Petit Jap deviendra grand !/Texte entier

Berger-Levrault (p. vii-394).

PRÉFACE



Je reçus, un matin, accompagné d’une lettre, un manuscrit qui n’était pas l’habituel rouleau contenant une pièce de théâtre. C’était, tracé d’une écriture cursive, une sorte de voyage au Japon, ou plutôt une étude sur le Japon et son avenir à propos d’une excursion aux Pays du Matin Calme et du Soleil Levant.

J’aime les voyages et j’aime le Japon. J’aurais voulu jadis voir ces villes de rêve dont la civilisation a fait aujourd’hui des cités à tramways, et ces maisons de papier que remplaceront peu à peu les logis en pierre de taille, les constructions à l’américaine. Il y avait à découvrir un Japon nouveau, même après Loti et Madame Chrysanthème, et ce titre, Petit Jap deviendra grand, tracé sur la première page du manuscrit, éveilla tout aussitôt ma curiosité. C’est un devoir pour moi de lire les pièces de théâtre, mais c’est un plaisir de connaître une œuvre inédite que je ne suis pas exposé à refuser.

Le manuscrit me plut infiniment, m’intéressa, me charma, m’offrit une quantité de faits et me confirma dans mon opinion sur la robustesse du « Petit Jap », le petit Jap devenu grand, et aspirant encore, entraîné par la fièvre de mégalomanie qui agite les nationalités, à devenir le « plus grand Japon » comme « la plus grande Allemagne » et « la plus grande Angleterre », sans parler de « la plus grande Amérique », toute prête à disputer à ses rivaux l’empire des mers.

Je ne connaissais pas l’auteur qui me demandait mon avis sur son œuvre et j’avais redouté l’ennui d’une réponse défavorable. Mais, bien vite rassuré et conquis, je voulus savoir qui avait écrit ce livre. Et je vis arriver chez moi un homme jeune, vigoureux, sec et maigre comme Don Quichotte, tanné, bronzé et qui revenait, alerte et résolu toujours, des « pays les plus extravagants » comme le Don César d’Hugo. Un type cordial de Français aventureux de la race des Lenfant et des Dybowski.

Avant de prendre la plume pour conter ses impressions, il avait mené la vie errante des explorateurs épris du nouveau, de l’inconnu, de l’aventure, du péril. Il avait vécu chez les Kabyles, au Djurjura dont les villages s’accrochent aux sommets comme des nids d’aigles, puis dans les sables du Sud algérien où l’Arabe parfois lui offrit une hospitalité biblique. Il me rappelait ses étapes lointaines, l’Afrique Occidentale, le Sénégal, ses rives fiévreuses, grouillantes de caïmans, mornes et silencieuses sous la chaleur du jour, troublées la nuit par les sons des tam-tam nègres et les grognements sourds des lions et des panthères ; les fauves qui répondent aux hommes : Dialogue farouche. Puis dans l’Afrique centrale ses longs cheminements désolés, sur un sol brûlant, pelé, aux affleurements ferrugineux d’une teinte sanglante. Et Tombouctou, dont le seul prestige résidait dans son mystère, et le Tchad, avec ses marécages auxquels on accède après d’innombrables journées sans eau.

« Chemin faisant, me disait avec humour mon visiteur, la fréquentation de nombreuses peuplades africaines dont les plus primitives, les plus frustes, les plus « nègres » enfin quant à la couleur et au moral furent celles qui m’apparurent — je ne fais point de paradoxe — les plus sympathiques et les meilleures. Ce qui tendrait à prouver, si l’on était misanthrope, que l’homme ne gagne rien à la société d’un autre homme. Alceste a peut-être raison.

« Quittant alors une contrée soi-disant incivilisée, continuait l’auteur de Petit Jap en ses confidences, j’en aborde une autre, un pays à la civilisation millénaire. C’est la Chine. Là, plus de culture cérébrale, mais plus d’orgueil et de fierté ; plus d’intelligence, mais plus d’hypocrisie ; plus de délicatesse et de raffinement, mais aussi plus de cruauté. Du reste les Fils du Ciel ne sont pas seuls intéressants ; ce qui m’intéresse chez eux ce sont aussi les Occidentaux, par la lutte acharnée qu’ils se livrent dans ce pays pour le triomphe de leur influence. Là, on voit le Français perdant son prestige par l’emploi obstiné d’armes caduques ; l’Anglais se laissant à son tour devancer parce qu’il est trop attaché à des méthodes réputées longtemps supérieures ; et on y voit aussi l’Allemand, plus pratique, plus souple, plus insinuant, lutter avec avantage contre l’Américain, très habile, très entreprenant, mais parfois intransigeant, brusque, méprisant. Et surtout, — ah ! surtout (et c’est ce qui m’a frappé et que j’ai voulu montrer) — on y voit le Japonais « profiteur par excellence », chez qui chaque mécompte ou chaque déboire du voisin se résout pour lui en bénéfice. Il regarde, se renseigne, étudie, n’invente guère, mais applique et perfectionne. Il n’imite point par snobisme, mais par intérêt. Il voit de moins haut que les autres et par cela même il voit mieux et plus sûrement ; point dédaigneux du détail, cette recherche patiente de « la petite chose » lui fait trouver des solutions pratiques dont il profite toujours et dont il entend un jour profiter seul. Voilà ce que j’ai voulu faire comprendre. Ce peuple m’ayant beaucoup appris, j’ai tâché de faire servir mon enseignement à celui de mes jeunes compatriotes. C’est là l’idée qui m’a guidé lorsque j’ai écrit les pages que vous avez bien voulu lire. »

Et si la leçon de notre voyageur est comprise, elle ne sera pas inutile à nos Français qui s’immobilisent dans leur routine ou s’exacerbent et s’entredéchirent dans leurs querelles politiques. J’avais bien étudié le Japon et je l’admirais pour son ingéniosité, sa patience, son labeur, sa vaillance, mais l’auteur de Petit Jap deviendra grand me l’a mieux fait connaître.

On nous a dit trop longtemps qu’après nous avoir aimés, le Japon nous haïssait. L’alliance récemment conclue semble indiquer que l’apaisement se fait et que nous avons compris les aspirations, les besoins de ce peuple.

M. Motono, l’éminent ambassadeur du Japon à Paris au moment de la guerre, nous donnait, un soir, avec infiniment de raison et d’éloquence, l’explication de l’enthousiasme national qui emportait vers le sacrifice et l’héroïsme « le petit Jap » conscient de ses destinées.

— Nos paysans, me disait-il, sont un peu dans l’état d’esprit de vos paysans à vous, au moment de la Révolution française ! Ils ont aussi couru à la frontière. Et jadis, habitués à voir, au bord de leurs rizières, passer leurs seigneurs, les Samouraï, guerriers superbes, et à les admirer dans leurs vêtements de guerre, voilà que maintenant, leur fusil sur l’épaule, pauvres gens devenus soldats, ils sont à leur tour des hommes de guerre, des Samouraï. Ce fusil les fait des seigneurs. Ils le montrent, ils en sont fiers. Les grands sabres du temps passé sont remplacés par la baïonnette. Et en avant ! Sous le képi de nos soldats, nous retrouverions l’esprit, la foi de vos fantassins de 92 marchant à la conquête de l’égalité et combattant pour la Patrie !

La vérité est que cette guerre nous révélait un monde nouveau. Pas à tous les Français. Il suffisait de lire les journaux japonais, dont la Revue des Revues de M. Jean Finot nous donnait l’analyse, pour se rendre compte du mouvement national qui poussait « le petit Jap » à reprendre Port-Arthur. N’ai-je pas reçu de Tokio, pendant deux ou trois ans, un Magazine en langue japonaise où les plus petits événements parisiens étaient signalés et où je trouvais le portrait de Mlle Reichemberg lorsqu’elle prit sa retraite de la Comédie-Française ? Ils savaient tout de notre Europe les journalistes de Tokio, et un de nos attachés militaires revenant d’Asie terminait son rapport à peu près en ces termes : « Au total, le Japon peut devenir pour nous en Indo-Chine un allié utile ou un voisin redoutable. »

Ce qui est certain, c’est qu’il était merveilleusement outillé et admirablement préparé au double point de vue militaire et moral. Mon pauvre ami Vereschaguine, le peintre de batailles, me l’écrivait en partant pour ce pays dont il ne devait pas revenir.

Et l’auteur de Petit Jap deviendra grand est lui aussi un peintre de batailles. On lira avec émotion et avec fruit ses études sur les terribles rencontres de Liaoyang et on y verra comment Kouropatkine passa à côté de la victoire. Là encore, il y a un enseignement pour nous.

Je causais hier avec un des généraux les plus populaires et les plus remarquables de notre vieille armée, un de ceux qui nous ont conquis de la gloire jusque dans l’horreur de la défaite. Il me disait :

— Les prochaines rencontres, s′il en est, seront terribles. La guerre russo-japonaise nous a montré qu’il y aurait désormais des batailles de trois jours, de quatre jours. À qui appartiendra la victoire ? aux soldats qui pourront résister, sous la pluie, dans le froid, sans manger quelquefois, comme les Japonais. Persister, s’accrocher au sol, durer sous le fer ! Oui, dans la vie comme devant la mort, le grand secret est de « durer ».

L’auteur du présent volume a admirablement montré la persistance, l’endurance, l’acharnement du soldat japonais. Et son livre, si intéressant au point de vue technique, est des plus attirants au point de vue pittoresque. Ce sont là, dirai-je, les impressions de voyage d’un penseur qui aurait emporté la boîte à couleurs d’un peintre.

Et c’est pourquoi, après avoir déplié et lu le manuscrit du littérateur inconnu qui me demandait mon opinion sur son œuvre, je n′hésite pas à prédire le plus vif succès à ces pages d’un écrivain qui mérite d’être connu et sera demain célèbre.

Je crois bien que pas un des lecteurs de Petit Jap deviendra grand ne me reprochera d’avoir été mauvais juge et d’être mauvais prophète.


Viroflay, 5 octobre 1907.
Jules CLARETIE,
De l’Académie française.



Petit Jap deviendra grand !



CHAPITRE I

À travers Tshushima


Simonoséki. ― Embarquement d’émigrants japonais. — Le général Fukushima. — Les Français au Japon. — Causes d’inimitié et de défiance pendant la guerre. — Ce que le Japon doit à la France. — La bataille de Tshushima.


Simonoséki, 9 heures du soir, sur le quai d’embarquement tout proche de la station terminus par laquelle le Sanyo-Railway déverse incessamment le flot toujours croissant des pionniers futurs de Corée et de Mandchourie.

Venus de l’intérieur et des confins de l’empire, des grandes villes trop populeuses où l’encombrement fait qu’on souffre et végète, des campagnes du Nord appauvries par la famine, ces émigrants se bousculent et se précipitent à l’assaut d’une place sur la chaloupe qui halète bruyamment, comme écrasée sous le poids formidable de cette foule envahissante.

Le pont est grouillant, les deux cales jumelles regorgent ; néanmoins, les passagers incessamment et partout s’entassent.

Quand le flot apporté par les trains du Nord s’est écoulé, une nouvelle trombe, celle du Sud, s’abat, lâchée par les policiers rompant tout d’un coup leur barrière inflexible. Elle inonde la station, couvre les voies ferrées, les trottoirs parallèles et, finalement, roule vers les pontons, avec un cliquetis de socques résonnant comme une pluie d’agates sur le pavé.

Quel spectacle intéressant et inattendu ! Redingotes graves et jaquettes piteuses, kimonos[1] de soie et kimonos fripés, feutres bossués et crasseux, vastes manteaux à l’européenne dont la pèlerine trop large fait comme deux ailes flottantes qui traînent ; bottes d’Europe aussi, mais trop hautes pour les petites jambes japonaises qui s’y engouffrent. Bottines éculées et bâillantes, geta[2] de bois et geta de paille, lunettes d’or et lunettes cerclées d’acier, mousmés coquettes et mousmés très humbles, mines hâves et mines prospères, gens de bas étage et gens de plus haut ; tous, sans distinction de fortune ni de caste, se pressent, se mêlent, se confondent, s’infiltrent avec adresse dans l’interstice que chacun parvient à s’ouvrir quand même dans la cohue.

Et, chose extraordinaire et digne de remarque, dans cette ruée turbulente vers la place convoitée, ce n’est pas la lutte égoïste et brutale dont nous donnons l’exemple en pareille occurrence, nous les Occidentaux. Pas de poings fermés ni d’épaules raidies, menaçantes, creusant la trouée, pas de genoux meurtriers ni de traîtreux stratagèmes où le pied tendu, la canne ou l’ombrelle hypocrites suppléent à la force qui défaille. Encore moins de ces faces méchantes convulsionnées où la volonté de vaincre s’affirme dans un froncement dur des sourcils et le claquement sec des maxillaires qui se serrent, où le dépit du vaincu éclate dans son regard haineux et désespéré. Ici, l’on se heurte, mais avec politesse et comme à regret ; il faut se bousculer, c’est entendu, comment l’éviter ? mais c’est avec des gestes contrits et des protestations désolées. D’ailleurs, si on se bouscule, on s’entr’aide. Des mains se tendent aux mousmés hésitantes ou trop fragiles, des mains encore recueillent la petite socque, l’objet qui tombe ; d’autres saisissent les bagages gênant l’escalade du bord et des bras complaisants élèvent au-dessus de la tourmente des bébés joufflus et graves. Pas de regards mauvais, les visages ont gardé leur habituelle et gracieuse sérénité, de nombreux sourires s’échangent, des saluts s’esquissent sans jamais s’achever, brusquement coupés par un remous.

Ces gens qui ne se connaissaient pas déjà se rapprochent et s’assistent. Ils partent ensemble et c’est assez pour qu’un lien tacite entre eux s’établisse. L’individualité de chacun abdique sans contrainte, sans effort en faveur de cette collectivité qui spontanément, naturellement, comme à leur insu s’organise. Ce ne sont pas des Japonais qui partent, c’est un petit morceau du « grand Japon » qui s’en va et il importe qu’il soit une force et qu’il prospère. Trait caractéristique de ce peuple que cette union et cette discipline admirables qui furent pour une grande part dans les succès de la dernière guerre, lesquelles seront aussi l’élément principal de réussite des petites colonies qui s’égrènent et se multiplient le long de la nouvelle voie ferrée en Corée et en Mandchourie.

La sirène a jeté sa dernière clameur, on s’éloigne du quai. Là, sous l’éblouissement laiteux du phare électrique, des silhouettes saluent, plongent, se cassent, se relèvent et replongent à l’adresse des partants entassés sur la chaloupe et qui ne peuvent, par des saluts semblables, répondre. Quelle dure privation pour ceux-ci, j’imagine, que l’impossibilité d’accomplir en cette circonstance décisive ce geste traditionnel et si familier ! Les passagers de pourtour y suppléent en conscience ; maintenus sur le bord de l’embarcation, au-dessus de l’eau profonde, par des mains solides, ils dépensent toute leur énergie en des révérences frénétiques au nom de leurs compagnons immobiles et malheureux.

Des deux côtés cependant les silhouettes s’éloignent et insensiblement s’effacent, leurs gestes se noient dans l’ombre, une ombre opaque et lourde que piquent seulement par intervalle le phare du port et le demi-cercle de lumières clignotantes de la cité. Mais vers la haute mer les fanaux du TshushimaMaru grossissent et peu à peu l’escalade de ses flancs commence. Même cohue, même poussée turbulente qu’au départ, avec, en plus les difficultés du tremplin mouvant, le danger de l’échelle suspendue et tremblante. Le pont atteint, la sélection des classes s’opère, et les passagers de troisième entraînés vers l’arrière s’engloutissent dans la cale profonde après une visite douanière sévère de leurs bagages de mains. Visite moins tracassière pour les passagers des secondes, plus que déférente pour ceux des premières. Et ce m’est une occasion nouvelle de constater qu’au Japon, tout comme ailleurs, les privilèges ne sont pas généralement l’apanage de ceux qui seraient le mieux en droit d’en bénéficier.

Donc les passagers de seconde complaisamment libérés de cette ennuyeuse formalité courent vers leurs cabines. Toutes les couchettes sont prises déjà et c’est à même la natte du plancher qu’il faut s’installer. Hommes et femmes, étrangers l’un à l’autre, côte à côte, s’accroupissent parmi l’encombrement des cabans et des valises ; les couvertures se déploient et s’étendent sous les talons, oreillers et coussins de caoutchouc se gonflent, les kimonos sans sotte pudeur largement s’entr’ouvrent, se relèvent, mettant à nu quelques jolies gorges pour un nombre trop grand, hélas ! de mollets disgracieux.

Mais si je n’apprécie pas sans réserve la beauté des formes s’étalant ainsi sans voile devant mes regards surpris, je ne puis me défendre d’admirer la résignation et l’humeur accommodante de ces gens qui, sans protestation aucune, avec une docilité moutonnière, consentiront à se morfondre douze heures durant dans cette position courbaturée alors qu’ils ont payé 7 yens[3] le droit de s’allonger dans une couchette.

Malgré le bel exemple qu’ils montrent, toute volonté de les imiter m’abandonne ; mes articulations douloureuses déjà me promettent une trop horrible nuit de supplice. La difficulté de la retraite retarde cependant ma décision hésitante. En effet, tous ces corps à franchir, ces petits pieds que je puis écraser et ces chignons fragiles sur lesquels un coup de roulis malchanceux peut me faire écrouler ; au surplus, ma valise sert de plateau commode à ce groupe qui fait la dînette et mes épaules sont un dossier pratique aux deux mousmés endormies derrière moi.

Finalement, mon lâche égoïsme l’emporte sur la pensée des perturbations probables. Je me lève et j’ai le bonheur d’atteindre la porte sans trop d’œillades irritées. Mes souliers que je croyais enfouis sous l’amoncellement des socques de bois ou de paille sont à l’écart accolés seulement à une paire japonaise minuscule qui en souligne malicieusement la ridicule longueur. Je suis le seul Occidental et c’est naturel que l’on me brime ; d’ailleurs je ne songe nullement à m’en offusquer puisque en la circonstance cette moquerie précipite ma fuite. Je cherche le commandant du bord pour obtenir la faveur d’une place en première ; la chose est difficile, les cabines sont au complet et je n’ai pu m’embarquer qu’à la condition expresse de me contenter des secondes. Le commandant est un homme charmant qui s’apitoie sur ma détresse et finalement m’accorde l’autorisation de m’étendre à partir de 11 heures du soir sur une banquette du salon. J’aime mieux ça.

Coquet ce salon. Coquette et confortable aussi cette salle à manger imitée des meilleurs paquebots européens.

C’est l’heure du thé. Des officiers, dans leur nouvel uniforme kaki, au collet rouge, entourent les tables. À la place d’honneur, le général Fukushima, major général délégué du département de la guerre à la commission d’enquête de Mandchourie[4].

Le général Fukushima est une des lumières du Japon militaire actuel. Sous-chef d’état-major du maréchal Oyama pendant la guerre, il peut, dit-on, revendiquer sa part des conceptions heureuses qui firent le succès des armées japonaises.

De taille courte, assez forte, il est blanc déjà, mais ses traits nullement fatigués, ses yeux très vifs, la fermeté un peu fière de son buste, la précision et la sûreté des gestes accusent une verdeur réelle.

Son visage emprunte au caractère japonais une ressemblance évidente, mais amenuisée, mais affinée, en même temps qu’éparse dans un ensemble moins fruste et plus harmonieux : saillie des joues atténuée, front moins lourd, prognathisme éteint, peau très fine et presque blanche. La distinction de sa personne s’enveloppe toutefois d’un peu de cette raideur germanique qu’il a gardée de ses longs séjours en Allemagne où il fut d’abord élève à l’académie de guerre et plus tard attaché militaire. C’est lors du retour de l’un de ses derniers séjours à Berlin qu’il résolut de faire à cheval la traversée de l’Allemagne, de la Russie et de l’Asie tout entière.

Il parcourut ainsi, seul, sans autre équipage que sa propre monture, les 10 000 kilomètres qui le séparaient de la mer du Japon. Ce trait en dit plus long qu’une abondante monographie sur l’énergie et la valeur morale d’un pareil homme. Au surplus, il parle très bien l’allemand, le chinois et quelque peu le français, bien qu’il ne nous aime guère. Je me présente. Il se montre correct, mais peu expansif. Mon entrée inattendue dans ce cercle en quelque sorte officiel arrête la conversation. Méfiants, en vrais Japonais, ces officiers craignent que je ne comprenne leur langue, bien que je déclare ne pas la connaître.

Sitôt mon thé pris, je me retire, dans l’espoir que ma discrétion me vaudra de leur part un jugement favorable et par la suite une interview. Je ne me suis pas trompé. Une heure après, alors que les officiers remontés dans le salon exerçaient deux par deux, sur une sorte d’échiquier, leurs facultés naturelles de calcul et de réflexion, l’un d’eux me rejoignit sur le pont où je bâillais délicieusement face aux étoiles, dans la fraîcheur bienfaisante du soir. C’était un colonel. Il m’aborda en un français presque correct : Ainsi vous venez du Japon ? — Oui, répondis-je. — Pourquoi ? — Pour me promener. — Seulement ? Pour voir aussi, je suppose. Et maintenant où allez-vous ? — En Corée. — Et après ?…

D’où venez-vous ? Que faites-vous ? Où allez-vous ? Ce sont les questions sempiternelles posées du matin au soir par tout le Japon à l’étranger qui s’y promène. À l’hôtel, dans les boutiques où l’on s’attarde, dans la rue par le camelot qui vous aborde, dans le tramway, dans le wagon par vos voisins de quelques minutes. Habitué à ce genre d’interrogations, je ne m’étonnais pas de l’apparente indiscrétion des questions de mon interlocuteur actuel et j’y répondais volontiers, sachant par expérience tout l’avantage que l’on retire dans ce pays d’inquisiteurs à se montrer franc, surtout envers les officiers et les fonctionnaires.

Visitant le Japon à une époque où la surveillance des étrangers par la police était réputée désagréable, je n’eus jamais à me plaindre de ses procédés discourtois, car je ne faisais aucun mystère de mes actes ni de mes déplacements. Sachant toujours où me recouper, la police feignait de m’ignorer. Ma franchise et ma bonne volonté à faciliter sa tâche m’avaient valu sans doute une fiche sympathique !

Le colonel, encouragé par la bonne grâce de mes réponses, élargit le cercle des questions traditionnelles. Il sut depuis combien de temps je parcourais son pays et les villes que j’avais visitées.

― Alors puisque vous connaissez tout le Japon, comment le trouvez-vous ? Mes réponses ne pouvaient qu’être flatteuses à son amour-propre. Aussi nous causâmes bientôt presque en amis.

― Votre général ne paraît pas aimer les Français, lui dis-je. Il me répondit très franchement : C’est naturel, n’est-ce pas notre devoir à nous Japonais à cette heure ? — Pourtant nous ne sommes pas des Russes, me récriai-je, ce n’est pas contre nous que vous vous battiez.

— Non, mais vous êtes nos ennemis quand même depuis dix ans, depuis le fameux traité de Simonoséki.

Et il me répéta en termes amers ce qu’au Japon je venais d’entendre bien souvent :

― Comment les vaincus de l’Allemagne, frustrés brutalement par elle de deux de vos plus belles provinces, avez-vous pu devenir ses alliés en 1895 pour nous ravir Port-Arthur, le fruit d’une glorieuse et rude campagne contre la Chine. Sans votre fatale intervention d’alors, nous n’eussions pas été obligés au recommencement d’une guerre acharnée qui décupla nos ruines et le chiffre de nos victimes. Qu’aviez-vous à nous reprocher ? Rien, sinon que de vous avoir témoigné, entre tous les peuples d’Europe, plus de réelle sympathie et une aveugle confiance. N’étions-nous pas vos élèves, vos disciples ; n’est-ce pas chez vous d’abord que nous sommes allés chercher, lors de notre restauration impériale, les lumières de la civilisation moderne ; n’est-ce pas à vous que nous avons demandé les ingénieurs qui créèrent nos industries, les militaires qui firent notre armée, les jurisconsultes à qui nous devons notre Code ? Beaucoup de gens chez nous aimaient la France et les Français. J’en étais, de ceux-là, ayant fait moi-même trois années d’études dans votre pays. Mais à dater du traité de Simonoséki, si douloureux à notre amour-propre et d’une injustice si révoltante, on s’écarta de vous.

L’alliance franco-russe acheva de vous aliéner l’opinion, le fossé se fit plus large et plus profond à mesure que vos relations devenaient plus étroites et plus cordiales avec nos irréconciliables ennemis ; car les amis de nos ennemis sont forcément un peu nos ennemis, n’est-ce pas ?

— Par exemple !!

— Mais, si, et ne l’avez-vous pas prouvé au début de la guerre par cette sympathie tout entière accordée aux Russes et à leurs blessés ; par la consternation qu’amenaient chez vous nos victoires, par ce désir violent de nos défaites ? Vous deviez cela à vos alliés, je vous l’accorde, mais néanmoins ces sentiments, en raison même de leur loyalisme, ne pouvaient que nous indisposer contre vous. Et plus tard des rumeurs d’espionnage au Japon circulèrent…

— C’était un mensonge de journaux fanatiques ! m’écriai-je, il n’y avait rien de vrai.

— C’est possible, mais il y avait tout de même l’exaspération de l’opinion publique qui grandissait contre vous. Vous me demandez les causes de cette aversion, je vous les donne. Il y en a d’autres encore : la halte de la flotte de la Baltique à Madagascar et l’affaire de charbon de la baie de Kameranh.

― Encore une fausse accusation.

— Mais qui ne retentit pas moins douloureusement et cruellement dans le pays. Que votre gouvernement y soit étranger, nous en sommes certains, puisqu’il l’affirme. Mais pour le peuple, mais pour l’armée, ce fait n’en restait pas moins évident, indéniable : la flotte russe avait fait du charbon non pas dans un port anglais, non pas dans un port allemand, mais dans des eaux françaises, et c’était grâce à du charbon français que sa flotte, notre flotte, de laquelle dépendait l’issue heureuse de la lutte, serait atteinte, coulée peut-être. Le peuple alors, dans sa logique simpliste, mais impitoyable, vit en vous l’ennemi, vit en vous le Russe !

Le colonel s’échauffait en parlant, progressivement repris par cette indignation patriotique dont frémit le Japon tout entier à cette heure solennelle et tragique de la campagne :

― C’était vous le Russe ! Parfaitement, c’était vous le Russe ! Grâce à vous, par vous, des milliers de nos frères seraient là dans ce gouffre ! — Et d’un geste rageur il me montrait les eaux glauques s’écartant de la proue en deux sillons tumultueux, chatoyant de luisances mystérieuses et indéfinies tombées des feux du bord.

Sous la surgie violente des souvenirs angoissants d’alors, son être tout entier frémissait. Le ressentiment farouche du samouraï se réveillait en lui et le transformait à mes yeux. Ses gestes brusques, nerveux, me paraissaient démesurés. Sa silhouette trépidante se détachait grandie sur le ciel d’un noir laiteux. Malgré l’obscurité, je vis fulgurer dans son regard la flamme mauvaise que tant de gens dardaient sur moi au Japon pendant la guerre.

Sa voix altérée par la colère s’était faite méchante, très dure, et je fus secoué d’un frisson quand il lança, dans un sifflement dont je gardai en moi longtemps l’écho, cette vive apostrophe : « Comment voulez-vous qu’après tout cela nous ne vous haïssions pas ? »

Puis il marcha longtemps, frappant très fort du talon sur le pont silencieux et solitaire. Malgré sa stature si petite, ses enjambées étaient immenses.

Enfin, il s’assit, se rapprocha de moi.

― Cependant, nous aurions pu, nous aurions dû rester des amis, c’était votre intérêt, c’était le nôtre.

Sa voix s’était radoucie.

― Mais, repris-je, n’est-ce pas vous qui nous avez abandonnés les premiers pour vous jeter dans les bras de l’Allemagne après nos malheurs, après 1870 ?

