Typographie de P.-G. Delisle (p. 133-147).

CE QUE C’EST QU’UNE MÈRE.



Perdue… s’écria le vieux docteur avec un accent de déchirement…

Le vieillard laissa tomber sa tête fatiguée.

Il pleurait.

Il avait jeté la sonde dans cette mer immense, la science.

Il en avait scruté les profondeurs. Ses regards suivaient depuis longtemps, sans jamais les perdre de vue, les évolutions de la connaissance humaine.

Il était une lumière.

Son génie, plus d’une fois, avait arraché à l’inexorable destinée, les victimes qu’elle indiquait à la mort.

Il avait séché plus d’une larme, consolé plus d’un foyer, relevé plus d’une mère navrée.

Cette fois, il entendait à deux pas, le râle tragique qui sortait de la poitrine d’un être aimé, — trop aimé peut-être, car, dans ses impénétrables décrets. Dieu souvent frappe ceux-là qu’un père idolâtre, — et il sanglotait.

Il avait vu déjà mourir deux des siens : pour la troisième fois sa vaste intelligence allait se heurter contre le secret de Dieu… le mystère.

Léontine s’éteignait doucement, doucement sous le regard humide de sa mère.

Cet ange de la douleur, qui flotte toujours au-dessus des fatalités, plus près du ciel que de la terre à cause de ses vertus angéliques, cette surnaturelle créature, en qui Dieu a déposé le germe de toutes les grandes actions, cette femme penchée sur toutes les amertumes comme sur tous les épanouissements de la vie, une mère, la sienne, veillait au chevet de sa fille, et priait.

Il y a des moments de l’existence, où la grandeur de certains spectacles, ouvre une porte sur les infinies béatitudes de l’éternité ; une de ces issues par lesquelles on ne peut plus douter de Dieu, c’est la sublime résignation d’une mère chrétienne.

Lorsque l’homme, ce roi de la terre, créé fort et prédestiné par Dieu aux lassitudes de la vie, tombe foudroyé par le malheur, un être débile, qu’un souffle pourrait emporter, une faiblesse incarnée, sur qui semble peser plus lourdement le fardeau de la grande expiation humaine, se lève, se dresse en face de toutes les tortures morales qui l’assaillent, et elle les terrasse… c’est la mère.

Sur le chemin de la Passion, une femme portait jusqu’au Golgotha son cœur déchiré par toutes les frénésies d’une populace en démence, c’était la Mère du Rédempteur…

L’homme de la science avait invoqué les secours de son érudition. La science lui montrait le désespoir.

La mère avait regardé plus haut, elle priait.

La supplication est une puissance.

Un sourire de contentement intérieur idéalisait la figure de Léontine ; c’était comme un dernier reflet de ses vertus. À son père, elle montrait la croix ; à sa mère, elle disait des paroles que les anges seuls peuvent inspirer ; à une sœur chérie, elle léguait les plus beaux exemples, à son fiancé qui avait obtenu de la voir une dernière fois sur ce seuil de l’éternité, elle assurait que la religion seulement, peut mettre dans l’amour un peu de bonheur.

La religion, voilà ce qu’elle avait cherché dans celui qu’elle aimait ! Elle savait que la Providence qui donne aux petits oiseaux de quoi bâtir un nid, n’abandonne jamais l’homme dont le cœur est tourné vers Dieu.

Gaston avait une intelligence supérieure. Il était bon, brave, honnête, et beau de cette beauté morale, qui fait que l’on oublie dans l’homme sa déchéance ; Léontine l’avait aimé sans se demander s’il était favori de l’opulence ou paria de la fortune, parce qu’elle obéissait à une inclination de son cœur. Quand elle avait appris du jeune homme que son heure n’était pas venue de se frayer un chemin à travers les égoïsmes de la société, elle avait dit : « j’aime, j’attendrai. »

L’amour n’est pas une dérision ; il a été mis au cœur de l’homme par Dieu lui-même, et ceux-là dont le cynisme glacé cherche à en étouffer les sublimes manifestations, sont maudits, parce qu’ils entravent la plus grande loi morale de l’humanité.

Léontine priait, espérait et aimait.

Non, jamais elle n’eut arraché au livre de sa jeunesse, une de ses pages d’inaltérable sérénité, pour la jeter au vent brûlant des préjugés du monde…

Le monde, hélas ! au lieu de briser des existences qui s’appellent, au lieu de combiner d’exécrables alliances, devrait bien plutôt apporter un peu de consolation aux foyers où sont entrés la déception, le dégoût, la désillusion, la haine et trop souvent l’adultère.

Léontine abhorrait le monde ; elle avait appris à planer au-dessus de ses scandaleux agissements, et lorsque Dieu vit qu’il était temps d’appeler à lui cette vierge selon sa volonté, elle n’éprouva qu’un regret, celui de ne pouvoir s’envoler au ciel avec ceux qui lui étaient chers.

Elle mourut au crépuscule, comme les derniers feux du jour. Avec la nuit, le deuil était entré dans cette maison…

Il y a dans la nature une indicible tristesse lorsque la nuit l’enveloppe de ses grandes ombres. Il s’y passe comme un étouffement de tout ce qui est.

