Petites Misères de la vie conjugale/2/03


SOUFFRANCES INGÉNUES.


Oui, ma chère, il vous arrivera, dans l’état de mariage, des choses dont vous vous doutez très-peu ; mais il vous en arrivera d’autres dont vous vous doutez encore moins. Ainsi…

L’auteur (peut-on dire ingénieux ?) qui castigat ridendo mores, et qui a entrepris les Petites Misères de la Vie conjugale, n’a pas besoin de faire observer qu’ici par prudence, il a laissé parler une femme comme il faut, et qu’il n’accepte pas la responsabilité de la rédaction, tout en professant la plus sincère admiration pour la charmante personne à laquelle il doit la connaissance de cette petite misère. — Ainsi… dit-elle.

Cependant, il éprouve la nécessité d’avouer que cette personne n’est ni madame Foullepointe, ni madame de Fischtaminel, ni madame Deschars.

Madame Deschars est trop collet-monté, madame Foullepointe est trop absolue dans son ménage, elle sait cela d’ailleurs, que ne sait-elle pas ? elle est aimable, elle voit la bonne compagnie, elle tient à ce qu’il y a de mieux ; on lui passe la vivacité de ses traits d’esprit, comme, sous Louis XIV, on passait à madame Cornuel ses mots. On lui passe bien des choses : il y a des femmes qui sont les enfants gâtés de l’opinion.

Quant à madame de Fischtaminel, qui d’ailleurs est en cause, comme on va le voir, incapable de se livrer à la moindre récrimination, elle récrimine en faits, elle s’abstient de paroles.

Nous laissons à chacun la liberté de penser que cette interlocutrice est Caroline, non pas la niaise Caroline des premières années, mais Caroline devenue femme de trente ans.

— Ainsi vous aurez, s’il plaît à Dieu, des enfants…

— Madame, lui dis-je, ne mettons point Dieu dans ceci, à moins que ce mot ne soit une allusion…

— Vous êtes un impertinent, me dit-elle, on n’interrompt point une femme…

— Quand elle s’occupe d’enfants, je le sais ; mais il ne faut pas, madame, abuser de l’innocence des jeunes personnes. Mademoiselle va se marier, et, si elle comptait sur cette intervention de l’Être-Suprême, elle serait induite dans une profonde erreur. Nous ne devons pas tromper la jeunesse. Mademoiselle a passé l’âge où l’on dit aux jeunes personnes que le petit frère a été trouvé sous un chou.

— Vous voulez me faire dire des sottises, reprit-elle en souriant et montrant les plus belles dents du monde, je ne suis pas assez forte pour lutter contre vous, je vous prie de me laisser continuer avec Joséphine. Que te disais-je ?

— Que si je me marie, j’aurai des enfants, dit la jeune personne.

— Eh bien ! je ne veux pas te peindre les choses en noir, mais il est extrêmement probable que chaque enfant te coûtera une dent. À chaque enfant, j’ai perdu une dent.

— Heureusement, lui dis-je, que chez vous cette misère a été plus que petite, elle a été minime (les dents perdues étaient de côté). Mais remarquez, mademoiselle, que cette petite misère n’a pas un caractère normal. La misère dépend de l’état de situation de la dent. Si votre enfant détermine la chute d’une dent, d’une dent cariée, vous avez le bonheur d’avoir un enfant de plus et une mauvaise dent de moins. Ne confondons pas les bonheurs avec les misères. Ah ! si vous perdiez une de vos belles palettes… Encore y a-t-il plus d’une femme qui échangerait la plus magnifique incisive contre un bon gros garçon ?

— Eh bien ! reprit-elle en s’animant, au risque de te faire perdre tes illusions, pauvre enfant, je vais t’expliquer une petite misère, une grande ! Oh ! c’est atroce ! Je ne sortirai pas des chiffons auxquels monsieur nous renvoie…

Je protestai par un geste.

