc un nouvel élan de l’Idéalisme. Des sciences presque inconnues jusque-là naquirent. Dans le sein de Platon se forma Aristote, aussi fortement tourné vers la Vertu que son maître. Aristote engendra Alexandre, ce missionnaire de la philosophie, si pénétré d’idéal, que la terre ne pouvait ni le satisfaire, ni le contenir. Alexandre transporta la Grèce en Égypte, à son berceau. Puis d’Alexandrie le foyer vint à Rome, et tous ces Romains commencèrent à se demander vers quelle étoile marchait l’humanité.

L’Idéalisme, réalisé anthropomorphiquement par des Juifs, produisit le Christianisme. Alors tout l’Occident se tourna avec tant d’empressement vers l’idéal, que non-seulement la vie qui nous est commune avec les animaux fut méprisée, mais que l’on crut pouvoir immédiatement, et sans l’intermédiaire de cette vie, se réunir à la Beauté divine. De là le Monachisme et le Christianisme du moyen-âge.

Quand on découvre un continent nouveau, il faut l’explorer et le défricher ; on voit s’élancer, avec une sorte de frénésie sublime, des espèces de conquérans qui se fraient une route au sein de la nature sauvage, des pionniers qui mènent une vie inculte là où par eux doit régner un jour la civilisation. À combien plus forte raison, quand le monde spirituel commença à être entrevu, ne devait-on pas se précipiter avidement à sa recherche, et se frayer son chemin la hache à la main ! Ce fut le rôle des Antoine, des Basile, des Benoît, ces praticiens sublimes du Platonisme interprété par saint Paul, saint Athanase, et saint Augustin.

Mais lancé dans cette voie, il fallait à l’homme la fin du monde ; on y croyait, on l’attendait : l’Évangile même l’avait prédite pour une ou deux générations. La fin du monde ne vint pas. D’ailleurs l’idéal n’avait pas ravi tous les hommes au même degré ; l’abstinence ne les avait pas tous séduits ; la virginité, le célibat, n’avaient pas tout envahi. De là deux mondes et deux Christianismes : d’un côté les laïques, et de l’autre les prêtres et les moines ; d’une part la doctrine absolue de saint Paul et de saint Augustin menant au détachement complet du monde, et de l’autre cette même doctrine modifiée pour s’accommoder avec la vie. Saint Paul, comme nous l’avons vu, avait dit : « Soit que vous mangiez, ou que vous buviez, ou quelque autre chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. » L’Église adopta ce suprême précepte de l’Amour, elle l’admit dans toute sa rigueur, et pourtant elle en repoussa la rigueur ; elle eut deux solutions. Le grand docteur du moyen-âge, saint Thomas, n’a-t-il pas soigneusement expliqué qu’il suffisait d’avoir virtuellement Dieu pour objet dans notre amour des créatures[22].

Quand saint Thomas, au treizième siècle, expliqua ainsi le précepte de saint Paul, c’est que la période ascendante du Stoïcisme idéaliste était terminée.

C’était déjà en effet un retour vers la Nature, un amendement pour revenir à une autre interprétation du Platonisme que cette explication. Aussi, au treizième siècle, en même temps que ce mot est prononcé, voyons-nous revenir les sciences avec Aristote, les arts avec les croisades ; et, comme si Platon devait présider à cette phase nouvelle aussi bien qu’à la première, le Platonisme ancien vient de nouveau se poser en Italie, comme un rival, en face du Christianisme. Voilà l’ère de la Renaissance. On sort de la phase du Christianisme absolu, qui n’a et ne veut avoir que Dieu pour objet. On admet toujours cette doctrine, et pourtant on suit une autre route. On est façonné à l’Idéalisme, et pourtant on ne rejette pas la terre. On a la religion, et on admet la science. On a l’Évangile et les Pères, et on introduit le péripatétisme dans la scolastique. On a l’espoir du Paradis, et, en attendant, la peinture cherche à réaliser sur la terre des figures divines. On croit encore à la Jérusalem céleste, quand Léon x élève ses temples et ses palais vers les cieux. Ce fut à cette époque que la doctrine de l’idéal produisit à pleines mains ses fruits. La science et l’art avaient reçu l’illumination du baptême.

Ainsi Platon embrasse tout le monde moderne par deux liens universels, la charité et l’art. Notre corps est un réseau d’artères et de veines qui s’enlacent ; les unes portent le sang à tous nos membres, les autres le ramènent au cœur. Ainsi la charité et l’art : la charité, c’est le cœur et les artères, où réside le principe de la vie ; l’art, ce sont les veines, qui rapportent au cœur un sang noir et souvent altéré, que le cœur vivifie.

Que d’artistes sont sortis de l’Idéalisme ! Si Lucrèce et Horace sont fils d’Épicure, combien plus nombreuse est la postérité de Platon ! Dans sa Divine comédie, Dante raconte qu’il eut Virgile pour introducteur dans le ciel. C’est qu’en effet Virgile est un reflet de Platon, et un reflet qui annonce le Christianisme. Mais depuis Virgile jusqu’à nous, quel monument un peu sublime de l’art n’est pas empreint d’Idéalisme ?

