Peut-on conserver la maison de Pascal ?
Peut-on conserver
la maison de Pascal ?
Je viens de jeter à Clermont-Ferrand, sur la maison où naquit Blaise Pascal, un des derniers coups d’œil qu’elle recevra. Parfaitement. On va la démolir. Déjà tout un corps de bâtiment n’a plus de toit ; les pauvres chambres où les Pascal mirent une si noble atmosphère d’ordre, de discipline, béent nues et souillées de cette abjection particulière aux appartements éventrés. Et malgré les appels d’un distingué journaliste local, M. Dumont, dans l’Avenir du Puy-de-Dôme, à qui André Hallays fait écho, les Clermontois qui côtoient cette vénérable condamnée ne se soucient, semble-t-il, que d’éviter les matériaux descellés par des ouvriers gais et actifs.
Ce serait agréable qu’un architecte en vacances s’amusât, passant par Clermont, à nous restituer en un bref croquis la première honnêteté de cette bâtisse que le simple passant ne parvient pas à se représenter sur la triste mine qu’elle présente. Prenons du moins une photographie in extremis. Peut-être voudrez-vous la glisser dans votre bibliothèque sur le rayon « Pascal ».
Telle que je l’ai vue ces derniers jours, la maison natale de Pascal est un vaste quadrilatère à quatre étages, triste et malpropre. De ses trois faces libres, l’une s’étend sur une bonne voie, la rue des Gras ; la deuxième est séparée de la cathédrale par un passage étroit et se continue sur une place nommée « la place derrière Clermont » ; enfin la troisième borde la rue des Chaussetiers, étroite et mesquine. Elle abrite dans ses porches une dizaine de boutiques, les unes modernes, les autres infiniment vieillottes. Elle est irrégulière, bizarre, tourmentée ; ses murs font des coudes, et des escaliers extérieurs la flanquent. Mais sa principale singularité, c’est un passage qui la troue, où coulent deux filets d’eau malpropre, où s’embranchent de nombreux escaliers, tous divers, tous sordides, et qui débouche sur une terrasse, formant une cour intérieure. Cette cour-terrasse, grâce à la pente du terrain qui supporte tout l’immeuble, se trouve au premier étage ; on en descend par un escalier en plein air, devant la cathédrale, ou bien, franchissant un nouveau porche, enfilant un nouveau boyau, on gagne, sur la rue des Gras, un balcon qui, le long de la maison Pascal, au-dessus des boutiques, s’en va desservir une maison voisine.
Est-ce pour mon plaisir, pour le vôtre, que j’essaie de mener à bien cette description où Gautier et Hugo se seraient soulés de pittoresque ? C’est qu’il faut cataloguer de notre mieux une relique qui va disparaître.
Cet immense capharnaüm, où l’on trouve même une chapelle, appartient à plusieurs propriétaires qui l’ont distribué en une infinité de logements plus que modestes. Quant à eux-mêmes, ils ont fui. Comme je demandais, pour une raison qu’on trouvera plus loin, à une des mercières logées dans la maison Pascal, si M. Peghoux habite la maison voisine :
— Non, monsieur, me répondit-elle de son air le plus entendu et en personne qui connaît les rangs sociaux ; il n’y a point ici de logement pour M. Dominique Peghoux.
Ces bâtiments si méprisés, sacrifiés, faisaient au seizième siècle, où ils furent construits, un noble hôtel. On le nomma Hôtel Langhac. Et quand le père du grand Pascal l’acheta en 1614, c’était l’hôtel de Vernines. Déjà la propriété en était fractionnée, et Étienne Pascal n’acheta que deux corps de logis sur quatre qui font l’ensemble.
Alors, dans lequel de ces deux corps naquit Blaise Pascal ? C’est un problème et d’autant plus intéressant qu’à l’heure où vous me lisez il ne subsistera plus sans doute qu’un de ces deux bâtiments où habitèrent les Pascal : on démolit l’un ; quant à l’autre, il est marqué pour être jeté bas dans l’ensemble du projet voté par le conseil municipal de Clermont.
Un mouvement de l’opinion pourra-t-il mettre le holà ? Il y a quelques années, on a déjà rasé un des angles de cette maison, par où elle s’accotait à la cathédrale : et c’est ainsi que fut créé le passage qu’il s’agit d’agrandir par une nouvelle démolition partielle.
Depuis longtemps, d’ailleurs, tout a été bouleversé, escaliers, fenêtres, cloisons, dans cette grande carcasse déshonorée où seuls les murs de la cour intérieure m’ont paru garder quelque caractère architectural du seizième siècle. Et, pour vous dire franc, la piété ne sait trop où se prendre dans cette masure qui pue les misères à la Balzac plus qu’elle n’embaume les fortes vertus de l’incomparable famille Pascal.
Si j’y trouvai quelque plaisir, ce fut à retrouver le soutènement du balcon, dans la rue des Gras, et ce dernier pilier de droite (en regardant la maison), à propos duquel Étienne Pascal soutint un procès, en 1614, quand il imagina de transformer ses écuries du rez-de-chaussée en boutiques qui durèrent jusqu’à cette semaine. — Il y a bien deux cents personnes, parmi lesquelles je me range sans honte, qui peuvent amuser leur imagination avec ces vestiges : mais à chaque heure, dans ce quartier très fréquenté de Clermont, deux cents passants trouvent trop étroit le couloir, de deux mètres à peine, où s’étrangle soudain la rue, entre le perron de la cathédrale et la maison Pascal. Et que leur chante votre piété littéraire ?
