Deux et deux font cinq/Philologie

Deux et deux font cinq (2+2=5)Paul Ollendorff. (p. 53-56).

PHILOLOGIE


Mon jeune et intelligent directeur me remet, ou plutôt me fait remettre par un de ses grooms — car nous sommes en froid depuis quelque temps (histoire de femmes) — la lettre suivante que je publie presque intégralement, non pas tant pour l’intérêt qu’elle comporte que pour la petite peine qu’elle m’évite d’imaginer et d’écrire une vague futilité analogue ou autre.

Tout ce qui touche à la langue française, d’ailleurs, ne me saurait demeurer indifférent. Mes lecteurs, mes bons petits lecteurs chéris, le savent bien, car pas un jour ne se passe sans que je sois consulté sur quelque philologique embarras, ou invité à consacrer de ma haute sanction telle nouvelle formule.

D’autres se montreraient orgueilleux d’une semblable renommée ; moi, je n’en suis pas plus fier !

Une lettre très gentille, entre autres, reçue dernièrement, me disait en substance :

« Un syndicat d’idolâtres de votre incomparable talent et de votre parfaite tenue dans la vie me charge de vous aviser qu’il a définitivement adopté, comme courtoise formule épistolaire, le inoxydablement que vous venez de lancer avec votre indiscutable autorité.

» Mais croyez-vous point, cher Monsieur, que l’orthographe en serait pas mieux ainsi : inoccidablement, témoignant que les sentiments qu’on nourrit pour son correspondant sont altérables par rien du tout, même le trépas ? »

Nous sommes d’accord, Syndicat d’idolâtres, nous sommes d’accord.

Et puis, voici la lettre annoncée plus haut :


« À Monsieur Fernand Xau, Directeur du journal le Journal, 106, rue de Richelieu.
» Monsieur,

» Depuis plus de deux ans que, chaque matin, je lis le Journal, j’admire… etc., etc.

(Ici quelques mots aimables pour plusieurs collaborateurs non dénués, en effet, de talent.)

»… Mais ce que je prise par-dessus tout, ce sont les chroniques si fines, si ingénieuses, si larges, si substantielles de ce remarquable vieillard (sic) qui signe Alphonse Allais.

» Je n’ai pas l’honneur de le connaître, je n’ai même jamais vu sa photographie, mais le respect que j’éprouve pour son noble caractère et pour la façon si docte, si magistrale, si définitive avec laquelle il dénoue le nœud gordien des plus grosses difficultés de langue française, m’ont amené à lui demander, par votre intermédiaire, son avis sur une question qui nous passionne, quelques amis et moi.

» M. Allais a su conquérir, dans les milieux universitaires, une vive autorité pour la lueur qu’il jeta jadis sur le genre du mot tac, masculin ou féminin selon le cas (l’attaque du moulin, le tic-tac du moulin, la tactique Dumoulin).

» Il s’agit aujourd’hui des différentes orthographes du mot sang, qui ondoient suivant la qualité, la couleur, la température, etc., etc.

» Quand, par exemple, vous parlez, dans le Journal, de ce jeune esthète que vous appelez, je crois, Sarcisque Francey ou Sancisque Frarcey (ou un nom dans ce genre-là), vous dites : « Ce petit jeune homme détient le record du bon sens. »

» Mais dès qu’il est question du chasseur Mirman, vous écrivez : « Le député de Reims se fait beaucoup de mauvais sang. »

» Donc, s, e, n, s, quand c’est bon ; s, a, n, g, quand c’est mauvais.

» De même, l’orthographe de ce mot varie avec la couleur :

» Quoique le sang soit habituellement rouge, vous écrivez « faire semblant » s, e, m, et « sambleu ! » s, a, m.

» Expliquez cela, s. v. p. !

» Ce n’est pas tout :

» Pourquoi écrivez-vous : « M. Barthou perdit son sang-froid » s, a, n, g, et « Don Quichotte perdit son Sancho » s, a, n ?

» Je m’arrête, monsieur le directeur, car, à insister dans cette voie, on se ferait tourner les sangs.

» Peut-être M. Alphonse Allais trouvera-t-il que je n’ai pas le sens commun ?

» Dans cette espérance, veuillez, monsieur le directeur, etc., etc.

» Votre bien dévoué,

» Jean des Rognures. »


La question est, en effet, étrangement complexe ; je la transmets à mon conseil d’études (section des lettres).

Et je me rappelle l’amusante boutade de mon pauvre vieil ami Hippolyte Briollet :

On dit « Francfort-sur-le-Mein » et « avoir le cœur sur la main ». Comment voulez-vous que les étrangers s’y reconnaissent ?

Moi aussi, je me demande comment les étrangers peuvent s’y reconnaître.