Petites Misères de la vie conjugale/2/05


SANS PROFESSION.


Paris, 183…

« Vous me demandez, ma chère maman, si je suis heureuse avec mon mari. Assurément monsieur de Fischtaminel n’était pas l’être de mes rêves. Je me suis soumise à votre volonté, vous le savez. La fortune, cette raison suprême, parlait d’ailleurs assez haut. Ne pas déroger, épouser monsieur le comte de Fischtaminel doué de trente mille francs de rente, et rester à Paris, vous aviez bien des forces contre votre pauvre fille. Monsieur de Fischtaminel, enfin, est un joli homme pour un homme de trente-six ans ; il est décoré par Napoléon sur le champ de bataille, il est ancien colonel, et sans la Restauration, qui l’a mis en demi-solde, il serait général : voilà des circonstances atténuantes.

» Beaucoup de femmes trouvent que j’ai fait un bon mariage, et je dois convenir que toutes les apparences du bonheur y sont… pour la société. Mais avouez que, si vous aviez su le retour de mon oncle Cyrus et ses intentions de me laisser sa fortune, vous m’auriez donné le droit de choisir.

» Je n’ai rien à dire contre monsieur de Fischtaminel : il n’est pas joueur, les femmes lui sont indifférentes, il n’aime point le vin, il n’a pas de fantaisies ruineuses ; il possède, comme vous le disiez, toutes les qualités négatives qui font les maris passables ; mais qu’a-t-il ? Eh bien ! chère maman, il est inoccupé. Nous sommes ensemble pendant toute la sainte journée !… Croiriez-vous que c’est pendant la nuit, quand nous sommes le plus réunis, que je puis être le moins avec lui. Je n’ai que son sommeil pour asile, ma liberté commence quand il dort. Non, cette obsession me causera quelque maladie. Je ne suis jamais seule. Si monsieur de Fischtaminel était jaloux, il y aurait de la ressource. Ce serait alors une lutte, une petite comédie ; mais comment l’aconit de la jalousie aurait-il poussé dans son âme ? il ne m’a pas quittée depuis notre mariage. Il n’éprouve aucune honte à s’étaler sur un divan et il y reste des heures entières.

» Deux forçats rivés à la même chaîne ne s’ennuient pas ; ils ont à méditer leur évasion ; mais nous n’avons aucun sujet de conversation, nous nous sommes tout dit. Enfin il en était, il y a quelque temps, réduit à parler politique. La politique est épuisée, Napoléon étant, pour mon malheur, décédé, comme on sait, à Sainte-Hélène.

» Monsieur de Fischtaminel a la lecture en horreur. S’il me voit lisant, il arrive et me demande dix fois dans une demi-heure : ─ Nina, ma belle, as-tu fini ?

» J’ai voulu persuader à cet innocent persécuteur de monter à cheval tous les jours, et j’ai fait intervenir la suprême considération pour les hommes de quarante ans, sa santé ! Mais il m’a dit qu’après avoir été pendant douze ans à cheval, il éprouvait le besoin de repos.

» Mon mari, ma chère mère, est un homme qui vous absorbe, il consomme le fluide vital de son voisin, il a l’ennui gourmand : il aime à être amusé par ceux qui viennent nous voir, et après cinq ans de mariage nous n’avons plus personne : il ne vient ici que des gens dont les intentions sont évidemment contraires à son honneur, et qui tentent, sans succès, de l’amuser, afin de conquérir le droit d’ennuyer sa femme.

» Monsieur de Fischtaminel, ma chère maman, ouvre cinq ou six fois par heure la porte de ma chambre, ou de la pièce où je me réfugie, et il vient à moi d’un air effaré, me demandant : ─ Eh bien ! que fais-tu donc, ma belle ? (le mot de l’Empire) sans s’apercevoir de la répétition de cette question, qui pour moi devient comme la pinte que versait autrefois le bourreau dans la torture de l’eau.

» Autre supplice ! Nous ne pouvons plus nous promener. La promenade sans conversation, sans intérêt, est impossible. Mon mari se promène avec moi pour se promener, comme s’il était seul. On a la fatigue sans avoir le plaisir.

» De notre lever à notre déjeuner, l’intervalle est rempli par ma toilette, par les soins du ménage, je puis encore supporter cette portion de la journée ; mais du déjeuner au dîner, c’est une lande à labourer, un désert à traverser. L’inoccupation de mon mari ne me laisse pas un instant de repos, il m’assomme de son inutilité, son inoccupation me brise. Ses deux yeux ouverts à toute heure sur les miens me forcent à tenir mes yeux baissés. Enfin ses monotones interrogations :

» ─ Quelle heure est-il, ma belle ? ─ Que fais-tu donc là ? ─ À quoi penses-tu ? ─ Que comptes-tu faire ? ─ Où irons-nous ce soir ? ─ Quoi de nouveau ? ─ Oh ! quel temps ! ─ Je ne vais pas bien, etc., etc. Toutes ces variations, de la même chose (le point d’interrogation), qui composent le répertoire Fischtaminel, me rendront folle.

» Ajoutez à ces flèches de plomb incessamment décochées un dernier trait qui vous peindra mon bonheur, et vous comprendrez ma vie.

» Monsieur de Fischtaminel, parti sous-lieutenant en 1809, à dix-huit ans, n’a d’autre éducation que celle due à la discipline, à l’honneur du noble et du militaire ; s’il a du tact, le sentiment du probe, de la subordination, il est d’une ignorance crasse, il ne sait absolument rien, et il a horreur d’apprendre quoi que ce soit. Oh ! ma chère maman, quel concierge accompli ce colonel aurait fait s’il eût été dans l’indigence ! je ne lui sais aucun gré de sa bravoure, il ne se battait pas contre les Russes, ni contre les Autrichiens, ni contre les Prussiens : il se battait contre l’ennui. En se précipitant sur l’ennemi, le capitaine Fischtaminel éprouvait le besoin de se fuir lui-même. Il s’est marié par désœuvrement.

» Autre petit inconvénient : monsieur tracasse tellement les domestiques, que nous en changeons tous les six mois.

» J’ai tant envie, chère maman, d’être une honnête femme, que je vais essayer de voyager six mois par année. Pendant l’hiver, j’irai tous les soirs aux Italiens, à l’Opéra, dans le monde ; mais notre fortune est-elle assez considérable pour fournir à de telles dépenses ? Mon oncle de Cyrus devrait venir à Paris, j’en aurais soin comme d’une succession.

» Si vous trouvez un remède à mes maux, indiquez-le à votre fille, qui vous aime autant qu’elle est malheureuse, et qui aurait bien voulu se nommer autrement que

 » NINA FISCHTAMINEL. »


Outre la nécessité de peindre cette petite misère qui ne pouvait être bien peinte que de la main d’une femme, et quelle femme ! il était nécessaire de vous faire connaître la femme que vous n’avez encore vue que de profil dans la première partie de ce livre, la reine de la société particulière où vit Caroline, la femme enviée, la femme habile qui, de bonne heure, a su concilier ce qu’elle doit au monde avec les exigences du cœur. Cette lettre est son absolution.