Petites Misères de la vie conjugale/1/08


SOUVENIRS ET REGRETS.


Marié depuis quelques années, votre amour est devenu si placide, que Caroline essaie quelquefois le soir de vous réveiller par de petits mots piquants. Vous avez je ne sais quoi de calme et de tranquille qui impatiente toutes les femmes légitimes. Les femmes y trouvent une sorte d’insolence ; elles prennent la nonchalance du bonheur pour la fatuité de la certitude, car elles ne pensent jamais au dédain de leurs inestimables valeurs : leur vertu est alors furieuse d’être prise au mot.

Dans cette situation, qui est le fond de la langue de tout mariage, et sur laquelle homme et femme doivent compter, aucun mari n’ose dire que le pâté d’anguille l’ennuie ; mais son appétit a certainement besoin des condiments de la toilette, des pensées de l’absence, des irritations d’une rivalité supposée.

Enfin, vous vous promenez alors très-bien avec votre femme sous le bras, sans serrer le sien contre vos flancs avec la craintive et soigneuse cohésion de l’avare tenant son trésor. Vous regardez, à droite et à gauche, les curiosités sur les boulevards, en gardant votre femme d’un bras lâche et distrait, comme si vous étiez le remorqueur d’un gros bateau normand. Allons, soyez francs, mes amis ! si, derrière votre femme, un admirateur la pressait par mégarde ou avec intention, vous n’avez aucune envie de vérifier les motifs du passant ; d’ailleurs, nulle femme ne s’amuse à faire naître une querelle pour si peu de chose. Ce peu de chose, avouez-nous encore ceci, n’est-il pas excessivement flatteur pour l’un comme pour l’autre ?

Vous en êtes là, mais vous n’êtes pas allé plus loin. Cependant, vous enterrez au fond de votre cœur et de votre conscience une horrible pensée : Caroline n’a pas répondu à votre attente.

Caroline a des défauts qui, par la haute mer de la lune de miel, restaient sous l’eau, et que la marée basse de la lune rousse a découverts. Vous vous êtes heurté souvent à ces écueils, vos espérances y ont échoué plusieurs fois, plusieurs fois vos désirs de jeune homme à marier (où est ce temps !) y ont vu se briser leurs embarcations pleines de richesses fantastiques : la fleur des marchandises a péri, le lest du mariage est resté. Enfin, pour se servir d’une locution de la langue parlée, en vous entretenant de votre mariage avec vous-même, vous vous dites, en regardant Caroline : Ce n’est pas ce que je croyais !

Un soir, au bal, dans le monde, chez un ami, n’importe où, vous rencontrez une sublime jeune fille, belle, spirituelle et bonne ; une âme, oh ! une âme céleste ! une beauté merveilleuse ! Voilà bien cette coupe inaltérable de figure ovale, ces traits qui doivent résister longtemps à l’action de la vie, ce front gracieux et rêveur. L’inconnue est riche, elle est instruite, elle appartient à une grande famille ; partout elle sera bien ce qu’elle doit être, elle saura briller ou s’éclipser ; elle offre enfin, dans toute sa gloire et dans toute sa puissance, l’être rêvé, votre femme, celle que vous vous sentez le pouvoir d’aimer toujours : elle flattera toujours vos vanités, elle entendrait et servirait admirablement vos intérêts. Enfin, elle est tendre et gaie, cette jeune fille qui réveille toutes vos passions nobles ! qui allume des désirs éteints !

Vous regardez Caroline avec un sombre désespoir, et voici les fantômes de pensées qui frappent, de leurs ailes de chauve-souris, de leur bec de vautour, de leur corps de phalène, les parois du palais où, comme une lampe d’or, brille votre cervelle, allumée par le Désir.