Aujourd’hui la doctrine qui repoussait la nature et la vie est renversée. Les vérités qui lui avaient donné l’existence sortent de l’enveloppe brisée du mythe, comme la chrysalide du cocon où elle s’était enveloppée. Plus de prêtres : nous sommes aujourd’hui les laïques restés seuls, mais les laïques élevés à la condition d’hommes qui doivent avoir compris que le propre de l’homme est d’aimer le beau et le bon, et d’en nourrir son ame. La leçon de Platon doit avoir profité, cette leçon que Jésus répéta lorsqu’il dit : L’homme ne se nourrit pas seulement de pain.

Donc, par l’Épicuréisme, par le Stoïcisme, par le Platonisme, et par le Christianisme, nous nous sommes éloignés profondément de la condition des animaux. Mais, sans la philosophie, en quoi notre vie, je le demande, différerait-elle de la vie des animaux ?

Le Platonisme a été le plus grand mobile du perfectionnement moral de l’homme, et l’instrument le plus actif de la sociabilité.

Le Stoïcisme a surtout été le ressort intérieur et énergique des révolutions du monde.

L’Épicuréisme a présidé surtout au perfectionnement industriel de l’humanité.

Le premier a surtout considéré nos rapports avec nos semblables et avec Dieu.

Le second a voulu surtout nous perfectionner nous-mêmes.

Le troisième s’est plus directement occupé de la nature extérieure.

Le perfectionnement réel et général n’a cependant eu lieu par aucun de ces systèmes exclusivement, mais par tous. Le résultat général a été le perfectionnement de nous-mêmes par l’idéalité et par la puissance sur la nature extérieure ; ce qui comprend les formules incomplètes de ces trois systèmes.

Il a fallu l’alliance du Stoïcisme et du Platonisme dans le Christianisme, c’est-à-dire un suprême mépris de la terre, uni à la charité, pour émanciper les femmes et les esclaves, et pour civiliser les Barbares. C’est en s’élevant vers la chasteté absolue, la pureté absolue, l’indépendance absolue, l’isolement absolu de l’humanité ; c’est par la renonciation au monde, le célibat, et les couvens, que le type humain s’est d’abord perfectionné. Mais que cette considération ne nous fasse pas oublier que l’Épicuréisme a été le contrepoids à l’excès du Stoïcisme platonicien. C’est lui qui a dit à l’orgueilleux Idéalisme, qui menaçait de détruire la base terrestre de notre existence : Tu n’iras pas plus loin. C’est lui qui a sanctifié cette espèce de dévotion aux lois naturelles, source sainte de tant de découvertes, et d’où est résulté la puissance industrielle, laquelle doit un jour servir en esclave soumis l’idéalité platonicienne. Déjà c’est l’alliance de cette puissance sur la nature, avec les sentimens de sociabilité issus du Platonisme, qui fait qu’aujourd’hui nous voyons des nations de trente millions d’hommes vivant dans une certaine égalité, tandis que les nations antiques ne connurent jamais que le régime des castes.

Inclinons-nous donc devant la Philosophie ; car nous avons tout reçu d’elle.

§ x. — Conclusion.

Concluons.

C’est de l’homme qu’il s’agit et de l’espèce de bonheur qui lui convient ; ce n’est pas de la vie des animaux que nous avons à nous occuper. Or qu’est-ce que l’homme ?

Nous avons vu (§ vi) que l’état permanent de notre être est l’aspiration. Émersion d’un état antérieur et immersion dans un état futur, voilà notre vie, depuis notre naissance jusqu’à notre mort. Ce qui est réellement en nous, ce n’est pas l’être modifié par le plaisir ou la douleur, c’est l’être qui sort de cette modification et qui en appelle une autre. Nous ne sommes, pour ainsi dire, jamais dans le fait de la modification par le plaisir ou la douleur ; nous sommes toujours en-deçà et au-delà. C’est pour cela que le présent, comme on dit, n’existe pas, et que nous semblons ne connaître que le passé et le futur.

Donc tout notre bonheur consiste essentiellement et uniquement dans l’état avec lequel nous aspirons.

C’est ce que j’appellerais volontiers le ton de notre vie.

Que les sensations successivement éprouvées influent sur ce ton de notre ame, je ne le nie pas ; mais ce que je nie, c’est qu’elles constituent notre moi, notre personnalité, notre vie.

Notre moi, notre personnalité, notre vie véritable consiste essentiellement et uniquement, je le répète, dans notre mode d’existence en passant d’une situation à une autre, d’un point à un autre.

Quand un mobile parcourt une distance, il passe successivement de point en point, et ces points nous servent à mesurer sa vitesse. Mais sa vitesse est autre chose que ce qui sert à la mesurer. Le milieu où il passe peut influer sur cette vitesse en la ralentissant. Mais tant qu’il restera de la force au mobile, cette force fera sa vitesse. De même, notre être est ce qui dure après la sensation, et non pas ce qui est dans la sensation.

C’est cet état d’aspiration qui constitue proprement l’homme : c’est donc cet état qu’il faudrait nous attacher à perfectionner. Nous rendre heureux n’est donc pas directement amasser autour de nous ce que nous croyons le bien, et en éloigner ce que nous croyons le mal ; mais c’est, avant tout, faire que notre état fondamental, ce que j’appelais tout à l’heure le ton de notre être, soit de plus en plus heureux.

