Verlag Von Raimund Gerhard (p. 59-66).
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CHAPITRE XIII.
La Demande.

Une lettre de Louis, annonçant qu’il venait passer une semaine chez sa tante, avant de reprendre ses études, vint couper court aux entretiens du soir entre Maxime et sa cousine, et permettre à oncle Nestor de reprendre haleine.

Comme il avait encore embelli, le charmant étudiant ! Il prit Petite Nell dans ses bras, la serra bien fort sur son cœur, embrassa tante Olympe à plusieurs reprises et secoua chaleureusement les mains d’oncle Nestor et de Maxime. Puis, sa petite sœur toujours près de lui, la tête tantôt sur son épaule, tantôt penchée en arrière pour mieux le voir, on l’écouta parler. C’est qu’il en avait à dire, après ces trois mois de voyage ; certes, il n’avait pas perdu son temps, il avait su voir et observer, et rien n’était sorti de sa mémoire.

Quelles journées ! quelles soirées ! On pourrait dire quelles nuits ! tant ils avaient de peine à se séparer pour aller dormir et continuer en songes ce merveilleux voyage. Même oncle Nestor se réveilla une fois en sursaut, poursuivi par des hordes de petits Lapons qui le lapidaient de boules de neige.

Mais cette semaine, que Petite Nell avait espérée interminable, prit fin comme les autres, la dernière soirée arriva, passa, et l’on se dit adieu pour plusieurs mois.

— Sœur Olympe, pourriez-vous me dire où est mon fils ?

— Sans doute, c’est moi qui l’ai prié d’aller chercher Nellie, à qui Mlle  Steinwardt a écrit qu’elle rentrait aujourd’hui, mais ils devraient être de retour.

Oncle Nestor fit quelques pas, s’approcha de la porte ouverte, lança une bouffée de fumée et revint près de la table où tante Olympe tricotait.

— Savez-vous, belle-sœur, fit-il en s’arrêtant devant elle, que je ne vous croyais pas si myope.

— Myope, répéta tante Olympe, je voudrais, au contraire, avoir la vue un peu moins longue.

— Ça n’empêche pas que vous y voyez clair comme un chat nouveau-né. Envoyer Maxime à la rencontre de sa cousine !

— Mais c’est toujours lui qui va la chercher, quand elle est chez son amie ou quand elle exerce… comment appelle-t-on ça, ce qu’elle joue le dimanche, avant le cantique ?

Au lieu de répondre, maître Nestor se pencha sur sa belle-sœur et la regarda dans le blanc des yeux :

— Est-ce que vous n’avez pas vu, est-ce que vous ne voyez pas que ce garçon en est amoureux, au point de ne plus savoir ni ce qu’il dit, ni ce qu’il fait ?

— Ah ! que me dites-vous là, beau-frère ?

— Je vous dis la simple vérité, mais je vous aurais crue plus fine. Les voici, vous nous laisserez seuls, sœur Olympe.

— Nous rentrons un peu tard, n’est-ce pas, tante ? demanda Petite Nell d’un air inquiet, en la voyant déjà prête à se retirer ; mais, vous comprenez, nous avions tant de choses à nous raconter, continua-t-elle en la suivant hors de la cuisine.

Aussitôt qu’il fut seul avec son fils, maître Nestor se tourna brusquement vers lui

— Il me semble, dit-il, d’une voix sourde, que tu prends bien du temps pour répondre à une simple question.

Maxime, qui s’était assis près de la table, se redressa de toute sa hauteur.

— Que voulez-vous dire, père ?

— Est-ce que vraiment tu aurais si mauvaise mémoire ? Nous avons convenu, il y a quelques semaines, que tu me ferais bientôt part de ta décision quant à…

— Moi, je n’ai convenu de rien, interrompit Maxime.

— Comme je te l’ai déjà dit, reprit lentement le paysan, ça ne peut pas continuer ainsi, tu deviens maigre à faire peur ; si tu as fait ton choix, dis-le moi, et je ferai ta demande.

Un frisson nerveux secoua le pauvre garçon, mais il ne desserra pas les dents.

— Crains-tu d’avoir fait un mauvais choix, un choix que je n’approuverais pas ?

— Je n’en sais rien, père.

Il y eut un long silence.

— Me suis-je trompé, reprit enfin oncle Nestor, d’une voix lente, claire et distincte, ou ai-je vu juste : n’est-ce pas à ta cousine Nellie que tu penses ?

Maxime devint aussi blanc que son col de chemise.

— Vous ne vous êtes pas trompé, père.

— Est-ce que tu aurais l’intention de l’épouser ?

— Oui, père, si elle veut de moi.

— Ça, ça ne me regarde pas, répondit le vigneron, mais ce qui me regarde, c’est de te donner un conseil avant qu’il soit trop tard. Tu sais, continua-t-il, que lorsqu’on veut faire une emplette, on s’assure d’abord que la marchandise est bonne.

— Je ne comprends pas, père.

— Je veux dire que la marchandise est bien celle qui nous convient.

