Petites Chroniques pour 1877/Le Teetotalisme

Imprimerie de C. Darveau (p. 136-150).


LE « TEETOTALISME »



De toutes les aberrations, voilà certainement la plus irritante. Qu’on soit maniaque tant qu’on veut, je n’y peux rien ; mais vouloir imposer sa manie à tout le monde, c’est un peu prétentieux, et je m’insurge.

Il y a, à l’heure même où j’écris, dans la bonne ville de Québec, (bonne est une manière de parler) un individu, du nom de Rine, qui prêche la tempérance à outrance, une tempérance forcenée, furieuse, qui oblige tous les hommes à ne boire que de l’eau froide, comme si Noé, le sauveur de l’humanité, n’avait pas, depuis quatre mille ans, protesté contre cette bêtise impie, contre cette ingratitude envers les présents du Créateur. Il paraît que ce M. Rine a tellement bu jadis qu’il a réussi à être écœurré de la boisson et qu’il s’en venge sur le reste des humains. Ainsi, voilà un monsieur qui veut absolument me faire jeûner, moi, parce qu’il n’est pas capable de manger, lui, sans se donner des indigestions ! Et cela se prêche, et le « teetotalisme » devient une doctrine, et l’on voit de formidables croisades organisées sur tout le continent pour faire rentrer sous terre le seigle et la vigne. On en est envahi ; pas une ville n’y échappe, et ce n’est pas du teetotalisme seulement qu’on devient la proie, mais encore de toutes ses conséquences, qui semblent être l’abstinence sous toutes les formes, la privation volontaire ou forcée d’une foule de choses, surtout le dimanche. Oui, en effet, il ne peut y avoir que des abstinenciers pour faire du dimanche ce qu’il est dans la plupart des villes anglaises et américaines.

La défense de boire le dimanche n’est qu’un premier pas ; on dirait presque que ce n’est qu’un prétexte pour arriver plus sûrement à l’interdiction de tout le reste. En effet, dès qu’un homme fait le sacrifice d’une habitude ou d’un goût, pendant vingt heures de la semaine, il peut bien en faire d’autres. C’est ainsi que se développe cette succession vraiment merveilleuse de suppressions et d’interdictions qui, si elles continuent, feront du dimanche un jour abhorré et en rendront une nouvelle définition nécessaire ; on dira : « Le dimanche est un jour où l’homme est privé de tous ses droits. »



Il y a bon nombre de villes américaines qui, grâce aux abstinenciers, sont devenues absolument ridicules, tout-à-fait inhabitables le jour du Seigneur. Les nôtres ne tarderont pas à l’être également, elles ont déjà bien commencé ; voyez par exemple Ottawa ; il n’y est même plus permis de se promener le jour où l’on n’a rien à faire, et les cochers sont tenus, de par injonction municipale, de laisser leurs stations désertes.

Oh ! les conseils de ville ! Quelle bonne pâte, quels instruments excellents de teetotalisme ! Il est impossible que le nôtre échappe longtemps à la tentation de nous encarcaner, de nous museler et de nous presser comme des bottes de foin le dimanche, afin de pouvoir répondre de notre salut éternel dont on le convaincra aisément qu’il a charge. Il en a déjà donné un commencement de preuves, au printemps de 1875, en faisant fermer les hôtels le jour dominical et tous les soirs de la semaine à onze heures.

Personne n’osera contester à nos conseillers municipaux la profonde sagesse qu’ils apportent dans l’administration de la ville, mais ce qu’on ne pourra se lasser d’admirer, c’est le discernement avec lequel la loi prohibitive a été adoptée et l’époque qu’on a choisie pour la mettre à exécution. C’est justement au commencement des chaleurs, dans la seule saison où les étrangers viennent nous visiter, alors que les soirées ne commencent guère avant neuf heures et demie, que la circulation est encore abondante dans les rues longtemps après que le conseil municipal a fini ses éloquentes séances, c’est à cette époque-là précisément où la vie reprend parmi nous, que les hôtels, seuls endroits de la ville qui accusent une certaine existence sociale, ont dû faire le vide et les ténèbres.

Nous ne savons où passer les soirées, (tout le monde ne se couche pas à l’heure des poules, tout le monde n’a pas le bonheur d’avoir des yeux de conseiller municipal qui se ferment à heure fixe dans toutes les saisons,) nous sortons à peine de l’écrasante monotonie de six mois d’hiver, nous voulons jouir un peu du temps ; pour nous, les jours doivent être doubles dans la belle saison afin de compenser six à sept mois d’engourdissement : nous cherchons de tous côtés quels sont les établissements publics où l’on puisse se rencontrer, causer, discuter, passer en revue les événements, jeter un regard sur le monde, mener enfin la vie d’hommes civilisés, comme nous croyons l’être, et nous ne trouvons rien, rien que les hôtels, et ce seul refuge, ce dernier centre de réunion nous a été enlevé à l’heure même où chacun, las de la promenade, énervé par la chaleur, sent le besoin d’un entretien agréable à côté d’un bon verre qui appelle le sommeil et asseoit le système nerveux pour la nuit !