— C’est vrai, mais souvenez-vous qu’après la révolution qui ouvrait à notre pays une vie nouvelle nous voulions devenir un peuple grand et fort ; or c’est pour cela que nous étions à votre école. Vous fûtes battus, c’était donc que l’adversaire était plus fort que vous ; nous allâmes à l’adversaire, mais notre sympathie resta avec vous. Et la preuve que cette sympathie a des racines profondes chez nous, c’est que déjà on oublie vos torts[5]. Le général Fukushima qui est ici, et d’autres personnages officiels chez nous, sont tenus encore par devoir à une certaine réserve, mais ils savent bien que cela ne peut durer et que nous retournerons naturellement vers vous, car notre caractère, notre tempérament, notre pays, son histoire et son évolution trouvent chez vous de nombreux points de commune ressemblance.

De même que la France par la grande Révolution a brisé avec son passé au nom de la civilisation et de la liberté, de même le Japon au nom d’aussi généreux principes a renversé le régime féodal par la restauration et s’est renouvelé de fond en comble. De même que l’Europe tout entière s’est rénovée par la Révolution française, de même l’Extrême-Orient se transforme sous l’intelligente impulsion du Japon moderne. Ainsi que le développement de la France lui valut des jalousies et des guerres, ainsi l’essor du Japon créa des rivalités qui déterminèrent deux guerres terribles mais glorieuses, imposant sa supériorité. Cette supériorité il la doit à l’esprit nouveau qui nous transforme et dont nous vous sommes sur certains points redevables.

Car nous n’avons pas seulement subi l’influence de vos militaires, de vos ingénieurs et de vos jurisconsultes. Le génie de plusieurs de vos grands hommes et de vos littérateurs était compris et admiré. On lisait Victor Hugo, Lamartine, Dumas père et Balzac. Et si la gloire de Napoléon y brillait d’un éclat tout particulier, les noms de Thiers, de Gambetta et de Pasteur n’y étaient pas ignorés.

Enfin, de tous les peuples d’Europe, vous êtes celui que nous sentons le plus proche de nous, parce que vous êtes ouverts, accueillants et pitoyables ; parce qu’un vain préjugé de race ne vous interdit pas de témoigner de la sympathie à qui la mérite, parce qu’enfin, pour vous, nous sommes des hommes avant d’être des jaunes ! »

Des jaunes ! Cette appellation méprisante et injuste, si blessante à l’amour-propre nippon, est à coup sûr leur grief le plus amer contre l’Occident.

Cet aveu me remit en mémoire une scène assez émouvante dont j’avais été le témoin un an auparavant, pendant la guerre, chez des officiers français dont j’étais l’hôte momentané. C’était dans une garnison de Chine où les troupes de toutes les grandes nations vivent côte à côte et dans des termes de cordial voisinage.

Un colonel japonais et ses officiers désignés pour l’armée en campagne venaient faire leurs adieux aux officiers français. « Messieurs, leur dit le colonel, avant de vous quitter, je tiens à vous remercier de l’estime flatteuse en laquelle vous nous avez, mes officiers et moi, toujours tenus. Vous nous considériez comme des réels camarades, et alors que chez d’autres, chez des alliés même, nous devinions de la froideur et de la morgue et parfois du dédain, c’était toujours de la franche et réconfortante cordialité que nous trouvions chez vous.



fusan : vue d’ensemble
Le port japonais et les deux villes japonaises qui cherchent à se rejoindre, étouffant peu à peu entre elles la vieille cité coréenne.

Merci du fond du cœur pour nous tous », répétait le vieux colonel avec des larmes dans la voix. Ces paroles n’étaient pas un compliment de circonstance. À l’expression chaleureuse de ces mains rudes, à l’émotion de ces visages de soldat on comprenait que le colonel disait vrai et que ces hommes gardaient une reconnaissance infinie à des Français de les considérer, en raison de leurs mérites, comme des êtres d’une race égale.

Quand je redescendis au salon, les joueurs l’avaient évacué. Ma couchette y était préparée et sans tarder je m’endormis.

À l’aube je fus réveillé par un bruyant tapage. Tout autour du salon un bruit de voix, un bruit de socques qui rapidement se traînent. C’est grand jour, pensai-je. Les rideaux étaient baissés, je courus au hublot : c’était presque la nuit. Je sortis.

Nous étions dans la passe de Tshushima, sur le théâtre même de la tragique rencontre des deux flottes.

Les deux cents passagers étaient sur le pont, ou ceux qui n’y étaient pas encore arrivaient bien vite, dans le débraillé d’un lever hâtif : pieds nus, chignons croulants, kimonos mal ceinturés et entr’ouverts.

Des conteurs enthousiastes exposaient et mimaient avec un grand fracas la bataille. Je voyais des mains s’étendre vers un point, puis tout aussitôt vers un autre, signalant ainsi les monstres d’acier qui brusquement surgissent. Tout à coup, ces mains décrivaient un cercle immense : c’était l’enveloppement complet de l’horizon, c’était la flotte japonaise enserrant dans un cercle inexorable de mort les épaves de la flotte russe. Alors le récit devenait violent, les gestes brefs et précipités. On voyait la lutte des monstres, le lancement des torpilles, le bateau qui sombre dans un éclaboussement d’eau, de sang et de chairs déchirées.

Étranger à cette langue, je comprenais cependant le combat à l’expression vivante des gestes, aux intonations variées du récit, à l’angoisse ou à la joie successivement répandues sur les visages hâlés des hommes, sur celui des mousmés silencieuses, recueillies, suspendues aux lèvres du conteur qui mimait le combat. Puis elles-mêmes, à leur tour, exubérantes, enflammées, expliquaient la bataille à quelques compagnes, imitant d’un boum ! comique, qu’elles s’imaginaient terrible, le boulet qui explose, ou bien encore d’un sifflement à la fois maladroit et charmant la torpille qui part et qu’elles accompagnaient très loin de leur main gracieuse lancée rapidement en avant, comme une flèche !

Un vent d’enthousiasme secouait tous ces êtres. L’âme du Bushido emplissait le navire.

Ces émigrants venaient de recevoir là le baptême patriotique qui les rendait sûrs de leur force et confiants dans le succès de la vie nouvelle s’ouvrant pour eux, là-bas, sur cette terre coréenne émergeant des brumes du large.




CHAPITRE II

De Fusan à Séoul


La Corée se fait japonaise. — Conduite brutale des nouveaux occupants. — Peuple et mandarins. — La femme coréenne.


J’avais lu, mais il y a quelques années déjà, le récit d’un débarquement dans le petit port coréen de Fusan, et de cette première entrevue avec les habitants du « Pays de la fraîcheur matinale » il m’était resté la vision confuse et un peu effacée de fantômes blancs, cernant, comme dans un conte de fée, le bateau qui stoppe et jette son ancre. Mais ces fantômes-là n’inspiraient aucune épouvante. Point de silhouettes sépulcrales et terrifiantes ; pas de faces méchantes ni sombres, pas d’allures brusques et menaçantes. Leurs formes paraissaient harmonieuses, leurs gestes étaient gracieux et souples et leur face tranquille s’illuminait de l’éclair intelligent de leurs yeux très doux et de leurs dents rieuses.



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La ville japonaise du sud et les huttes coréennes repoussées vers les hauteurs.


Ils étaient même comiques à regarder avec ce cône de crin noir à rebord plat qui les casquait comme d’un tuyau bizarre. Quelques-uns, ayant déposé pour la commodité de l’heure présente cette coiffure nationale, permettaient de contempler un chignon curieusement relevé en boule sur le sommet du crâne, d’autres enfin plus nombreux, les adolescents et les jeunes hommes, leurs cheveux lissés et séparés en deux larges bandeaux couvrant les tempes, laissaient flotter sur les épaules fines et demi-nues une longue tresse soyeuse accentuant encore leur étrange et frappante ressemblance avec des femmes.

À part quelques sampaniers, des débardeurs et des miséreux s’empressant autour du bateau dans l’espoir d’un gain probable, le demi-cercle de fantômes blancs restait figé dans la même pose accroupie et paresseuse. Les impressions s’échangeaient par un bruissement imperceptible des lèvres, les longues pipes s’élevaient lentement jusqu’à la bouche où elles semblaient vouloir rester plantées éternellement. Les gestes étaient rares, si rares qu’on eût dit d’un peuple de pierre si, par intervalles, surgissant du cercle de collines chauves enserrant la rade, un vol de pélicans aux larges ailes blanches n’était venu s’y abattre et le secouer d’un frisson de vie. Ce vol de robes éblouissantes, c’était un groupe de nouveaux oisifs venant distraire, au spectacle changeant de la rade, leurs heures mornes et vides. Il se produisait alors comme un remous léger sous les plis bouillonnants des robes blanches, dans l’alignement des chapeaux noirs, quelques gestes s’esquissaient d’une main dolente, les bustes ondoyaient en inclinations gracieuses mais fatiguées, puis tout ce monde à nouveau immobile et muet retournait à sa torpeur béate, écrasé, succombant à l’excessive lassitude de ne rien faire. Voilà ce que je m’attendais à voir ; ce n’est pas ce que je vis. Et l’impression ressentie fut à tel point différente de celle attendue que j’accusais le pilote d’avoir fait fausse route. Nous avions mis le cap sur un port coréen et je crus aborder une escale japonaise. En effet, c’était bien le décor habituel d’une cité nipponne en fête. D’abord des drapeaux nombreux, des drapeaux blancs au disque rouge, accrochant partout l’image glorieuse du Soleil levant : sur les mâts de la rade, sur le quai, sur les façades, au coin des toits, au faîte des cheminées, même jusque dans les endroits les plus invraisemblables et les plus inattendus.



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Nous avions mis le cap sur un port coréen et je crus aborder une escale japonaise…


Drapeaux minuscules liés en faisceaux, drapeaux géants croisant deux à deux, par-dessus la chaussée, leur hampe monumentale et faisant comme un dais majestueux sur la foule rieuse qui passe. De capricieux cordons de lanternes multicolores reliant entre eux des arcs de triomphe en verdure ou en bois peint. Puis des oriflammes, des bannières, des trophées de toute nature promenés au son d’une musique assourdissante et cuivrée ou dans le vacarme des pétards qui explosent. Enfin, sur le quai, parmi le bruisselis des socques traînées sur « banzaï » le pavé, et dans la houle des secouant les poitrines, cette foule japonaise, étalant au soleil la bigarrure de ses kimonos éclatants et de ses redingotes sévères, des melons ridicules et des ombrelles chatoyantes, des têtes rases, quasi blanches et des chignons compliqués et merveilleux où luisent des fleurs et des papillons dorés. Une foule japonaise bruyante, enthousiaste, trépidante mais très singulière aussi, qui tout à coups s’incline, s’affale silencieuse et prosternée, comme un champ d’épis couché sous la rafale, puis qui se relève et recommence interminablement ce rite ancestral toujours avec le même recueillement et la même gravité.

Tous ces gens-là venaient saluer à son débarquement le major général Fukushima, membre de la commission d’enquête de Mandchourie, et ils le saluaient encore alors qu’il était passé.

Je fends cette foule grâce au sillage officiel et j’atteins la douane et les docks sans découvrir un seul Coréen. Là les pousse-pousse[6] m’assaillent, ce sont encore des Japonais, l’administration ayant jugé bon de monopoliser au profit de ses nationaux ce travail quelque peu rémunérateur. Aux Coréens sont réservés les basses et rudes besognes et les infimes salaires. On ne leur reconnaît parfois que tout juste l’utilité d’une bête de somme. Les premiers que j’aperçois sont des coolies porteurs, une corde passant sous chaque bras fixe à hauteur d’épaule un chevalet de bois grossier dans lequel s’arrime la charge. Ils se précipitent sur mes bagages tels qu’une meute de dogues affamés sur l’os qu’on abandonne. Ils sont affamés eux aussi sans doute et c’est là l’unique raison de leur dispute. Mais un gendarme japonais a surgi, d’un cinglement circulaire il disperse ces haillonneux au torse décharné, bien que vigoureux, qui s’enfuient en poussant des plaintes d’enfant et en retournant vers lui un regard chargé de colère impuissante et d’infinie détresse. À quelques pas de là, c’est un de ces malheureux qu’une mousmé impérieuse fait surcharger de bagages écrasants et l’homme proteste et clame en vain. Sur le chemin de l’hôtel, mon kurumaya[7], brutalement, bouscule un autre porteur et projette sa charge dans le fossé ; tout le long de sa route, il crie, insulte, menace et tout à coup je le vois foncer tout droit sur le cheval d’un indolent yang bane[8], lequel craintivement se détourne, cède le milieu de la chaussée.



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Construction de la digue devant relier la tête actuelle du railway de Fusan-Séoul au port en eau profonde. ― Coolies coréens.


Un fonctionnaire, un mandarin coréen, s’inclinant devant la volonté d’un coolie japonais ! je m’en indigne, le kurumaya trouve cela naturel. Lui et ses frères ne sont-ils pas les maîtres, après tout. La spoliation et l’asservissement de la Corée, que le gouvernement japonais et ses diplomates dissimulent au monde entier sous le titre équivoque de protectorat, le peuple, lui, met moins de pudeur et plus de franchise à les poursuivre. Il va plus vite en besogne, ne s’attardant pas aux gênants scrupules ni aux louvoiements habiles d’une politique trop prudente.

Le cabinet de Tokio pour justifier, au regard de l’Occident, sa mainmise sur la Corée, s’exprima ainsi : « Le gouvernement coréen se trouvant impuissant à sauvegarder les intérêts du pays, nous l’avons amicalement déchargé de ce rôle. » Mais les Japonais savent ce que parler veut dire, et ce doux euphémisme n’est autre pour eux que la proclamation du droit du plus fort. Ils savent que ce droit ils l’ont acheté par des sacrifices de sang, par des sacrifices d’argent et par des actes héroïques qui ont étonné le monde. Ils savent une autre chose aussi, c’est que l’heure de l’ascension glorieuse du Soleil levant a sonné. Ils se haussent fièrement jusqu’aux plus hautes puissances qui les avaient autrefois dédaignés et qu’ils dédaignent à leur tour. Ces puissances, ils les égalent et dans tout le Japon croît et se propage la conviction absolue de les surpasser bientôt. Comme elles, ils ont une armée redoutable, une marine invincible, un commerce envahissant, pourquoi n’auraient-ils pas comme elles aussi des colonies et des nègres ?

Des nègres ! Et c’est bien là l’effet qu’ils me produisent, ces doux Coréens, en dépit de leur peau à peine bronzée, de leur démarche noble sous l’ample robe blanche et de ce chapeau bizarre qui leur laisse malgré tout un air de grandeur héraldique. Quelle résignation et quel effacement : confinés dans leurs huttes rondes et basses accrochées au flanc de la colline, ils n’osent plus se répandre sur la plage pour la parer comme autrefois de leur poétique et tranquille oisiveté. Ceux qui la fréquentent se livrent moins, hélas ! à la douceur des rêveries qu’à l’impitoyable exigence des nouveaux maîtres. Coolies, porteurs et charroyeurs, terrassiers, manouvriers au labeur ingrat et rude, ce sont des affranchis, des esclaves qui d’une Carthage qui se meurt vont faire une Rome nouvelle. En effet, l’activité japonaise partout éclate : sur le port où d’immenses docks se construisent, des chantiers s’installent, de nombreux bâtiments s’élèvent ; tout le long du rivage où s’érige une digue monumentale qui bientôt reliera la tête de station actuelle du railway de Fusan-Séoul au port en eau profonde où les navires accostent. Jusqu’ici la distance séparant ces deux points est franchie en chaloupe ou bien encore le voyageur a le choix de la route de terre, plus intéressante et pittoresque, tantôt accrochée à mi-flanc, tantôt serpentant au pied même des collines enserrant la vaste baie circulaire. C’est la voie principale ; jalonnée au sud par le port et la cité japonaise, elle gagne vers le nord, au travers de la ville coréenne, la station du chemin de fer de Séoul et la nouvelle cité japonaise qui l’entoure. Et l’on a la perception très nette, dans ce parcours, du fait inévitable et brutal qui se prépare : l’étouffement de la ville coréenne sous la poussée inverse des deux cités nippones, l’ancienne, celle du sud, la nouvelle, celle du nord, qui cherchent à se rejoindre. Parallèlement à cette pénétration tenace, agissant à la façon d’un coin dans les quartiers extrêmes, l’infiltration a gagné le cœur même de l’ancien Fusan. La cité commerçante coréenne, de plus en plus réduite, mais une, mais impénétrable ou respectée jusqu’à ces dernières années, a perdu à cette heure son entité et son caractère propre. Les boutiques japonaises alternent avec les boutiques coréennes et celles-ci, de moins en moins nombreuses, finiront par disparaître. On serait tenté de se croire en terre japonaise ; et ce qui aide à l’illusion c’est l’aspect et le maintien si différents des individus des deux races. À voir les Japonais dans le laisser-aller surprenant de leur mise, la tête nue et rase, les orteils libres et découverts sur leurs raquettes de bois, les bras, la poitrine et les mollets nus dans ce kimono toujours entre-bâillé qui leur donne l’air à toute heure de sortir du lit ou de sortir du bain, à voir la liberté en même temps que l’autorité de leur allure et de leurs manières on ne peut douter que les Japonais ne soient ici chez eux. Les Coréens au contraire, toujours coiffés de leur cérémonieux chapeau noir, majestueux et trop dignes sous l’ample manteau blanc, produisent l’impression pénible de n’être plus ici, chez eux, qu’en visite !

Pauvres Coréens ! puisse cette visite se prolonger longtemps encore !

Et ce n’est pas seulement dans les villes où le Japonais s’est installé en nombre que se remarque cette soumission résignée du Coréen, cette déférence contrainte envers l’occupant. Ce triste état d’esprit partout existe ; dans les villages, dans les campagnes, dans les coins les plus reculés, dans tous les lieux enfin où le Japonais se montre, car un effrayant renom de brutalité et de tyrannie l’y précède. Ce renom est-il justifié ? Il l’est. Et il serait étonnant qu’il en soit autrement, étant données les étranges dispositions dans lesquelles les émigrants japonais débarquent dans ce pays. « La plupart d’entre eux assimilent volontiers les Coréens aux Indiens et aux nègres et prétendent que vouloir relever et civiliser le peuple de Corée est un rêve chimérique[9]. » De nombreux hommes politiques et de nombreux industriels qui se piquent de bien connaître les Coréens s’expriment ainsi et l’écrivent : « Le manque absolu d’énergie, l’absence totale de sentiments, la paresse, l’amour du jeu, la haine, la cruauté, la légèreté sont les caractéristiques de ce peuple. Le degré de corruption et d’avilissement auquel il est parvenu est tel qu’il n’y a nul espoir de le relever. La meilleure politique à son égard est de le tenir sous le joug, on ne peut en tirer quelque bien que par des procédés de rigueur[10]. » Les journaux répandus, les revues sérieuses même, tracent aux émigrants la ligne de conduite à suivre : « Comment traiter les Coréens ? Nous sommes d’avis que seuls les moyens de rigueur peuvent être efficaces. Le peuple de Corée est un peuple dégradé, cela sans remède. Il est des gens qui voudraient qu’on le traite avec douceur, avec les précautions qu’on prend à l’égard d’un abcès ; qu’il soit nécessaire d’user de ménagements envers la cour, passe encore, mais envers les Coréens, ce serait une grave erreur. » Il faudrait ne pas connaître le caractère du Japonais pour ne point comprendre l’effet que dans ses relations avec l’indigène ces appels à la rigueur produisent.



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Construction de la digue pour la voie ferrée courant à même le rivage. Coolies coréens travaillant sous la surveillance japonaise.


Par une étrange aberration de morale, il a déjà l’atavique tendance à traiter avec mépris les faibles et les petits ; respectueux, voire même quelquefois rampant devant celui qui le domine, il se montre arrogant envers celui qu’il ne craint pas. « Le Japonais ne sait pas toujours comment les forts doivent se comporter envers les faibles, il ne paraît pas même soupçonner que l’abus de la force contre la faiblesse est une véritable honte[11] ! »

Ces réformistes de l’Orient réformés à peine, ces professeurs de civilisation moderne civilisés d’hier avaient encore laissé subsister dans leur morale et dans leur mentalité de décevants points de contradiction avec l’esprit nouveau dont ils se prétendaient, en Extrême-Asie, les prophètes. Leur facilité de compréhension et d’adaptation, leurs progrès aussi surprenants que rapides, leurs succès les avaient quelque peu dupés sur eux-mêmes ; l’assimilation fut trop hâtive pour être parfaite ; n’ayant rien complètement appris, ils voulurent déjà professer. Voilà ce qu’on leur a reproché comme une faute grave ; ils l’ont expiée, d’ailleurs, car c’est en elle qu’il faut voir la cause des déboires essuyés jadis et notamment celle de leur échec politique total, lorsque après la guerre de Chine ils voulurent mettre la main sur la Corée. Néanmoins, on doit convenir que la leçon leur a servi. Car à cette heure les idées diffèrent et les procédés aussi, mais uniquement, il faut le dire, dans les sphères éclairées, là seulement où l’on est à même de profiter des leçons qu’apporte l’expérience. En ce qui concerne la Corée, des voix sages et autorisées se sont élevées contre la politique de rigueur que certains préconisent. « La préoccupation des Japonais vraiment dévoués aux intérêts de leur patrie doit être de la faire aimer des Coréens ; notre gouvernement, en assurant une protection efficace à tous, sera accueilli avec gratitude[12]. »

D’autres, invoquant les témoignages de l’histoire, prouvent que la race coréenne est sœur de la race japonaise, qu’elle eut autrefois son ère de gloire et de grandeur et qu’elle fut pour la littérature, les arts, l’industrie, la morale, la religion, le précepteur du Japon[13] ; « et conséquemment les Coréens doivent être traités comme de propres nationaux ».

Mais ces théories altruistes et humanitaires n’ont point encore agi sur la foule des émigrants, ni même sur leurs administrateurs. Le Coréen reste pour eux l’être que l’on méprise parce qu’il est faible, et dont la disparition importe peu, puisqu’il est gênant et inutile. Encouragés d’ailleurs par les excitations d’une presse enragée, la morale du plus grand nombre n’a pas varié sur ce point.

Toutefois, à la décharge de ce peuple, il faut reconnaître que les premières trombes d’émigrants déversées sur la Corée ne constituent pas la fleur de la population des îles nipponnes ; phénomène commun d’ailleurs à toutes les puissances colonisatrices d’Europe.

Combien, parmi les premiers occupants de nos colonies, figurèrent de gens tarés qui se comportèrent envers les indigènes avec cette même brutalité que nous reprochons aux Japonais !

Devant cette hostilité de l’envahisseur, que peuvent faire les Coréens ? Montrer mauvais visage, protester, résister, quelle imprudence ! Qui les soutiendrait ? Ils savent par quelles rigueurs et quelles exactions ils en seraient châtiés. N’ont-ils pas vu le douloureux épilogue des quelques rébellions timidement allumées ? Qui leur ferait rendre justice ? Le pouvoir ? Il se débat et agonise dans les griffes de l’administration japonaise. Donc ils acceptent avec résignation leur sort et s’efforcent à le rendre meilleur en souriant à qui les opprime. C’est cet attristant spectacle qui m’est offert à Fusan et alentour ; c’est celui qui m’est offert encore dans le train qui m’emporte vers le nord. Pour mieux me mêler au peuple j’ai pris un convoi ne contenant qu’une seule catégorie de classes, les troisièmes, un train très lent et qui ne s’arrêtera que vers le soir, je ne sais où, quelque part. Je rentre dans un de ces grands cars américains d’au moins cent places coupé dans toute sa longueur par un chemin bordé de banquettes, lesquelles deux à deux se font face. Peu de voyageurs encore et cependant les Coréens y pénétrant avec moi ne trouvent où s’installer ; c’est que des Japonais et des Japonaises ont pris place. Déchaussés et débraillés déjà, matelas et couvertures déroulés, oreillers de caoutchouc gonflés, ils s’allongent sans gêne ni pudeur, les jambes en l’air, toutes nues, posées sur le dossier des banquettes. Alentour sont amoncelés les cabans, les sacs de cuir ou de tapisserie et les boîtes à compartiments renfermant leur dînette. Un seul voyageur souvent occupe quatre places, mais rarement se contente de deux. Le Coréen n’osant réclamer en implore une du regard, mais le Japonais dort ou fait semblant. D’autres rient méchamment, ce sont les mousmés ; d’autres aussi lancent un regard autoritaire et dur qui intimide. Ils sont là, ces malheureux Coréens, près d’une dizaine, debout, serrés l’un contre l’autre, s’agrippant d’une main tendue au plafond pour atténuer la violence des heurts qui les fait s’entrechoquer. Quelques-uns vont sur la plate-forme extérieure chercher de l’aise et de l’espace ; aussitôt un employé rogue les repousse au dedans sans essayer, comme c’est son devoir, de leur déblayer une place. En face de moi deux Coréens cependant se sont installés humblement, après une demande craintive ; comme j’ai l’air accueillant, d’autres arrivent et bientôt nous nous trouvons six où l’on ne devrait tenir plus de quatre. C’est de la curiosité aussi qui les pousse vers moi « l’homme du lointain Occident », mais une curiosité sympathique, sentiment qu’il m’arriva plus d’une fois d’éveiller à mon passage. En effet, se rendant compte que le Japon les dévore, qu’ils seront irrémédiablement perdus sans un secours étranger, les Coréens se prennent, à cette heure, d’une bienveillance intéressée pour ces diables d’Occident qu’ils abhorraient et massacraient jadis. Désespérant d’eux-mêmes, vaguement ils espèrent que de ce côté-là surgira la délivrance.

Ceux qui sont assis près de moi me regardent avec de grands yeux doux et presque reconnaissants. Ils me parlent, je ne les comprends pas, mais à leurs gestes et à leurs sourires je devine d’aimables choses, leur buste gracieusement s’incline, et tour à tour ils s’ôtent de la bouche et m’offrent à fumer leur pipe. Cette pipe singulière, au long tuyau frêle, au fourneau minuscule, quel remède à leurs maux présents, j’imagine ! quel lénitif !

Ils fument plus qu’auparavant, m’a-t-on dit. Je le crois, mais parallèlement, grâce à de nouveaux impôts, le prix du tabac augmente. Pauvres gens, que feront-ils quand ils n’auront plus d’argent, et ce terme est proche ? « Ils travailleront ! » réplique un Japonais sévère.

Cependant, les Japonais, nos compagnons de voyage, se sont humanisés ; ayant dormi, ayant mangé, leur humeur participe à la satisfaction évidente qui s’étale sur toute leur personne. Est-ce peut-être aussi que l’ennui les gagne ? Ils daignent débarrasser un coin de la banquette, le désignent d’un geste au Coréen qui, docilement, s’approche, salue, remercie et se fait petit, très petit, n’osant même pas occuper tout entière la place que tardivement on lui offre. Le Japonais parle et le Coréen répond, tout fier de l’honneur qu’on lui fait ; et dans son attitude, dans sa physionomie, dans sa voix rien ne paraît de son ressentiment intime ni de sa peine : s’il souffre, il se contraint et se fait aimable, se prête de bonne grâce aux plaisanteries bêtes et parfois cruelles que le Japonais risque sur sa mise et ses mœurs retardataires ; ne s’effarouche ni ne s’impatiente des familiarités offensantes des mousmés qui s’amusent du cône de crin noir lui servant de chapeau, et des longs bracelets en roseau treillagé qu’il porte en guise de manchettes. Et cela produit un malaise étrange de voir ces femmes si bizarres elles-mêmes dans leurs manières et leur tenue, les talons ramenés sur la banquette, tels de gros bébés joufflus jouant sur une couverture, se moquer et rire et traiter en curiosités très drôles ces Coréens à l’aspect digne malgré tout, sous leur manteau blanc, ces Coréennes silencieuses et impénétrables sous l’ample voile mystérieux, leur masquant la face et qui les enveloppe toutes.

