Petites Misères de la vie conjugale/1/18


LE SOLO DE CORBILLARD.


Après un temps dont la durée dépend de la solidité des principes de Caroline, elle paraît languissante ; et quand, en la voyant étendue sur les divans comme un serpent au soleil, Adolphe, inquiet par décorum, lui dit : ─ Qu’as-tu, ma bonne ? que veux-tu ?

— Je voudrais être morte !

— Un souhait assez agréable et d’une gaieté folle…

— Ce n’est pas la mort qui m’effraie, moi, c’est la souffrance…

— Cela signifie que je ne te rends pas la vie heureuse !… Et voilà bien les femmes !

Adolphe arpente le salon en déblatérant ; mais il est arrêté net en voyant Caroline étanchant de son mouchoir brodé des larmes qui coulent assez artistement.

— Te sens-tu malade ?

— Je ne me sens pas bien. (Silence.) Tout ce que je désire, ce serait de savoir si je puis vivre assez pour voir ma petite mariée, car je sais maintenant ce que signifie ce mot si peu compris des jeunes personnes : le choix d’un époux ! Va, cours à tes plaisirs : une femme qui songe à l’avenir, une femme qui souffre, n’est pas amusante ; va te divertir…

— Où souffres-tu ?

— Mon ami, je ne souffre pas ; je me porte à merveille, et n’ai besoin de rien ! Vraiment, je me sens mieux… — Allez, laissez-moi.

Cette première fois, Adolphe s’en va presque triste.

Huit jours se passent pendant lesquels Caroline ordonne à tous ses domestiques de cacher à monsieur l’état déplorable où elle se trouve : elle languit, elle sonne quand elle est près de défaillir, elle consomme beaucoup d’éther. Les gens apprennent enfin à monsieur l’héroïsme conjugal de madame, et Adolphe reste un soir après dîner et voit sa femme embrassant à outrance sa petite Marie.

— Pauvre enfant ! il n’y a que toi qui me fais regretter mon avenir ! Oh ! mon Dieu, qu’est-ce que la vie ?

— Allons, mon enfant, dit Adolphe, pourquoi se chagriner ?…

— Oh ! je ne me chagrine pas !… la mort n’a rien qui m’effraye… je voyais ce matin un enterrement, et je trouvais le mort bien heureux ! Comment se fait-il que je ne pense qu’à mourir ?… Est-ce une maladie ?… Il me semble que je mourrai de ma main.

Plus Adolphe tente d’égayer Caroline, plus Caroline s’enveloppe dans les crêpes d’un deuil à larmes continues. Cette seconde fois, Adolphe reste et s’ennuie. Puis à la troisième attaque à larmes forcées, il sort sans aucune tristesse. Enfin, il se blase sur ces plaintes éternelles, sur ces attitudes de mourant, sur ces larmes de crocodile. Et il finit par dire : — Si tu es malade, Caroline, il faut voir un médecin…

— Comme tu voudras ! cela finira plus promptement ainsi, cela me va… Mais alors, amène un fameux médecin.

Au bout d’un mois, Adolphe, fatigué d’entendre l’air funèbre que Caroline lui joue sur tous les tons, amène un grand médecin. À Paris, les médecins sont tous des gens d’esprit, et ils se connaissent admirablement en Nosographie conjugale.

— Eh bien ! madame, dit le grand médecin, comment une si jolie femme s’avise-t-elle d’être malade ?

— Oui, monsieur, de même que le nez du père Aubry, j’aspire à la tombe…

Caroline, par égard pour Adolphe, essaie de sourire.

— Bon ! cependant vous avez les yeux vifs : ils souhaitent peu nos infernales drogues…

— Regardez-y bien, docteur, la fièvre me dévore, une petite fièvre imperceptible, lente…

Et elle arrête le plus malicieux de ses regards sur l’illustre docteur, qui se dit en lui-même : — Quels yeux !…

— Bien, voyons la langue ? dit-il tout haut.

Caroline montre sa langue de chat entre deux rangées de dents blanches comme celles d’un chien.

— Elle est un peu chargée, au fond ; mais vous avez déjeuné… fait observer le grand médecin, qui se tourne vers Adolphe.

— Rien, répond Caroline, deux tasses de thé…

Adolphe et l’illustre docteur se regardent, car le docteur se demande qui, de madame ou de monsieur, se moque de lui.

— Que sentez-vous ? demande gravement le docteur à Caroline.

— Je ne dors pas.

— Bon !

— Je n’ai pas d’appétit…

— Bien !

— J’ai des douleurs, là…

Le médecin regarde l’endroit indiqué par Caroline.

— Très-bien, nous verrons cela tout à l’heure… Après ?…

— Il me passe des frissons par moments…

— Bon !

— J’ai des tristesses, je pense toujours à la mort, j’ai des idées de suicide.

— Ah ! vraiment ?

— Il me monte des feux à la figure ; tenez, j’ai constamment des tressaillements dans la paupière…

— Très-bien : nous nommons cela un trismus.