Voilà ce que nous devrions considérer directement. Les plaisirs et les biens de tout genre ne sont tout au plus qu’un moyen de perfectionner indirectement cette situation fondamentale de notre ame.

Cet état dans l’aspiration est réellement ce qui distingue les hommes entre eux, ce qui les sépare par des barrières infranchissables, ce qui les fait différens, ce qui constitue le moi, la personnalité des êtres.

Rien donc, à notre avis, n’est plus puéril que de comparer la condition des hommes sous le rapport du bonheur en prenant, pour peser leurs diverses destinées, les plaisirs et les douleurs, les biens et les maux qui leur arrivent. Tout gît dans la nature de leur ame. Les plaisirs et les douleurs, les biens et les maux n’ont aucune valeur absolue et constante.

Par la même raison, il est puéril de se demander si l’homme du dix-neuvième siècle est plus heureux que celui du dix-huitième, ou que celui du moyen-âge, ou que celui qui a vécu dans l’antiquité ; ou bien si les habitans de l’Asie sont plus heureux que les habitans de l’Europe.

Enfin, par la même raison, il est absurde de chercher, sous le rapport du bonheur, des termes de comparaison entre l’existence des animaux et celle des hommes.

D’un être à l’autre, le moi, la personnalité est différente.

Quand, dans la géométrie, vous cherchez le rapport entre des lignes d’ordre différent, vous arrivez à l’incommensurable ; si vous allez plus loin et que vous imaginiez de chercher, par exemple, le rapport entre des lignes et des surfaces, ou entre des surfaces et des solides, vous arrivez à des racines imaginaires.

Un premier point, donc, c’est que nous devons rejeter l’habitude aujourd’hui régnante de raisonner sur le sujet du bonheur en déduction du faux système des compensations. Rien de plus capable de nous affaiblir l’ame et de nous abrutir, que d’avoir toujours devant les yeux que la Providence nous doit à tous la même somme de biens et de maux, et que si notre part nous semble inférieure, nous avons le droit de nous plaindre ; rien de plus misérable que de faire ainsi dépendre uniquement notre être des choses extérieures ; rien de plus propre à nous rendre envieux et égoïstes ; rien de plus propre par conséquent à faire notre malheur. Cette prétendue philosophie du dix-huitième siècle ne ferait de nous que des lâches et des enfans.

Que le vulgaire considère ainsi le bonheur, comme dépendant uniquement des choses extérieures qui nous arrivent, cela se conçoit ; mais que des philosophes aient légitimé de leur autorité ce préjugé du vulgaire, cela est inconcevable : c’est comme si des savans venaient se ranger, sans aucune raison, à l’opinion du vulgaire sur les faits astronomiques.

Cette doctrine des compensations conduisait nécessairement à l’abandon de toute vertu. Car, le bonheur ainsi confondu avec la sensation, que restait-il à perfectionner en nous ? rien. Tout dépendait uniquement du Destin et des deux tonneaux de Jupiter.

Au contraire, en ressaisissant la vérité, nous reconquérons la vertu. En effet, puisque notre être, au lieu de consister dans les sensations, est ce qui les traverse et leur survit sans cesse, notre bonheur ne dépend donc pas uniquement des choses extérieures. La Philosophie revient, et avec elle la Vertu, qui est la suite de ses leçons.

Mais, s’il nous faut délaisser la doctrine de la sensation et des compensations, certes ce ne sera pas pour retomber dans les creuses chimères de la psychologie actuelle.

La petite réaction qu’on a faite contre le dix-huitième siècle il y a quinze ans, au nom de la psychologie, était malheureusement fort insuffisante. Nous venons, ce me semble, de saisir ce que l’on comprend si difficilement avec les psychologues, la notion du moi. Nous l’avons déduite du sentiment même de la vie. Les psychologues la font, dès l’origine, partir de la volonté, ce qui est une erreur. S’ils avaient plus profondément étudié la vie, ils auraient eux-mêmes mieux compris le moi, cet arcane de toute leur science, et ils se seraient fait comprendre. On les a écoutés, on ne savait que leur répondre, et pourtant on s’est beaucoup moqué de leur moi. Il n’y a point de volonté dans les animaux ; en quoi donc consiste le moi des animaux ? Quand nous n’exerçons pas notre volonté, quand nous nous abandonnons à la sensation, quand nous tombons dans le sommeil, que devient notre moi ? Les psychologues ont donné lieu de penser que ce moi dont ils parlaient tant n’était qu’une chimère, opposée à la sensation prêchée par le dix-huitième siècle.

Ce n’est pas de ce moi chimérique des psychologues que nous nous armons, je le répète, contre la doctrine de la sensation. C’est à la vie que nous en appelons, c’est la vie que nous étudions. Notre argument n’est fondé que sur la permanence de notre être après la sensation, et en dehors de la sensation.

