Petites Misères de la vie conjugale/2/01


LES MARIS DU SECOND MOIS.


Deux jeunes mariées, deux amies de pension, Caroline et Stéphanie, intimes au pensionnat de mademoiselle Mâchefer, une des plus célèbres maisons d’éducation du faubourg Saint-Honoré, se trouvaient au bal chez madame de Fischtaminel, et la conversation suivante eut lieu dans l’embrasure d’une croisée du boudoir.

Il faisait si chaud, qu’un homme avait eu, bien avant les deux jeunes femmes, l’idée de venir respirer l’air de la nuit ; il s’était placé dans l’angle même du balcon, et, comme il se trouvait beaucoup de fleurs devant la fenêtre, les deux amies purent se croire seules. Cet homme était le meilleur ami de l’auteur.

L’une des deux jeunes mariées, posée à l’angle de l’embrasure, faisait en quelque sorte le guet en regardant le boudoir et les salons. L’autre avait pris position dans l’embrasure en s’y serrant de manière à ne pas recevoir le courant d’air, tempéré d’ailleurs par des rideaux de mousseline et des rideaux de soie.

Ce boudoir était désert, le bal commençait, les tables de jeu restaient ouvertes, offrant leurs tapis verts et montrant des cartes encore serrées dans le frêle étui que leur impose la Régie. On dansait la seconde contredanse.

Tous ceux qui vont au bal connaissent cette phase des grandes soirées où tout le monde n’est pas arrivé, mais où les salons sont déjà pleins, et qui cause un moment de terreur à la maîtresse de la maison. C’est, toute comparaison gardée, un instant semblable à celui qui décide de la victoire ou de la perte d’une bataille.

Vous comprenez alors comment ce qui devait être un secret bien gardé peut avoir aujourd’hui les honneurs de l’impression.

— Eh bien ! Caroline ?

— Eh bien ! Stéphanie ?

— Eh bien ?

— Eh bien ?

Un double soupir.

— Tu ne te souviens plus de nos conventions ?…

— Si…

— Pourquoi donc n’es-tu pas venue me voir ?

— On ne me laisse jamais seule, nous avons à peine le temps de causer ici…

— Ah ! si mon Adolphe prenait ces manières-là ! s’écria Caroline.

— Tu nous as bien vus, Armand et moi, quand il me faisait ce qu’on nomme, je ne sais pourquoi, la cour…

— Oui, je l’admirais, je te trouvais bien heureuse, tu trouvais ton idéal, toi ! un bel homme, toujours si bien mis, en gants jaunes, la barbe faite, bottes vernies, linge blanc, la propreté la plus exquise, aux petits soins…

— Va, va, toujours.

— Enfin un homme comme il faut ; son parler était d’une douceur féminine, pas la moindre brusquerie. Et des promesses de bonheur, de liberté ! Ses phrases étaient plaquées de palissandre. Il meublait ses paroles de châles et de dentelles. On entendait rouler dans les moindres mots, des chevaux et des voitures. Ta corbeille était d’une magnificence millionnaire. Armand me faisait l’effet d’un mari de velours, d’une fourrure en plumes d’oiseaux dans laquelle tu allais t’envelopper.

— Caroline, mon mari prend du tabac.

— Eh bien ! le mien fume…

— Mais le mien en prend, ma chère, comme en prenait, dit-on, Napoléon, et j’ai le tabac en horreur ; il l’a su, le monstre, et s’en est passé pendant sept mois…

— Tous les hommes ont de ces habitudes, il faut absolument qu’ils prennent quelque chose.

— Tu n’as aucune idée des supplices que j’endure. La nuit, je suis réveillée en sursaut par un éternument. En m’endormant, j’ai fait des mouvements qui m’ont mis le nez sur des grains de tabac semés sur l’oreiller ; je les aspire, et je saute comme une mine. Il paraît que ce scélérat d’Armand est habitué à cette surprise, il ne s’éveille point. Je trouve du tabac partout, et je n’ai pas, après tout, épousé la Régie.

— Qu’est-ce que c’est que ce petit inconvénient, ma chère enfant, si ton mari est un bon enfant et d’un bon naturel !

— Ah bien ! il est froid comme un marbre, compassé comme un vieillard, causeur comme une sentinelle, et c’est un de ces hommes qui disent oui à tout, mais qui ne font rien que ce qu’ils veulent.

— Dis-lui non.

— C’est essayé.

— Eh bien ?

— Eh bien ! il m’a menacée de réduire ma pension de ce qui lui serait nécessaire pour se passer de moi…

— Pauvre Stéphanie ! ce n’est pas un homme, c’est un monstre…

— Un monstre calme et méthodique, à faux toupet, qui, tous les soirs…

— Tous les soirs ?…

— Attends donc !… qui tous les soirs prend un verre d’eau pour y mettre sept fausses dents.

— Quel piége que ton mariage ! Enfin Armand est riche ?…

— Qui sait ?

— Oh ! mon Dieu ! mais tu me fais l’effet de devenir avant peu très-malheureuse… ou très-heureuse.

— Et toi, ma petite ?

— Moi, jusqu’à présent je n’ai qu’une épingle qui me pique dans mon corset ; mais c’est insupportable.

— Pauvre enfant ! tu ne connais pas ton bonheur. Allons, dis.

Ici la jeune femme parla si bien à l’oreille de l’autre, qu’il fut impossible d’entendre un seul mot. La conversation recommença ou plutôt finit par une sorte de conclusion.

— Ton Adolphe est jaloux ?

— De qui ? nous ne nous quittons pas, et c’est là, ma chère, une misère. On n’y tient pas. Je n’ose pas bâiller, je suis toujours en représentation de femme aimante. C’est fatigant.

— Caroline ?

— Eh bien ?

— Ma petite, que vas-tu faire ?

— Me résigner. Et toi ?

— Combattre la Régie…

Cette petite misère tend à prouver qu’en fait de déceptions personnelles les deux sexes sont bien quittes l’un envers l’autre.