Pauvres hôteliers qui paient de lourdes, de très-lourdes taxes, et qui mangent l’hiver ce qu’ils gagnent l’été, nous les plaignons ! Avant longtemps sans doute, Québec n’aura rien à envier aux lugubres et funèbres villes de la Nouvelle-Angleterre qui, le dimanche, sont comme autant de tombeaux refermés sur des êtres vivants. Est-ce là l’idéal qu’ont cherché nos conseillers de ville et n’auraient-ils fait que remettre à plus tard de marcher jusqu’au bout sur les traces des Puritains ? Car il faut bien qu’on le sache ; sur cette pente comme sur celle de la fausse dévotion, il est difficile de savoir où arrêter. La vertu extérieure a des exigences incontestables ; on commence par prohiber la vente des boissons, et l’on arrive aux magnifiques résultats que tout le monde connaît, la loi éludée, bafouée, l’hypocrisie encouragée et l’amour funeste de l’alcool se déguisant sous mille formes pour se satisfaire davantage. Puis, on fait disparaître les chars urbains, comme il en a été question sérieusement à Montréal, ville de haute moralité, puis les voitures de louage, comme cela se pratique dans bien des villes américaines, puis, l’exercice du piano, cet instrument si indécent que, dans plusieurs cités de la Nouvelle-Angleterre, on le recouvre d’une vaste tunique et qu’on lui enveloppe soigneusement les jambes, pour que la seule vue de cet objet servant à des divertissements profanes ne trouble pas les regards détournés de la terre.

Après les prohibitions, qui sont purement négatives et qui consistent dans l’interdiction de faire certaines choses, viendra l’obligation positive, formelle, de faire certaines autres choses, comme de ne se montrer en public qu’aux heures de l’office divin, de faire sa cuisine avant le lever du soleil, d’être debout avec les coqs, d’empêcher son chien d’aboyer, de marcher en glissant, de se laver comme les chats afin de faire le moins de bruit possible, enfin, de n’ouvrir la bouche que pour chanter des psaumes n’importe sur quel ton.

Voilà le dimanche tel qu’il sera inévitablement dans cinq ans d’ici, pour peu que nous voulions avoir autant de vertu qu’il est possible d’en montrer. Aussi, il faudra voir alors comme les gens se jetteront tête baissée dans tous les excès, afin d’échapper à l’ennui, l’ennui, ce patient tentateur auquel résistent guère les vertus modernes.

Or, c’est là précisément ce que nous voudrions empêcher, et, pour cela, nous allons faire à notre tour un peu de morale, car nous supposons bien que c’est au nom de la morale que se font les prohibitions dominicales, et que c’est avec des arguments prétendus moraux qu’on tourne nos conseillers de ville en vrais Dragons promenant le fer rouge dans tous les gosiers. Voyons un peu.



Une loi, pour être respectée et avoir de l’autorité, doit s’appuyer sur une nécessité, sur un besoin, soit pour protéger des droits, soit pour sanctionner de bonnes habitudes ou empêcher des abus qui troublent l’ordre public. Toute loi, faite uniquement pour imposer ou pour contraindre, est vexatoire et immorale, immorale, oui, certes. Prenez pour exemple New-York ; depuis que la vente des liqueurs y est interdite le dimanche, on voit la foule, une foule énorme quitter la ville et se rendre à Holyhead et à Staten Island et y faire d’épouvantables orgies souvent accompagnées de rixes et de crimes. Le soir, tout ce monde-là revient à la ville, et il faut voir alors quel spectacle présentent les ferry-boats et les rues qui bordent les quais !

Cette conséquence est toute naturelle et il serait surprenant qu’il n’en fût pas ainsi. Laissez aux hommes l’usage ordinaire, quotidien d’une chose ou d’un droit quelconque, il est rare qu’ils en fassent un abus ; la licence, dans ce cas, est exceptionnelle, et ce n’est pas pour l’exception qu’on doit faire les lois. La répression, qui est un châtiment, ne doit s’appliquer qu’aux délits ; or, on en fait ici une mesure générale qui atteint tout le monde. Pour justifier une loi comme celle qui interdit la vente des liqueurs le dimanche, il faut l’existence de graves abus de nature à troubler l’ordre ou la décence publics. Comment les abus sont-ils constatés ? Par la plainte qu’on en fait ou par le cri général qu’ils soulèvent. Or, quels sont les citoyens paisibles, quelles sont les familles que la vente des liqueurs a troublés le dimanche plus qu’aucun autre jour de la semaine ? Le commerce des liqueurs est mauvais en soi ou il est indifférent : s’il est mauvais, qu’on le supprime tout-à-fait ; s’il est indifférent, en quoi peut-il l’être moins le dimanche qu’un jour quelconque de la semaine ?