Mais que faire de cette force permanente en nous, de cette force qui aspire, et qui aspire toujours ? Le vulgaire, qui n’a pas conscience de ce que c’est que la vie, n’en est pas embarrassé. À la manière des animaux il obéit à cette force, en passant de sensation en sensation, de désirs en regrets, de déceptions en déceptions. Seulement il suit également à son insu, comme des prescriptions supérieures, ce qu’ont enseigné quelques-uns des hommes qui, à toutes les époques, se sont fait la question qu’il ne se fait pas ; et de là résulte ce qu’il y a de moralité dans ses actions. Mais le sage se fait incessamment cette question.

Que ferons-nous, donc, je le répète, de cette force qui est en nous, et dont le propre est d’aspirer sans cesse ? Avec Platon, tournerons-nous cette force vers Dieu ? et dans cette voie, nous arrêterons-nous, avec les platoniciens, à des manifestations imparfaites du beau absolu ? ou bien, avec les chrétiens, nous précipiterons-nous plus immédiatement dans le sein même de Dieu ? Avec Épicure, au contraire, nous attacherons-nous à la Nature ? comme Épicure lui-même, nous efforcerons-nous de calmer, de restreindre, d’endormir cette force qui aspire en nous, et tâcherons-nous de nous procurer artificiellement un sommeil accompagné d’un certain sentiment tranquille de l’existence ? ou bien, comme ses faux disciples, nous livrerons-nous, de propos délibéré, à une volupté qui, nous le savons, nous fuira sans cesse ?

Chose singulière ! on a beaucoup parlé dans ces derniers siècles de l’attraction ; on a voulu en faire la loi unique du monde de la matière. On a été plus loin, et on a prétendu introduire cette loi dans le monde moral, comme si le monde moral, une fois soumis à l’attraction, devait prendre cette assiette fixe et immobile que, par un préjugé absurde, on attribue à la nature physique. Il est vrai que ceux qui ont parlé de généraliser dans la société humaine ce qu’ils nomment la découverte de Newton n’ont jamais compris du monde moral que les apparences, et c’est encore une sorte d’attraction matérielle qu’ils ont voulu introduire dans le monde moral. Mais en réalité, ce système de l’attraction dans le monde spirituel existe depuis bien des siècles. Bien long-temps avant qu’on imaginât que les parties de la matière gravitaient les unes vers les autres, que les sphères du ciel étaient des centres d’attraction les unes pour les autres, et que les groupes de soleils gravitaient eux-mêmes vers des centres inconnus ; bien long-temps avant que le monde matériel se révélât à nous sous cet aspect, le monde spirituel nous était ainsi révélé. Qu’est-ce que cet attrait dont parle Platon, sous le nom d’Amour, et qui, suivant lui, nous ramène vers Dieu ? Saint Augustin n’a-t-il pas appelé l’Amour le poids des natures spirituelles[23] ? Tous les immenses travaux du Christianisme sur la perfection n’ont pas été autre chose qu’une application de ce principe de l’attraction vers Dieu.

Mais dans les derniers siècles le retour à la Nature a amené la renaissance des sciences physiques, dont le point culminant a été la découverte de l’attraction des corps. Cette vérité a tellement ébloui nos regards, que le monde spirituel, qui avait seul occupé pendant tant de siècles les générations précédentes, s’est éclipsé pour nous, et nous sommes tombés subitement dans les ténèbres du matérialisme. L’homme ne supportera-t-il jamais deux vérités à la fois ?

Nous sommes donc aujourd’hui entre deux sortes de révélations : d’un côté le système de l’attraction spirituelle, qui nous dit que nous sommes une ame qui ne doit tendre que vers Dieu ; et de l’autre le système de l’attraction matérielle, qui nous dit que nous sommes un corps qui ne doit tendre que vers la matière.

Pour sortir de cet immense embarras, de cette contradiction infinie qui nous déchire et nous divise, il n’y a, ce nous semble, qu’un moyen. C’est de recourir encore à l’axiome de Socrate, et de nous étudier nous-mêmes.

Rousseau, plein d’inconséquences, a dit un jour : L’homme qui pense est un animal dépravé. Il suffisait, pour faire justice de son paradoxe, de lui demander si, par la même raison, l’animal qui sent ne serait pas un végétal dépravé. Il est certain que nous retrouvons le minéral dans la plante, la plante dans l’animal, l’animal dans l’homme. À quelques égards, l’animal nous paraît un être surajouté au végétal et au minéral, qui tous deux sont en lui. L’homme aussi nous paraît un être surajouté à l’animal, qui est à la racine de son existence. Mais en réalité y a-t-il en nous une sorte d’être purement matériel, une sorte d’être végétatif, une sorte d’être sensible, et un quatrième être raisonnable ? Non, non, assurément. Il n’y a qu’un seul être, l’homme.