Le respect pour le dignitaire pas plus que pour le commun du peuple n’existe. Une preuve nouvelle m’en est donnée le lendemain dans l’express de Séoul. Quand le train stoppe à la petite station de Tenan, un cortège cérémonieux venu de l’intérieur atteint la gare. Chaises à porteur précédées de cavaliers, d’oriflammes et suivies d’une foule respectueuse. De ces chaises un Yang-bane (mandarin) et des femmes descendent ; on s’empresse autour d’eux, on se précipite, tous les gens de la suite se disputent l’honneur de les approcher, de les soutenir, d’enlever leurs bagages. Des violes très aigres grincent, des pétards éclatent. Mais brusquement sur le trottoir de la voie le tableau change. Là-bas ils étaient chez eux, en Corée ; ici dans cet express ils sont au Japon et avec brutalité on le leur démontre. Toute la suite nombreuse et bruyante qui les accompagne est impitoyablement et durement rejetée ; les colis nombreux et le personnel qui s’embarque sont dispersés au hasard des wagons ouverts ; le mandarin, ses femmes et son fils sont poussés, pêle-mêle, avec des ballots, dans le train qui déjà repart.

Là, suffoqués, ahuris, ils se tiennent debout, attendant une place ; les femmes, apeurées sous leur voile qu’elles serrent toutes tremblantes ; lui, décontenancé, honteux en même temps qu’irrité par ce manque d’égards insultant.



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La cité coréenne appelée bientôt à disparaître sous la poussée inverse des deux villes japonaises qui cherchent à se rejoindre.


Japonais et Japonaises s’esclaffent et ne paraissent nullement disposés à abandonner une place. Apitoyé, je cède mon coin, je le débarrasse de mes bagages et les femmes s’y glissent, heureuses de se dérober aux regards moqueurs qui s’accrochent sur elles. Enfin, blotties sur les banquettes, elles s’immobilisent en une pose de statue, uniquement soucieuses de maintenir leur long voile obstinément fermé sur le visage. Et par la rigueur de cette étiquette, étant condamnées à ne rien faire, c’est le mandarin, ce grand homme sec, à la figure respectable et fine, parée de lunettes d’écaille énormes et d’une barbiche longue et rare, qui s’inquiète pour elles et pour tous. Il va, s’agite, s’occupe de son personnel et de ses bagages égarés tout le long du train, revient vers son enfant effrayé qui pleure et qu’il console, rajuste le voile de sa femme, celui de sa fille qui glisse, puis repart. Il discute avec le receveur japonais qui réclame un surplus d’argent, il compte, recompte avec lui, résiste, finalement, à regret, donne encore, ce qui fait, sous leur voile, désagréablement sursauter les femmes. Il s’assied, enlève son cône de crin noir aux longues mentonnières en grains d’ambre, pensant se détendre enfin. Mais il ne peut y parvenir, il reste nerveux, inquiet, ses regards incessamment vont de son fils à ses bagages, de tous ces gens malveillants, qui épient ses gestes et s’en amusent, à ses femmes qui l’appellent et qu’il écoute, le buste cassé, le cou tendu, l’oreille plaquée sur l’entre-bâillement des ourlets du voile, vis-à-vis de leur bouche. Quand le soir est venu, voulant les isoler dans un coin d’ombre et leur permettre de soulever le masque de toile qui les étouffa toute une longue journée, il baisse la flamme d’une lampe. L’employé japonais aussitôt la relève. Peu après, le Coréen recommence et c’est une mousmé cette fois qui le brave. Résigné, s’avisant alors d’un autre stratagème, il agite deux éventails derrière lesquels chacune de ses femmes, abritée des regards curieux, aspire par intervalles, à la dérobée, en de petites lampées effarouchées et rapides, l’air rafraîchi du soir.

Et cela amuse énormément tout ce petit monde malveillant et cruel ; on rit sans pudeur ni retenue. La joie des mousmés, ces perpétuelles soumises, ces perpétuelles servantes s’aiguillonne d’une pointe de jalousie au spectacle, humiliant pour elles, de femmes coréennes servies et cajolées par un mandarin, leur père et leur mari.

Ce serait une erreur cependant de s’imaginer les conditions de vie de la Coréenne plus heureuses que celles de toutes ses sœurs d’Extrême-Orient. Partout où le bouddhisme s’est implanté, son influence sur la femme a douloureusement et durement pesé. Établissant et proclamant son indignité et son état d’infériorité manifeste envers l’homme, celui-ci en a fait naturellement son esclave. Or, depuis déjà bien des siècles le bouddhisme s’éteint, peu à peu ses rites sont abandonnés, ses préceptes rejetés et ses dogmes méconnus ; toutefois la croyance dans l’infériorité de la femme, en dépit de tant de ruines accumulées, subsiste, puisqu’elle sert et satisfait si merveilleusement les instincts égoïstes et autoritaires de l’homme.

La femme d’un certain monde mise à part, laquelle est favorisée par la stricte observance de nombreuses lois d’étiquette, la Coréenne en général, et plus qu’ailleurs peut-être, est l’esclave perpétuellement courbée sous la tâche qui l’écrase. Mais plus qu’ailleurs aussi, en raison de cette besogne qui la rend indispensable, jouit-elle d’une initiative et d’une liberté d’action relativement plus grandes. En effet, l’homme, naturellement paresseux, insouciant et veule s’en remet à elle non seulement des soins de la famille et du ménage mais souvent encore de son entretien et de sa subsistance. Par le produit de son travail elle aide à subvenir aux moyens d’existence et la plupart du temps elle y pourvoit seule. Les grandes dames mêmes n’échappent pas à la rigueur de cette loi commune. En plus du tissage, de la broderie et de la couture qui sont les travaux ordinaires des femmes de la meilleure société, celles-ci s’occupent de l’élevage des vers à soie, d’un joli profit. Certaines femmes de la bourgeoisie peuvent tenir un débit de vins, à la condition expresse de ne point se montrer et de diriger le service d’une salle voisine. D’autres, et celles-ci sont entourées du respect public, exercent la profession enviée et recherchée de médecins, ce qui nous prouve, à nous Occidentaux, que rien n’est nouveau sous la calotte du ciel, et que les revendications féministes qui donnèrent le jour à nos doctoresses n’ont fait que rééditer au profit de l’Europe une coutume millénaire d’Orient.

Dans les classes moyennes et dans le peuple on les voit se livrer à de nombreux travaux manuels, à de petits métiers industriels exercés dans d’autres pays par l’homme : fabrication de peignes, de chaussures, de serre-têtes, de chapeaux, etc. Seules encore elles font valoir le lopin de terre nourrissant la famille ; elles ont aussi dans certaines contrées le monopole de l’exploitation des ressources : c’est ainsi que dans l’île de Quelpaërt la pêche était jadis leur spécialité. « Les hommes restent à la maison tandis que les femmes s’en vont plonger dans la mer, à la recherche des coquillages et des huîtres perlières ; comme elles sont nues pendant leur pêche, une loi stricte oblige les hommes à s’enfermer au logis pendant le jour. Cela avait conduit à dire que l’île de Quelpaërt était gouvernée par les femmes. Mais l’arrivée de pêcheurs japonais sur les côtes a modifié ces coutumes, non pas que leur présence ait effarouché la pudeur des plongeuses, mais parce qu’avec leurs scaphandriers ils font une pêche fructueuse qui les a découragées.[14] » Du fait des charges multiples qu’elle assume, l’autorité morale de la femme s’accroît, mais, par contre, sa déchéance physique n’en est que plus rapide. Vieillie avant l’âge, sa peau se dessèche et se ride ; petite naturellement, sa taille se voûte et se tasse. Ses membres sont dépourvus de finesse et son visage aux traits grossiers, empreint d’une dureté qui jamais ne désarme, contraste étrangement avec la physionomie tranquille et souriante, plus distinguée aussi et plus fine, des hommes. Au surplus, ceux-ci, par la grâce originale de leur costume, nous charment. Les femmes, au contraire, lorsqu’elles ne sont point enveloppées du voile, offensent, par la singularité de leur mise, la conception de notre esthétique occidentale. Or le voile n’est que l’apanage des classes bourgeoises. Les femmes du peuple ont bien d’autres soucis que de se dérober aux regards. C’est d’ailleurs avec une fierté maternelle qu’elles exhibent ce que dans nos pays cachent les femmes. Les épaules et la gorge prises dans un boléro très court qui s’arrête à la naissance des seins, elles mettent une certaine coquetterie à les montrer en liberté, s’étalant ainsi sur la poitrine mise à nu ; mais suivant les âges, plus flasques et plus flétris, ils s’écroulent en de lamentables mamelles le long de la large ceinture de la jupe remontée jusqu’aux aisselles. Leur chevelure toujours négligée s’enroule dans un chiffon, espèce de serre-tête, qui fut blanc comme le boléro, comme la jupe, mais que la crasse, la malpropreté des travaux journaliers empuantissent et rendent répugnants. Non, décidément les femmes de ce pays manquent de charmes et font regretter la compagnie tant aimable des petites poupées japonaises.

Dans l’empire du mikado tous les hommes sont laids, entend-on répéter quelquefois, mais les femmes sont toutes si gracieuses ! En Corée la réciproque de cet aphorisme est de quelque vérité. Les hommes n’y sont point laids, au contraire, mais les femmes n’y sont pas jolies.

Ce n’est pas sur cette terre-là, croyez-moi, jeunes Français aventureux, mes amis, que vous découvrirez la petite épouse de vos rêves !



CHAPITRE III

Quelques pages d’histoire


L’influence japonaise en Corée à travers les âges. — L’impératrice Zin-Gou. — Hidéyosi, le grand conquérant. — Guerre sino-japonaise. — Guerre russo-japonaise. — Le protectorat japonais en Corée. — L’abdication de l’empereur sous la pression japonaise. — L’armée coréenne : fusils sans cartouches, officiers à la recherche de leur troupe !


Non loin de Fusan et dans le fond de la baie, obstruant le col par lequel s’engage la route de Séoul, gisent les ruines du château-fort de Fusanchin bâti en 1592 par Hidéyosi, le grand conquérant japonais. Car l’occupation de Fusan ne date pas seulement du traité de Kong-hoa, qui lui en ouvrit diplomatiquement les portes en 1876, elle remonte jusqu’aux âges nébuleux de l’histoire. De tout temps, les Japonais furent pour les Coréens des voisins dangereux et entreprenants. Avant l’ère chrétienne on rapporte leurs nombreuses descentes sur les côtes et leur installation dans les provinces du Kaya. Les récits japonais font mention même de la conquête entière de la péninsule par l’impératrice Zin-Gou (200 ans ap. J.-C.) Ce n’est là, peut-être, qu’une légende, attendu que les annales coréennes sont muettes sur ce point.

Toutefois, il est établi que les conquérants japonais pesaient lourdement sur les États du sud dès les premiers siècles de notre ère, profitant ainsi de la faiblesse résultant du morcellement du pouvoir. Vers l’an 400, ils furent repoussés dans plusieurs pointes audacieuses tentées sur la capitale et jetés définitivement à la mer, un siècle plus tard, quand la dynastie des Silla, unifiant la péninsule par la destruction des royaumes rivaux, devint un gouvernement puissant et respecté.

Ils ne perdirent point tout cependant, car le séjour qu’ils avaient fait en Corée fut par la suite propice au développement de leur pays. Jusque ce jour-là, peuple de pirates, de pêcheurs et de guerriers, ces insulaires étaient restés aussi ignorants qu’ils étaient braves. Chez eux point d’industrie, point d’art, pas même l’écriture. C’est de Corée qu’ils l’emportèrent, ainsi que la peinture, la sculpture, tous les arts enfin et la civilisation que les Coréens eux-mêmes tenaient des Chinois, le peuple-lumière. C’est de ces derniers, au septième siècle, qu’ils reçurent la clepsydre ou horloge à eau, laquelle ne fit que deux siècles après son apparition en Occident, apportée en présent à Charlemagne. Vers la même époque, ce même peuple les dota de l’imprimerie, qu’on ne découvrit en Europe que huit siècles plus tard. Les Japonais lui empruntèrent aussi, par l’intermédiaire de la Corée, l’élevage du ver à soie, le tissage, la préparation des peaux, la fabrication du papier ; ils entraînèrent au Japon des indigènes, qui formèrent ainsi, de gré ou de force, pour l’éducation nationale, de petites colonies industrielles renforçant les colonies chinoises installées déjà.

La naissance de ces dernières vaut qu’on la cite :

Vers le troisième siècle, un empereur de Chine puissant et redouté, sauf de la mort, dont le spectre menaçant hantait les nuits, résolut d’échapper à ses coups. Dans ce but, il fit appel à la science et à la lumière de tous les savants et les prêtres de son empire. Un docteur se présenta et dit qu’il existait quelque part la fleur de vie éternelle, mais que pour la rechercher et la cueillir il fallait qu’il fût accompagné des trois cents plus beaux et plus purs jeunes hommes de l’empire, ainsi que des trois cents plus belles et plus pures jeunes filles. Instantanément presque, sa volonté fut exécutée ; que ne peut, en effet, sur ses sujets un empereur qui ne veut pas mourir ! Donc les jeunes gens et les jeunes filles partirent, mais… ne revinrent jamais. L’habile docteur avait voulu soustraire au despotisme d’un tyran les plus beaux types de sa race, et lui-même, dans une sage prudence. Ne cherchant pas la fleur de vie éternelle puisqu’elle n’existait pas, les beaux jeunes gens en trouvèrent une autre, la fleur bleue, tout naturellement, sans la chercher. Au surplus, comme ils n’avaient rien à faire, ils eurent le temps de s’aimer. Et l’histoire, aimable comme un conte de fée, ajoute qu’ils furent heureux et eurent de nombreux enfants ! C’est pourquoi, depuis lors, dit-on, tant de Japonais se sont mis à ressembler à des Chinois !

Les Nippons ne reparurent en force qu’au treizième siècle, ravagèrent les cités, s’avancèrent dans l’intérieur, rasant les villes, incendiant la capitale Han-yang, en représailles des expéditions tentées contre eux par le grand Kan Koubilaï, lequel tenant alors tout le nord de la Corée sous la suzeraineté mongole, en avait fait sa base d’opérations contre le Japon qu’il voulait asservir.

Les Japonais disparurent à nouveau, oublièrent pour un temps la Corée, tout occupés qu’ils étaient à s’entre-tuer chez eux. C’était alors le temps des luttes homériques et des égorgements sauvages. Le sang des samouraïs rougissait les îles par la féroce ambition des conquérants rivaux. Un aventurier de prestigieuse envergure prit enfin le dessus par de plus étonnants massacres et rompit cette ère de crimes. C’est Hidéyosi, ancien coolie au service de Nobunaga, le grand shoghun[15], qui se hausse jusqu’à lui et lui succède. Son ambition et son audace n’ont d’égale que sa repoussante laideur. Le peuple effrayé l’appelle : « Saru men kwanja », le boy à l’aspect de singe. Du Japon terrorisé il fait sa chose obéissante. Tous les daymios, domptés et vaincus, le reconnaissent pour maître.

Mais sa gloire inassouvie réclamait mieux encore. Rêvant la conquête de l’Asie, il jeta son armée en Corée (1591). De Fusan à Séoul, ce fut une marche foudroyante. Aguerris par leurs luttes ancestrales, munis d’armes à feu, les Japonais, aussi farouches qu’intrépides, écrasèrent, piétinèrent ce peuple indolent et tranquille, anéantirent cette armée sans armes sérieuses, sans instruction, divisée par l’animosité des chefs et l’anarchie du pouvoir.

Vingt jours suffirent pour atteindre la capitale, où Hidéyosi éleva une pyramide sanglante de trois mille têtes instantanément coupées. Le roi s’enfuit dans le nord jusqu’à Pieng-yang, sa seconde capitale. Poursuivi par les conquérants, il s’en échappe, atteint le Yalou, implore la protection chinoise. Arrêtés par le fleuve, satisfaits et fatigués aussi par la rapidité de leurs exploits, les Japonais songent à organiser le pays. Mais les exactions commises ont soulevé partout l’indignation et la haine. Le peuple, soudain devenu belliqueux, lutte pour sa délivrance. Des soulèvements partout éclatent en même temps, les corps isolés, les traînards sont impitoyablement massacrés. Les bonzes prêchent la guerre sainte et donnent eux-mêmes, en bataillons sacrés, l’exemple des représailles. L’armée japonaise, dispersée dans toute l’immense péninsule, subit de grandes pertes. Les détachements se cherchent, se rassemblent, abandonnent le nord pour se concentrer à Séoul. L’approche des armées chinoises, envoyées contre eux, les enchâsse, et le roi reprend sa capitale (1593). Repoussés dans le sud, ils s’y maintiennent, des pourparlers s’engagent entre les généraux, se poursuivent en Chine et au Japon, mais n’aboutissent pas devant les prétentions orgueilleuses de Hidéyosi.

Pendant ce temps, son armée souffre et coûte à l’empire ; son lustre se ternit. Pour tenter un coup suprême, il la renforce et la jette sur Séoul. Mais les Coréens se sont faits guerriers et les Japonais courent à la défaite. Repoussés plus au sud encore, ils n’y restent qu’au prix de mille peines. Hidéyosi, peu après, meurt, et ses troupes repassent le détroit.

Débarrassés d’elles, les Coréens ont à subir dans le nord l’invasion mandchoue, puis, celle-ci repoussée, ils entendent enfin rester maîtres chez eux et ferment impitoyablement leur pays aux incursions du dehors. À partir de 1645, le royaume se fait ermite. Les transactions commerciales avec la Chine et le Japon sont rares et limitées à quatre ports étroitement surveillés. Les relations politiques sont plus rares encore et se bornent, avec la Chine, à l’envoi d’un tribut annuel. Quant aux missions japonaises, elles sont toujours éconduites, et c’est en vain que le Japon, au cours du dix-huitième siècle, tente des ouvertures pacifiques. Les Occidentaux, plus tard, non plus ne réussissent. Les naufragés jetés sur ses côtes y sont faits prisonniers ou périssent. Les explorateurs s’aventurant dans l’intérieur n’en reviennent jamais. En 1839, en 1866, les missionnaires qui s’y sont subrepticement introduits sont massacrés, et plus de deux mille chrétiens expirent dans les tortures leur confiance en la foi étrangère. L’expédition française, conduite par l’amiral Roze, en 1866, pour venger nos nationaux, est un demi-échec. Celle, tentée en 1870, par l’Amérique, n’ouvre pas davantage les portes de la Corée. Ce n’est, enfin, qu’en 1876 que les Japonais imposent le traité de Kong-Hoa qui leur ouvre Fusan et Tchémulpo. À partir de cette époque, ils vont s’employer activement et par des moyens clandestins, au développement de leur influence.



en 1906 : répressions japonaises ― la pendaison
Au premier plan, ombrelles de mousmés et chapeaux japonais. ― Dans plusieurs régions, et notamment dans les provinces du sud-ouest, des soulèvements éclatent contre l’autorité japonaise trop sévère et les envahisseurs rapaces et brutaux… mais le châtiment ne tarde guère.


Le père du roi régnant, l’ancien régent Tai-Ouen-Kouan, violemment xénophobe, se donne à eux. Mais le jeune roi, trop faible, conseillé par sa femme, la reine Mine, leur résiste et s’appuie sur la Chine. De là deux partis, puis des conflits haineux qui soulèvent des émeutes sanglantes.

Chinois et Japonais accourent aussitôt en armes des deux côtés à la fois, apparemment pour rétablir l’ordre, en réalité pour saisir une proie qu’ils jugent facile. Leurs ambitions rivales bientôt se heurtent. La Chine excipe de ses droits de suzeraineté millénaire, le Japon proclame sa mission nouvelle de rénovateur du Levant. Bref, ils se gênent, l’un des deux doit disparaître. Toutefois, pour s’aborder franchement, la confiance en leurs propres forces leur manque et, par une tactique habile, au lieu de rompre, ils se rapprochent. La convention de Tien-tsin, signée entre eux, en 1885, règle leurs droits communs sur la Corée, paralysant ainsi toute initiative individuelle et divergente ; liés l’un à l’autre, ils marchent de concert et se surveillent jusqu’au jour où le plus actif et le plus habile, devenu le plus fort, saura d’un coup vigoureux se débarrasser de son encombrant allié. Ce coup, c’est le Japon qui le donnera. À la faveur de cette trêve de huit années, il augmente sa flotte, se fait une armée redoutable, puis, quand il juge le moment propice, il viole le pacte sous prétexte de troubles, fond sur les Chinois surpris et désemparés, anéantit leur flotte, écrase ou bouscule leurs troupes dans toutes les rencontres, les repousse au delà du Yalou, les bat dans la Mandchourie méridionale et les en chasse, les cerne dans le Liao-toung et s’empare de Port-Arthur[16]. Le traité de Simonoséki (1895), consacrant sa victoire, le laisse enfin le seul tuteur de la Corée déclarée indépendante.

Mais ce n’est point cette simple tutelle que les Japonais désirent, c’est à l’asservissement du pays qu’ils travaillent. Les réformes succèdent aux réformes, les mœurs et le pays menacent d’être bouleversés, leur œuvre se poursuit, brutale et sans mesure, l’humeur réformatrice des Japonais va jusqu’à vouloir supprimer le costume blanc national et raccourcir les tuyaux de pipe. Le peuple, la cour, et tous les vieux partis nationaux, mesurant le danger qui menace, résistent ; alors les tracasseries, les brutalités, les exactions écrasent le peuple, l’aristocratie est humiliée et malmenée ; en 1894, le roi soupçonné de sympathie pour la Russie est fait prisonnier par des troupes japonaises ; l’année suivante, la reine Mine est lâchement assassinée[17] dans un pavillon du palais par des bandes stipendiées par Mioura Goro, le ministre japonais.

Privé de la reine, le roi ne fut plus qu’une épave. Cette femme violente, despote peut-être, mais d’une énergie superbe, lutta courageusement dix années contre l’influence japonaise. Elle disparue, le roi devient une proie facile. Faible, ignorant, superstitieux, vivant entre les ombres et les esprits frappeurs, il fait le pitoyable jouet des sorcières et des magiciens qui l’entourent. Incapable de se former une opinion sur les événements et les hommes, ce sont les messages de l’au-delà qui l’éclairent et dictent sa conduite. Or, ses messagers ne sont que d’infâmes fripons, tour à tour à la solde d’influences rivales. De là ces revirements subits, ces brutalités inutiles, ces actes de dément ou de désespéré.

Après le meurtre de la reine, affolé, tremblant, il se réfugie à la légation de Russie, à la faveur d’un déguisement et dans une chaise de femme. Quand il en sort un an après, c’est pour habiter un palais neuf, le troisième depuis dix ans, en ayant abandonné successivement deux autres sous l’empire de craintes superstitieuses. Mais là, comme dans les vieilles demeures ancestrales, de nouvelles terreurs l’assaillent. Pour les dompter, il veut se grandir et troque son titre de roi contre celui d’empereur, pensant ainsi ressusciter en lui, avec la gloire des anciens maîtres du pays, un peu de leur courage et de leur autorité. Mais la pusillanimité du Roi subsiste sous le manteau de l’Empereur. Puis il rêve d’une charte écrite à l’exemple du Japon et des grandes puissances d’Occident et promulgue, en 1899, une nouvelle constitution, comique document n’ayant d’une constitution que le titre, codifiant tous les antiques privilèges, n’accordant rien au peuple et donnant tous les droits au souverain[18]. Mais ni sa tranquillité, ni son lustre ne s’en augmentent. Il doit donc se grandir encore, aussi dans le cours de l’année 1900 se fait-il proclamer « Grand Empereur ».

Pendant que ce fantoche ainsi s’amuse avec son reste de puissance, deux adversaires se disputent la faveur de l’étouffer. D’un côté les Russes, déjà maîtres virtuels de la Mandchourie, et qui voient dans l’influence grandissante du Japon en Corée une certitude d’insécurité pour l’avenir, de l’autre les Japonais, prévoyant dans une Corée russifiée le coup mortel porté à leur indépendance et à leur prospérité. Un compromis s’établit cependant. De même qu’entre le Japon et la Chine, en 1885, les ambitions réciproques furent bridées momentanément par la convention de Tien-tsin, de même entre Russes et Japonais vont se signer à partir de 1896 des conventions plusieurs fois renouvelées qui mettront un frein à leurs mutuelles convoitises. La Russie s’imagine bénéficier seule de cet état de choses ; par ces divers traités, son œuvre mandchourienne va pouvoir s’achever en toute tranquillité. Moukden, Port-Arthur, Dalny, tout le Liao-Toung, toute la Mandchourie méridionale peu à peu glissent dans sa sphère d’influence, et plus tard, lorsque la rive septentrionale du Yalou est accaparée, elle songe délibérément à franchir le fleuve et à faire agir en Corée les hautes sympathies qu’elle s’y est secrètement ménagées. Au surplus, elle s’illusionne sur sa propre puissance ; trop confiante dans sa force, faite surtout du prestige d’une conquête immense mais heureuse et de souvenirs glorieux déjà vieillis, elle marche sur les intérêts de ses cosignataires de la veille qu’elle rejette comme d’insignifiants gêneurs. Mais ceux-ci, prévoyant ce terme fatal, prudemment s’y étaient préparés. Connaissant mieux leur ennemi qu’il ne se connaissait lui-même, sachant ses tares, ses faiblesses, et son incommensurable ignorance, loin de se laisser intimider par ses menaces, ils posent des conditions à leur tour :

« 1° La Russie reconnaîtra l’influence prépondérante du Japon en Corée et son droit exclusif d’y jouer auprès du gouvernement coréen le rôle de conseiller ; elle lui reconnaîtra en outre le droit d’y intervenir militairement si les circonstances l’exigent ;

« 2° Respect par la Russie de la souveraineté chinoise, égalité de tous les droits commerciaux. C’est-à-dire évacuation des troupes russes de Mandchourie ; portes ouvertes au commerce japonais jusque-là impitoyablement prohibé par les Russes[19]. »

Ces prétentions parurent aux Russes d’une impertinence comique. Le roquet se dressant contre l’ours du nord, quelle témérité ! On en rit à Pétersbourg, à Moscou et par toutes les Russies, et la réponse se fit attendre, ou plutôt ne vint jamais. Bah ! pensait-on, offrons-leur le temps de la réflexion, ils se radouciront quand ils auront compris l’outrecuidance de leurs propositions. C’est en vain que le Japon réclame une réponse ferme, soit par l’intermédiaire de M. Kurino, son ministre à Saint-Pétersbourg, soit par l’intermédiaire du baron de Rosen, le ministre russe à Tokio. Les nombreuses démarches tentées en ce sens pendant la période qui s’étend du 12 août 1903 au 4 février 1904 restent infructueuses[20]. Les Russes atermoient, se dérobent, déplacent sans cesse les termes du problème, répondent Corée quand on leur parle Mandchourie et vice versa, retardent indéfiniment la solution dans l’espoir peut-être d’amener les Japonais à composition. Mais, à l’étonnement de tous, ceux-ci, au lieu de composer, attaquent, et c’est alors le coup inattendu du 9 février sur la flotte de Port-Arthur et le débarquement simultané de deux armées japonaises. Les Russes, surpris et affolés, repassent le Yalou et de ce jour la Corée fut japonaise. Les troupes l’envahissent et réquisitionnent ; on s’empare des vivres, des routes, des attelages et de leurs conducteurs, on lève par milliers des travailleurs pour la construction de voies ferrées à laquelle les Russes ne peuvent enfin faire obstacle.



répressions japonaises ― supplice du feu
(D’après le numéro de l’Illustration du 10 août 1907.)


Un élan prodigieux est donné, la voie ferrée de Fusan à Séoul s’achève, celle de Séoul au Yalou qui la prolonge s’avance par bonds rapides, des embranchements sur les ports se construisent, et ceux-ci deviennent de formidables dépôts militaires où les troupes débarquent, où les hôpitaux s’installent, où les approvisionnements s’entassent. On parle partout en maître dans l’intérêt de la défense nationale ; dans ce même intérêt, un gouverneur japonais s’arroge les droits qu’il lui plaît, ne se souciant guère de ceux du gouvernement coréen qu’on intimide. D’ailleurs, le roi, terrorisé, accepte la convention qu’on lui impose, et si ses ministres sont maintenus en place on les a doublés chacun d’un conseiller japonais qui parle et agit pour eux. Dans toutes les administrations, dans tous les services, des Japonais remplacent immédiatement les étrangers à la solde de la Corée, et particulièrement les Français qui, à Séoul, cas très rare, jouissent de la prépondérance.