— J’étais mariée depuis environ deux ans, dit-elle en continuant, et j’aimais mon mari ; je suis revenue de mon erreur, je me suis conduite autrement pour son bonheur et pour le mien ; je puis me vanter d’avoir un des plus heureux ménages de Paris. Enfin, ma chère, j’aimais le monstre, je ne voyais que lui dans le monde. Déjà, plusieurs fois, mon mari m’avait dit : ─ Ma petite, les jeunes personnes ne savent pas très-bien se mettre, ta mère aimait à te fagoter, elle avait ses raisons. Si tu veux me croire, prends modèle sur madame de Fischtaminel, elle a bon goût. Moi, bonne bête du bon Dieu, je n’y entendais point malice. Un jour, en revenant d’une soirée, il me dit : ─ As-tu vu comme madame de Fischtaminel était mise ? ─ Oui, pas mal. En moi-même, je me dis : Il me parle toujours de madame de Fischtaminel, il faut que je me mette absolument comme elle. J’avais bien remarqué l’étoffe, la façon de la robe et l’ajustement des moindres accessoires. Me voilà tout heureuse, trottant, allant, mettant tout en mouvement pour me procurer les mêmes étoffes. Je fais venir la même couturière. ─ Vous habillez madame de Fischtaminel ? lui dis-je. ─ Oui, madame. ─ Eh bien ! je vous prends pour ma couturière, mais à une condition : vous voyez que j’ai fini par trouver l’étoffe de sa robe, je veux que vous me fassiez la mienne absolument pareille à la sienne. J’avoue que je ne fis pas attention tout d’abord au sourire assez fin de la couturière, je le vis cependant, et plus tard je me l’expliquai. Pareille, lui dis-je ; mais à s’y méprendre !

— Oh ! dit l’interlocutrice en s’interrompant et me regardant, vous nous apprenez à être comme des araignées au centre de leur toile, à tout voir sans avoir l’air d’avoir vu, à chercher l’esprit de toute chose, à étudier les mots, les gestes, les regards ! Vous dites : Les femmes sont bien fines ! Dites donc : Les hommes sont bien faux !

— Ce qu’il m’a fallu de soins, de pas et de démarches pour arriver à être le sosie de madame de Fischtaminel !… ─ Enfin, c’est nos batailles à nous, ma petite, dit-elle en continuant et revenant à mademoiselle Joséphine. Je ne trouvais pas un certain petit châle de cou, brodé : une merveille ! enfin, je finis par découvrir qu’il a été fait exprès. Je déniche l’ouvrière, je lui demande un châle pareil à celui de madame de Fischtaminel. Une bagatelle ! cent cinquante francs. Il avait été commandé par un monsieur qui l’avait offert à madame de Fischtaminel. Mes économies y passent. Nous sommes toutes, nous autres Parisiennes, extrêmement tenues en bride à l’article toilette. Il n’est pas un homme de cent mille livres de rente à qui le whist ne coûte dix mille francs par hiver, qui ne trouve sa femme dépensière et ne redoute ses chiffons ! Mes économies, soit ! me disais-je. J’avais une petite fierté de femme qui aime : je ne voulais pas lui parler de cette toilette, je voulais lui en faire une surprise, bécasse que j’étais ! Oh ! comme vous nous enlevez notre sainte niaiserie !…

Ceci fut encore dit pour moi qui n’avais rien enlevé à cette dame, ni dent, ni quoi que ce soit des choses nommées et innommées qu’on peut enlever à une femme.

— Ah ! il faut te dire, ma chère, qu’il me menait chez madame de Fischtaminel, où je dînais même assez souvent. J’entendais cette femme disant : ─ Mais elle est bien, votre femme ! Elle avait avec moi un petit ton de protection que je souffrais ; mon mari me souhaitait d’avoir l’esprit de cette femme et sa prépondérance dans le monde. Enfin ce phénix des femmes était mon modèle, je l’étudiais, je me donnais un mal horrible à n’être pas moi-même… Oh ! mais c’est un poëme qui ne peut être compris que par nous autres femmes ! Enfin, le jour de mon triomphe arrive. Vraiment le cœur me battait de joie, j’étais comme un enfant ! tout ce qu’on est à vingt-deux ans. Mon mari m’allait venir prendre pour une promenade aux Tuileries ; il entre, je le regarde toute joyeuse, il ne remarque rien… Eh bien ! je puis l’avouer aujourd’hui, ce fut un de ces affreux désastres… Non, je n’en dirai rien, monsieur que voici se moquerait.