Quand je considère un animal, je puis bien, par un effort de ma pensée, séparer en lui les facultés de l’animal des facultés purement végétatives que je lui trouve communes avec d’autres êtres que j’appelle plantes. Mais c’est une abstraction de mon esprit ; et en réalité ces deux ordres de facultés sont tellement unies dans l’animal, que je serais fort embarrassé pour en faire la démarcation : ou plutôt la séparation est impossible, car toutes les facultés de la plante se sont pour ainsi dire transformées dans l’animal. Ce qui est une propriété végétale dans le végétal est devenu propriété animale dans l’animal. L’animal, si je puis parler ainsi, est une plante animalisée, une plante métamorphosée en animal. Vous retrouverez par la pensée dans l’animal tout ce qui constituait la vie du végétal, mais transformé. Seulement, par-dessus toutes les propriétés du végétal une faculté nouvelle apparaît, la faculté de sentir. Et aussitôt, cette faculté se liant et se mêlant à toutes les facultés végétales, il en résulte un être essentiellement différent du végétal, et dans lequel toutes les fonctions du végétal sont métamorphosées. Irez-vous, avec le scalpel de votre analyse, séparer cette nouvelle faculté de toutes les autres ; et, parce qu’elle ne préside pas, en première ligne, à toute l’organisation et à toutes les fonctions, quoiqu’elle s’y mêle, direz-vous : Voilà l’animal, tout le reste est plante ? Ce serait absurde. L’animal est un être nouveau, dans lequel la vie végétative s’est transformée ; mais il consiste aussi bien dans cette vie végétative transformée, quoiqu’il n’en ait pas conscience en tant que sensible, que dans la sensibilité même. Je dis qu’il n’en a pas conscience en tant que sensible, mais j’affirme qu’il en a conscience en tant que vivant. Et, en effet, modifiez par la maladie, par le fer ou le poison, cette vie végétative qui est en lui, et aussitôt vous verrez apparaître chez lui des sensations : donc, dans l’ordre régulier et normal, sa faculté même de sentir était non-seulement liée à cette vie végétative, mais fondée sur elle et consciente d’elle d’une certaine façon mystérieuse.

Il en est de même de l’homme. L’homme aujourd’hui est peut-être plus loin de l’animal, que l’animal ne l’est du végétal. Mais l’homme n’est pas un animal sur lequel serait surajouté je ne sais quel être mystérieux qu’on appelle ame. L’homme est une ame assurément ; mais il est en totalité une ame unie à un corps, comme dit Bossuet[24], c’est-à-dire qu’en lui toutes les facultés animales se sont transformées en facultés humaines.

La plante vivait immobile par ses racines ; c’était une de ses propriétés. L’animal se meut pour chercher sa subsistance ; c’est en cela que consiste en partie son être, c’est à cela qu’est en partie consacrée sa vie. La plante respirait par ses feuilles, et sa respiration était assujétie à deux grandes alternatives, le jour et la nuit. L’animal le plus perfectionné, le plus compliqué à nos yeux dans son organisation, reproduit encore ce phénomène : sa vie, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, se révèle par une continuelle systole et diastole du cœur, et par une continuelle insufflation et expiration de l’air dans ses poumons. La respiration et la circulation du sang se mêlent chez lui à la sensibilité, pour lui donner un certain sentiment de l’existence. Sa vie, sous ce rapport, est donc encore la transformation d’une propriété de la plante ; mais, dans le passage, cette propriété, de végétale qu’elle était, est devenue animale. Il en est de même du besoin de la reproduction. La plante, immobile, se parait de fleurs par un secret besoin d’amour : l’oiseau construit un nid par le même besoin. En un mot, je défie qu’on me cite soit un acte, soit une propriété, soit un mode quelconque d’existence de l’animal, dont l’analogue ne se retrouve pas chez le végétal. La sensibilité même, cette propriété caractéristique de l’animal, se montre très apparente chez quelques végétaux, et il est probable qu’elle existe à un degré de plus en plus affaibli chez tous. Mais lors même qu’on voudrait la considérer comme propre et spéciale aux animaux, il ne s’ensuivrait pas qu’elle seule constituât réellement leur vie ; car elle est indissolublement unie chez eux à toutes les propriétés qu’ils ont de communes avec les végétaux. De sorte que leur vie est, si l’on veut, une combinaison de sensibilité et de vie végétale, mais combinaison dans laquelle un des élémens est aussi indispensable que l’autre. Si vous prétendiez, par l’analyse, dépouiller l’idée animal de tout ce qu’elle a de commun analogiquement avec l’idée végétal, vous détruiriez complètement cette idée ; de même que si vous prétendiez conserver dans l’idée animal une seule des propriétés du végétal intacte et sans métamorphose, vous n’auriez réellement pas un animal, mais un être absurde et impossible, parce qu’il serait contradictoire.

Hé bien ! cette métamorphose, qui fait que la vie de l’animal est à la fois si analogue et si essentiellement étrangère à la vie du végétal, se reproduit dans le passage de l’animal à l’homme. L’homme a la raison par-dessus l’animal, comme l’animal avait la sensibilité par-dessus les plantes. L’animal est pour ainsi dire un végétal sensible ; l’homme est pour ainsi dire un animal raisonnable. Mais, par l’effet de la sensibilité organisée dans des appareils particuliers appelés sens, l’animal est entièrement différent du végétal ; et de même, par l’effet de la raison, l’homme est un être essentiellement différent de l’animal. Chez l’animal toutes les fonctions et toutes les facultés du végétal se retrouvaient, et cependant n’existaient plus, c’est-à-dire qu’elles étaient transformées. De même, chez l’homme toutes les fonctions de l’animal se retrouvent, mais transformées. L’antique définition, répétée de siècle en siècle : L’homme est un animal raisonnable, ne doit donc pas être entendue comme si l’on disait que l’homme est un animal plus la raison, mais en ce sens que l’homme est un animal transformé par la raison.