Le docteur explique pendant un quart d’heure, en employant les termes les plus scientifiques, la nature du trismus, d’où il résulte que le trismus est le trismus ; mais il fait observer avec la plus grande modestie que, si la science sait que le trismus est le trismus, elle ignore entièrement la cause de ce mouvement nerveux, qui va, vient, passe, reparaît… ─ Et, dit-il, nous avons reconnu que c’était purement nerveux.

— Est-ce bien dangereux ? demande Caroline inquiète.

— Nullement. Comment vous couchez-vous ?

— En rond.

— Bien ; sur quel côté ?

— À gauche.

— Bien ; combien avez-vous de matelas à votre lit ?

— Trois.

— Bien ; y a-t-il un sommier ?

— Mais, oui…

— Quelle est la substance du sommier ?

— Le crin.

— Bon. Marchez un peu devant moi !… Oh ! mais naturellement, et comme si nous ne vous regardions pas…

Caroline marche à la Elssler, en agitant sa tournure de la façon la plus andalouse.

— Vous ne sentez pas un peu de pesanteur dans les genoux ?

— Mais… non… (Elle revient à sa place.) Mon Dieu, quand on s’examine… il me semble maintenant que oui…

— Bon. Vous êtes restée à la maison depuis quelque temps ?

— Oh ! oui, monsieur, beaucoup trop… et seule.

— Bien, c’est cela. Comment vous coiffez-vous pour la nuit ?

— Un bonnet brodé, puis quelquefois par-dessus un foulard…

— Vous n’y sentez pas des chaleurs… une petite sueur ?…

— En dormant, cela me semble difficile.

— Vous pourriez trouver votre linge humide à l’endroit du front en vous réveillant ?

— Quelquefois.

— Bon. Donnez-moi votre main.

Le docteur tire sa montre.

— Vous ai-je dit que j’ai des vertiges ? dit Caroline.

— Chut !… fait le docteur qui compte les pulsations. Est-ce le soir ?…

— Non, le matin.

— Ah ! diantre, des vertiges le matin, dit-il en regardant Adolphe.

— Eh bien ! que dites-vous de l’état de madame ? demande Adolphe.

— Le duc de G… n’est pas allé à Londres, dit le grand médecin en étudiant la peau de Caroline, et l’on en cause beaucoup au faubourg Saint-Germain.

— Vous y avez des malades ? demande Caroline.

— Presque tous les miens y sont… Eh ! mon Dieu ! j’en ai sept à voir ce matin, dont quelques-uns sont en danger…

Le docteur se lève.

— Que pensez-vous de moi, monsieur ? dit Caroline.

— Madame, il faut des soins, beaucoup de soins, prendre des adoucissants, de l’eau de guimauve, un régime doux, viandes blanches, faire beaucoup d’exercice.

— En voilà pour vingt francs, se dit en lui-même Adolphe en souriant.

Le grand médecin prend Adolphe par le bras, et l’emmène en se faisant reconduire ; Caroline les suit sur la pointe du pied.

— Mon cher, dit le grand médecin, je viens de traiter fort légèrement madame, il ne fallait pas l’effrayer, ceci vous regarde plus que vous ne pensez… Ne négligez pas trop madame ; elle est d’un tempérament puissant, d’une santé féroce. Tout cela réagit sur elle. La nature a ses lois, qui, méconnues, se font obéir. Madame peut arriver à un état morbide qui vous ferait cruellement repentir de l’avoir négligée… Si vous l’aimez, aimez-la ; si vous ne l’aimez plus, et que vous teniez à conserver la mère de vos enfants, la décision à prendre est un cas d’hygiène, mais elle ne peut venir que de vous !…

— Comme il m’a comprise !… se dit Caroline. Elle ouvre la porte et dit : — Docteur, vous ne m’avez pas écrit les doses !…

Le grand médecin sourit, salue et glisse dans sa poche une pièce de vingt francs en laissant Adolphe entre les mains de sa femme, qui le prend, et lui dit : — Quelle est la vérité sur mon état ?… faut-il me résigner à mourir ?…

— Eh ! il m’a dit que tu as trop de santé ! s’écrie Adolphe impatienté.

Caroline s’en va pleurer sur son divan.

— Qu’as-tu ?

— J’en ai pour longtemps… Je te gêne, tu ne m’aimes plus… Je ne veux plus consulter ce médecin-là… Je ne sais pas pourquoi madame Foullepointe m’a conseillé de le voir, il ne m’a dit que des sottises !… et je sais mieux que lui ce qu’il me faut…

— Que te faut-il ?…

— Ingrat, tu le demandes ? dit-elle en posant sa tête sur l’épaule d’Adolphe.

Adolphe, effrayé, se dit : ─ Il a raison, le docteur, elle peut devenir d’une exigence maladive, et que deviendrai-je, moi ?… Me voilà forcé d’opter entre la folie physique de Caroline ou quelque petit cousin.

Caroline chante alors une mélodie de Schubert avec l’exaltation d’une hypocondriaque.