Je protestai par un autre geste.

— Ce fut, dit-elle en continuant (une femme ne renonce jamais à ne pas tout dire), de voir s’écrouler un édifice bâti par une fée. Pas la moindre surprise. Nous montons en voiture. Adolphe me voit triste, il me demande ce que j’ai ; je lui réponds comme nous répondons quand nous avons le cœur serré par ces petites misères : ─ Rien ! Et il prend son lorgnon, et il lorgne les passants le long des Champs-Élysées, nous devions faire un tour de Champs-Élysées avant de nous promener aux Tuileries. Enfin, l’impatience me prend, j’avais un petit mouvement de fièvre et, quand je rentre, je me compose pour sourire. ─ Tu ne m’as rien dit de ma toilette ? ─ Tiens, c’est vrai, tu as une robe à peu près pareille à celle de madame de Fischtaminel. Il tourne sur ses talons et s’en va. Le lendemain je boudais un peu, vous le pensez bien. Arrive, au moment où nous avions fini de déjeuner dans ma chambre au coin de mon feu, je m’en souviendrai toujours, arrive l’ouvrière qui venait chercher le prix du petit châle de cou, je la payai ; elle salue mon mari comme si elle le connaissait. Je cours après elle sous prétexte de lui faire acquitter sa note, et je lui dis : ─ Vous lui avez fait payer moins cher le châle de madame de Fischtaminel. ─ Je vous jure, madame, que c’est le même prix, monsieur n’a pas marchandé. Je suis revenue dans ma chambre, et j’ai trouvé mon mari sot comme…

Elle s’arrêta, reprit : ─ Comme un meunier qu’on vient de faire évêque. ─ Je comprends, mon ami, que je ne serai jamais qu’à peu près pareille à madame de Fischtaminel. ─ Je vois ce que tu veux me dire à propos de ce châle ! Eh bien, oui, je le lui ai offert pour le jour de sa fête. Que veux-tu ? nous avons été très-amis autrefois… ─ Ah ! vous avez été jadis encore plus liés qu’aujourd’hui ? Sans répondre à cela, il me dit : ─ Mais c’est purement moral. Il prit son chapeau, s’en alla, et me laissa seule sur cette belle déclaration des droits de l’homme. Il ne revint pas pour dîner, et rentra fort tard. Je vous le jure, je restai dans ma chambre à pleurer comme une Madeleine, au coin de mon feu. Je vous permets de vous moquer de moi, dit-elle en me regardant, mais je pleurai sur mes illusions de jeune mariée, je pleurai de dépit d’avoir été prise pour une dupe. Je me rappelai le sourire de la couturière ! Ah ! ce sourire me remit en mémoire les sourires de bien des femmes qui riaient de me voir petite fille chez madame de Fischtaminel ; je pleurai sincèrement. Jusque-là je pouvais croire à bien des choses qui n’existaient plus chez mon mari, mais que les jeunes femmes s’obstinent à supposer. Combien de grandes misères dans cette petite misère ! Vous êtes de grossiers personnages ! Il n’y a pas une femme qui ne pousse la délicatesse jusqu’à broder des plus jolis mensonges le voile avec lequel elle vous couvre son passé, tandis que vous autres… Mais je me suis vengée.

— Madame, lui dis-je, vous allez trop instruire mademoiselle.

— C’est vrai, dit-elle, je vous dirai la fin dans un autre moment.

— Ainsi, mademoiselle, vous le voyez, dis-je, vous croyez acheter un châle, et vous vous trouvez une petite misère sur le cou ; si vous vous le faites donner…

— C’en est une grande, dit la femme comme il faut. Restons-en là.

La morale de cette fable est qu’il faut porter son châle sans y trop réfléchir. Les anciens prophètes appelaient déjà ce monde une vallée de misère. Or, dans ce temps, les Orientaux avaient, avec la permission des autorités constituées, de jolies esclaves, outre leurs femmes ! Comment appellerons-nous la vallée de la Seine entre le Calvaire et Charenton, où la loi ne permet qu’une seule femme légitime !