En vain l’on voudrait assimiler la vente des liqueurs au verre à celle de toute autre marchandise, on n’y parviendra pas. Ce n’est pas une question de commerce que nous examinons en ce moment ; c’est une simple question de nutrition quotidienne, c’est un besoin qui se renouvelle tous les jours comme tout autre besoin physique, et dont on ne peut prévoir les exigences. On a souvent aussi bien besoin d’un verre de cognac ou de vin qu’on a besoin d’un rosbif ; alors, il vaut autant supprimer les restaurants et les tables d’hôte que les buvettes.

Il y a des abus, dira-t-on. Soit, mais faut-il supprimer une chose, parce qu’elle donne lieu accidentellement à un abus ? N’y a-t-il pas d’autres moyens à employer ? Ne peut-on pas sévir contre les hôteliers qui donnent à boire à ceux qui sont en état d’ivresse ? Et l’abus, dans le cas qui nous occupe, a-t-il jamais été porté si loin qu’il donne lieu à un scandale ou à un trouble public ? Au contraire, les citoyens de notre ville n’ont eu qu’à se féliciter jusqu’aujourd’hui de la manière paisible et digne avec laquelle le dimanche est observé ; l’intérêt même des maîtres d’hôtel est d’empêcher tout abus provenant de la vente des liqueurs au détail, et nous serions fort surpris d’apprendre que tel ou tel cas d’ivresse provient de la boisson servie inconsidérément dans l’un des hôtels respectables de notre ville.



Mais qu’importe ! Supposons que cela fût ; aurait-on remédié au mal en faisant fermer toutes les buvettes ? Non, l’expérience nous montre au contraire que le mal n’est qu’aggravé ; tout le monde se donne la main pour éluder une loi dont chacun sent l’injustice tant que la vente des liqueurs au détail n’est pas absolument prohibée ; les agents de l’autorité eux-mêmes sont souvent obligés de fermer les yeux, quand ils ne vont pas jusqu’à participer au délit, comme cela se voit souvent dans plus d’une ville, et c’est ainsi qu’une loi, faite au nom de la morale et de l’ordre, va directement contre son objet, et devient plus immorale que l’absence même de toute loi.

Il est si déraisonnable de défendre aux gens un usage convenable des boissons un jour plutôt que les autres, que personne n’en attribue la prohibition au sentiment de la décence ou de la morale publique ; on en cherche le motif dans un besoin pécuniaire et on accuse les conseils de ville de chercher à se faire, par des amendes faciles à imposer, une nouvelle source de revenus. On dit que l’on compte sur la désobéissance des hôteliers et sur celle du public pour faire arriver de temps à autre quelques centaines de piastres dans le coffre municipal ; pour ne pas décourager complètement les hôteliers, on tolérera pendant plusieurs semaines qu’ils éludent la loi, comédie fort pratiquée à Montréal, puis on les frappera tout à coup, on les laissera ensuite se refaire de ce qu’il leur en coûte, et l’on recommencera.

Au lieu de permettre un commerce légitime et modéré, qui ne peut avoir qu’exceptionnellement de mauvais effets et ne mener que rarement à des abus passagers, on crée un grand mal pour en corriger un petit et l’on inflige un remède mortel, car rien n’est plus immoral qu’une loi que personne ne respecte, et rien ne corrompt plus une population que l’habitude de désobéir aux lois ou de les éluder.

Au mal de prendre un verre de boisson, puisque c’en est un, l’on ajoute celui de faire fi de la loi qui le défend ; il est donc facile de voir que, de quelque côté qu’on l’examine, une pareille prohibition, loin de répondre à son objet, lui est directement opposée et devient plus condamnable, plus immorale que le vice même qu’elle prétend faire disparaître.