Première strophe. — Ah ! pourquoi me suis-je marié ? ah ! quelle fatale idée ! je me suis laissé prendre à quelques écus ! Comment ? c’est fini, je ne puis avoir qu’une femme. Ah ! les Turcs ont de l’esprit ! On voit que l’auteur du Coran a vécu dans le désert !

Deuxième strophe. — Ma femme est malade, elle tousse quelquefois le matin. Mon Dieu, s’il est dans les décrets de votre sagesse de retirer Caroline du monde, faites-le promptement pour son bonheur et pour le mien. Cet ange a fait son temps.

Troisième strophe. — Mais je suis un monstre ! Caroline est la mère de mes enfants !

Votre femme revient avec vous en voiture, et vous la trouvez horrible ; elle vous parle, vous lui répondez par monosyllabes. Elle vous dit : « Qu’as-tu donc ? » Vous lui répondez : « Rien. » Elle tousse, vous l’engagez à voir, dès demain, le docteur. La médecine a ses hasards.

Quatrième strophe. — On m’a dit qu’un médecin, maigrement payé par des héritiers, s’écria très-imprudemment : « Ils me rognent mille écus, et me doivent quarante mille livres de rentes ! » Oh ! je ne regarderais pas aux honoraires, moi !

— Caroline, lui dites-vous à haute voix, il faut prendre garde à toi ; croise ton châle, soigne-toi, mon ange aimé.

Votre femme est enchantée de vous, vous paraissez vous intéresser énormément à elle. Pendant le déshabiller de votre femme, vous restez étendu sur la causeuse.

Quand tombe la robe, vous contemplez la divine apparition qui vous ouvre la porte d’ivoire des châteaux en Espagne. Extase ravissante ! vous voyez la sublime jeune fille !… Elle est blanche comme la voile du galion qui entre à Cadix chargé de trésors. Elle en a les merveilleux bossoirs qui fascinent le négociant avide. Votre femme, heureuse d’être admirée, s’explique alors votre air taciturne. Cette jeune fille sublime ! vous la voyez les yeux fermés ; elle domine votre pensée, et vous dites alors :

Cinquième et dernière strophe. — Divine ! adorable ! Existe-t-il deux femmes pareilles ? Rose des nuits ! Tour d’ivoire ! Vierge céleste ! Étoile du soir et du matin !

Chacun a ses petites litanies, vous en avez dit quatre.

Le lendemain, votre femme est ravissante, elle ne tousse plus, elle n’a pas besoin de docteur ; si elle crève, elle crèvera de santé ; vous l’avez maudite quatre fois au nom de la jeune fille, et quatre fois elle vous a béni. Caroline ne sait pas qu’il frétillait, au fond de votre cœur, un petit poisson rouge de la nature des crocodiles, enfermé dans l’amour conjugal comme l’autre dans un bocal, mais sans coquillages.

Quelques jours auparavant, votre femme avait parlé de vous, en termes assez équivoques, à madame de Fischtaminel ; votre belle amie vient la voir, et Caroline vous compromet alors par des regards mouillés et longtemps arrêtés ; elle vous vante, elle se trouve heureuse.

Vous sortez furieux, vous enragez, et vous êtes heureux de rencontrer un ami sur le Boulevard, pour y exhaler votre bile.

— Mon ami, ne te marie jamais ! Il vaut mieux voir tes héritiers emportant tes meubles pendant que tu râles, il vaut mieux rester deux heures sans boire, à l’agonie, assassiné de paroles testamentaires par une garde-malade comme celle que Henri Monnier met si cruellement en scène dans sa terrible peinture des derniers moments d’un célibataire ! Ne te marie sous aucun prétexte !

Heureusement vous ne revoyez plus la sublime jeune fille ! Vous êtes sauvé de l’enfer où vous conduisaient de criminelles pensées, vous retombez dans le purgatoire de votre bonheur conjugal ; mais vous commencez à faire attention à madame de Fischtaminel, que vous avez adorée sans pouvoir arriver jusqu’à elle quand vous étiez garçon.