Les Parisiens qui détruisent férocement tous les vestiges historiques, au point que Paris, toutes proportions gardées, est peut-être la ville de France la plus vide de souvenirs, vont parler du vandalisme provincial. Eh ! grand Dieu ! n’allez pas croire que les Clermontois, d’une façon générale, coupent aisément leurs traditions. Je n’ai pas vu sans une espèce d’émotion intellectuelle que, dans la rue des Gras, la maison qui touche au corps de logis d’Étienne Pascal appartient aujourd’hui encore à la famille qui l’habitait lors de la naissance de Blaise Pascal. Oui, cette contestation sur le pilier, dont nous parlons plus haut, Étienne Pascal l’eut avec son voisin, Robert Peghoux, en 1614, et aujourd’hui encore cette maison appartient à M. Dominique Peghoux, descendant de l’adversaire de Pascal. On voudrait croire que cette famille, honorée par une telle querelle, a conservé des traditions sur l’enfant prodige, sur l’admirable père, sur Jacqueline, sur Marguerite. Ils ne sont pas rares, me dit-on, les Clermontois aussi profondément enracinés, et l’on me cite une maison, celle-là même occupée par l’Avenir du Puy-de-Dôme, qui, depuis le quatorzième siècle, est restée dans la même famille.
Est-ce donc alors qu’attachés à leur ville, les Clermontois se désintéressent de sa gloire ? Non pas ! toujours ils servirent de leur mieux les intérêts de Pascal. C’est un bibliothécaire de la ville de Clermont, M. Gonod, qui accompagna, guida parfois M. Faugère dans sa poursuite en Auvergne des manuscrits de Pascal. C’est une communication d’un Clermontois, M. Bellaigue de Bughas, à l’Académie de Clermont qui a déterminé en 1886 cette maison où est né Pascal ; ses recherches me guident et je l’en remercie bien sincèrement. Mais on ne peut pas raisonnablement demander au suffrage universel, dont le conseil municipal de Clermont est l’instrument, de se placer au point de vue où sont tout naturellement des lettrés.
L’Auvergne a donné Pascal à la littérature française et à la religion. S’il appartient à la nation entière, les philosophes, les artistes et le clergé sont plus immédiatement chargés de servir son œuvre et sa mémoire. Or, voici où j’en veux venir : c’est l’imprévoyance de son monde, de ses serviteurs responsables qui a compromis pour Pascal les choses d’une façon irrémédiable, comme nous les voyons.
Ne vous en prenez pas au charretier, qui veut conduire ses chevaux de la rue des Gras à la « place derrière Clermont », ni à la mère de famille qui redoute son gamin écrasé par une automobile soudainement surgie. Ces gens-là ont raison, après tout ! Ils font de leur cervelle, de leur petite influence un emploi selon leur qualité. Mais sachez ceci :
Vers 1886, sur la sollicitation du clergé, le ministre a attribué une somme de 30 000 francs à la construction d’un perron, en avant de la cathédrale, sur la rue des Gras. C’était réduire le passage de telle manière que la démolition de la maison Pascal devait en résulter un jour ou l’autre.
Il faut conclure. Eh bien ! s’il m’était permis de donner un avis, après avoir fait porter toute la responsabilité sur les défenseurs naturels de Pascal, sur les Beaux-Arts et le clergé, je proposerais une solution, qui me semble seule pratique. Qu’il faille approuver ou blâmer les préoccupations utilitaires d’un conseil municipal, c’est un problème ; mais nous sommes dans l’ordre des faits et je vous assure que, tôt où fard, les élus de Clermont, quand ils reviendraient cette fois sur leur vote, seront mis en demeure d’élargir le passage, et par conséquent de jeter bas toute la maison Pascal. Pour conserver le corps de logis qui est encore intact, un seul moyen : que la cathédrale renonce à son perron.
Pascal a fait d’autres sacrifices à la religion, le clergé peut bien sacrifier à Pascal une commodité dont on se passa jusqu’en 1886. (Retenez ce dernier point : ce perron est une retouche toute moderne)
Je prie André Hallays de me croire sur parole ou plutôt de se renseigner, d’examiner les lieux ; telle est la solution — qui va peut-être mécontenter d’abord les avocats de Pascal. Mais quoi ! je le répète, c’est à ceux qui jouissent du génie de ce grand homme de payer leur dette, et nous sommes sans doute quelques amis de Pascal et des cathédrales qui trouverions fort noble cette amputation d’un membre architectural — qui ne compromettra pas l’organisme de l’édifice — par piété envers le haut et rare génie des Pensées.
Au reste, j’y veux revenir, et, après avoir dit comment on peut, selon moi, sauver la « Maison de Pascal », je voudrais examiner s’il faut la sauver. Cela me permettra de décrire une seconde maison de Clermont, bien mieux parlante, plus poétique, si j’ose dire, et qui intéresse de très près Pascal.
Il me semble que ces menus renseignements méritent qu’on les glisse dans le commentaire abondant et jamais trop abondant, que la pensée française a donné sur le plus sublime de nos chefs intellectuels.