Nous avons déjà eu occasion ailleurs[25] de démontrer que tous les métaphysiciens étaient arrivés, même sous l’empire des préjugés chrétiens, à reconnaître cette unité de notre nature. Nous avons cité ces admirables paroles de Bossuet : « Le corps n’est pas un simple instrument appliqué par le dehors, ni un vaisseau que l’ame gouverne à la manière d’un pilote. L’ame et le corps ne font ensemble qu’un tout naturel. Aussi trouve-t-on dans toutes nos opérations quelque chose de l’ame et quelque chose du corps ; de sorte que, pour se connaître soi-même, il ne faut pas seulement savoir distinguer, dans chaque acte, ce qui appartient à l’une d’avec ce qui appartient à l’autre, mais encore remarquer tout ensemble comment deux parties de si différente nature s’entr’aident mutuellement. Sans doute l’entendement n’est pas attaché à un organe corporel dont il suive le mouvement ; mais il faut pourtant reconnaître qu’on n’entend point sans imaginer ni sans sentir ; car il est vrai que, par un certain accord entre toutes les parties qui composent l’homme, l’ame n’agit point sans le corps, ni la partie intellectuelle sans la partie sensitive, etc.[26]. » Nous avons aussi mentionné en cet endroit la définition que le même Bossuet donne de l’ame : Substance intelligente née pour vivre dans un corps et lui être intimement unie ; sur quoi il ajoute : « L’homme tout entier est compris dans cette définition, qui commence par ce qu’il a de meilleur sans oublier ce qu’il a de moindre, et fait voir l’union de l’un et de l’autre. » Nous avons également montré combien cette définition de Bossuet est préférable à celle d’un spiritualisme aveugle et outré, à celle de M. de Bonald, par exemple : L’homme est une intelligence servie par des organes. Autant la première est complète, autant la seconde est incomplète, et peut par conséquent prêter à l’erreur. L’une est d’un sage qui connaît à fond la nature humaine, la relation et le jeu nécessaire des deux substances qu’il se croit en droit d’y distinguer, et qui, tout en donnant la prédominance à la plus grande, ne sacrifie pas la moindre ; l’autre est d’un fanfaron, qui sera d’autant plus embarrassé de la passivité de notre nature, qu’il aura plus dédaigné le corps et exalté la souveraine puissance de l’ame. Enfin nous avons prouvé, dans les articles que nous rappelons ici, le vide et l’absurdité des nouveaux psychologues qui, abstrayant de l’être complexe esprit-corps ce qu’ils appellent le moi, et donnant, par une inconcevable pétition de principes, à ce moi ainsi abstrait toutes les propriétés qui n’appartiennent qu’à l’être complexe esprit-corps, raisonnent ensuite tout à leur aise, sans jamais s’apercevoir qu’ils ont pris pour une base solide le point de départ le plus chimérique et le plus faux.

Descartes, dans une réponse qu’il avait faite à Gassendi, l’avait appelé chair. Gassendi termina sa réplique par ces paroles remarquables : « En m’appelant chair, vous ne m’ôtez pas l’esprit. Vous vous appelez esprit, mais vous ne quittez pas votre corps. Il faut donc vous permettre de parler selon votre génie. Il suffit qu’avec l’aide de Dieu je ne sois pas tellement chair que je ne sois encore esprit, et que vous ne soyez pas tellement esprit que vous ne soyez aussi chair. De sorte que ni vous ni moi nous ne sommes ni au-dessus ni au-dessous de la nature humaine. Si vous rougissez de l’humanité, je n’en rougis pas. »

Esprit-corps, non pas un esprit et un corps, telle est en effet la nature humaine. « L’homme, dit Pascal, n’est ni ange ni bête. »

Chose étrange ! ce mot de Pascal n’a pas encore été compris. Nous distinguons trois règnes, le règne minéral, le règne végétal, et le règne animal ; et nous comprenons l’homme dans le règne animal. Puis, changeant tout à coup de point de vue, nous reconnaissons la nature spirituelle de l’homme, nous lui donnons un nom, nous l’appelons ame ; et voilà un autre monde. L’homme alors nous apparaît tantôt comme un animal, tantôt comme une ame. L’animal a ses partisans exclusifs, l’ame a aussi les siens. Les uns, considérant l’homme comme un animal, le ravalent par leurs préceptes à la condition des animaux ; les autres, le considérant comme une espère d’ange, lui enseignent une vie impossible et contraire à sa nature. De là deux morales également absurdes aujourd’hui et également pernicieuses.

N’est-il pas bientôt temps qu’on s’accorde là-dessus en quelque vérité ? car voila vingt-deux siècles qu’on se divise : d’un côté seize siècles, depuis Platon jusqu’à la fin du moyen-âge, dont la tendance générale est spiritualiste, et en opposition les six siècles de l’ère moderne, dont la tendance générale est matérialiste.

Cette immense controverse a été nécessaire sans doute ; mais n’est-il pas temps de conclure ? Le spiritualisme et le matérialisme ont également vaincu et été vaincus ; tous deux ont raison, et tous deux ont tort.