C’est ainsi que trente de nos nationaux furent subitement expulsés, leur contrat rompu ou non renouvelé, et que quelques-unes de nos maisons commerciales virent casser tous les engagements pris envers elles par le gouvernement coréen.

En un mot c’était le protectorat avant la lettre. Mais qui songeait à jeter les yeux de ce côté alors que l’attention du monde entier se portait sur les champs de bataille de Mandchourie où ces héroïques Nippons forçaient l’admiration et la sympathie de tous par leurs succès imprévus ? Qui se souciait du sort des Coréens ?

Néanmoins, cette situation, tolérable en temps de guerre, ne pouvait s’éterniser. Tôt ou tard les protestations des opprimés parviendraient aux oreilles des grandes nations redevenues attentives. Les Japonais le comprenaient, il leur fallait régulariser ou abandonner leur conquête. À son abandon ils ne voulaient se résoudre ; quant à la régularisation par l’établissement du protectorat, c’était chose ardue à accomplir. Le roi de Corée ne pouvait de gaieté de cœur courir à la mort ; or, l’acceptation par lui du protectorat, c’était l’acceptation de sa fin prochaine et celle de son royaume. Les Japonais, qu’aucun obstacle n’intimide, surent cependant l’y contraindre. En trois nuits l’œuvre est achevée, trois nuits tragiques, tenues secrètes, mais dont les détails peu à peu dévoilés se chuchotaient à Séoul, prudemment, de bouche en bouche, lors de mon passage.

Le marquis Ito convoque le grand Conseil. Le roi, tous les ministres et les dignitaires sont présents. C’est la nuit, l’étiquette coréenne le veut ainsi, le silence et l’ombre favorisant mieux sans doute la pensée et le travail de ces cerveaux tranquilles.

Le marquis Ito parle éloquemment et chaleureusement. Le Conseil lui est hostile, ses discours sont vains. Cette nuit est une défaite pour la cause japonaise.

Deuxième nuit. Même résistance. Le marquis Ito change de tactique et le ton du ministre japonais se fait déjà menaçant. Il intimide peut-être, mais n’entraîne ni ne persuade. Décidément ces gens-là ne veulent pas mourir.

Troisième nuit. La nuit suprême. On s’attend à des violences, on sait que des troupes sont prêtes. Ces Coréens, qui ont lutté deux nuits entières, rentrent en séance l’épouvante dans l’âme ; que va-t-il advenir ? Un vieux général, pour ne pas assister à la capitulation des siens, s’est suicidé ; le marquis Ito fait une dernière sommation : même refus énergique de la part du Conseil ; quelques membres se lèvent et veulent se retirer. C’est le signal attendu. Les troupes japonaises cernent le palais, font irruption dans la salle même des séances, le gouverneur militaire japonais à leur tête.

L’acte de protectorat préparé d’avance est placé sous les yeux du roi. Le marquis Ito y réclame l’apposition du sceau royal. Le silence est la seule protestation possible encore à ces pauvres gens entourés de soldats. Le sceau n’est pas là. C’était le dernier moyen de résistance.

« Vous me le refusez, je l’aurai quand même, dit le marquis Ito. » Les soldats vont le chercher sur son ordre. Ito le prend et le remet lui-même au ministre chancelier. Et comme celui-ci garde son impassible immobilité, le marquis lui saisit la main et d’une pression énergique le contraint de poser lui-même le sceau au bas de l’acte déroulé devant lui.

C’est ainsi, répète-t-on à voix basse, à Séoul, que la Corée accepta le protectorat japonais.

Le lendemain de cette nuit historique, le gouvernement japonais apprenait au monde étonné l’heureux événement en ces termes : « Le gouvernement coréen se trouvant impuissant à sauvegarder les intérêts et le bien-être du pays, nous l’avons amicalement déchargé de ce rôle ! »

Depuis lors, maîtres de la cour, maîtres de la capitale que gardaient leurs soldats et qu’inondaient leurs mercantiles et leurs mousmés, les Japonais se sont en outre répandus et implantés dans les campagnes où leurs exigences et leur dureté, où les abus d’autorité qu’ils commirent et les trop nombreuses expropriations illégales qu’ils déterminèrent soulevèrent contre eux les populations. Plusieurs provinces du sud-ouest et quelques provinces du nord se révoltèrent. Mais ces mouvements servirent leurs desseins. Pour quelques pêcheries à leurs nationaux attaquées, pour quelques éventaires de pacotille japonaise saccagés et quelques Nippons bousculés, le gouvernement non seulement demanda des réparations, mais encore exigea des garanties d’importance.

Tout d’abord la police coréenne devint japonaise.

L’armée, pour s’être montrée impuissante devant l’émeute, fut remplacée dans les principaux centres par des troupes nipponnes et l’effectif de celles-ci, en Corée, presque instantanément s’accrut. Le palais, soupçonné d’intelligence avec les chefs de la révolte, fut étroitement surveillé ; la tutelle du Japon devint plus sévère et plus opprimante pour les grands et les dignitaires coréens encore dévoués à leur empereur, alors qu’elle se fit aimable et tolérante pour les créatures des Japonais.

Et c’est ainsi que par intérêt ou par crainte, ministre et conseillers épousèrent peu à peu la cause japonaise et finalement, sur l’ordre du marquis Ito, lâchèrent leur empereur et le mirent dans l’obligation d’abdiquer[21]. Mais, si les grands dignitaires coréens accomplirent cet acte avec un empressement qui tient de la félonie, le peuple montra moins de soumission devant la chose accomplie. La déposition de l’empereur fut le prétexte de sanglantes émeutes. Oh ! ce n’est pas que l’auguste personne de Yi-Hyeung soit particulièrement très chère aux Coréens. Quelle affection peut leur inspirer cet être faible, incapable et veule, qui ne présida pendant quarante-quatre ans aux destinées de la Corée que pour la mener plus sûrement aux pires catastrophes ?

Non, certainement ; ce qui fait à cette heure la rage et le désespoir du peuple de Corée, ce n’est pas la destitution de son empereur, c’est la fin prochaine de son empire. Les Coréens devinent les événements plus sombres encore dont cette abdication est le prélude et savent que les changements de gouvernement qui se préparent marqueront la fin de leur vie nationale, de ses institutions, de ses traditions et de ses coutumes. C’est l’esclavage irrévocable et sans merci qui les attend. C’est la fin d’un pays, peut-être celui d’une race.

Aussi comprend-on de la part du peuple et de l’armée cet impuissant et suprême sursaut de révolte. Car l’armée aussi s’indigne et se rebelle et son acte n’en est que plus héroïque, étant par avance voué à l’insuccès et à la répression inexorable.

Que peuvent en effet ces quelques milliers de soldats coréens contre les solides divisions japonaises ? Pauvre armée ! Dès le début, simple garde de police, elle fut successivement organisée et instruite par des Américains, des Russes, puis des Japonais ; aussi reste-t-il dans ses manœuvres, dans son armement et son habillement des vestiges des différentes nations qui tour à tour furent appelées à la faveur de l’instruire. Les Japonais, ses derniers maîtres, ont uniformisé la tenue à Séoul en la japonisant, mais ils n’ont point encore japonisé l’instruction. Peu soucieux de créer des soldats pouvant un jour se retourner contre eux et entraver leurs desseins, ils ont préféré entretenir sous une apparence semi-guerrière une complète ignorance.

Mal payés, mal nourris, mal instruits et mal habillés, les soldats coréens ne sont guère mieux armés. Étant données d’ailleurs l’anarchie gouvernementale et la concussion régnant au palais, on traite en haut lieu des fournitures de guerre comme on traite de toutes choses qui se vendent et se trafiquent. C’est au plus offrant qu’on demande armes et munitions ; qu’importent les calibres et les modèles ! qu’importent les qualités et les références des fournisseurs si la commission qu’ils offrent est suffisamment rémunératrice pour celui qui conclut l’affaire !

À ce régime on s’expose à quelques mécomptes ; on m’en a cité de nombreux. Je fus témoin du suivant, qui pour n’être pas très grave, n’en est pas moins caractéristique. Un tir à la cible devait être exécuté à Séoul devant un grand personnage ; les Coréens sont d’excellents tireurs. Arrivé sur le lieu du concours, grand émoi, le tir ne peut avoir lieu. Je m’informe ; n’a-t-on pas de cartouches ? Si fait, tous les tireurs en sont pour bien plus grave, ce sont les cartouches qui s’obstinent à ne pas vouloir entrer dans les fusils !

En effet, c’est que ceux-ci provenaient d’une toute récente fourniture japonaise, alors que les munitions étaient d’une précédente fourniture russe ou américaine ! On avait omis simplement d’appareiller armes et munitions ; et le plus comique de l’aventure c’est que les soldats de la garnison portaient depuis un mois ces projectiles dans leurs cartouchières. Heureusement, la cité n’eut pas d’assaut à repousser dans cet intervalle.

Pour me dédommager de cette séance de tir ainsi manquée je résolus d’assister quelques jours après à une manœuvre coréenne. Rendez-vous fut pris et à l’heure dite un obligeant officier coréen vint me chercher à mon domicile. C’était par une pénible journée de juin, et le terrain nu sur lequel nous arrivâmes, en dehors des murs, était déjà battu par un soleil impitoyable. Pas de soldats encore. Nous attendîmes. Rien toujours. Un officier survient enfin ; comme nous, il cherche la troupe, mais nous apprend qu’elle a pris la clef des champs sous l’effroi de la trop grande chaleur qui par ici la menace. Nous le suivons vers la retraite ombragée qu’il suppose. Là, rien encore. Nous repartons et finalement nous voyons dans le lointain un képi émerger des rizières jaunissantes.



officiers coréens à la recherche de leur troupe !
Ça vaut une plaque ; je la brûle et les braves gens me remercient. ― Uniformes russes, japonais, voire même américains, empruntés tour à tour à leurs divers instructeurs.


Nous approchons : un képi, deux képis, trois képis ! Enfin ! nous atteignons la troupe. Hélas amère déception, ce sont trois officiers qui viennent par hasard de se rejoindre, trois officiers qui comme nous cherchent les soldats. Où sont-ils ? on interroge çà et là des travailleurs. Au fait, sont-ce des travailleurs ? je le suppose, bien qu’en réalité nous les trouvions tous dans la même pose béate et reposée, fumant à bouffées lentes leur pipe minuscule au long tuyau frêle.



uniformes coréens avant la japonisation de l’armée
Soldats gardant la pagode contenant le portrait de l’empereur. Relique nationale et sacrée.


Ces gens ne peuvent nous renseigner, ils ne savent pas. D’ailleurs ces gens ne savent jamais rien. Ils sont crispants d’indifférence et d’irréalité.

Nous repartons, avec moins d’entrain cependant, car le soleil se fait plus lourd et nos jambes plus molles. En marchant, nous fouillons l’horizon. L’un de nous crie : Les voilà ! En effet ils viennent à nous et cela me semble bizarre qu’ils se dérangent ainsi. Naïve illusion. Ils ne sont que deux, deux officiers qui nous expliquent qu’ils cherchent la troupe ! Cela fait sept ! Mais bientôt nous tenons la piste, un commandant, rencontré quelque cent mètres plus loin vers une pagode, vient de l’éventer. Lui aussi bat depuis deux heures la campagne. Cela fait huit !

Une escouade presque, une escouade d’officiers coréens ; cela vaut une plaque, je la brûle et les braves gens remercient. De nouveau nous voilà en route et sans tarder nous apercevons des lueurs d’acier scintiller à l’orée d’un bois. Cette fois nous tenons nos soldats !

Chut ! me dit mon mentor en m’arrêtant ; allons prudemment, ils font sans doute du service de grand’garde, et vous ne passeriez pas ; je vais d’abord me faire reconnaître. Bigre ! sont-ils « fana » ces petits Coréens ! Moins que je ne le pensais cependant. Des yeux je suivais mon guide, mais nulle sentinelle ne l’arrêta. Çà et là quelques faisceaux abandonnés, quelques sacs traînant près de dormeurs paisibles, et plus loin, sous l’épaisse feuillée, toute la troupe vautrée dans l’herbe, immobile, débraillée, jambes étalées et bouche ouverte. Le silence était troublé seulement par quelques sifflements de merles, des merles moqueurs probablement, et par des ronflements sonores.

L’armée coréenne se livrait consciencieusement aux douceurs de la sieste !

Son commandant dormait aussi. Nous l’éveillâmes ; il rit beaucoup de notre aventure, nous expliqua qu’en raison de la chaleur il avait recherché un coin d’ombre, et dans la joie de la farce qu’il nous avait faite, nous tendit sa gourde de « vin de riz », ne se souvenant plus qu’il l’avait déjà vidée !

C’est ainsi que l’armée coréenne comprenait un exercice d’utilisation du terrain !

C’était paternel et agréable pour les hommes et les officiers, mais peu inquiétant, avouons-le, pour les Japonais, leurs maîtres du lendemain !



CHAPITRE IV

Tout comme chez eux !


Une fête japonaise à Séoul. — La guerre devenue un prétexte de fêtes. — Comment on délie les bourses. — Les héros de la dernière guerre et les inconvénients de la gloire. — Banquet officiel. — Rêves japonais en Corée.


En vérité, je vous le dis, plus je vois ces admirables Japs, plus ils me deviennent sympathiques. Ils savent toutes choses, entendez-vous. Leurs connaissances et leurs aptitudes sont universelles. Ils excellent dans l’art de la guerre, ça c’est entendu et ne peut être mis en doute par personne, même par les Russes ! Mais ils commencent à exceller aussi dans l’art de la lutte commerciale, industrielle et maritime, et cette révolution soudaine, non moins surprenante que la première, met dans une inquiétude profonde à cette heure les grandes puissances mondiales dont les intérêts vitaux en Extrême-Orient se trouvent tout à coup compromis. Et cet émoi — c’est le mot ― est d’autant plus considérable que jusqu’alors ces puissances, gratifiant le Japon de la bienveillante condescendance qu’on accorde à un pupille intéressant, s’étaient refusées à voir en lui, par un vaniteux préjugé de race sans doute, le rival dangereux de l’avenir.

Cela dit et établi pour toutes choses graves et d’importance. Mais dans bien d’autres encore, et jusque dans l’art de s’amuser leur excellence éclate aussi.

Le plaisir est à leurs yeux, ainsi que le travail, un devoir ; ils n’ont pas tort. C’est par le plaisir que les énergies se réconfortent et s’équilibrent. Carpamus dulcia ; ils ont lu Perse, je le gage, et répètent avec lui, et sans cesse : « Saisissons le plaisir, c’est par lui seul que nous vivons. » Ils le saisissent en effet, et il n’est de prétexte à se réjouir que l’on néglige ou que l’on abandonne.

Cavalcades et farandoles, kermesses bruyantes et toujours recommencées, j’en ai les oreilles pleines et les yeux fatigués depuis ma récente traversée du Japon. Et ces pétards surtout, éclatant par rafales assourdissantes, la nuit comme le jour, quelles émotions ne m’ont-ils pas causées ! Bien que j’eusse la certitude à cette époque de savoir Liniévitch vissé par Oyama près des rives du Soungari, je croyais toujours à quelque irruption soudaine de cosaques vengeurs ! Pauvres cosaques, étaient-ils loin !

La guerre a été et restera un prétexte de fêtes. Il n’est de jour qui ne rappelle quelque anniversaire glorieux ; or, il n’est d’anniversaire qu’on ne célèbre comme il convient entre fils de samouraïs. Toutefois, dans cet enthousiasme populaire je soupçonne une pression gouvernementale adroite et nécessaire. Le Trésor est bas et c’est un ingénieux moyen de le relever sans provoquer de plaintes. « Réjouissons-nous, célébrons nos succès, chantons la valeur de nos soldats et celle de notre pays qui vient d’étonner le monde. » Quand on s’est grisé de chants et d’encens, on oublie sa misère. L’orgueil de se savoir si grand rend le cœur large et magnanime et la pauvreté n’apparaît plus alors que comme la rançon obligatoire et inéluctable de tant de gloire. On a beaucoup donné, on donnera encore, et l’on supportera ainsi stoïquement, non toujours avec enthousiasme, du moins avec résignation, le poids de plus en plus écrasant des charges et des taxes nouvelles.

Voilà le secret peut-être de cette explosion perpétuelle de gaieté turbulente chez ce peuple que les lendemains victorieux de la guerre devraient rendre paisible et soucieux.

Mais à la pratique perpétuelle de ce sport joyeux ils sont passés maîtres, incontestablement. Partout, dans le nord même où la misère fut noire, très noire[22], j’ai vu des kermesses qui ne cédaient en rien, comme organisation, à nos plus belles fêtes de France. Or, cet art de s’amuser ce n’est pas seulement au Japon qu’il prospère, ils l’ont transporté avec eux dans cette Corée qui est leur, maintenant, et c’est à Séoul, dans la capitale de l’empire du Matin Calme, que je viens d’admirer une fois encore l’éclat d’une fête japonaise. Il s’agissait de chemins de fer. Non d’une inauguration, cela avait été déjà fait en grande pompe deux mois auparavant lorsque les premiers express relièrent Séoul au port de Fusan. Mais ce chemin de fer, quoique japonais, était alors la propriété d’une société privée. Le gouvernement le voulait à lui pour parfaire et consacrer son œuvre d’annexion. Possédant la ligne de Séoul au Yalou, construite pendant la guerre, possédant aussi le railway militaire qui la prolonge jusqu’à Moukden, il lui fallait s’assurer la possession du tronçon méridional coréen. Ce serait alors la mainmise officielle définitive sur l’immense voie de 1200 kilomètres qui, du sud au nord, à travers la Corée, rejoint le port de Fusan à Moukden. Et le gouvernement, marquant l’importance essentielle qu’il attachait à la possession rapide et complète de cette ligne extra-territoriale, commença par elle les opérations de rachat des voies ferrées japonaises décidées et votées dans le principe pour l’intérieur du pays et non pour la Corée. Cet heureux événement valait une fête digne de lui, elle le fut.

C’était par une chaude journée d’été. Séoul ne possédant pas d’ombrage, on alla donc en chercher dans le seul endroit où la hache dévastatrice de l’imprévoyant Coréen en ait laissé subsister : dans une île du fleuve Hane, à quelques kilomètres de la capitale. Cette île ne mérite son nom qu’à l’époque des hautes eaux, lorsque le fleuve, grossi par les pluies, l’entoure sur tous ses bords. En saison sèche, une de ses rives plonge dans le cours du Hane, celle du sud confine à une mer de sables qui n’est autre que le lit desséché du fleuve. Il fallait franchir ce Sahara sous l’intense rayonnement d’un méchant soleil. Qu’à cela ne tienne, les invités n’en souffriront aucunement. Une voie ferrée de plusieurs kilomètres y fut jetée pour la circonstance ; et je vous affirme que cette traversée de « désert pour rire » ne manquait ni de charme ni d’originalité. Je crus même apercevoir des dunes et je ne fus pas loin de penser que les Japonais, afin de compléter le décor, ne les y eussent fait élever pour la circonstance. Puis, tout au bout de ce désert, un arc de triomphe immense, gigantesque, ouvert sur l’île enchantée. Et là sous le feuillage, sous des tentes multicolores et artistement pavoisées, les divertissements variés et innombrables de toute kermesse japonaise : lutteurs de tout âge et de toutes les écoles, escrimeurs cuirassés de bois, charlatans et bateleurs, chanteuses aux miaulements aigres, théâtres, stands, jeux d’adresse et jeux de hasard, baraques closes et mystérieuses, baraques étourdissantes, toutes pleines de coups de feu et de « banzaï » où de sempiternels Russes perdent de sempiternelles batailles. Et, semés tout le long des sentiers et des avenues, des kiosques ou des geishas rieuses et peintes, les geishas de Séoul, de Tchemulpo et de Fusan, toutes les geishas de Corée[23], mobilisées pour la circonstance, en livrée somptueuse et fleurie, offrent gratuitement, de leurs petits gestes précieux, avec des révérences et des sourires, là du thé, ici des sorbets, là-bas des sirops, plus loin de la bière, du chocolat et même du champagne. Mais la cérémonie serait incomplète, comme par tout le Japon d’ailleurs, sans le numéro officiel et patriotique. En l’espèce ce sont les héros de la dernière guerre. Je les plains. Au lieu du repos qu’ils ont bien mérité, on les colporte et on les exporte sans pitié dans tout l’Empire et ses dépendances. Il est à redouter qu’à la répétition trop fréquente de ces ovations subies par ordre, ces braves soldats ne trouvent quelque inconvénient à la gloire. Néanmoins, ceux-ci n’en laissent rien paraître. C’est d’abord le maréchal Nodzu[24] : petit, sec, alerte avec un visage tanné, presque noir, où le nez busqué et formidable, où les moustaches tombantes rudes et blanches en accentuent la mâle énergie ; des yeux très vifs et très clairs, volontiers rieurs, qui contrastent étrangement sur cette face presque dure. C’est un véritable chef, on le sent, on le voit, et il impose même aux Occidentaux qui sont là. À quelques pas, dans son sillage, l’amiral Kamimoura, figure un tantinet poupine et railleuse. La foule se refroidit sur son passage. Elle lui tient rigueur encore de ses insuccès du début contre l’escadre fantôme de Vladivostok. Elle lui en veut surtout d’y avoir survécu et de ne s’être pas ouvert le ventre comme l’exigeait l’honneur d’un samouraï.



fête japonaise à séoul
Le maréchal Nodzu, les amiraux Ito, Inouyé, Kamimoura revenant de la fête nautique et des bateaux de kissans et de geishas.


Mais l’amiral a jugé, à l’encontre de l’opinion de ses quarante millions de concitoyens, que ce geste, pour avoir été beau, n’en est pas moins ridicule à cette heure. Aussi est-ce sans remords aucun qu’il prend part à la fête ; dans chaque baraque, dans chaque kiosque il fait une station amusée, et là-bas sur l’eau, parmi les bateaux de la fête nautique, avec Nodzu, avec Ito, avec Inouyé, d’autres amiraux encore, ils rient aux geishas, ils rient aux kissans[25] coréennes et, malgré leur titre, malgré leur âge, très franchement ils jouent « au jeune homme ».



fête japonaise à séoul
Puis tout au bout de ce désert un arc de triomphe immense, gigantesque, ouvert sur l’île enchantée.


Et ce m’est une occasion de plus d’admirer la simplicité, le naturel et la familiarité de ces hommes. Sitôt le cortège officiel rompu, ils se glissent dans la foule, s’y mêlent et fraternisent avec elle. Il semble qu’il n’y ait plus de barrière, plus aucune différence, chacun d’eux ne réclamant pour soi que la part qui revient à tous.

L’heure du banquet venue, mille invités s’engouffrent sous une tente immense. Les tables sont fleuries et surchargées de plateaux de laque sur lesquels des mets variés et un peu bizarres font comme une curieuse mosaïque. Chaque invité a droit à sa paire de baguettes accompagnée d’une belle serviette enluminée destinée à emporter tout ce qu’il ne peut achever sur place ; c’est la coutume. Le sakay remplit les verres, voire même le champagne, et les discours commencent. Ce n’est alors ni moins long ni plus intéressant que chez nous ; c’est moins endormant peut-être grâce à la consonance métallique de cette langue aux syllabes brèves et dures qui rebondissent sur le tympan avec le fracas d’une bille sur un pavé.



la fête coréenne
Les Coréens parqués dans un coin de l’île ne sont pas admis dans la fête japonaise.


Le ministre de Corée, délégué particulier de l’Empereur, se lève à son tour. Mais sa parole n’est qu’un murmure à peine perceptible. Est-ce la crainte ? est-ce l’émotion ? est-ce la rage de répéter malgré soi un discours imposé par le marquis Ito à la gloire de ce régime soi-disant libérateur qui pèse si lourdement sur le pays et l’étouffe et l’écrase ? C’est tout cela sans doute, mais c’est sûrement aussi l’irrévérence avec laquelle on l’écoute. En effet, à la dévote audition accordée aux orateurs japonais a succédé une attitude railleuse, bruyante, outrageante même et qui me scandalise. Attitude de maître à esclave que j’ai constatée souvent déjà au cours de mon séjour en Corée, mais que je suis étonné de retrouver ici, envers un ministre, dans cette réunion de Japonais d’éducation supérieure ; je m’en ouvre à mon voisin qui parle heureusement français. Il se présente, me salue et me remet sa carte. Mon ignorance du japonais ne me permet point d’y discerner ses titres, mais à ses discours j’en conclus qu’il doit être tout au moins professeur d’éloquence ; jugez plutôt :

― Quels égards voulez-vous que nous ayons envers ce peuple de paresseux ? me dit-il. Regardez ce pays. Admettez-vous qu’en ce siècle de progrès il en soit encore à ce degré d’obscurantisme et de barbarie ? Il est riche naturellement, or non seulement on le laisse improductif, mais il se ruine et dépérit. Où sont les belles forêts d’antan ? détruites, rasées par le Coréen stupide et indolent. Toute végétation disparaît et les eaux de plus en plus libres lavent, fouillent, entraînent ou écorchent le sol. La lèpre de dévastation gagne sans répit toute cette presqu’île jadis paradisiaque et n’en fera bientôt qu’un désert immense de dunes et de galets. Nous qui sommes à l’étroit dans nos îles, devons-nous laisser se perdre ce pays alors que le monde se fait partout trop petit pour les peuples qui l’habitent ? Non, ce serait une faute dont nous nous considérerions responsables devant l’humanité tout entière. Ses propres habitants le dédaignent et le délaissent ; à nous donc, qui le pouvons, de nous y intéresser et de lui rendre sa valeur. Et je vous affirme que là où des milliers de Coréens se voient dans la nécessité de crever de faim, des millions de Japonais trouveront le moyen de vivre et de prospérer. Par ce que nous avons déjà fait : chemins de fer, routes, exploitations, jugez de ce que nous ferons lorsque nous serons tout à fait les maîtres.

― Pardon, mais ne l’êtes-vous pas ? le roi ne vous gène guère.

— C’est vrai, mais son entourage, ses anciens ministres, ses conseillers et ses sorciers forment encore un parti qu’il faut briser… mais prudemment, à cause de l’Europe qui ne veut pas tout à fait nous comprendre[26] ! Néanmoins, les plus dangereux sont écartés, les soulèvements qu’ils ont fomentés sont réprimés, le palais lui-même est maintenant gardé et surveillé par nos soldats, et l’œuvre de rénovation s’accomplira dans toute la tranquillité désirable. Revenez dans dix ans et vous verrez notre ouvrage.

— Je verrai le Japon s’étendre jusqu’au Yalou ?

— Plus loin peut-être. Si nous faisons revivre la Corée, ce sera celle d’autrefois, la grande Corée des premiers siècles de l’histoire, celle qui franchissait les rives du Liaoho et du Soungari.

— Vous iriez jusqu’en Mongolie alors ?

— Pourquoi pas ! ne sommes-nous pas déjà à Moukden. N’ignorez pas que bientôt dix millions de Japonais, chassés d’un pays surpeuplé, demanderont pour vivre des terres nouvelles.



séoul
La muraille d’enceinte.


Et, sur cette déclaration catégorique, mon conférencier prit congé de moi par trois plongeons d’une cérémonieuse amplitude. J’étais un peu suffoqué.

En Mongolie ! Quelle audace ! Mais vers le soir, à force d’y penser, je finis par trouver la chose raisonnable et naturelle. Les Japonais jusqu’en Mongolie, après tout, pourquoi pas ? Puisqu’ils assurent que c’est dans l’intérêt de l’humanité tout entière !



séoul
La grande construction européenne à colonnes représente le nouveau palais de l’empereur ― le quatrième habité par lui depuis 1895.


D’ailleurs, ce qu’ils ont fait en Corée pourquoi ne le feraient-ils pas en Mandchourie et dans les provinces mongoles, maintenant qu’ils ont à jamais une base solide d’expansion sur le continent asiatique ?

Grâce à leur nouveau chemin de fer reliant Fusan à Séoul, la traversée de la partie méridionale de la Corée se fait en douze heures, et la capitale de l’empire du Soleil Levant se trouve ainsi à trois jours tout au plus de la capitale du « Royaume Ermite ».