La mort a ses ténèbres et ses angoisses. Quand elle déploie ses sombres ailes quelque part, c’est la désolation qu’elle répand.

Tout ce qui était autour de Léontine, tout ce qui vivait avec elle, tout ce qui l’avait aimée semblait ne plus respirer.

Les cœurs abattus par la douleur ne battaient plus.

Les fleurs qu’elle avait tant aimées penchaient leurs tiges vers la terre, comme si un souffle sépulcral les eut flétries en passant sur elles.

Les petits chantres ailés qu’elle avait sauvés de la froidure au retour des neiges, n’avaient plus de voix.

Une étoile d’or brillait à l’horizon. Elle avait l’air de sourire à la jeune morte en illuminant sa figure. Sans doute, un ange avait dû se glisser par le plus pur rayon de cet astre, pour cueillir l’âme de Léontine et la rendre à son créateur…

Quelques jours après cette catastrophe, deux ombres se dessinaient sur les dalles d’une chapelle solitaire. La mère et la sœur étaient à genoux. Leurs prières montaient à Dieu ! Chaque jour les ramenait au sanctuaire, et dans le silence des saints lieux, on pouvait entendre deux respirations égales, douces comme le bruit harmonieux qu’aurait fait un séraphin battant de l’aile.

Elles ne sortaient pas de là sans être plus consolées, plus fortifiées.

Le père de Léontine avait repris l’accomplissement de ses devoirs professionnels. Pour obéir au vœu de sa fille, il avait essayé d’être fort ; mais les meurtrissures que son cœur avait subies le courbaient fatalement à son déclin.

Il avait mis au service de sa patrie une activité étonnante, une initiative devenue indispensable.

La plupart des grandes questions sociales qui s’étaient agitées autour de lui, avaient reçu un éclair de son génie.

La gaieté naturelle de son caractère, avait toujours été une source de jouissances exquises pour ceux qui étaient dans son intimité.

Depuis l’événement terrible qui l’avait frappé, il était morne, sa pensée se perdait dans les plus sombres rêveries.

Il cherchait l’isolement pour exhaler plus librement la mélancolie de ses plaintes.

Ceux qui l’ont observé, ont vu souvent son œil se voiler.

Il buvait le calice jusqu’à la lie…

Un jour il fondit en larmes, et ces trois stances pleines de tristesse tombèrent de sa plume :


« J’y rêve bien souvent à mon bon cimetière,
J’y rêve aussi souvent à cette bonne bière,
Où blanchiront mes os.
J’aurai pour me pleurer les larmes d’une mère,
D’un enfant bien-aimé l’efficace prière,
Et l’éternel repos.

Ils sont là trois des miens, sous la terre durcie,
Ils sont là trois des miens ! sous la bise adoucie,
Je revois leurs cercueils.
Je les revois souvent ; toujours dans ma pensée
Leur souvenir me vient, bienfaisante rosée.
Souvenir de linceul.

Au ciel nous irons tous ! au ciel, notre patrie !
Ce qu’on voit en ce monde est peu digne d’envie ;
Au ciel nous irons tous !
Nous y vivrons en paix, sans crainte et sans alarmes,
Là, jamais de chagrins, jamais non plus de larmes,
Et nous prierons pour vous ! »


Ses dernières pensées sont là. Le cœur de Dieu a été touché, car le pauvre vieillard est allé au ciel « vivre en paix, sans crainte et sans alarmes, » et prier pour ceux qui sont restés.

Gaston était parti dans l’étourdissement de sa douleur. Il avait fui, bien loin, portant toujours en lui le brasier qui le consumait. Il avait cru dans sa fièvre que l’espace, les pays parcourus, l’éloignement, les distractions auxquelles il se livrerait en pâture, auraient pitié de lui ! La blessure de son cœur était trop profonde ! Un dernier refuge lui était ouvert, le cloître ! Il y entra.

L’amour brutal, la cupidité, le lucre, le veau d’or, n’eussent pas inspiré cette abnégation.

Ces événements s’étaient succédés avec rapidité. Le pauvre foyer venait d’être rudement décimé.

L’action providentielle a quelquefois de ces manifestations qui sont épouvantables.

La blonde et belle enfant qui chaque soir accompagnait sa mère, avait gardé précieusement au fond de son âme, le souvenir embaumé des vertus de sa sœur. La providence mit sur son chemin des jours de bonheur.

Elle aima, et fut aimée comme elle avait rêvé de l’être !


Le père était tombé.

Le vieux chêne battu par la tempête s’était effondré sur lui-même.

Le jeune homme que la virilité et la sève de son âge n’avaient pu soutenir, avait vu, son désespoir se frapper contre les murs glacés d’un monastère.

Une nouvelle affection avait sauvé la sœur de Léontine.

Quelqu’un restait pour supporter une condensation de malheur ! La mère !…

Le roseau frêle et délicat avait subi tous les orages ; la tourmente n’avait pu le rompre.

Cet héroïsme-là tient au surnaturel… Du sein des tourbillons de la foule, des clameurs bruyantes de la cité, une femme se détache chaque jour, et se dirige vers le temple !

C’est elle !

Sa tête a blanchi.

Il se dégage de sa figure, comme un rayonnement de la Divinité.

C’est une sainte.