Les matérialistes ont beau dire : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. On peut toujours leur répondre avec Leibnitz : Nisi ipse intellectus.

Les spiritualistes ont beau préconiser l’intelligence et la raison ; on leur montrera toujours que cette intelligence et cette raison sont liées au corps, unies au corps, formées et nourries de sensations et de besoins corporels, assujetties à la santé du corps, à la vie du corps, à la nature, à la terre.

L’homme n’est ni une ame, ni un animal. L’homme est un animal transformé par la raison et uni à l’humanité.

Uni à l’humanité : ce second point de notre définition demanderait des développemens dont ce n’est pas ici le lieu. Contentons-nous de dire que, de même que l’animal ne saurait exister sans le milieu où s’exerce sa sensibilité, de même l’homme, être raisonnable, vit dans un certain milieu qui est la société, et dont le nom plus général est l’humanité. La morale, la politique, les sciences, les arts, sont les divers aspects que ce milieu présente à la raison et à la sensibilité humaine ; et c’est l’homme lui-même qui, par le développement successif de sa nature, a créé ce milieu.

Voilà ce qu’on n’a guère compris jusqu’ici, et ce qui a toujours trompé les raisonneurs, et les a conduits soit à l’abîme du spiritualisme, soit à l’abîme du matérialisme. Ne comprenant pas que l’homme est un être nécessairement uni à l’humanité, ils ont considéré l’homme en lui-même, sans se demander s’il y avait un milieu auquel cet homme fût indissolublement uni et dont il fût inséparable ; et alors, suivant leur tendance, ils n’ont vu en lui qu’un animal ou qu’un ange.

L’homme n’est ni bête ni ange, comme dit Pascal ; et il n’est pas seulement non plus un être complexe esprit-corps, il est de plus uni à l’humanité.

Ce qui était petit, ce qui existait à peine chez l’animal, la société, devient immense chez l’homme. C’est le milieu nouveau, le milieu véritable, le seul milieu où se développe l’existence de cet être nouveau sorti de la condition animale, et qui s’appelle l’homme.

Donc, pour nous résumer, en considérant que notre être est une force qui sans cesse aspire, et que cette aspiration accompagne la sensation et lui survit, nous échappons fondamentalement à la doctrine de la sensation. En considérant l’unité de notre être, qui est ame et corps à la fois, nous échappons fondamentalement à l’ascétisme chrétien. Enfin, en comprenant que la vie de l’homme est unie à l’humanité, nous découvrons la route où nous devons marcher, la route où les deux tendances qui ont divisé la philosophie viennent se rejoindre ; car, par l’humanité, nous pouvons satisfaire notre soif spirituelle de bonté et de beauté, sans sortir de la nature et de la vie. Nous voilà hors des deux écueils, hors du matérialisme et hors du spiritualisme mal entendu. Le Connais-toi toi-même de Socrate nous suffit pour être dans notre condition d’hommes et pour y rester, pour atteindre par la pensée à la dignité de notre nature et ne pas la dédaigner.

Oui, Platon dit vrai ; nous gravitons vers Dieu, attirés à lui, qui est la souveraine beauté, par l’instinct de notre nature, aimante et raisonnable. Mais de même que les corps placés à la surface de la terre ne gravitent vers le soleil que tous ensemble, et que l’attraction de la terre n’est, pour ainsi dire, que le centre de leur mutuelle attraction, de même nous gravitons spirituellement vers Dieu par l’intermédiaire de l’Humanité.

Voici donc notre dernière conclusion.

Entend-on par bonheur un état non défini de sensations et de sentimens agréables, indépendamment d’une conception philosophique de notre nature et de notre destinée, la Philosophie n’a rien à voir là. Allez, suivez votre fantaisie, courez après les sensations, abandonnez-vous à vos passions ; livrez-vous à la fatalité ; conduisez-vous à la manière des animaux et des enfans ! Vous vivrez d’une certaine façon, vous aurez un certain bonheur ; si, oubliant que vous êtes raison, vous vous faites corps, vous aurez le bonheur des corps ; si vous vous transformez en pourceaux sous la baguette de Circé, vous aurez la joie des pourceaux ; si, oubliant que vous êtes uni à l’humanité, vous vous faites égoïste, vous aurez les plaisirs solitaires d’un homme seul, c’est-à-dire d’un homme horriblement incomplet et qui n’a pas le milieu nécessaire à son existence véritable ; vous serez un être imparfait, une sorte de monstre. En un mot vous aurez le plaisir et la douleur analogues aux passions que vous réaliserez en vous et auxquelles vous livrerez votre nature. Mais en même temps la loi du monde, qui est de changer sans cesse, vous fera toujours trouver partout le vide et le néant ; et tôt ou tard le moment viendra pour vous où vous vous réveillerez de cette confuse ivresse, et où, quelque dégradé que vous soyez, vous aurez le sentiment de la nature raisonnable de votre être.

Entend-on au contraire par bonheur un état conscient de nous-mêmes ; alors c’est à la Philosophie seule qu’il est donné de nous le procurer. La question change : il ne s’agit plus réellement d’être heureux dans le sens vulgaire qu’on donne au mot bonheur, il s’agit de vivre conformément à notre nature d’hommes.