En effet, trente-six heures suffisent pour franchir les 1100 kilomètres séparant Tokio de Simonoséki, une nuit seule est nécessaire pour la traversée du détroit de Tshushima et les 400 kilomètres séparant le port de Fusan de la ville de Séoul s’achèvent vers la fin de la troisième journée. Ces 2000 kilomètres sont parcourus pour un prix infime, 48 yen en première classe, 29 yen en deuxième, 17 yen en troisième (un peu moins de 50 francs !). Encore ces derniers prix sont-ils sujets à des fléchissements de circonstance. Pour 15 yen, m’a-t-on assuré, la plupart des émigrants atteignent non seulement Séoul mais Dalny, par Chemulpo.

Aussi est-ce journellement sur cette terre autrefois tranquille une nuée de pionniers nouveaux. Chaque matin le service régulier de Simonoséki débarque deux cents passagers à Fusan, et ceux-ci s’égrènent sur la voie ferrée, grossissant jusqu’au Yalou les villages qui s’y sont accrochés.

Mais ces deux cents émigrants partis chaque soir de Simonoséki ne font pas la totalité des arrivants. D’autres compagnies, la Nippon Yusen Kaisha, l’Osaka Shosen Kaisha dont l’activité surprenante et les visées mondiales portent ombrage aux marines marchandes anglaise et allemande depuis la guerre et déterminent de la part de celles-ci des protestations toujours nouvelles, ces deux compagnies portent le total des débarquements journaliers soit à Fusan, soit dans les autres ports au chiffre important de 500 Japonais ; ce qui depuis une année et demie ne ferait pas moins de 300 000 émigrants.

En parcourant le pays, on se rend compte de la vraisemblance de ce chiffre. Les quarante-quatre stations qui jalonnent la voie ferrée jusqu’à Séoul et les quarante autres qui la prolongent jusqu’au Yalou sont non seulement autant d’amorces de colonies japonaises, mais encore constituent chacune un centre ou plutôt une base de rayonnement, d’où s’élancent vers l’intérieur les colons les plus actifs et les plus osés à la recherche d’une terre propice. Et ce coin trouvé, on s’y installe, puis on y appelle les siens et ses amis, sans grand souci des intérêts indigènes que l’on déplace et qu’on lèse.

La voie ferrée court sur une bande de terre nipponne presque ininterrompue, ayant 1 lis de largeur environ[27], concédée lors tracé de la ligne. Mais ce terrain sur lequel des villages se sont bâtis, des exploitations se sont organisées, des postes, télégraphes, téléphones, des troupes et des administraleurs se sont installés, ce terrain est devenu trop étroit sous la poussée incessante de l’expansion japonaise.

Il faut de la place aux pionniers de l’heure présente, il faut aussi préparer celle des pionniers futurs.

Au surplus le gouvernement aide et favorise cette émigration de tout son pouvoir. Les ressources du Japon sont insuffisantes à nourrir la totalité de ses 48 millions d’habitants, tout au plus suffisent-elles à 25 millions, le reste est tributaire de l’étranger, lequel importe bon an mal an de 50 à 60 millions de yen de riz. Or, la mise en rapport de la Corée permettrait à brève échéance de réduire à néant certaines importations étrangères. Le Japonais ne désire rien tant que de se suffire à lui-même, et à la réalisation de ce dessein il travaille avec une méthode, une intelligence et un acharnement vraiment dignes d’admiration.

C’est ainsi que ses manufactures nationales n’ont plus rien à envier à l’Europe, que son industrie métallurgique atteindra bientôt un degré de perfection presque absolu, que ses fonderies fabriqueront sous peu des canons et ses arsenaux des sous-marins et des cuirassés réunissant les qualités essentielles, le bon marché en plus, des meilleurs modèles sortant des chantiers centenaires et réputés d’Occident[28].

Appliquant cette méthode et cette intelligence active à l’exploitation de la Corée, ils veulent en faire vraiment une colonie de rapport, et ils en prennent les moyens, donnant ainsi par leur système une humiliante leçon aux puissances soi-disant vieilles colonisatrices de l’Europe. Avant que de rien entreprendre et de rien sacrifier, un comité composé de membres du gouvernement, d’ingénieurs et d’industriels s’est transporté sur les lieux pour étudier et édifier les plans d’exploitation. Alors seulement chacun s’est mis à la besogne ; elle est immense car les ressources sont nombreuses.

Là où l’agriculture ne peut trouver un champ propice, le charbon et le fer abondent, et ces produits sont justement d’une impérieuse nécessité pour les besoins industriels du Japon moderne. En plus de l’exploitation régulière des forêts du Yalou supérieur, dont le rendement actuel peut atteindre 4 millions de yen, la culture du colon s’organise. Le Japon estime que la Corée peut lui fournir les 100 millions de yen de ce produit qu’il reçoit annuellement de l’étranger. Il veut en outre qu’elle lui fournisse sa laine, venue jusqu’à ce jour d’Australie. Enfin, il veut aussi en tirer tout le cuir nécessaire à son industrie, et il envisage l’élevage du bétail dans la péninsule comme une entreprise de grand avenir.

Pour tout cela il faut des colons. Et par des promesses, des concessions, des subsides on les attire. De sérieux projets sont à l’étude : caisses rurales, banques d’État, fonds d’avance destinés à libérer les émigrants des inquiétudes et des difficultés pécuniaires afférentes à tout début. Un projet entre tous est séduisant : celui de la création dans chaque département d’un bureau colonial. Le dixième du budget du département serait affecté pendant quelques années à la création puis à l’entretien d’un ou de plusieurs villages japonais en Corée. Et ces villages, constitués par l’ensemble des émigrants d’un même département, n’offriraient pas l’inconvénient des agglomérations hétérogènes rencontrées d’habitude dans les colonies de peuplement. Habitants de même contrée, d’habitudes et de mœurs semblables, rapprochés déjà pour la plupart par des liens d’amitié ou de parenté, ils constitueraient des centres durables qui seraient comme une sorte de prolongement du pays natal. Comme là-bas, ils trouveraient des instituteurs et des écoles, des docteurs et des hôpitaux, voire même des bonzes et des pagodes. Rien ne leur serait refusé, tout serait mis en œuvre pour parer aux tristesses de l’isolement et donner à tous l’illusion de l’existence en véritable terre japonaise.

Conceptions grandioses, mais réalisables parce qu’au lieu d’être tentées par des utopistes d’Occident, à l’esprit trop enthousiaste, elles le seront par des Japonais, c’est-à-dire par des êtres à l’esprit pratique, à l’intelligence prudente et pondérée, qui perçoivent lentement peut-être, mais juste et bien, et qui, s’ils n’ont pas encore le mérite des idées et des découvertes nouvelles, possèdent l’art d’en porter les applications à un degré de développement et de perfectionnement que nul ne songerait à leur contester.



CHAPITRE V

Terre japonaise ou… coréenne


Les chemins de fer. — Entreprises américaines, japonaises et françaises. — De Fusan au Yalou. — Villes coréennes. — La Corée deviendra-t-elle japonaise ? Faut-il le déplorer ?


Le chemin de fer de 1000 kilomètres environ, qui traverse la Corée du sud au nord dans toute sa longueur, se divise en deux tronçons à peu près d’égales dimensions.

Le premier, partant du port japonisé de Fusan, atteint Séoul vers le 450e kilomètre, après avoir franchi, non sans de grandes vicissitudes, l’importante arête montagneuse qui sert d’épine dorsale à la presqu’île coréenne.

Vers le sud, cette arête, en s’élevant, se dédouble et forme une fourche géante dont les dents, en se séparant, lancent dans toutes les directions, vers la région basse, une avalanche de chaînons irréguliers et tourmentés. Parcours intéressant. Le train s’élève, redescend, continue sa course dans un mamelonnement incessant, dans un fouillis de roches granitiques, dans une succession ininterrompue de pics et de cuvettes.

Après s’être dangereusement accroché le long d’un versant d’où la vue plonge et s’émerveille, il s’engage tout à coup dans une faille aux parois rapides et inaccessibles, sans issue apparente, où l’on tremble de se voir écrasé. Il sort de cette impasse inquiétante sans que l’on sache comment, débouche dans une vallée large, cultivée, riante, où la moisson mûrit, mais à laquelle succède bientôt une vallée tortueuse, malaisée et qui brusquement se coude. Partout des sommets dénudés, incultes, plus bas des tapis ras d’herbes sauvages, troués d’innombrables écorchures granitiques. Çà et là quelques paliers de riz et d’orge posant des bariolures vertes et dorées sur la nudité crue du fond. Et dans des anfractuosités du roc, dans des replis du sol, de curieuses agglomérations de huttes rondes et préhistoriques, rappelant les tristes cases sénégalaises, mais plus navrantes, ici, par le contraste frappant des modernes et proprettes baraques japonaises, s’élevant dans le voisinage des stations.



tay-kiou
Une ancienne capitale du dixième siècle. ― Les poteaux téléphoniques marquent déjà l’emprise japonaise.


Vers la fin de la deuxième heure, l’horizon commence à s’entr’ouvrir, puis enfin les montagnes résolument s’éloignent. La plaine, à mesure qu’on s’avance, se fait plus vaste et vers son milieu la silhouette massive d’une ville murée grandit. C’est Tay-kiou : ancienne capitale, ancienne ville populeuse et commerçante. Mais ainsi que ses murailles, ainsi que ses donjons et ses pagodes sa splendeur s’est écroulée.



tay-kiou
Sous l’étreinte japonaise elle achève de mourir.


Sa richesse n’est plus qu’un souvenir. Épuisée, abandonnée à cette heure, sous l’étreinte japonaise elle achève de mourir.

La plaine se continue une heure encore jusqu’au Nak-Toug, le grand fleuve du sud, que l’on franchit sur un pont métallique. Peu après, l’ascension de la chaîne centrale commence : lacets nombreux, pittoresques, mais malaisés, où le train se ralentit, halète bruyamment, tout à coup stoppe, attendant le secours d’une autre machine qui le poussera par derrière. Et l’on s’achemine alors dans des tranchées profondes creusées à même le granit, jusqu’au long tunnel qui franchit le col.

De l’autre côté c’est une retombée rapide, vertigineuse, le long d’un versant identique, où les mêmes spectacles se représentent. Mêmes pics désolés, croupes chauves alternant avec des plantations maigres d’orge et de riz. Et la route se continue au travers de contrées relativement pauvres, de landes désertiques sans végétation, sans arbres, de vastes espaces écorchés mettant à nu des calottes calcaires ou granitiques, fouillées, cannelées par les pluies et donnant par intervalles l’impression bizarre de la traversée d’un champ de fabuleux coquillages.

La voie, non loin de Séoul, s’accroche à la petite ligne de 40 kilomètres qui, depuis 1899, relie le port de Tchemulpo à la capitale.

Ce fut l’initiative américaine qui obtint en 1896 la concession de ce premier chemin de fer ; entreprise plutôt financière qu’industrielle, car sitôt le tracé achevé et les travaux commencés, les Américains vendirent la ligne à une compagnie japonaise. Ils s’occupèrent ensuite de la construction de tramways électriques qu’ils mirent de la même façon, une fois les actions habilement poussées à la hausse, dans les mains novices du gouvernement coréen. Les actions tombèrent, comme c’était à prévoir, mais les Américains avaient tiré du jeu leur épingle et pouvaient recommencer sur d’autres entreprises des opérations analogues.

En 1896, à peu près en même temps que les Américains obtenaient la concession de Tchemulpo à Séoul, les Japonais obtenaient celle de Fusan à la capitale, d’un parcours bien plus considérable et d’un intérêt bien plus grand, puisque cette ligne représentait pour eux la vraie route de colonisation et mettait la capitale coréenne à vingt-quatre heures des îles nipponnes.

La France, dont l’influence était assez grande encore à cette époque sur le gouvernement coréen, obtint à son tour la concession de la ligne du nord, laquelle devait relier Séoul à la frontière mandchourienne. C’était le raccord du futur transsibérien. La compagnie française, qui s’était engagée trop étourdiment peut-être dans cette entreprise, jugeant après coup l’affaire de peu de profit, laissa périmer ses droits. Ce fut d’autant plus désastreux pour notre influence que Japonais et Américains s’étaient des deux côtés depuis longtemps mis à l’œuvre.

La compagnie française renonçant à son privilège, l’état coréen reprenait sa liberté d’action. Pour nous épargner l’affront de voir une puissance rivale bénéficier de l’entreprise, le ministre de France à Séoul, très en cour auprès du gouvernement, sut l’amener à entreprendre lui-même la construction de la ligne, à ne confier les travaux qu’à des ingénieurs français et conséquemment à n’employer que des matériaux provenant de France.

C’était nous « sauver la face »[29], mais c’était aussi condamner ce malheureux chemin de fer au trépas certain.

Les travaux commencèrent en 1901 et l’année suivante 5 kilomètres étaient livrés à la circulation. À cette occasion une grande fête d’inauguration eut lieu. En Corée tout est prétexte à réjouissances, elles emplissent le calendrier ; mais à leur célébration coûteuse passe le plus net du budget ; celui du chemin de fer y passa comme tant d’autres. Plus d’argent. Force fut de s’arrêter au cinquième kilomètre ; il n’en restait plus que 425 à construire !

C’est alors qu’un syndicat franco-belge se présenta. Je dois ici ouvrir une parenthèse à l’effet de louer comme il convient l’activité surprenante de ce peuple belge, l’habileté de ses industriels, de ses ingénieurs surtout qui sillonnent le monde entier par leurs chemins de fer, créent partout des entreprises florissantes, et qui par notre langue qu’ils parlent, par notre nom qu’ils accolent volontiers au leur, nous font bénéficier de l’influence et de la considération qu’ils acquièrent là où ils s’implantent.

Mais le syndicat franco-belge se heurta à un refus. C’est que, sur ces entrefaites, dans la coulisse, un nouveau compétiteur s’était présenté. Le Japon, possesseur du tronçon de Fusan à Séoul qui le rendait maître de la Corée méridionale, voulait s’assurer une route libre et rapide sur le Yalou, où la Russie s’agitait en de ténébreuses intrigues. N’avait-elle pas tenté d’obtenir cette voie pour la relier à son réseau transsibérien ? Si la Belgique et la France l’obtenaient, ne serait-ce pas pour la lui céder ? À tout prix, semblable éventualité devait être écartée. Elle le fut grâce à la crainte grandissante que le Japon sut inspirer au faible monarque coréen et à son entourage. De ce jour, virtuellement, le chemin de fer était à lui ; mais ce fut la guerre russo-japonaise qui effectivement le lui donna.

Elle lui donna aussi des ouvriers à bon compte, car dès les premières hostilités et la Corée envahie par les armées japonaises en marche sur le Yalou, les coolies coréens bon gré mal gré furent réquisitionnés. Sous cette direction nouvelle, intelligente et active, la ligne instantanément prit une apparence de réalité, des chantiers tout le long s’organisèrent et cette œuvre qui avait mis sept ans à naître n’en demanda pas deux pour grandir et s’achever.

Cette ligne du nord partant de Séoul est la prolongation naturelle, vers le Yalou, de la ligne du sud venant de Fusan ; elle est moins accidentée que cette dernière. Alors que l’artère montagneuse principale de la Corée continue, après Séoul, son ascension vers le nord, la ligne s′incline légèrement vers l′ouest, et, bordant d′assez près les côtes, sinue au travers de plateaux de moins en moins tourmentés qui s’abaissent par gradins insensibles jusqu’au Yalou, où ils s’éteignent en plaines.

Bien que Séoul soit à demi-distance entre Fusan et le Yalou, la deuxième partie de la traversée de la presqu’île coréenne est d’une durée double. Alors que treize heures suffisent pour atteindre Séoul, deux journées sont nécessaires pour gagner de cette ville le Yalou ; il n’existe pas d’express et l’unique train de troisième classe assurant le service s’arrête à chaque station. L’une des plus intéressantes, rencontrées à 80 kilomètres de Séoul, est la ville murée de Siong-to ou Kai-syeng, ancienne capitale de la dynastie des Houan de Koryo. En 1392 le fondateur de la dynastie actuelle des Yi transporta sa capitale à Séoul. « Les habitants de Siong-to lui en gardent encore rancune ainsi qu’à ses successeurs. C’est en signe de mécontentement, dit-on, qu’ils continuent à porter le grand chapeau abandonné dans le sud et qu’ils désignent le porc sous le nom de « Seun-Kiei », nom de famille de Yi, fondateur de la présente dynastie[30].

Au sud de la ville s’étend une plaine assez large renommée par la culture du genseng ou ine-same, plante médicinale dont la racine est si réputée en Orient comme panacée universelle. Aphrodisiaque de premier ordre, les Coréens en sont très amateurs et l’emploient en outre dans mille cas divers. Les Chinois en font plus grand cas encore : ils lui attribuent des vertus merveilleuses qui lui donnent une valeur marchande inabordable aux petites bourses : c’est ce qui contribue à sa réputation, sans doute.



muraille et pagodon
Ruines de Hoang-Tjou.


Après Siong-to et jusqu’au soir, le même spectacle se déroule au regard : succession de vallées déboisées, de petites plaines aux cultures maigres, séparées par des chaînons schisteux, toujours pelés, que l’on franchit. De loin en loin, quelques ruines d’antiques forteresses et de cités closes, des pans de murailles escaladant d’abruptes crêtes, un donjon s’écroulant sur un pic, une porte jadis monumentale obstruant de ses débris l’accès d’un col, attestent l’humeur guerrière des races disparues, remémorent leurs luttes contre les hordes envahissantes du nord, chinoises ou mongoles.



les grands chapeaux coréens
La route se couvre de champignons qui marchent.


Par intervalles, la route impériale qui monte vers le Yalou, la seule route praticable dans ce pays, et combien malaisément, coupe la voie ferrée, la longe. Des caravanes de bœufs porteurs défilent, bêtes superbes et robustes amenant, des forêts du nord non encore dépouillées, le bois nécessaire aux contrées dévastées de l’intérieur. De petits chevaux, les chevaux coréens d’une taille minuscule et comique, secouent de leur trot paisible un cavalier majestueux et grave, ou bien d’encombrants ballots sous lesquels ils disparaissent. Dans le voisinage des agglomérations, les piétons se font moins rares, la route se couvre de gigantesques champignons qui marchent : ce sont les chapeaux du pays, vastes cônes de paille sous lesquels le corps tout entier s’engloutit. Puis des femmes isolées ou par groupe, coiffées d’un fardeau écrasant, s’en vont d’une allure pénible, le buste courbé sous une autre charge arrimée par derrière et le poids du bébé qui, sur le devant, tout contre les seins, se cramponne. Dans les passages difficiles on voit une hutte où la « Moutang », (sorcière) a dressé un autel sur lequel les passants, moyennant quelques sapèques, achètent à l’esprit de la montagne la faveur de continuer heureusement leur voyage. Çà et là des fétiches taillés grossièrement dans des troncs de chêne ou de pin surgissent grimaçants et terribles : ce sont les dieux tutélaires des villages[31]. Et tout le long, interminablement, la route se jalonne de buissons, d’arbres sacrés, où pendent des nippes, des haillons, des ustensiles et des objets baroques, des cheveux même offerts en holocauste à des dieux protecteurs ; et dans ce buisson ou sous cet arbre s’élève, en guise d’autel, un tas de cailloux où chaque passant jette le sien et crache avec respect, pour occuper et détourner de lui l’esprit du serpent, toujours à la recherche d’un corps à habiter.



pont de 1100 mètres construit sur le tai-tong-kang. ― inauguration par les troupes japonaises
Ligne de Séoul au Yalou achevée pendant la guerre. ― Modèle des ponts japonais construit en Corée et en Mandchourie par le génie militaire japonais.


En suivant sa course le train touche à Hoang-tjou, cité forteresse campée sur des rochers et d’un aspect imposant encore malgré le délabrement de ses murs et de ses donjons. Il passe à Tchoun-hoa, ville grouillante et commerçante aussi, puis il atteint le Taï-tong-kang et le franchit sur un pont de bois remarquable de 1100 mètres. Peu après il s’arrête à Pieun-yang, la grande ville du nord, l’ancienne capitale du royaume de Ko-Kouryo jusqu’au dixième siècle.

Cette contrée riche et fertile, arrosée et desservie par un fleuve immense, fut depuis les premiers âges de l’histoire l’enjeu de luttes formidables et sanglantes. Les Chinois parvinrent à s’y installer dès le début de l’ère chrétienne et en firent le centre de leur domination en Corée.

Les rois de Ko-Kouryo les repoussèrent au delà du Yalou vers le troisième siècle et, maîtres enfin du pays, bâtirent Pieun-yang dont ils firent leur capitale. Cette ville eut ensuite de terribles vicissitudes. Prise et reprise dans le cours de chaque siècle et tour à tour coréenne, chinoise, mongole, japonaise et puis mandchoue, elle fut détruite et rebâtie bien des fois. Le dernier assaut qu’elle subit fut celui des Japonais, en 1896, lors du début de la guerre sino-japonaise. Traversant le fleuve sous les balles chinoises, ils s’emparèrent d’un pic dominant la ville, d’où leurs batteries réduisirent rapidement les défenseurs à leur merci. L’évacuation chinoise marque la fin de l’antique suzeraineté des fils du ciel. La Corée libérée de leur tutelle crut à sa liberté et proclama son indépendance. Geste innocent et puéril que les Japonais à la face du monde gravement approuvent, mais dont intérieurement ils se moquent. En effet, peu à peu leur influence occulte ou avouée grandit ; par la persuasion ou par la violence leurs desseins ambitieux s’accomplissent ; insensiblement l’autorité du mikado s’impose et domine la volonté faible et changeante de l’empereur. Ils sont les maîtres. L’infiltration commence et se poursuit, tenace et régulière. Devant le commerce japonais qui s’étend, le commerce chinois se retire. Les cités, les campagnes même se peuplent de Nippons, et le Coréen commence à ne plus se trouver chez lui à l’aise. Comprenant enfin le danger, il veut réagir et se défendre. Il est trop tard. L’emprise, jusque-là discrète et comme inoffensive, s’accuse alors ce qu’elle est réellement, en somme : puissante, indestructible, au besoin tyrannique. Et ce peuple, incapable d’aucun effort viril, résigné déjà, s’achemine vers l’asservissement.

Néanmoins, dans une vague crainte de l’Occident, sous la menace d’une intervention russe inopportune, à la suite aussi d’échecs blessants provenant de menées maladroites ou trop rudes, la politique japonaise subit pendant quelques années des alternatives de relâchement et de torpeur, son activité dévorante se ralentit, parut s’éteindre. Illusions ! Ce n’était qu’un feu qui couvait sous la cendre et qui se ralluma plus inexorable quand la guerre eut délivré à tout jamais les Nippons du cauchemar moscovite.

Et maintenant c’est la grande invasion, invasion pacifique, dit-on, néanmoins ruée brutale d’un peuple fort qui veut vivre, que la richesse d’un peuple faible attire et que cette faiblesse rend plus osé et plus impitoyable.

C’est la fin d’une race, peut-être. En tout cas et sûrement c’est la prise de possession du sol, c’est la presqu’île coréenne devenue une terre japonaise. Faut-il le déplorer ?

C’est la question que je me posais en quittant Pieun-yang, où la concession japonaise immense enserre déjà la ville, la bloque de plus en plus contre les hauteurs où elle s’adosse, l’étouffe dans ses murailles. C’est cette question qui me poursuit, me harcèle tout le long du jour dans le wagon qui m’emporte vers la frontière mandchourienne.

Et j’hésite à répondre, je m’y refuse pour l’heure, non pas que les éléments d’appréciation me manquent, hélas ! ils se sont accumulés en un violent et irréfutable réquisitoire contre ces Coréens qui furent tout d’abord l’objet de ma sympathie sincère. J’hésite à me prononcer parce que j’attends, je ne sais d’où, et je ne sais comment, le signe, le trait révélateur qui leur rendra ma sympathie, qui me prouvera que ce peuple que je crois à bout n’est pas mort tout à fait, qu’il se réveillera et redeviendra un jour puissant et fort.

Est-ce un sentiment de pitié qui m’incite à penser ainsi ? Moins que cela peut-être. Un mouvement de mon orgueil blessé qui ne veut convenir de l’erreur d’un jugement trop hâtif et qui pour le justifier ou l’excuser se prend à espérer contre toute espérance. Et j’attends, j’observe, je compare, m’accordant encore le bénéfice de cette dernière journée en terre coréenne. Les deux protagonistes sont là devant moi, dans ce wagon surchargé, en un pêle-mêle comique où s’affirme plus vigoureusement l’antipathie de leurs mœurs et de leur caractère.

Mais, si la hardiesse et la brutalité des uns parfois m’offusque, la veulerie des autres m’indispose et m’irrite. Je commence moi-même à subir l’influence déprimante de cette terre paresseuse et endormie ; l’air qu’on y respire vous inocule une indéfinissable mollesse. Au contact pernicieux de ces êtres inertes je deviens sans énergie et sans ressort, le mouvement me fatigue, la chaleur m’accable ; mon esprit lui-même s’alourdit et s’endort. Je veux réagir et je ne le peux, ma volonté s’est émoussée et je me sens impuissant et flasque. J’en veux à moi-même de me sentir ainsi, j’en veux à ce pays, à ses habitants, furieusement, parce qu’ils me font souffrir. Mais que leur importent mes malédictions ou mes souffrances, à ces êtres d’une aussi crispante irréalité ? Ont-ils l’air seulement de se douter que je suis là et que j’existe ! Accroupis dans une pose bouddhique, silencieux et tous figés dans la même torpeur béate, la longue pipe aux dents, qui s’y éteint et qui s’y éternise, ils ne voient et n’entendent rien de tout ce qui autour d’eux s’agite.



pienn-yang (l’ancienne capitale)
La porte principale s’ouvrant sur le fleuve Tai-Tong-Kang.


Perdus en des rêves insondables et sans fin, ils semblent des êtres de l’au-delà qu’aucun lien n’attache à la vie. Elle leur apparaît comme une méprisable et insignifiante étape dans l’inexorable et fatal recommencement des réincarnations éternelles ; ou peut-être plus simplement encore ne pensent-ils à rien ! La vie présente les indiffère. Elle est mauvaise, passivement ils la subissent, mais ne tentent rien pour la rendre meilleure. Et cette antipathie de l’effort m’apparaît à cette heure jusque dans leur tenue même, dont la blancheur, trompeuse sous la clarté crue du jour, s’avère ici crasseuse et puante dans la pénombre du wagon. Elle se révèle aussi dans cette pose anéantie sous la chaleur accablante que trop d’oripeaux fermés sur eux augmente encore et qu’ils ne songent même pas à rejeter, à entr’ouvrir même… par fatigue. À chaque pas et partout et toujours cette antipathie de l’effort éclate indéniable et révoltante : dans ces vastes contrées incultes que j’ai traversées et qui cependant pourraient être fertiles ; sur ces innombrables coteaux déboisés où jamais un effort réparateur ne compensa le geste coupable de destruction, le dernier dont ils furent capables ; elle éclate même chez ces travailleurs que je vois, non pas courbés sur le labeur, mais accroupis, mais écroulés parmi les cultures bordant ma route, travailleurs aux allures toujours lentes et toujours fatiguées, dont le spectacle seul suffit à vous communiquer leur inguérissable fatigue.


pienn-yang
École des kissans, futures danseuses et chanteuses du palais. ― Les plus jolies petites filles pauvres non seulement de la contrée, mais de l’empire y sont envoyées. ― École renommée en Corée.