— Si c’est ainsi que vous nommez ma cousine Nellie, répondit froidement le jeune homme, je sais qu’elle est bien celle qui me convient, mais je ne suis pas sûr d’être, moi, celui qui lui convient.

— Ça, ce n’est pas ce qui m’inquiète, seulement je t’engage à bien ouvrir les yeux avant de faire le saut et à considérer toutes les conséquences…

— Je suis décidé, père, aucun sacrifice ne saurait me coûter trop, si je puis l’obtenir.

— Ta cousine n’a pas pour deux liards de santé, reprit maître Nestor.

— Mais, père, elle n’est jamais malade, c’est sa peau si fine et si blanche qui vous fait croire…

— Bien, et tu la vois faisant la besogne, toute la besogne de tante Olympe, s’occupant du ménage, du bétail, du jardin, des ouvriers, de tout enfin, comme nos femmes ont l’habitude de faire ; plus de pianotage, plus d’orgue. Combien de temps penses-tu qu’elle y tiendra à ce jeu-là ?

— Mais il n’est pas nécessaire qu’une femme fasse tout elle-même, pourvu qu’elle dirige, qu’elle soit la tête, elle peut avoir des aides, des domestiques, et ce n’est pas moi qui les lui refuserai, puisque j’ai les moyens…

— Encore une fois, interrompit oncle Nestor, veux-tu être raisonnable et renoncer à cette folie ?

— Je ne peux pas, père.

— Bien, c’est entendu ; mais tu feras ta demande toi-même.

— Père, ai-je vraiment votre consentement ?

— Mon consentement ? Tu n’en as pas besoin, tu es majeur.

— Mais…

— C’est assez, je n’ai plus rien à dire ; seulement, j’exige une chose : c’est que, avant de faire ta demande, tu réfléchisses encore pendant une semaine.

— Bien, père, je vous obéirai.

— Eh bien, fit maître Nestor, assis en face de son fils, un soir à la fin de la semaine stipulée, as-tu suivi mon conseil, as-tu réfléchi ?

— Oui, père.

— Et puis ?

Il y eut un silence, pendant lequel on n’entendit que le tic-tac régulier de la vieille pendule.

— Je n’épouserai pas cousine Nellie.

D’étonnement, oncle Nestor eut un soubresaut, et, pendant quelques secondes, il ne trouva rien à dire, il avait oublié de se préparer à un acte de soumission.

— Tu as donc reconnu, dit-il enfin, que j’avais raison, que c’était une folie ?

— Une folie, répéta Maxime en s’essuyant le front.

— Mais alors, mais que diable, si tu es arrivé à cette conclusion, pourquoi es-tu aussi blême que ton mouchoir ?

Maxime se mordit la lèvre.

— Voyons, reprit son père, qu’est-ce que ça veut dire ? Si tu n’y renonces pas de ta propre volonté, parce que tu reconnais que c’est une sottise, fais ta demande et que tout soit fini.

— Tout ce que vous me dites là, père, est parfaitement inutile, cousine Nellie ne veut pas de moi.

— Tu dis ? vociféra maître Nestor, à demi suffoqué.

— Que cousine Nellie m’aime comme un cousin et pas autrement.

Le paysan se rapprocha de son fils.

— Voyons, fit-il, complètement blême à son tour, pas de plaisanterie !

— Ai-je l’air de plaisanter, père ?

— Elle ne veut pas de toi ? répéta-t-il lentement… Eh bien, on l’y obligera, cria-t-il, en donnant sur la table un coup de poing qui fit accourir tante Olympe.

— Mon Dieu, beau-frère, qu’est-ce qui vous arrive ?

— Il m’arrive…, il m’arrive…, bégaya-t-il, et, incapable dans sa rage d’en dire plus, il tira de sa pipe une énorme bouffée de fumée qu’il envoya dans toutes les directions.

— Qu’est-ce ? dis, Maxime, fit tante Olympe, d’un air de détresse.

— Je n’y comprends rien moi-même, répondit le pauvre garçon ; il y a quelques jours, le père ne voulait pas entendre parler de me voir épouser ma cousine, et aujourd’hui…

— Aujourd’hui, c’est la même chose, rugit oncle Nestor, mais ce n’est pas à elle à te refuser. A-t-on jamais vu une chose pareille, une fille sans le sou et qui se permet…

— Mais, elle est dans son droit, père.

— Dans son droit ? dans le droit de se moquer de nous, après avoir mangé notre pain pendant trois ans, le droit d’attirer dans ses filets le plus honnête garçon du pays pour l’envoyer ensuite promener d’une chiquenaude ? Non, non, ça ne se passera pas ainsi, on saura l’obliger…

— Vous imaginez-vous peut-être, père, interrompit fièrement Maxime, que je voudrais…

— Ah ! toi aussi, ah ! tu te permets…

— Voyons, beau-frère, tâchez d’entendre raison, il y a une semaine vous ne vouliez pas de ce mariage à aucun prix.

— Eh bien, aujourd’hui, je le veux, hurla le paysan en s’élançant vers la porte qu’il repoussa de toutes ses forces derrière lui.