C’est la Philosophie qui nous apprend à connaître notre nature, et la pratique de ses leçons s’appelle la Vertu.

La Philosophie a eu ses phases, comme l’humanité. Avec Platon, elle nous a indiqué notre route en nous donnant pour but Dieu, pour guides la Raison et l’Amour. Avec Aristote, elle a perfectionné les instrumens de notre Raison. Avec les Chrétiens, elle a perfectionné notre Amour. Épicure a servi à empêcher que notre élan vers Dieu ne fût un suicide. Le Stoïcisme a été notre soutien durant cette route difficile à travers tant de siècles. Aujourd’hui la Philosophie nous apprend que le souverain bien consiste à aimer religieusement le monde et la vie. Elle doit nous apprendre comment nous pouvons aimer religieusement le monde et la vie, comment, tout en restant dans la nature et dans la vie, nous pouvons nous élever vers notre centre spirituel. Les Chrétiens, pendant dix-huit siècles, ont marché vers la vie future au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit. La Philosophie, expliquant leur formule, nous apprendra à marcher vers l’avenir au nom de la réalité, de l’idéal, et de l’amour.


Pierre Leroux.
  1. Ce morceau philosophique a été écrit par M. Pierre Leroux pour la nouvelle Encyclopédie que lui et M. Jean Reynaud dirigent avec une pensée si élevée. Les développemens qu’a pris le travail de M. Leroux font de cette belle dissertation un ensemble complet et systématique. Nous sommes heureux de l’offrir dès aujourd’hui à nos lecteurs dans toute son étendue. Nous profitons de cette circonstance pour annoncer que l’Encyclopédie, en vue de laquelle il a été conçu, et qu’un article de M. Lerminier a déjà fait connaître dans cette Revue, va recevoir une publicité plus régulière et plus rapide. Elle paraîtra désormais, sous le nom d’Encyclopédie nouvelle, à la librairie de M. Charles Gosselin. (N. du D.)
  2. Dictionnaire philosophique.
  3. Poème sur Lisbonne.
  4. Préface du Poème sur Lisbonne.
  5. Œuvres, tome iii.
  6. Voltaire, Discours en vers.
  7. ibid.
  8. Voltaire, Discours en vers.
  9. De Fin. boni et mali, c. 5.
  10. Phédon.
  11. République, liv. vi.
  12. Nous laissons ici de côté, et pour cause, les travaux d’Aristote et de ses disciples. Quelque grand que soit Aristote, son rôle est tout autre que celui de Platon, d’Épicure, et de Zénon. Aristote n’a pas eu une opinion particulière et fondamentale sur la question fondamentale de la philosophie. Aristote est par excellence le faiseur d’instrumens de la philosophie, si l’on peut s’exprimer ainsi ; il a perfectionné la dialectique, il a organisé la logique, il a ouvert largement toutes les routes de la science ; il a été aussi grandement créateur qu’il est donné à un homme de l’être. Mais sur la question qui nous occupe, il n’a pris aucune attitude décisive. Quoi qu’on ait pu dire, Aristote, ne s’étant pas séparé de son maître Platon sur le point essentiel, a pu avec raison être rattaché à Platon par les platoniciens.
  13. Dictionnaire philosophique.
  14. Épître aux Corinthiens, chap. x, v. 31.
  15. Esprit des Lois, liv. xxiv.
  16. Plut., Traité que l’on ne saurait vivre joyeusement selon la doctrine d’Épicure.
  17. « Il est doux de contempler du rivage les flots soulevés par la tempête et le péril d’un malheureux qu’ils vont engloutir. Non pas qu’on prenne plaisir à l’infortune d’autrui ; mais parce que la vue des maux qu’on n’éprouve point est consolante. Il est doux encore, à l’abri du péril, de promener ses regards sur deux grandes armées rangées dans la plaine. Mais de tous les spectacles le plus agréable est de considérer, du faîte de la philosophie, du haut de cette forteresse élevée par la raison des sages, les mortels épars s’égarer à la poursuite du bonheur, se disputer la palme du génie ou la chimère de la naissance, et se soumettre nuit et jour aux plus pénibles travaux, pour s’élever à la fortune ou à la grandeur. Malheureux humains ! cœurs aveugles ! au milieu de quelles ténèbres, et à quels périls vous exposez ce peu d’instans de votre vie ! Écoutez le cri de la Nature. Qu’exige-t-elle de vous ? Un corps exempt de douleur ; une ame libre de terreurs et d’inquiétude. » (Traduction de Lagrange.)
  18. Ép. lxx.
  19. « Épicure, le seul homme qui ait osé se dire sage. » (Cicéron, De Finib. boni et mali, lib. ii). Lucrèce parle d’Épicure absolument comme on a parlé des révélateurs :

    Qui genus humanum ingenio superavit, et omnes

    Præstinxit stellas, exortus uti ætherius sol.

  20. Ép. aux Romains, chap. vii.
  21. Confessions.
  22. Q. disp. de Charit. a. xi.
  23. Confessions, liv. xiii, ch. 9.
  24. De la Connaissance de Dieu et de soi-même.
  25. Revue Encyclopédique, juin 1833.
  26. De la Connaissance de Dieu et de soi-même.