Aussi sais-je gré à ces Nippons de me sauver de la contagion qui me guette par l’activité et le mouvement qu’ici ils apportent. Je les sens remuants, nerveux, trépidants, et cela me fait du bien et me repose de cet universel repos qui m’entoure. Leurs attitudes multiples et changeantes dans ce wagon sont irrévérencieuses ou lestes, mais elles témoignent au moins d’une lutte constante contre cette torpeur qui nous enveloppe. S’ils lèvent outrageusement leurs jambes, c’est qu’au moins ils ont encore la force de les lever malgré la chaleur et malgré la fatigue ; si leur kimono s’entr’ouvre sur leur torse nu, c’est qu’il recouvre une force réelle qui étouffe et qui résiste et se rebelle contre l’accablement qui nous écrase. Je sais gré à ces hommes de tant de volonté, à ces mousmés de l’inappréciable réconfort de leurs gestes, de leur voix et de leurs sourires, à ce peuple de l’énergie qu’il déploie dans sa lutte contre la grande ombre du néant qui s’appesantissait sur le pays. Je sais gré à tous les Nippons enfin de secouer cette ambiance de mort d’un vent violent de résurrection. Toutes leurs fautes, tous leurs méfaits disparaissent et s’oublient devant ce présent inestimable qu’ils apportent : la vie. Grâce à eux et par eux seulement ces contrées mortes renaîtront. Leur œuvre passée fait augurer d’une œuvre future plus belle encore. Un quart de siècle a suffi à ce peuple pour se métamorphoser et terrasser un adversaire d’Occident redoutable, moins d’un quart de siècle suffira pour établir dans l’Orient régénéré par lui l’ascendant de sa puissance et de sa supériorité incontestables. Ses qualités précieuses en sont le plus sûr garant.

Si l’avenir est au courage, à la persévérance et à l’indomptable énergie, soyez heureux et fiers, petits Japs, l’avenir vous appartient !



CHAPITRE VI

Dans les champs de bataille


Première défaite de la race blanche. — Russes et Japonais ; différences de mentalité, de tempérament et de tactique. — Traversée des défilés mandchous en compagnie d’émigrants japonais. — Gentillesses et amabilités de mousmés.


Le Yalou ! Ce n’est pas sans une émotion réelle que je découvre au loin ses rives toutes bruissantes encore du souvenir tragique des combats qui les ensanglantèrent, que je franchis ses eaux rapides où, par deux fois, dans l’histoire de ces dix années dernières, roulèrent tant de cadavres.

Son lit très large, véritable bras de mer dans lequel, par les eaux basses, de nombreux îlots surnagent, sert de ligne frontière. Sur la rive sud c’est la plaine coréenne, plaine immense, uniformément découverte et plate, presque sans rides. Sur l’autre, vers le nord, c’est la surgie tourmentée et formidable des montagnes mandchoues, érigeant au-dessus du fleuve infranchissable, qui en défend les abords, tout un système de bastions naturels et inexpugnables.

Dans la plaine rase, surplombée et battue de tous les points de ce rempart géant, l’armée japonaise débouche après une marche épuisante de 400 kilomètres par des chemins affreux et l’hiver finissant.

Sur leurs bastions dominants, les Russes attendent paisiblement, sans angoisse. Sûrs d’eux-mêmes, ils regardent, avec le dédain que donne la persuasion de la supériorité et de la force, cette invasion de grosses fourmis noires au col rouge qui, bien vite, habilement, dans cette plaine cependant découverte se terrent et disparaissent.

Eux se montrent, ils n’ont pas peur ! Leurs préparatifs se font sans mystère. Des lignes de papkas et de shakos jalonnent tout le long du jour les positions qu’ils occupent. Leurs canons découpent sur l’horizon une silhouette imprudente que les Japonais, invisibles de leurs terriers, repèrent. Des mouvements se font au grand jour que les Japonais surveillent. Les cosaques, insouciants, mènent boire au fleuve leur cavalerie que les Japonais dénombrent. Tout cet appareil de force tranquille, naïvement déployé par les Russes dans l’espoir d’impressionner l’ennemi, ne l’émeut guère. S’ils sont encore inconnus de leurs adversaires, les Japonais connaissent merveilleusement les leurs. Ils connaissent aussi ce pays pour s’y être battus victorieusement déjà et pour l’avoir parcouru et étudié bien des fois depuis, dans l’attente désirée de nouveaux combats. Cette ligne fragile de défenseurs qui couronne les crêtes ne les intimide pas. Étendue inconsidérément sur un front immense de plus de 20 kilomètres, elle n’est forte nulle part et nulle part soutenue, alors qu’en arrière, on ne sait où, mais à coup sûr trop loin, sont immobilisées d’inutiles batteries et d’inutiles réserves. Les Japonais ont vu ou deviné tout cela ; ils savent où il faut frapper et préparent les coups qui décideront de la victoire.


sur le yalou
Le monument s′élevant sur l’une des hauteurs indique l’emplacement où des boulets japonais tuèrent leurs propres soldats.

À cette première victoire ils y tiennent, car ce ne sont pas seulement de simples cordons d’adversaires qu’il s’agit de bousculer, c’est, en l’espèce, la barrière d’Occident dressée devant leurs ambitions qu’il faut abattre. N’est-ce pas l’Occident qui s’est avancé jusque-là depuis que les hommes du Nord y ont installé leurs soldats et des entreprises, ont imposé leurs volontés et des lois ? Aussi ce fleuve dangereux qu’il faut franchir, ces pics escarpés qu’il faut gravir sous la coulée mortelle des canons, sous l’avalanche meurtrière des balles, ne les épouvantent point tant que la menace intolérable qui plane sur leur race : l’arrêt de leur vie et de leur expansion. Et leur énergie s’exalte et leur patriotisme s’enflamme à la pensée que d’un heureux effort dépendra l’accomplissement de leur destinée glorieuse.

L’abnégation individuelle leur paraît une nécessité pour l’intérêt commun. La mort ne les effraie pas, elle n’est point à leurs yeux, dans ce cas, le sacrifice douloureux auquel par devoir on se résigne, c’est pour eux plus que cela, c’est un honneur que l’on sollicite, c’est l’holocauste de soi-même fait avec reconnaissance et transport pour le triomphe de la sainte cause.

Est-ce à dire qu’ils n’aient point peur ? Ce sont des hommes, après tout. Intérieurement, l’appréhension d’une première rencontre avec les ours du nord les trouble. Ces géants, dont ils n’ont pas encore mesuré la force, les inquiètent par leur haute stature. Mais ce sont là des craintes passagères qu’ils repoussent aussitôt comme viles et coupables et qu’un souffle de patriotisme dissipe, emporte au loin. Ils n’ont pas peur parce qu’ils veulent ne pas avoir peur, ces êtres chétifs, devant les colosses qui les narguent ; parce que la peur serait leur mort comme l’insouciance et le dédain sera la mort des autres.

Insouciants et dédaigneux, les autres sur leurs rochers attendent ; ils sont braves aussi ; de plus, un large fleuve les défend, guéable en de rares points que des postes gardent, que les canons surplombants de là-haut surveillent.

Mais vers le soir ces postes sont bousculés et des ponts immenses construits dans l’eau glacée, où des hommes, héroïquement, durant la nuit, plongent et travaillent.

Toute la plaine vibre de l’activité des fourmis noires au col rouge, sorties enfin de leurs trous à la faveur de l’ombre.

Et quand le jour se lève, le dangereux franchissement du long fleuve commence. Les batteries russes crachent aussitôt du fer de toutes leurs bouches pour crever les ponts et détruire et submerger ce peuple d’audacieux qui s’y aventure. Mais les canons japonais ripostent avec une justesse admirable, les anéantissent, arrosent de projectiles les tranchées ennemies, repérées aussi, où la grêle des shrapnels, s’abattant sur les défenseurs, les hache ou les décime. Alors les canons japonais, que rien ne gêne plus, accompagnent de leur feu la marche de leurs troupes. Celles-ci traversent la rivière et l’eau monte jusqu’à la ceinture des hommes, jusqu’aux épaules, clapote à des oreilles même ; quelques-uns s’enfoncent, perdent pied, disparaissent, d’autres frappés par une balle tombée des crêtes s’affaissent et s’abandonnent au tourbillon glacé qui les emporte vers la haute mer. Mais qu’importent quelques pertes puisque les troupes ont traversé et cernent déjà le pied des bastions !

Les batteries russes se rallument, les canons japonais, décrivant un cercle fulgurant, les éteignent et poussent leurs fantassins qui, réconfortés et soutenus par leur voix, escaladent allègrement les crêtes.

La ligne russe trop fragile s’ébranle, se disloque. L’aile gauche, trop en l’air et prise en flanc, lâche pied et se débande sous cette menace inopinée surgissant des crêtes. Le centre tient cependant, résiste, vomit tout son feu sur les assaillants, les arrête et les cloue haletants contre les rocs abrupts où ils s’agrippent. Mais leurs merveilleux canons les sauvent, ils se sont rapprochés encore, et par leur feu déclenchent à nouveau l’attaque qui reprend furieuse et que ces canons soutiennent, et que ces canons suivent, et que ces canons poussent jusque sur les défenseurs russes, au risque de blesser leurs propres troupes. En effet, deux obus ont creusé une énorme trouée dans une colonne d’assaut, elle s’affole et se disperse, mais d’autres colonnes arrivent qui la ramassent, l’entraînent, et cette formidable trombe s’abat sur la position d’où les Russes, épouvantés, détalent.

Toute la ligne de hauteurs dominant le fleuve est enlevée. C’est la fin du combat, mais non celui de la bataille. Les Japonais exténués par l’effort s’arrêtent. Cette matinée succédant à une nuit sans sommeil exige un repos de quelques heures. Les Russes, à la faveur de ce répit, cherchent à se rassembler pour une résistance suprême. Mais quand la poursuite recommence, leurs éléments sont épars encore. Ceux qui sont sur cette position de repli, préparée d’avance, superbement la défendent. Collés à leurs retranchements, aucune menace ne les en arrache ; Titans furieux, ils bravent des forces dix fois supérieures, et les chocs qu’incessamment ils reçoivent, au lieu de les affaiblir, rendent plus terribles ceux qu’ils donnent en retour. Il semble que ce soit la montagne elle-même qui se défend. Ces bataillons désespérés qui tiennent ainsi la route permettent aux éléments éloignés d’opérer la retraite ; mais eux, qui se dévouent, n’échappent pas à l’étreinte. Bientôt c’est l’enveloppement, c’est leur fin. Ils veulent se dégager, il est trop tard. Les ennemis, à leur tour, barrent la route d’un triple rang de pointes d’acier. Farouches, les Sibériens s’y précipitent, voulant quand même y creuser une trouée. Et, dans la clameur des râles, les baïonnettes claquent, grincent et plongent. Quelques hommes passent, beaucoup de héros tombent !

La porte d’Occident est enfoncée ! et ses terribles gardiens en déroute. Victoire ! De ce premier choc de deux races et de deux civilisations opposées, ce sont les blancs, la race crue toujours supérieure qui sort vaincue. Victoire ! L’orgueilleuse et légitime ambition des vainqueurs s’enfle et s’accroît de l’enthousiasme reconnaissant qui par toute l’Asie se propage. Leur mission libératrice plus que jamais leur apparaît à cette heure impérieuse. Derrière eux, tout l’Orient obéissant s’élance, tout l’Orient met en eux ses aspirations de révolte et d’indépendance. Ils ne décevront point ces espérances. Ce premier pas dans la victoire engage la victoire des autres. Ils sauront marcher avec elle.

Dans l’attente du premier choc une inquiétude inavouée, mais cependant réelle, planait sur ces troupes neuves, en dépit de leur bravoure. Maintenant la « frousse » de l’ours du nord est à jamais dissipée. L’assurance a changé de camp. En effet, la révélation soudaine de cette énergie et de cette valeur insoupçonnées jusque-là chez leurs adversaires détruit chez les Russes la belle confiance du début et paralyse à jamais leur initiative. Eux, si enclins à la passivité, sont stupéfaits, étourdis par cette témérité et cette surprenante audace ; ils ne se sentent eux-mêmes et sûrs d’eux-mêmes qu’immobiles derrière leurs remparts de terre, sur leurs positions, où ils font corps avec elles et où ils se montrent toujours héroïques et dangereux. Mais quand, sous un effort violent de leur volonté, ils s’en dégagent et vont enfin de l’avant, leur élan bientôt s’arrête, leur offensive se glace, hésite, faiblit dans l’appréhension de l’embûche qui se prépare, sous la menace des forces invisibles progressant sur leurs flancs pour couper la retraite, par la crainte puérile d’une avalanche de Japs diaboliques dévalant des sites les plus inattendus.



sur le yalou
Le petit railway militaire du Yalou à Moukden.

Ces petits Japs par leur hardiesse hantent perpétuellement leur pensée à l’heure des décisions énergiques. Il y en a dans l’air qu’ils respirent, dans le vent qui souffle au travers des passes de la montagne, dans les pierres qui roulent des pics abrupts, jusque dans leurs rêves aussi ; et là, ce ne fut que trop vrai.

Après la terrible surprise nocturne de Port-Arthur, que de surprises semblables sur terre dans la nuit ! Petits postes enlevés, détachements entiers bousculés, corps à corps furieux rompant un sommeil insouciant et tranquille. Que d’échecs dus à cette confiance naïve et injustifiée dans l’inviolabilité de l’ombre comme dans l’inviolabilité de leurs tranchées sempiternelles.

J’en revois la série sanglante du petit railway militaire courant du Yalou jusqu’à Moukden. Dans cette montagne difficile qui fut le champ d’action glorieux de l’entreprenant Kuroki je refais après lui ses étapes. Je ne suis pas seul. Des Japonais et des Japonaises, des émigrants, s’en allant vers le nord, m’accompagnent. Comme moi ils s’intéressent aux exploits de leurs glorieux soldats et mieux que moi ils les connaissent. Au surplus, des cartes aident leurs souvenirs, de ces cartes populaires distribuées par millions dans leur pays, pendant la guerre, et que tout le monde savait lire, les femmes, les enfants, les tout petits même, y plantant chaque jour de minuscules drapeaux, comme chez nous le font seuls les gens de métier pour marquer l’avance des troupes.

Dans ce wagon découvert et sans siège, où nous sommes là pêle-mêle avec du matériel et des bouts de rails, des caisses et des ballots sur lesquels on se tient malaisément en équilibre, où les rayons cuisants d’un soleil de juillet alternent avec de torrentielles averses, personne néanmoins ne songe à se plaindre. On a trop à faire à chercher dans les sites qui se succèdent l’évocation vivante de quelque épisode glorieux. Et les mains se tendent tout à coup vers une pagode en ruine, vers un village aux toits défoncés attestant la tombée des obus, vers des crêtes surplombantes où les tranchées se profilent. « Rouski ! Rouski ! » crient toutes les bouches, m’apprenant que les Russes s’étaient accrochés là. Puis autour de ce point les gestes s’élargissent, çà et là s’arrêtent et me montrent : « Nihon ! Nihon ! » (Japonais). Ce sont les Japonais qui font irruption de plusieurs côtés à la fois : ils attaquent de front, sur les flancs, sur l’arrière. Pour les Russes cernés dans leurs forteresses, c’est la défense désespérée sans autre issue que la mort, ou bien la retraite désordonnée, lamentable, à travers un inextricable fouillis de pics et de rocs, sans chemins, sans pistes, où ils perdent leurs canons, leurs munitions et leurs vivres.

Nous passons devant le col de Mo-tien-ling, porte naturelle et que des retranchements nombreux ont rendu inabordable ; l’attaque, aussi énergique soit-elle, doit venir s’y briser. Mais sous le coup d’une terreur inexplicable, les Russes l’abandonnent sans résistance, livrant à leurs adversaires surpris la route de Liao-yang. Comprenant, mais trop tard, leur faute, ils veulent reprendre le col ; les Japonais à leur tour s’y sont organisés. Deux tentatives faites avec un effectif supérieur échouent parce que l’offensive comme d’habitude est timide, parce qu’après avoir commencé la menace ils la suspendent et s’arrêtent pour recevoir de l’adversaire le coup qu’ils auraient dû lui porter. Et c’est ainsi tout le long de ces défilés. C’est la même faute qui s’est produite à Guebato où notre train stoppe le soir[32]. Deux bataillons russes tombent à l’improviste sur une grand’garde du régiment protégeant l’aile droite japonaise ; les Russes que d’autres bataillons suivent et qui ont l’avantage du terrain et du nombre n’ont qu’à foncer tout droit sur la grand’garde, l’écraser ou la précipiter dans la vallée sur le régiment surpris et morcelé. C’était une victoire. L’aile droite ennemie refoulée, avec plus d’énergie encore et des renforts c’était l’abandon forcé du fameux col de Mo-tien-ling par Kuroki, pris entre deux feux. Mais les Russes ne devinent rien de tout cela. L’insignifiante panique causée par leur irruption imprévue les satisfait et, sollicités par cet invincible besoin de couverture, ils se terrent et tiraillent, attendant l’ennemi reformé et renforcé qui les repousse. Vraiment leur conception de l’attaque est parfois enfantine et comique. Ils semblent s’imaginer que du fait de leur arrivée sur le champ de bataille les adversaires pris de panique doivent s’enfuir, à l’exemple de ces peuplades primitives que la vue de l’homme blanc et de ses armes met en déroute, à l’exemple aussi de ces bandes étourdies de moineaux becqueteurs qu’un épouvantail ridicule dressé brusquement parmi les blés mûrs disperse. Loin de moi la pensée d’affirmer que leur tactique procéda toujours de cette conception simpliste, non, elle fut souvent à la hauteur de celle de l’adversaire, mais leur inconcevable et je dirai leur orgueilleux optimisme en gâta bien des fois, par quelque côté, l’heureuse exécution. Ils se prisaient trop et ne prisaient pas assez leurs adversaires. Certains du succès final, ils négligeaient inconsciemment les moyens qui cependant le préparent. Alors que les Japonais réfléchissent et observent, mûrissant leurs plans, combinant et préparant leurs attaques avec prudence, réglant les détails, ne laissant rien à l’aventure, prévoyant tout, même l’éventualité de la défaite, eux se risquent sans une préparation complète, sans une réflexion suffisante, sans même la certitude d’être aidés de tous leurs moyens. Mais ils doivent vaincre, malgré ces fautes dont la gravité leur échappe, en raison même de cette puérile assurance ; ils doivent vaincre parce que c’est la grande et sainte Russie qui marche avec eux, celle qui dompta Charles XII et battit Napoléon, celle qui triompha à Plewna, celle dont les destinées lui font un devoir de régenter l’Asie, de maîtriser et d’écraser ce peuple orgueilleux et chétif qui, sur les bords d’Extrême-Orient, proteste contre la légitimité de la mission des tsars.

C’est malheureusement cette invincible croyance en leur force qui fit leur faiblesse. Comptant plus encore sur les événements que sur eux-mêmes, ils devaient être nécessairement vaincus par ces êtres pétulants d’énergie qu’ils menaçaient dans leur existence, par ces Japs héroïques, et fougueux, sans prestige intimidant dans le passé, qui n’attendaient leur salut que du seul prestige qu’ils allaient s’acquérir dans le présent.

La gloire désirée par ces Nippons, c’est une gloire taillée dans les lambeaux de celle de leurs adversaires, qu’ils jugent vieillie et surfaite. Rien ne les arrêtera, qu’une même impétuosité dans l’action et qu’une même superbe abnégation devant le sacrifice. Aucun épouvantail, fût-il millénaire et sacré, ne les déviera de leur route, pas même les obstacles les plus insurmontables, parce que ces obstacles sont d’un irrésistible attrait pour eux, et parce qu’ils éprouvent en dépit même de la mort un orgueilleux plaisir à les surmonter.


chemin de fer du yalou à moudken
Ce petit railway, merveilleux d’audace, grimpe, s’accroche, serpente, parait s’enrouler sur lui-même pour atteindre le col le plus élevé de cette Suisse mandchourienne.

C’est ainsi et pour cela que les Japonais marchent et que les Russes constamment reculent. « Nihon make Ruski toujours go bak »[33], me dit une compagne de voyage dans son langage national pittoresquement agrémenté de quelques mots d’anglais et de français, toute sa science. Et, bien que cette satisfaction évidente, se traduisant sur son visage et celui de ses compatriotes, m’irrite à l’égal d’un défi jeté non seulement aux Russes, mais à l’Occident tout entier, je m’efforce de n’en rien laisser paraître ; car n’ai-je pas à me louer de leurs bons procédés à mon égard pendant cette pénible journée ? En effet, ayant dès le début du voyage complaisamment satisfait leur penchant naturel à la curiosité et à l’interview, ils me savent gré par la suite de m’être livré à demi et se livrent quelque peu en retour ; ils me racontent de longues histoires que je ne comprends pas, mais nous devenons des amis quand même. Nous mangeons du riz et du poisson sec dans les mêmes petites boîtes, non sans de nombreuses politesses, et nous buvons de l’eau et de la bière à la même bouteille avec non moins de petits saluts et de cérémonies. Tout le long du jour pour se délasser on change aimablement de sièges, abandonnant les caisses trop dures où le corps est d’aplomb, pour un ballot plus moelleux, mais qui oscille. Les couvertures et les manteaux sur tous les voyageurs indifféremment s’étendent sous la pluie, tour à tour plusieurs ombrelles s’ouvrent sur ma tête pour la protéger des rayons trop méchants. Ce que je lis, ce que j’écris intrigue ; mon costume et mes bagages sont l’objet de nombreux commentaires ; mes journaux, mes livres, ma jumelle et mon kodak dans toutes les mains successivement s’arrêtent ; des mousmés devenues familières explorent mon petit sac, le fond de mes poches même, mais cela parce que je m’y prête et parce que cette curiosité m’amuse. Une vieille mousmé que mon air bon enfant ravit me passe silencieusement à intervalles réguliers une tranche d’orange avec des saluts et un sourire. Une autre tire de ses manches profondes un petit carré de papier qu’elle me présente et, épongeant sa sueur d’un papier semblable, m’invite à suivre son exemple. Connaissant le russe, elle s’évertue à vouloir me le faire comprendre et paraît s’étonner que les gens d’Occident ne parlent point tous la même langue. Voyons ! est-ce que les habitants du grand Japon se servent entre eux de différents langages ?


chemin de fer du yalou à moukden
Les voyageurs, dans un wagon découvert, se trouvent là pêle-mêle avec du matériel et des bouts de rails, des caisses et des ballots.

Dans un cirque profond de la montagne où des approvisionnements considérables sont entassés nous faisons halte pour la nuit. C’est Guabeto. Autour de la station où dorment de nombreuses locomotives, déjà des maisonnettes se construisent. Pas d’hôtellerie japonaise encore. Rien qu’une vieille auberge chinoise[34] endolorie par la guerre, à la porte brisée, aux fenêtres qui bâillent de tous leurs carreaux déchirés. Nous sommes vingt sur un « kang »[35] où l’on serait à l’aise dix à peine. Chacun se gêne et sans que cela y paraisse, puisque tout ce monde ne cesse de sourire, de saluer, de se prodiguer des compliments et des politesses. J’en ai ma part. On me fait sur le kang une place trop grande, je proteste, les mousmés mes voisines gracieusement insistent. Je remercie et l’on se resalue encore. Mais je suis embarrassé vraiment quand vient l’heure du bain et qu’on m’oblige à en user le premier. L’installation est très sommaire. Dehors, à quelques pas de la porte, non loin de la route, un simple tonneau dans lequel chacun plonge à son tour pendant qu’à la ronde mousmés et Nippons se dévêtissent et se frictionnent. Confus, déconcerté, j’hésite, je me dérobe, mais sur les instances de tous je me vois obligé, par pure convenance, d’ouvrir la série ; et, très sensible à cet honneur inattendu, j’en deviens pourpre jusqu’aux chevilles !



CHAPITRE VII

Dans les champs de bataille

(Suite)


Ruines et misères. — Moukden violée et transformée. — Cruautés japonaises pendant la guerre. — Le Cha-ho. — Liao-yang. — Kouropatkine et Oyama. — Leurs états-majors. — Qualités et défauts des adversaires. — L’armée russe se perdit par oisiveté et présomption. — Ses fautes sont aussi celles qui nous perdirent en 1870. — Quels progrès avons-nous réalisés depuis ?


Nous quittons enfin la montagne et pénétrons dans la vaste plaine de Moukden, témoin de la plus longue et de la plus gigantesque bataille qui se soit jamais livrée. Que de ruines encore : maisons éventrées et désertes, villages croulants et abandonnés ! Dans la plaine, que les palmes du gaolian commencent à verdir, de larges espaces incultes, piqués encore des tiges brisées et noircies de la dernière récolte, incendiée ou détruite, attestent la disparition de nombreux paysans ! Où sont-ils ?

Et cette impression de calamité persiste jusqu’à Moukden.

Là, ce ne sont plus les traces brutales des combats qui marquent le triomphe des vainqueurs. Mais, si leurs obus ont respecté la vieille et sainte métropole, leurs mains sacrilèges à cette heure impudemment la violent. Les Japonais y travaillent en conquérants et en maîtres. Ils n’ont que faire de Moukden comme monument d’histoire et comme témoin des âges disparus. Le passé leur importe peu : c’est le présent et le futur surtout qui les absorbent. La ville ne répond pas aux nécessités de l’heure présente, donc ils la transformeront ; et pour cela on creuse, on pioche, on déterre même jusqu’aux pieds des portes massives et des vieilles murailles ensevelies sous plusieurs siècles d’immondices et de poussière. Poursuivant sans vains scrupules cette louable entreprise de réfection, ils veulent changer les cloaques qui servent d’artères principales en de larges rues propres et d’un aspect moderne, et pour cela encore on défonce le sol et l’on enfouit dans des tranchées profondes des assises de pierre et de gravier sur lesquelles reposera une chaussée de pavés enfin immuables. Puis sur les deux côtés on éventre les maisons pour donner de l’air et du jour. Aussi le spectacle est curieux, à cette heure, de toutes ces bouti- ques tronquées, rentrées en elles-mêmes de plusieurs pieds, qui bâillent lugubrement sur la rue de toute la longueur de leur façade détruite, ayant l’air de ruines sur lesquelles s’est abattu le pillage ou l’incendie.

Mélancoliques et effarés derrière leur comptoir, parmi l’écroulement de leurs antiques et capricieuses enseignes peintes et dorées, — une des curiosités de la vieille cité : mâts gigantesques surchargés de panonceaux laqués et d’hiéroglyphes, chimères grimaçantes et crachant du feu, dragons aux griffes menaçantes qui s’élancent des toits, se balancent au-dessus de la chaussée, emplissant tout le ciel de la rue à laquelle ils donnent un caractère si étrange ; — mélancoliques et effarés, les Chinois se demandent quelles calamités les guettent encore.

Nous, Occidentaux, nous ne pouvons qu’applaudir à cette initiative hardie qui fera de Moukden une ville presque propre ; les « fils du Ciel », plus jaloux de leurs traditions que du soin de leur personne, considèrent cette besogne d’assainissement comme la pire des catastrophes. Leurs habitudes sont bouleversées, leur chez-soi est violé, leur ville devient méconnaissable et ils ont l’impression qu’elle leur échappe et que bientôt ils n’y seront plus chez eux.

Ce qui les afflige surtout et les épouvante c’est l’afflux constant des Japonais dans la cité, c’est la place qu’ils y tiennent, c’est l’autorité qu’ils y exercent et qui se traduit par des mesures ruineuses et arbitraires, par des taxes toujours nouvelles. Aussi se prennent-ils à regretter très franchement leurs anciens maîtres, prodigues et tolérants.

Mais ne sont-ils pas eux-mêmes un peu les auteurs du mal dont ils se plaignent ; est-ce que chaque pas en avant, chaque succès japonais pendant la guerre ne furent pas aidés de leur complaisance ? Espionnage qu’ils exercent au bénéfice de l’armée nipponne, espions qu’ils servent et protègent jusque dans les lignes russes, quel but les fait agir ? Haine de race sans doute et désir de liberté, cupidité aussi puisqu’ils reçoivent des deux mains ; mais surtout crainte des représailles japonaises qu’ils redoutent après la victoire. Car les Nippons sont inexorables et leur méfiance leur fait commettre d’innombrables assassinats qui répandent une terreur favorable à leur cause ; c’est par milliers que disparaissent des Chinois soupçonnés d’espionnage au profit des Russes. Et c’est là le secret des nombreuses désertions constatées à cette heure : maisons abandonnées par leurs habitants, champs restés incultes dans l’attente du maître qui ne reviendra jamais !