En voulant décréter l’abstinence, on donne à l’intempérance une impulsion plus grande et on lui fournit des excuses, car le bien même, dès lors qu’il est imposé, devient odieux. On ne peut pas condamner à la sobriété, parce que c’est faire de la sobriété un châtiment, c’est la dépouiller de toute vertu, c’est la rendre indigne d’être recherchée pour elle-même, et, par conséquent, enlever tout mérite à ceux qui la pratiquent. Dès lors que l’abstinence devient la loi, l’intempérance n’est plus qu’une contravention ; le principe moral est détruit, et une hypocrisie plus ou moins habile ne tarde pas à se glisser dans les actes, comme il en est toutes les fois qu’on veut imposer la vertu ; la contrainte n’amène que le relâchement et le dévergondage, sous des dehors trompeurs qui cachent une corruption plus profonde. Ce n’est pas avec des lois qu’on établit les mœurs, et les goûts et les habitudes seront toujours au dessus de toutes les prescriptions ; il y a du reste, dans les mille moyens mis en œuvre pour éluder les lois prohibitives des boissons fortes, comme une protestation de la conscience gênée dans le choix libre de ses actions, et comme une réclamation déguisée de ceux qui savent modérer leurs goûts contre la tyrannie aveugle qui ne connaît pas de différences.



On n’a jamais raison d’entrer en lutte avec la nature, parce qu’un certain nombre d’hommes abusent de ses dons et tournent en maux ce qu’elle leur offre en bienfaits. Ce qui est un abus se corrige de soi même ; dans tous les cas, les lois ne sont pas faites pour l’exception, et l’on ne peut priver le très-grand nombre d’un usage légitime afin de punir la minorité de ses excès.

Qu’ont produit au reste toutes ces lois aussi barbares que ridicules dans les pays où l’on en a fait l’expérience ? Le contraire de ce qu’on attendait d’elles. Voyez dans le Maine, par exemple, la ville de Lewiston qui, la première, a arboré le drapeau de l’abstinence totale ; les plus récentes statistiques établissent que c’est la ville la plus adonnée à l’ivrognerie de tout le continent américain. Voyez en Angleterre ; il y a trois ans, sur la demande de plusieurs centaines de ministres de l’église établie, l’Archevêque de Cantorbéry a demandé la formation d’une commission pour étudier les remèdes à porter aux progrès de l’intempérance qui, on le sait, fait d’épouvantables ravages dans toutes les classes de la société anglaise. Il a proposé des licences, une surveillance rigoureuse sur les maisons publiques et d’autres moyens également futiles ; mais l’évêque de Peterborough a démontré l’inefficacité de toutes ces entraves ; il a démontré que l’intervention du parlement ferait plus de mal que de bien, et que le meilleur remède était dans une éducation plus répandue des masses en même temps que dans le bon exemple. De son côté, le marquis de Salisbury, parlant au nom du gouvernement, a dit que le parlement avait fait tout en son pouvoir pour contraindre le peuple à la sobriété, mais que chaque effort avait été suivi d’un accroissement d’intempérance. En 1828, le cabinet Wellington avait cru faire une grande réforme en obligeant les auberges à obtenir des licences, ce qui n’a pas empêché que les auberges ne devinssent la pire plaie de la nation ; et il en a été ainsi du reste toutes les fois que la loi a voulu intervenir.

Non, mille fois non ; ce ne sont pas les lois qui corrigent les mœurs ; elles peuvent les contrarier, mais jamais les détourner de leur cours ; et quand l’homme n’a plus d’autre frein que la loi, il ne tarde pas à en perdre le respect, parce que l’obéissance à la loi suppose avant tout un principe moral qui fait reconnaître en elle, une sanction légitime et nécessaire, et non pas une simple mesure vexatoire. L’idée de traiter tous les hommes comme s’ils étaient des ivrognes est un peu trop monstrueuse pour conquérir les esprits, et l’on ne peut attendre d’elle que des effets aussi monstrueux que son principe.



L’abstinence et la tempérance sont deux choses bien différentes ; la première est une violation des droits que Dieu nous a donnés d’user de ses dons ; la deuxième est l’exercice même de ces droits dans la mesure qu’il convient à des êtres intelligents et raisonnables ; or, on ne peut obliger à cette mesure en décrétant des lois farouches qui visent l’exercice légitime et modéré aussi bien que l’abus. C’est vouloir réduire tout à un même niveau et ne voir dans les hommes, sans exception, qu’un amas de brutes incapables de se gouverner, incapables de faire la moindre distinction dans les choses qu’ils doivent ou ne doivent pas faire ; c’est leur enlever leur libre arbitre, et par conséquent toute responsabilité, et par conséquent le principe moral qui les conduit pour le remplacer par le fatalisme.



Voilà ce que veulent les Teetotalers, ces instruments d’un fanatisme nouveau qui prétend régénérer la société et apporter à l’homme la perfection en le rendant assez sec pour la combustion spontanée ; despotes étroits et ridicules qui se croient appelés à refaire la création et qui travaillent, de concert avec le philoxera, à faire disparaître la vigne, l’un des plus généreux dons de la Providence.

Qu’ils continuent leur œuvre, nous n’en avons souci. Il restera toujours quelque chose, avant la fin des siècles, pour arroser les pauvres humains à qui le Teetotalisme fait tirer la langue.