Tout Chinois venant du nord, tout Chinois porteur de monnaie russe était impitoyablement décapité. Quand, après les batailles de Liao-yang et du Cha-ho, les habitants ruinés et chassés de leurs demeures se retiraient vers l’ouest dans des contrées neutres, les lamentables hôtelleries où ils avaient réfugié leur misère furent cernées souvent et de nombreux voyageurs fusillés sous prétexte que parmi eux pouvaient se cacher des espions venus du nord. Le châtiment s’affinait parfois d’une cruauté inouïe. C’est ainsi que beaucoup de ces malheureux, à genoux, les pieds liés, creusaient leur tombe où on les ensevelissait vivants, la tête en bas ; que d’autres, surtout les interprètes chinois au service des Russes, ayant la peau du visage et de la poitrine cruellement décollée, étaient abandonnés alors, les chairs déchirées et pantelantes, à la voracité des chiens et des corbeaux.

Chiens et corbeaux ! ces bêtes viles et voraces n’ont pas encore déserté les champs de bataille[36]. Des vols entiers planent sur cette plaine et incessamment y plongent ; des meutes affamées la parcourent, dans l’espoir d’y découvrir quelques reliefs de leurs atroces et fantastiques régals de jadis. Je les dérange et les effraie sur cette fameuse colline Poutiloff, qui borde le Cha-ho et que par trois fois en des attaques mémorables Russes et Japonais s’arrachèrent.

Parmi les retranchements écroulés et l’effondrement des abris blindés, aux fers tordus et brisés, j’essaie de revivre ces assauts héroïques, de reconstituer le combat. Je ne puis. Tout aussitôt une épaisse nuée m’enveloppe. Je suis aveuglé et en même temps criblé sur le visage, sur les mains, sur tout le corps d’une infinité de piqûres vives. Je sens battre et s’incruster sur ma peau moite d’innombrables petites ailes me recouvrant tout entier comme d’une écaille visqueuse et qui palpite. Je suis noir des pieds à la tête. Ce sont des tourbillons épais de moucherons qui surgissent des immenses charniers qu’un peu de terre ou de gazon recouvre. Je m’enfuis et suis obligé de me plonger dans la rivière pour me défaire de ces bestioles immondes et tenaces dont le grouillement sur ma peau me semble le contact même des nombreux cadavres qui les engendrèrent. Je reviens sur la voie ferrée en suivant les rives du Cha-ho que pendant quatre jours entiers sans répit Russes et Japonais se disputèrent. La baïonnette prolongeait, la nuit, en des corps-à-corps furieux, la besogne meurtrière des shrapnels et des balles. Plus de 10 000 hommes tombèrent en ces quatre journées sur cette partie de l’immense champ de bataille. La plaine est parsemée de croix funéraires et tout autour de ces croix, et sur d’autres points encore, le sol est inculte ou livré à l’envahissement des mauvaises herbes. « On ne peut travailler la terre, me dit un Chinois, il y a trop de cadavres ! »


sur le cha-ho
Près du village de Lamentoun, pris et repris sept fois sur les adversaires. « On ne peut encore travailler la terre, me dit un Chinois, il y a trop de cadavres ! »

Les quelques villages qui jalonnent le Cha-ho, pris et repris plusieurs fois et sur lesquels s’abattit un ouragan de fer, semblent ne pouvoir se relever jamais. Quelques habitants revenus vivent tristement sous les décombres. Ce que les obus avaient laissé debout, les soldats, eux, le démolirent : il fallait bien se chauffer pendant le rigoureux hiver qui les immobilisa cinq longs mois dans leurs tranchées, face à face, sur chaque rive.


sur le cha-ho
Sur la colline Poutiloff. ― Je suis criblé sur le visage, sur les mains, sur tout le corps d’une infinité de piqûres vives. ― Le gendarme japonais qui m’accompagna et qui imprudemment s’est assis en gémit tout le jour.

Les Chinois, l’hiver suivant, s’offrirent une revanche et pour se chauffer à leur tour se firent voleurs de croix. Partout elles disparaissaient. Les Japonais, responsables moralement des sépultures russes, prirent d’énergiques mesures. À Port-Arthur notamment, lors de mon passage je vis pendre deux Chinois. C’était un exemple nécessaire, car près de mille croix avaient déjà disparu sur les collines entourant la place. Et ces croix tragiques du cap Liao-tichan au Soungari, sur un parcours de 800 kilomètres, marquent les étapes de ce calvaire immense où succombèrent près de 100 000 combattants.


près de liao-yang
Ces ouvrages souterrains à l’envergure de forteresse ont abîmé pour longtemps le sol. — À l’horizon la tour coréenne de Liao-Yang.

Je les retrouve encore plus nombreuses dans la plaine de Liao-yang, près de ces ouvrages souterrains à l’envergure de forteresses, dont les fossés larges et profonds ont abîmé pour longtemps le sol. Je les retrouve sur la ceinture de collines défendant, au sud, la ville, et sur lesquelles des retranchements indéfiniment zigzaguent et s’allongent. Ils sont presque tous béants encore ; les seuls comblés le furent par les cadavres qui s’y entassèrent. Sur ces croupes aux flancs déchirés c’est la désolation, le roc est mis à nu et des plombs et des éclats d’obus seulement y poussent ! C’est la grêle de mort qu’y précipita le cyclone épouvantable rugissant deux longues journées sur les combattants et qui fulgura de l’éclair de 200 000 coups de canon et de plus de 5 millions de cartouches.

Liao-yang ! premier grand revers auquel s’enchaînent tous les autres. Première grande faute qui commença à faire douter de Kouropatkine et qui le fit, à partir de ce jour malheureux, douter de lui-même !

Jusque-là son attitude n’avait inspiré que de la confiance. Depuis la bataille du Yalou[37], depuis celle de Wafangou[38], ayant un effectif inférieur à celui de l’ennemi, disposant d’éléments d’une valeur contestable qu’il s’efforçait d’organiser et d’instruire sous le feu[39], il s’était retiré lentement, disputant pied à pied le terrain, réussissant à intimider, en dépit de sa faiblesse réelle, l’adversaire, qui s’attardait en une offensive inexcusable de quatre mois, alors que, rapidement et énergiquement conduite, elle eût abouti au désastre de l’armée russe.

Ce désastre, Kouropatkine l’évita, mais il eût pu l’infliger à son tour. Quand, le 1er septembre, la marche convergente des trois armées japonaises[40] dessina au sud-est de Liao-yang un croissant de fer et de feu dont la pointe orientale s’allongeait si imprudemment vers le nord, un coup d’audace, non pas, un effort de volonté simplement soutenu quelques heures, aurait pu, tout net, inévitablement, rompre ce croissant. C’était la trouée irrémédiable, la débâcle. Kuroki, l’entreprenant, acculé au Tsaï-tse-ho trop impatiemment traversé, et payant cette audace (et toutes celles qu’on lui reprochait déjà) par la cruelle obligation de se rendre ou de se faire écraser. Oyama impuissant à dégager Kuroki, qu’un trop long intervalle sépare des deux autres armées, Oyama maintenu face au nord, épuisé par deux longues journées d’inutiles attaques, sans réserves, menacé d’être entouré lui-même, ne trouvant son salut que dans la retraite.

Et cela fut près de s’accomplir. Les dépêches laconiques, les dispositions fiévreuses, les attaques désespérées des Japonais en témoignent. Dans ces mémorables journées du 31 août et du 1er  septembre, ils connurent les affres torturantes de la fortune qui veut changer de camp.

Et ce qu’il y a de plus étonnant et de plus invraisemblable c’est que le chef russe eut un instant la vision très nette et très claire de l’imminence du désastre japonais ; il conclut même un plan d’attaque dont l’exécution hardie, vigoureuse, l’eût achevé[41]. Mais l’offensive, comme à l’accoutumée, manqua de feu, manqua de force et de conviction. Au lieu d’user de la puissance de leur choc, les réserves restèrent immobilisées, et si l’on fonça timidement sur un point c’était en même temps pour reculer déjà sur l’autre[42] ; et ce premier recul inexplicable fut le renoncement, l’abandon involontaire, mais fatal de la victoire. Grâce à ce répit, qu’il n’escomptait point, Oyama se ressaisit et remet de l’ordre dans ses unités ; ses troupes se réapprovisionnent et reprennent haleine ; l’élan japonais, si rudement contenu et combattu deux longues journées, se déclenche avec une force nouvelle que nulle menace et que nul obstacle n’arrêteront plus. Autant la prudence et la timidité paralysent l’action offensive des Russes, autant l’impétuosité et l’audace servent l’attaque japonaise. Et la poussée en avant, au prix de pertes énormes, se continue violente, irrésistible, indomptable ; l’enveloppement gagne les ailes ennemies, les déborde. Des régiments russes héroïquement se dévouent pour assurer une « belle retraite ». Mais il n’est pas de belle retraite quand on a perdu l’occasion de la victoire.

Au surplus, Port-Arthur, par ce recul malheureux, est définitivement isolé et le prestige de la Russie en Extrême-Orient subit un coup funeste.

Pour relever ce prestige, pour relever le moral des troupes, pour redonner confiance à la nation russe que la liste des revers inquiète, Kouropatkine se décide à tenter une action offensive, bien conçue peut-être, mais mal exécutée, laquelle aboutit à l’inutile et sanglante tragédie du Cha-ho. Série lugubre d’efforts héroïques, sans autre résultat qu’un amoncellement de cadavres et de blessés, sans autre effet qu’un ouragan ininterrompu de projectiles, puisque le dixième jour de ce combat gigantesque les adversaires se retrouvent face à face sur les lignes de départ, épuisés, fourbus, figés dans une immobilité déconcertante qui durera quatre longs mois.

De ce nouvel échec retentissant le chef paraît supporter tout seul l’accablante responsabilité. Le peuple, l’armée elle-même, qui méconnaît ses propres fautes, voient en lui l’unique coupable. Or cet homme qui sent autour de lui la défiance grandir ne se rebute ni ne se décourage. L’heure lui paraît trop grave pour se démettre d’une mission qu’il juge d’autant plus sacrée qu’elle apparaît plus périlleuse. Et, si noblement il reconnaît ses fautes, il s’applique aussi de toute son âme à corriger celles de son armée que d’autres chefs, moins consciencieux et moins nobles, s’obstinent à ne pas vouloir reconnaître. Il s’efforce de remédier au mal qu’il croit être la cause de l′insurrection, il prépare la revanche, il s’y prépare lui-même avec une inlassable et admirable énergie. Mais que peut un homme seul contre l’adversité ; que pouvait faire Kouropatkine à la tête d’une armée de 600 000 hommes comme à Moukden, quand ceux-là mêmes qui sont ses conseillers et ses auxiliaires les plus précieux se rient de ses ordres, le haïssent ou l’abandonnent ? On a dit que Kouropatkine n’était pas l’homme de la situation, c’était vrai peut-être, mais cet homme existait-il en Russie ?



près de liao-yang
Les retranchements indéfiniment zigzaguent et s’allongent. Ils sont presque tous béants encore ; les seuls comblés le furent par les cadavres qui s’y entassèrent.


On s’est plu à répéter cette boutade du vieux Dragomiroff, apprenant la désignation de Kouropatkine comme généralissime : « Kouropatkine, c’est bien, mais qui sera Skobeleff[43] ? » Skobeleff n’était pas là, Kouropatkine y était, et cela aurait dû suffire s’il avait été secondé, soutenu, avec la conscience et le dévouement qu’il mit lui, Kouropatkine, à seconder Skobeleff.

Il n’est pas d’exemple d’un génie universel. Napoléon lui-même ne gagna pas tout seul ses batailles. Les qualités de ses états-majors et de ses chefs d’armées contribuèrent pour une large part à ses succès. Mais il choisissait les uns et les autres. Kouropatkine choisit-il les siens ? Les graves conflits qui, perpétuellement, éclatèrent dans les états-majors, prouvent le contraire[44].

Sans remonter d’ailleurs d’un siècle dans le passé pour y chercher des exemples, il suffit de jeter les yeux sur l’armée adverse. Est-ce Oyama, le généralissime, qui assuma tout seul la responsabilité de la conduite des opérations ? est-ce lui tout seul l’organisateur de la victoire ? Non, ce sont d’autres avec lui. Chef illustre et d’une valeur incontestée, l’âge a néanmoins émoussé les éminentes qualités militaires qui firent ses succès passés. Il conçoit, mais d’autres aussi pensent et agissent avec lui et pour lui. Les plans et les ordres du généralissime sont le fruit du travail consciencieux et dévoué d’un admirable état-major qui s’efface devant son chef ; qui consacre avec abnégation toutes ses facultés à son triomphe ; qu’aucun intérêt personnel ne guide, mais l’intérêt commun, et dans un but unique : la victoire ; qui sait et qui se rend compte que cette victoire ne peut être obtenue que par la convergence des efforts, l’union des cœurs, des volontés et des intelligences, le respect absolu et la fidélité en l’autorité d’un seul.

Sans cette parfaite confiance en ses auxiliaires, comment comprendrait-on la si complète sérénité du généralissime, même dans les circonstances les plus critiques ? Ne le voit-on pas le jour décisif de la bataille de Moukden, à 30 kilomètres en arrière des lignes, surveillant les opérations, maniant les réserves du bout de son téléphone, tout en donnant la becquée au vol de pigeons familiers qui le suit depuis Liao-yang !

C’est que pour l’exécution de ses plans il comptait sur la valeur et le dévouement des Nodzu, des Nogi, des Oku et des Kuroki, et que ceux-ci à leur tour étaient servis par le dévouement et l’abnégation d’incomparables auxiliaires.

Si Kouropatkine avait disposé d’une pléiade de généraux semblables, peut-être ne lui eût-on pas reproché sa timidité d’attaque, cette absence de volonté tenace, ce manque absolu du « tout oser ». Mais pour tout oser il faut être sûr de ses moyens, il faut être convaincu à l’avance, quoi qu’il en soit et quoi qu’il en coûte, de réussir. Or la crainte de l’insuccès perce toujours dans les opérations russes même les plus énergiques. Alors que l’on attaque on prévoit déjà la retraite. Malheureuse disposition naturelle d’esprit du grand chef, mais entretenue, augmentée et excusée par la suite ininterrompue de revers partiels qui sont la preuve irréfutable de l’incapacité d’un trop grand nombre de ses auxiliaires. Les qualités essentielles qu’il reconnaît à ses adversaires, et dont il déplore l’absence dans ses propres rangs, lui conseillent la prudence. Il doute d’être suivi et soutenu dans les audacieuses tentatives qui, seules cependant, assureraient le succès. Il se refuse à l’idée d’une victoire éclatante parce qu’en la cherchant il redoute de consommer un irréparable désastre ; et c’est en évitant toujours et constamment ce « plus grand désastre » qu’il aboutit fatalement à cette trilogie désastreuse : Liao-yang, le Cha-ho, Moukden !

Dans un ouvrage récent, dont la censure impériale n’a pas autorisé la publication complète, Kouropatkine, tout en reconnaissant ses fautes, plaide sa défense et explique les causes de la défaite. Le réquisitoire que le généralissime dresse contre certains de ses principaux lieutenants : Kolbars, Grippenberg, Bilderling, Rennenkampf, est accablant. D’aucuns se récrient et le disent trop sévère. Toutefois on ne peut nier que l’indépendance, l’insoumission, la rébellion même de certains généraux contre l’autorité du chef suprême furent une des causes de l’insuccès des opérations, en même temps qu’un encouragement général à l’indiscipline. Un exemple frappant eût été nécessaire dès le début, à Tache-Kiao, où déjà cette mésentente entre généraux se manifeste[45] : Stakelberg émet l’avis qu’il convient de battre en retraite. Sur quoi le général Zaroubaïew « prend sur lui » de prescrire le maintien sur les positions. Qui donc commande ? Dans cette même action le général Michtchenko « consent » à soutenir l’attaque projetée par le général Chileiko, tandis que le major Kassovich refuse tout net son concours[46].

Et ce n’est là que le début de cette insubordination qui éclate plus répréhensible et plus néfaste dans le cours des opérations, parmi les commandants d’armées et les états-majors.

Si Kouropatkine commit des erreurs tactiques, il en commit une autre plus regrettable par bonté et par faiblesse : c’est de n’avoir fait un exemple brutal mais impérieux qui eût rappelé tout le monde à son rôle et à son devoir. C’est ce que le vieux général Liniévitch, en prenant de ses mains le commandant suprême, lui reprocha.

— Excellence, dit-il, vous avez commis une grande faute.

Kouropatkine répondit : — Excellence, mes fautes ont été nombreuses, je le sais, et Moukden en est la conséquence.

― Non, je ne parle pas des fautes tactiques et stratégiques, se récria le vieux général, tout le monde en commet, je veux parler d’une faute morale qui vous fit plus de mal que les balles japonaises. Vous auriez dû faire fusiller X…[47].



Et ces croix tragiques, du cap de Liao-Tichan au Soungari, sur un parcours de 800 kilomètres marquent les étapes de ce calvaire immense où succombèrent près de 100 000 combattants.


Cette mort vous en eût évité bien d’autres.

― Excellence, je l’ai compris trop tard, dit tristement Kouropatkine. Et Liniévitch ajouta devant tous : « Je n’hésiterai pas à traduire devant une cour martiale l’officier, de quelque rang qu’il soit, qui ne fera pas son devoir. »

Cette déclaration produisit un effet salutaire, car le loup de Sibérie, le « vieux troupier », comme l’appelaient par mépris les officiers de cour, aurait même sur eux usé de son pouvoir discrétionnaire.

Des généraux vivaient loin de leurs troupes, à proximité de certaines stations, dans des wagons luxueux encombrant la voie.

— Pourquoi tel et tel chef ne sont-ils pas près de leurs hommes ? demanda Liniévitch.

― Par manque de logements convenables, Excellence.

— Alors dites-leur que s’ils n’en ont point trouvé avant vingt-quatre heures, eux et leurs wagons seront accrochés au train de Pétersbourg !

Instantanément, les corps qui se croyaient privés de chefs les retrouvèrent.

À l’incapacité, à l’insouciance ou à l’ignorance de leurs devoirs que Kouropatkine reproche à certains chefs, il faut ajouter (parmi tant d’autres causes d’insuccès) l’ignorance de leurs soldats. Ce fut l’instituteur allemand qui gagna les batailles de 1870, a-t-on dit ; c’est la supériorité intellectuelle japonaise qui fit pencher, du côté de l’armée du mikado, la victoire. Sachant lire, sachant penser, sachant voir et sachant déduire, sachant juger et sachant prévoir, le soldat japonais est l’homme qui tue avec adresse et discernement, le russe c’est celui qui bravement mais maladroitement se fait tuer. L’un et l’autre se sacrifient, mais le premier avec intelligence, le second par fatalité. Au surplus, aucun souffle généreux et patriotique ne l’anime[48]. De quel enthousiasme peuvent d’ailleurs être enflammés ces réservistes arrachés à leur famille qui se battent et se font tuer à 10 000 kilomètres de leur foyer, dans un pays qui les effare et pour une cause qu’ils ne comprendront jamais !

Mal instruits, mal entraînés, chez la plupart l’âge a déjà abattu cette force virile de laquelle naissent l’entrain et la capacité de résistance. L’on en voit après une action violente, après un assaut brusquement mené, haletants, suffoqués, incapables d’un effort longtemps soutenu. Cette inaptitude offensive explique l’amour exagéré de la position, ce besoin de rempart continuel, cette tactique prudente, mais inefficace, que le chef même qui la réprouve, est obligé d’adopter.

« Par grâce, télégraphiait Kouropatkine, plus de réservistes ! envoyez-moi des hommes solides, des recrues même si vous n’en

avez pas d’autres ; je les formerai sur le champ de bataille, mais au moins j’aurai de véritables soldats.

À Pétersbourg, Sakharoff, son ennemi, s’écrie, dit-on, à la réception de ce télégramme : « Kouropatkine oublie pour donner des ordres au gouvernement qu’il n’est plus ministre de la guerre. » Et le généralissime russe, au lieu des renforts sérieux qu’il réclame, reçoit encore des réservistes !

Quand, enfin, les solides contingents arrivent, Moukden est tombée. D’ailleurs si ces hommes ont la force, l’instruction, la jeunesse, ont-ils encore l’esprit de sacrifice et de patriotisme ? Ils doutent de la justice de la cause qu’ils viennent défendre. La crise de révolte qui sévit en Russie a porté atteinte à leur loyalisme et ils ramènent de là-bas des idées et des théories corruptrices et déprimantes qui germent peu à peu dans les cerveaux, se propagent, inoculent de proche en proche un venin qui empoisonne les camps.

Les Japonais, instruits de cet état d’esprit par leurs espions et leurs affidés, l’aggravent. Des manifestes secrets circulent : « Braves soldats de Russie, ce n’est pas à vous que nous en voulons, vous êtes des frères malheureux que nous aimons, que nous plaignons ; mais c’est au régime qui vous opprime, à ce régime qui vous envoie souffrir et mourir ici pour nous disputer le droit de vivre et nous enlever le pain de nos femmes et de nos enfants. » S’ajoutant à la souffrance physique, à la souffrance morale résultant de l’éloignement indéfini du foyer, de l’humiliation et du découragement de la défaite constante, ces excitations perfides, jointes aussi aux menées des révolutionnaires russes, ne tardent pas à porter leur fruit.

Cet immense troupeau, si longtemps héroïquement impassible et docile dans l’adversité, se rebelle enfin. L’indiscipline des grands chefs a gagné les hommes et cela devient inquiétant pour l’avenir. Des officiers ne sont plus obéis, d’autres sont insultés. Des corps entiers sont maintenus à grand’peine. Les cosaques du Caucase furieux de n’être point rapatriés se livrent à des déprédations excessives. On pille, les habitants terrorisés s’enferment chez eux. Et tel est l’effroi que ces brigands inspirent que tout Chinois qui les rencontre, immédiatement et de lui-même, ouvre toute grande sa robe, se déshabille pour permettre aux cosaques de le fouiller plus aisément et sans trop de violence !

Les autorités militaires russes affirment qu’à l’heure de la paix l’armée, en raison de ses renforts importants, était sûre de la victoire définitive. N’est-il pas permis d’en douter quand on a vu la satisfaction avec laquelle cette annonce de paix fut accueillie par un grand nombre de soldats ? Kouropatkine était remplacé, mais cela garantissait-il le succès à venir ? Est-ce que les fautes innombrables dont on le rendait injustement l’unique responsable ne devaient plus être commises ? Erreurs ! Les fautes que Kouropatkine avaient faites, d’autres les auraient commises après lui : « La doctrine de temporisation qu’il mit en œuvre ne lui fut pas particulière ; elle fut celle de la presque totalité de ses sous-ordres et rencontra, au début, dans la majorité de l’opinion russe une approbation unanime. Ce n’est pas un homme, ce ne sont pas des hommes qu’il faut accuser, se sont les institutions. La doctrine d’une armée n’est pas l’œuvre d’un individu ; elle est l’émanation d’un état d’âme national[49]. »

Toutefois malgré ses défaillances, malgré ses erreurs ou ses fautes, l’armée russe ne mérite pas la condamnation injuste dont elle a été l’objet de la part des nations. Par son endurance admirable, par son opiniâtreté jamais lassée dans la résistance et la défaite, par son courage héroïque et farouche elle a prouvé qu’elle était capable de grandes choses encore. Mais ces réelles et solides qualités, pour la servir utilement, demandent une orientation plus moderne.



débarquement japonais d’après une gravure japonais
(Illustrations de ce genre très répandues au Japon pendant la guerre)


Trop attachée aux vieux principes qui firent sa grandeur, elle refusa trop longtemps de croire à l’efficacité des théories actuelles[50]. Le siècle avait marché. L’armée russe n’en continuait pas moins à mettre dans le culte jaloux de sa gloire passée le gage de sa force présente. Elle se perdit par présomption et un peu par oisiveté. Ses défaites sont le fruit des mêmes errements qui nous conduisirent, il y a trente-cinq ans, aux pires désastres.

Aussi devant cette brusque évocation de l’une des périodes les plus douloureuses de notre histoire, devant l’humiliation de nos alliés et la débâcle de leurs illusions, une inquiétante question naturellement se pose :

« À leur place quelle eût été notre attitude ? »

Résolument, en toute franchise, sans témérité ni présomption nous pouvons nous répondre :

L’armée française eût été au moins à la hauteur de l’armée adverse.

En effet, depuis l’année tragique que de progrès accomplis ! Ce n’est pas seulement notre armée qui s’organise, s’augmente et égale bientôt en force celle du vainqueur, grâce aux généreux sacrifices que le pays s’impose ; ce n’est pas seulement l’armement qui avec rapidité se transforme et se perfectionne au point d’exciter les jalousies rivales, mais c’est aussi notre méthode et notre esprit tactiques qui se renouvellent et aboutissent au règlement du 28 mai 1895, la plus admirable synthèse de la bataille moderne qui ait été écrite. Tout ceci on paraît souvent l’ignorer.

Depuis cette année sombre où notre orgueil fut si cruellement mis à l’épreuve, il semble que nous ayons gardé une invincible défiance de nous-mêmes et la crainte sinon la conviction de notre infériorité.

Prompts à nous critiquer et à nous exagérer nos erreurs ou nos faiblesses, nous allons trop volontiers chercher ailleurs des enseignements et des modèles[51].

Bien après 1870, alors que ressaisis et redevenus forts, nous n’avions plus rien à redouter de l’Allemagne, beaucoup d’entre nous étaient encore hypnotisés par l’ascendant de sa victoire. Pour ceux-là le salut n’existait que dans la germanisation de nos moyens et de nos procédés, on voulut tout germaniser, jusqu’à nos qualités et ainsi risquer d’en compromettre l’effet utile par une imitation inadéquate à notre tempérament et à notre caractère. À cette heure il en est qui cherchent des leçons de vie du côté du Japon, sans se douter cependant que les principes qui firent ses succès sont ceux codifiés par nos règlements, que leur tactique, surtout en ce qui concerne l’infanterie, en fut le scrupuleux commentaire.

Sans doute, en portant un regard attentif sur les vainqueurs, nous en retirerons de profitables leçons. Mais au moins parce que nous y découvrirons de nouveaux principes que parce que nous y trouverons la confirmation de l’excellence des nôtres, et que nous serons entraînés ainsi à nous en assimiler mieux l’esprit et à persévérer plus laborieusement dans leur pratique. « Car il ne suffit pas d′admettre théoriquement dans une armée certains principes pour être assuré qu’ils seront judicieusement appliqués en temps de guerre, il faut en outre et surtout qu’ils aient pénétré cette armée jusqu’aux moelles par une longue pratique préalable. Au combat, en effet, on n’agit guère la plupart du temps que d’une manière presque instinctive : le moment n’est pas propice aux longues réflexions. Il faut, en conséquence, que la pratique incessante du temps de paix ait préparé et régularisé l’action quasi automatique de notre pensée sur notre volonté[52]. » Donc travaillons encore et travaillons toujours, c’est là le principal enseignement de cette grande guerre.

Poussés par un inexplicable et singulier besoin de chercher « trop haut et trop loin » les causes de certains phénomènes cependant simples et naturels, nous avons attribué les succès japonais à des motifs qui les ont parfois étonnés eux-mêmes.

N’avons-nous pas vu prôner le jiu-jitsu comme la méthode de combat et d’entraînement qui fit du soldat nippon le plus redoutable adversaire du monde ? Or, pratiqué seulement par les professionnels et quelques fervents de sport, le jiu-jitsu était inconnu du peuple, inconnu des soldats, inconnu de beaucoup d’officiers, et cela je l’affirme, m’étant moi-même adressé à plusieurs d’entre eux qui ne purent me l’enseigner.

Ne s’est-on pas imaginé voir aussi dans une certaine catégorie de femmes japonaises, des femmes guerrières, intrépides, tirant de l’arc et jouant au besoin du sabre du samouraï ; ne s’imaginait-on pas toutes les femmes japonaises inculquant à leurs enfants l’instinct et l’amour de la lutte, amoureuses elles-mêmes des choses guerrières ? La femme japonaise est moins que cela, mais elle est une mère admirable et tendre, et c’est assez pour qu’à l’exemple des nôtres, la guerre l’effraie, la torture et lui apparaisse comme la pire des calamités puisqu’elle lui arrache ses enfants.

Et ce qui prouve que cette guerre, aux yeux de toutes les mères japonaises, n’était pas un événement heureux ni désiré, ce sont les larmes publiques qu’elles ne pouvaient retenir, en dépit de la réprobation que leur valait cette faiblesse, dans ce pays où le devoir exige que la douleur se masque d’un perpétuel sourire.

N’a-t-on pas dit encore que le Bushido, code chevaleresque et moral des samouraïs, avait fait la victoire japonaise parce que toute l’armée, toute la nation même, était imbue de ces généreux et héroïques principes ? — erreur encore accréditée fortement en Europe pendant la guerre par les publications du baron Suyematsu sur le culte national du Bushido. Or, les fidèles survivants de la vieille armée et du vieux régime mis à part, les jeunes générations d’officiers formées depuis Meiji trouvent leur règle de conduite dans la connaissance et l’application de principes plus simples et moins antiques, « principes qui ne diffèrent guère d’ailleurs quant au devoir militaire, de ceux en honneur dans les armées européennes et ne leur sont nullement supérieurs en noblesse et en élévation »[53]. Donc, dégagée de toutes les exagérations hyperboliques, dont nos imaginations éprises « de causes nouvelles ou supérieures » se sont plu à l’entourer, la valeur du soldat japonais, tout comme chez le nôtre, trouve sa cause et sa force initiales dans l’amour du pays, le désir de son indépendance et de sa grandeur.



combat en mandchourie, d’après une gravure japonaise
Traduction de la légende en caractère japonais : Notre armée surprend et bombarde l’armée ennemie ; elle réussie à s’emparer d’assaut de l’imprenable forteresse de Taisekyo.


Les Japonais ne furent ni plus grands ni plus héroïques que nos sublimes soldats de 1793, que les étonnants grognards de l’Empire qui firent trembler l’Europe ; que nos africains intrépides qui nous dotèrent de l’Algérie au prix de fatigues et de souffrances inouïes, et de privations toujours recommencées. Les soldats japonais ne furent ni plus valeureux que nos glorieux soldats d’Italie et nos rudes soldats de Crimée, ni plus superbes que les héroïques vaincus de 1870, nos frères malheureux, qui malgré l’adversité, illustrèrent de tant de pages admirables leur lamentable histoire !

Or ces vertus, chez nous, ne peuvent être mortes. Une trop longue lignée d’ancêtres glorieux en a laissé dans notre sang le germe impérissable. Il nous suffira de les faire renaître et de les cultiver par une éducation morale dévouée et sérieuse.

Et cette éducation, qui peut plus facilement et plus profitablement la donner que ceux-là mêmes qui sont chargés d’apprendre leur devoir de soldat à tous les Français de l’armée nouvelle ? L’officier, non plus seulement le trop sévère professeur de ses hommes, mais devenu leur compagnon de devoir, leur conseiller et leur guide, — c’est l’armée de demain…

Cela encore n’est point une leçon de la dernière guerre, puisque le rôle moral de l’officier est une obligation de notre règlement actuel, élaboré bien avant 1904 : « L’officier n’est pas seulement l’instructeur de ses hommes, il en est surtout l’éducateur. C’est dans ce dernier rôle qu’il affirmera sa supériorité et créera cette confiance et cette subordination volontaires qui feront que le « Suivez-moi » du chef ne sera jamais un vain mot, et que là où il ira, il trouvera toujours le soldat français derrière lui[54]. »



CHAPITRE VIII

La Mandchourie japonaise


Les oppresseurs sont partis, les libérateurs sont restés. — Les Chinois n’ont fait que changer de maîtres. — L’emprise japonaise dans l’Empire du Milieu. — Son historique. — La triple action commerciale, intellectuelle et militaire. — Pourquoi les Japonais resteront en Mandchourie. — L’envahissement des mousmés. — Ceux qui prennent et ceux qui donnent.


C’en est fini de l’influence russe dans la Mandchourie méridionale. Chassés du Liao-toung, chassés de Niou-chang, chassés de Moukden dont ils étaient les maîtres ; dépouillés de leurs concessions nombreuses, de leurs établissements prospères édifiés à prix d’or ; dépossédés du transmandchourien, cette œuvre aventureuse et gigantesque qui faisait du golfe du Petchili une mer russe ; ayant tout perdu : des milliards, des armées et leur flotte, à coup sûr et pour un temps leur force et leur prestige, les pionniers et soldats du tsar ont regagné sous le lamentable écroulement de leur rêve les rives froides du Soungari.

Heureux Mandchous ! Délivrés de l’oppression des hommes du Nord, ils vont vivre enfin des jours de paix et de liberté ? Grâce à la brillante et généreuse intervention japonaise, ils ont recouvré leur indépendance ; et le « Fils du Ciel » est redevenu le maître de territoires et de sujets qu’il avait crus pour jamais ravis à ses lois.

La Mandchourie aux Mandchous !

C’est ce que l’on a pensé, c’est ce que les événements faisaient présager ; et n’est-ce pas ce que les Japonais proclamaient très haut lors de la déclaration de guerre ? Relisons toutes les feuilles officielles de l’époque, elles disaient ceci ou à peu près : « La Russie poursuit la russification des provinces mandchoues, le Japon, au contraire, n’a en vue que le bien de la nation chinoise, sans nul désir de maîtrise ou d’annexion. Il considère que les trois empires de l’Orient (Japon, Chine, Corée), reliés par des liens géographiques, politiques et commerciaux, doivent former un groupe sympathique dont le devoir impérieux est de se tenir par la main et de se défendre au cas où l’un des trois serait menacé. C’est en vertu de la réalisation de cet idéal que le Japon attaqua en 1893 la Chine qui menaçait l’indépendance de la Corée (sic). C’est pour ce même idéal que le Japon défendra la Chine contre les intrigues du Russe insatiable qui rêve de faire de l’Empire du Milieu une dépendance de l’Empire des Tsars. »

Or, à cette heure, grâce aux succès japonais, l’Empire du Milieu n’a plus à trembler devant l’Empire des Tsars. Mais son indépendance s’est-elle affermie de ce fait, sa force s’est-elle accrue ? Hélas ! non. Si les oppresseurs sont partis, les libérateurs sont restés. Une volonté s’est substituée à la volonté russe à Moukden, et ce n’est pas celle de Tchao-Ehr-Sun, gouverneur de Mandchourie, représentant accrédité du « Fils du Ciel ».

Volontairement oublieux de leur programme altruiste ainsi que de leurs généreuses promesses, les Japonais ont mis, sans scrupules et sans ménagements, la main dans la direction des affaires et il apparaît à tous, clairement, que ces pauvres Mandchous n’ont fait que changer de maîtres.



la chine d’autrefois
L’armée tartare et ses huit bannières. – Marche processionnelle. Chaque fusil, porté par deux hommes, est précédé d’un drapeau.


Et certes, s’ils avaient parfois à se plaindre des anciens, non moins véhémentes sont les plaintes qui de toutes parts éclatent devant les exigences et les empiétements des nouveaux maîtres. La tutelle russe s’est évanouie ; la tutelle japonaise lui a succédé, plus sévère, plus disciplinée, plus tracassière et combien moins large et moins généreuse.



la chine d’aujourd′hui
L’armée nouvelle, instruite et entraînée par des instructeurs japonais.


Autrefois les millions coulaient ; maintenant c’est la perspective du servage sans les compensations d’un salaire suffisamment rémunérateur.

Tchao-Ehr-Sun, japonophile cependant en toute la mesure possible d’un Chinois habile, ne cesse de protester auprès du Wai-Ou-Pou contre les droits que s’arrogent journellement les Nippons, sans nul souci de son autorité ni de son mandat impérial. Ce n’est plus en effet le gouverneur de la Mandchourie le maître de sa capitale. Ce sont les Japonais qui en gardent les portes, ce sont eux qui ont pris la direction de la police, qui lèvent les impôts, régissent les douanes, surveillent les postes et ouvrent les correspondances. Ce sont eux qui administrent et entendent dicter les lois. Sans autorisation préalable ils installent des télégraphes, des téléphones, des voies ferrées, bâtissent, s’organisent dans les centres de leur choix et sur les meilleurs terrains, jetant bas les maisons, éventrant les murs des cités, bousculant les cimetières. Ils paient mal les coolies, les traitent durement, réquisitionnent, mettent en coupe réglée les forêts du Yalou, s’emparent de la batellerie et de la pêche, exploitent les marais salants, ce qui oblige les habitants à acheter leur propre sel. Non contents de fermer rigoureusement la porte à tout commerce étranger, ils paralysent le commerce indigène au profit du leur. Dans les principaux centres l’existence est rendue tellement difficile aux commerçants et banquiers chinois qu’ils ferment boutique et quittent le pays. Voilà ce qui se dit, voilà ce que la plupart des journaux chinois journellement répètent[55], dénonçant les intentions ambitieuses du Japon qui voudrait faire de la Mandchourie une « colonie nipponne ».

En effet, tel est le véritable but des Japonais. Et ils s’installent en Mandchourie comme ils se sont installés en Corée parce que les nécessités de leur vie même le leur imposent. Parce que, pendant qu’à l’intérieur le Japon devient trop petit pour son activité et sa population débordantes, à l’extérieur la méfiance et l’hostilité contre les Nippons s’accroissent. Leurs courants d’émigration se voient entravés, arrêtés ; l’Amérique leur ferme ses portes et leur dispute l’influence dans le Pacifique ; l’Allemagne, l’Angleterre leur alliée, commencent à ressentir les effets de leur trop rapide développement et s’en irritent.

Ils prévoient l’heure plus ou moins lointaine d’une conflagration puissante contre eux : ils s’y préparent. Le Japon ne leur offre plus un champ d’activité suffisant. Il leur faut des terres nouvelles pour donner libre cours à leur développement normal et à leur expansion. Confinés dans la limite étroite de leurs îles, ils ne peuvent plus grandir, or la stagnation serait leur perte. Mais pour grandir en sécurité une condition essentielle s’impose : se suffire à soi-même, n’être au besoin le tributaire d’aucun peuple d’Occident. Dans le domaine de la production industrielle ils atteindront bientôt ce but ; dans le domaine de la production agricole les habitants du Japon dépendront toujours du dehors pour une grande part de leur subsistance.

Donc, possesseurs de la Mandchourie riche et féconde, ils la garderont, car avec la Corée elle constituera le grenier d’abondance qui les libérera à tout jamais de la dépendance étrangère. Ainsi, sûrs de leurs ressources, maîtres de leur vie, ils se consacreront plus activement, plus hardiment au développement commercial et industriel du Japon proprement dit, dont les succès économiques toujours croissants détermineront, dans le Pacifique et en Asie, la banqueroute des peuples de l’Occident.

Ils ne rendront pas la Mandchourie, disent-ils encore, et cela dans le bien de la Chine, pour le maintien de son intégrité et pour la paix de l’Extrême-Orient. Eux partis, les Russes reviendraient, plus exigeants, plus arrogants, imposant des conditions, réclamant des compensations nouvelles. Entraînées par cet exemple, jalouses et non moins avides, toutes les nations d’Occident accourraient à la curée. La Chine, incapable de se défendre contre la ruée des ambitions étrangères, subirait de nouvelles servitudes et des morcellements nouveaux. Les événements du passé constituent la meilleure leçon pour l’avenir. N’est-ce pas, après la guerre sino-japonaise, leur déplorable faiblesse, à eux les vainqueurs, qui détermina l’immixtion internationale dans les affaires de Chine ? À la suite de cette glorieuse, mais chère campagne, qui devait leur assurer la prépondérance en Extrême-Orient, ils rendent, sur le conseil amical de la Russie, de l’Allemagne et de la France, Port-Arthur aux vaincus, l’objectif principal pour lequel ils s’étaient battus. Ils se soumettent à cette perte et à cette humiliation parce que l’Occident en fait la condition essentielle de l’intégrité de la Chine et du maintien de la paix en Extrême-Orient. Mais comment les récompense-t-on de ce sacrifice ? par la plus abominable des traîtrises. Cet acte de politique d’intégrité est violé par ceux mêmes qui l’ont inspiré. En 1897, la Russie se fait céder ce même Port-Arthur qu’une victoire coûteuse avait légalement conquis au Japon ; puis les Allemands s’installent à Kiao-Tchou dont ils font une colonie allemande ; les Français, moins exigeants et pour cela peut-être plus méprisés par la suite, se font céder Kouang-Tcheouan ; l’Angleterre, elle, qui prudemment n’est point entrée dans le concert comminatoire qui fit restituer Port-Arthur[56], ne pousse point cependant le désir de plaire au Japon jusqu’à l’abdication de ses propres intérêts : elle réclame et obtient Waï-Haï-Wéï ; quant à l’Italie, à son tour, elle arrive. Et l’infiltration internationale se propage à l’intérieur de l’empire chinois, grandit, prospère ; les succès faciles en font escompter de plus grands encore, on suppute les ressources de chaque province et d’avance on se les adjuge ; quand la persuasion est impuissante, la menace et la contrainte interviennent.



la chine d’autrefois
En carré. – Deux hommes pour un fusil. L’un soutient le canon avec son épaule, l’autre charge et tire.


Le gouvernement, trop faible, toujours tremblant et toujours épouvanté, distribue des privilèges, cède des exploitations et de vastes territoires. Plus il se montre débonnaire, plus on est exigeant. L’empire lézardé, caduc, menace ruine, le démembrement apparaît aux yeux de tous comme une affaire à brève échéance, les appétits s’aiguisent et déjà les ambitions rivales se querellent au sujet de la dépouille qui doit leur échoir en partage.



la chine d’aujourd′hui
L’armée nouvelle. – Feux de salves ou à volonté sur deux rangs.

Les Japonais, indignés et amèrement déçus, assistent à ce lamentable spectacle qu’ils attribuent à trop de faiblesse ou de sincérité de leur part. Non seulement l’indépendance de la Chine se voit menacée, mais aussi celle du Japon lui-même, dont le prodigieux développement sera fatalement arrêté, dont les intérêts se verront compromis et les rêves de grandeur abandonnés du fait de l’établissement de l’Occident en Asie.

Il lui apparaît très clairement alors que la question d’Orient ne peut être réglée sans lui, qu’elle doit être même réglée par lui seul, selon ses intérêts et non comme l’entendent les Occidentaux agissant à l’égard des vieilles et respectables civilisations d’Orient comme envers les peuplades sauvages d’Afrique ou d’Océanie. Eux seuls Japonais la résoudront et dans le sens de leur rêve depuis longtemps caressé, lequel, de ce jour-là, prendra l’acuité d’un désir tenace et violent : l’Asie aux Asiatiques. Ils mettront tout en œuvre pour sa réalisation et l’on verra les deux ennemis de la veille, Chine et Japon, se réconcilier dans la haine commune des envahisseurs d’Occident. La conduite rapace de ces derniers en sera le prétexte. Alors qu’ils se partagent la Chine, le Japon, lui, le vainqueur, ne réclame rien et reprend de l’influence à Pékin en dénonçant, par son désintéressement habile, la traîtrise des amitiés étrangères.

Ce qu’il veut prouver avant tout, c’est que de lui seul peut venir le salut de l’Asie, et cette façon de voir il ne l’impose pas brutalement, mais il s’efforcera d’y amener insensiblement la Chine. Son action sera discrète, insinuante, presque toujours secrète mais toujours efficace, elle sera aidée surtout par cette parenté de race, par cette similitude de civilisation qui détruit la méfiance et permet au Japonais de se mêler facilement à l’élément chinois et de vivre sa vie.

Dans son intéressante étude sur le panmongolisme japonais[57], le célèbre explorateur et orientaliste Alexandre Ular s’exprime ainsi : « Les Japonais, observateurs par excellence, transportèrent inconsciemment en Chine leur habitude héréditaire de l’espionnage minutieux. Ils fournirent au lieu d’un effort individuel immédiat des renseignements qui devaient tout d’abord servir à la création d’un système théorique de travail en grand. Ils apprirent le chinois et s’habituèrent le plus intimement possible aux usages et à la façon de penser de leurs voisins. Leurs consuls, leurs commis voyageurs, agents politiques plutôt que commerciaux, furent Chinois, s’efforçaient de le devenir afin de tout voir, de tout entendre, d’être reçus ou tolérés partout. Et ce vaste espionnage hiérarchisé, naturel, ne se butant guère contre la défiance chinoise, eut vite pour résultat d’imprimer une direction toute nouvelle aux méthodes du gouvernement japonais. » En effet, celui-ci, sur la foi des renseignements innombrables et merveilleux d’exactitude qui se centralisèrent à Tokio dès 1896, comprit que la réussite dépendait avant tout de l’abandon apparent des procédés européens dont il s’était fait tout d’abord le champion glorieux. « Au lieu de vanter aux Chinois la civilisation d’Occident, au lieu d’insister sur les moyens modernes, ce qui les aurait rangés eux aussi au nombre des ennemis de la Chine, ils basèrent leurs relations sur ce qu’il y avait de commun entre les deux nations jaunes : identité de l’écriture, similitude des costumes et de la physionomie, ressemblance des superstitions populaires, communauté de l’esprit commercial et surtout danger commun d’être asservis ou tout au moins contrôlés par l’une ou l’autre des grandes puissances d’Occident[58]. »

Par cette méthode et par leur compréhension de l’âme chinoise, ils s’attirèrent de nombreuses sympathies et finirent par gagner la confiance du parti réformateur « jeune Chine », qui les avait d’abord dénoncés comme les serviles et méprisables imitateurs des barbares d’Occident. Pour centraliser et coordonner leurs efforts, pour agir avec plus de force et de méthode, un organe clandestin fut créé : « La congrégation de la civilisation de l’Est et dont la présidence fut offerte à l’un des frères du mikado. Cet organisme puissant, agissant sur le modèle des grandes congrégations chinoises et articulé, outillé, subdivisé, avec une science dont aucune association occidentale ne donne un exemple, envisagea son action au triple point de vue commercial, intellectuel et militaire[59]. »

Dans cette triple action les Japonais devaient réussir, parce qu’ils employaient des moyens adéquats à la mentalité chinoise, parce qu’au lieu d’imposer ouvertement leur méthode ils s’identifiaient avec celle des indigènes, quitte à opérer plus tard et d’une façon insensible la transformation qu’ils désiraient.

C’est par l’action commerciale qu’ils débutent et immédiatement on leur voit prendre le contre-pied de la méthode des grandes puissances européennes. Celles-ci inondent les marchés de leurs grosses importations pour créer et développer l’écoulement du détail. Eux, au contraire, débutent par la conquête du consommateur et du petit détaillant. Colporteurs et mercantiles parcourent les villes et les campagnes. Infatigables et patients, ils subissent les marchandages et les atermoiements ; rebutés d’abord, souriants ils se représentent ; ils n’offrent que ce qui a chance de plaire, flattent les goûts, puis, adroitement et sans avoir l’air, les excitent et, petit à petit, créent des besoins nouveaux. Finalement des courants s’établissent, qui ne dévient plus, qu’ils savent entretenir et qui toujours s’augmentent. C’est ainsi que l’infime négoce appelle les grosses importations et en assure par avance le complet écoulement ; c’est ainsi que le Japon a vu s’élever en dix années à 60 millions de taëls par an (200 millions de francs) le chiffre de ses importations en Chine.



la chine d’autrefois
L’armée tartare (ancienne armée) : en position d’attente.

En même temps que s’établissait cette intimité commerciale, le gouvernement japonais travaillait au rapprochement intellectuel des deux peuples, et cela avec d’autant plus d’ardeur que plusieurs nations étrangères avaient manifesté après la guerre sino-japonaise le désir d’une réforme scolaire à leur profit.



la chine d’aujourd′hui
L’armée nouvelle : en position d’attente.


La cour de Pékin un instant hésita, mais les Japonais surent bien vite démontrer l’inanité, l’absurdité d’un pareil projet, que d’ailleurs trop de motifs d’incompatibilité entre les deux races condamnaient d’avance. Ils agirent tant et si bien que le parti réformateur « jeune Chine » plaida leur cause dans plusieurs manifestes sensationnels et que la cour de Pékin publia, en 1898, un édit dans lequel elle n’accordait aucune confiance à l’éducation intellectuelle des écoles d’Occident. C’était faire le jeu des Japonais ; aussitôt s’ouvrit à Tokio une école normale, les étudiants chinois y affluèrent ; parallèlement, des instituteurs japonais se glissèrent en Chine, des écoles secondaires furent dirigées par eux dans plusieurs provinces, une université s’ouvrit à Shanghaï. Plus tard l’université impériale de Pékin fut réorganisée par des Japonais, et pour unifier et étendre l’enseignement dans tout l’empire, des inspecteurs japonais furent désignés par le pouvoir central.

Les mêmes causes qui firent le succès de la mainmise commerciale et intellectuelle sur la Chine firent également le succès de sa japonisation militaire. En 1895, après l’écrasement total de son armée et de sa marine par les forces nipponnes, la Chine, cruellement désillusionnée, comprit enfin que ses archaïques légions mandchoues n’auraient plus désormais sur les fusils et canons modernes le magique pouvoir tant de fois exercé sur les sauvages hordes mongoles, dans le cours des siècles primitifs. Ne voulant pas s’adresser à ses vainqueurs de la veille, c’est vers l’Occident qu’elle se tourna pour apprendre l’art de la guerre moderne.

Les résultats furent piteux, ainsi que le démontrèrent les événements boxers de 1900. Il ne pouvait en être autrement. Les éducateurs étaient, en toutes choses, beaucoup trop loin de leurs élèves. Ignorants de la langue, ignorants de l’écriture et de la civilisation chinoises, convaincus par un vain préjugé de races de leur supériorité propre, et convaincus de l’infériorité de leurs élèves, différant de ceux-ci par les mœurs, la mentalité, les habitudes, sans autres liens moraux avec que ce pacte qui les obligeait, moyennant une belle solde, à se faire les dispensateurs d’une éducation qui ne pouvait être comprise parce qu’ils ne pouvaient la faire comprendre, ces professeurs découragèrent la bonne volonté des élèves. Et de même qu’en 1898, la Chine, reconnaissant l’inanité des efforts intellectuels d’Occident, s’était adressée au Japon pour l’organisation de son enseignement scolaire, de même la Chine après 1900 se tourna vers le Japon pour la réorganisation de son armée.

Le Japon, qui avait habilement et clandestinement préparé ce retour de confiance et cet appel à ses lumières, avait en même temps pris à l’avance des mesures pour que les résultats répondissent dans le plus bref délai aux espérances mises en son savoir. L’académie militaire de Tokio s’ouvrit immédiatement à tous les étudiants que la Chine consentit à y envoyer, et des instructeurs japonais, préparés à leur tâche, se répandirent dans tous les corps de troupe de formation nouvelle. Ces instructeurs, déjà familiers avec cette mentalité et cette civilisation offrant avec la leur tant de points de ressemblance, connaissant à fond la langue parlée et suffisamment les caractères, s’habillant comme leurs hommes et s’astreignant même au port de la queue, vivant constamment au milieu d’eux et comme eux, instruits de leurs faiblesses et de leurs qualités, surent bien vite se rendre sympathiques et s’imposer sans contrainte ni difficultés. Au surplus, conscients de leur tâche, ils mettaient dans son accomplissement toute leur âme et toute la plénitude de leurs facultés. Guidés par un idéal généreux et non par l’appât d’un gain rémunérateur, ils voyaient surtout en ces énergies à former et à pétrir les frères du lendemain qui aideraient à l’avènement glorieux du « plus grand Japon », les compagnons des guerres futures de délivrance, libérant à tout jamais l’Orient de l’emprise des races blanches.

Devant les succès obtenus, le nombre des instructeurs s’accrut, de nouvelles unités se constituèrent, des écoles militaires dirigées par des officiers japonais furent créées dans plusieurs provinces ; enfin, tous ces efforts nombreux aboutirent à cette première manifestation militaire de 1904, où des troupes chinoises, en des manœuvres retentissantes, donnèrent à l’Europe étonnée l’impression d’une force réelle et formidable qui se forme et qui grandit.

Mais cette triple intimité commerciale, intellectuelle et militaire devait fatalement, en livrant chaque jour davantage la Chine aux Japonais, développer chez ceux-ci des ambitions plus grandes.

Cette puissance qu’ils ont progressivement accaparée, dont ils retirent tant de bénéfice et qu’une guerre met à leur discrétion absolue, ils ne l’abandonneront pas ainsi. La Russie, dont les succès inquiétants en Extrême-Asie avaient contre-balancé leurs efforts, est enfin vaincue ; leur influence doit s’accroître de toute l’influence abattue. Aussi n’abandonneront-ils pas la Mandchourie, parce qu’elle est la barrière qui sauvegarde cette influence, et parce que de Moukden ils tiennent le Russe sous leurs menaces et Pékin sous leur dépendance. Parce qu’il importe que leurs succès, obtenus au prix de tant de sacrifices et de labeurs persévérants, ne soient pas compromis par des influences rivales, parce que le plus sûr garant de la fidélité est la crainte que l’on inspire et qu’il est prudent de maintenir le gouvernement chinois sous cette appréhension constante : Tu seras japonophile ou tu ne seras pas ! Et il l’est ; mais, hélas ! avec moins de confiance et d’enthousiasme que jadis, car il s’aperçoit maintenant que ses bons amis de la veille seront les vrais ennemis du lendemain. Il est japonophile à cette heure, mais le plus souvent par timidité ou par crainte, avec résistance, avec effroi.

Quelle que soit la cause qui la détermine, l’autorité des Nippons s’affirme constamment par des faits nouveaux et stupéfiants parfois. Après les avantages et les privilèges obtenus par traités spéciaux, conséquents à l’évacuation russe, ne les a-t-on pas vus s’ingérer dans les arcanes les plus secrets de la politique intérieure, et, pour n’en citer qu’un cas entre mille : ce bouleversement extraordinaire du palais ; la disgrâce du grand eunuque, ce vieil ami et influent conseiller de l’impératrice, agent à la solde des Russes. Ce départ, pour les intérêts japonais, est une victoire non moins avantageuse que celles de Moukden et de Tshushima.

Leur mainmise est partout ; sans parler de l’armée qu’ils instruisent et qui est un peu leur domaine, ne veulent-ils pas mettre la main sur la police en y enrôlant leurs nationaux ? Alors que de toutes parts, sur un mot d’ordre venu d’en haut, les prérogatives des Occidentaux se restreignent, les leurs se multiplient. Ils prospectent, ils exploitent, ils conseillent ; c’est à leurs arsenaux, à leurs manufactures et à leur industrie, à leurs ingénieurs, à leurs professeurs, à leurs spécialistes de toutes branches que l’on s’adresse, même à leurs femmes aussi, qui viennent diriger les écoles de filles tout récemment créées en Chine[60]. Ils s’installent partout ; il n’est pas de ville dans le Petchili où ne s’érige une petite cité japonaise. Ils sont à l’affût de toutes les concessions prometteuses. C’est ainsi qu’ils convoitent, dès l’évacuation des troupes internationales qui l’occupent, le port de Tchin-Wan-Tao, le seul port du Petchili libre de glaces en hiver.

Ce serait là une solide base pour leur pénétration future. Obtiendront-ils l’achat des terrains désirés ? Une puissante compagnie anglaise s’y est déjà installée et l’on se doute que derrière elle surgirait au moment opportun une puissance plus forte, l’Angleterre elle-même, leur alliée. Qu’adviendrait-il alors ?

Une raison encore, et non des moindres, qui milite en faveur du statu quo en Mandchourie, c’est la crainte, pour le gouvernement, du revirement de l’opinion publique au Japon. L’abandon de la Mandchourie aurait une répercussion des plus néfastes, révolutionnaire peut-être, dans l’intérieur du pays. Il faut se rappeler l’exaltation qu’y produisait pendant la campagne la suite ininterrompue des victoires : le Yalou, Port-Arthur, Liao-yang, Moukden, Thiéling, le Soungari. L’armée montant toujours, envahissant le nord sur les talons des Russes, et le peuple confiant dans la force invincible de ses soldats héroïques, ne doutant pas de voir un jour l’étendard au disque rouge flotter sur les remparts de Vladivostok et les rives orientales du Baïkal.

Quand l’Amérique émit une proposition de paix, ce fut une explosion d’indignation. Traiter avec la Russie sur un pied d’égalité, les Japonais ne voulaient l’admettre. Comme vainqueurs, ils entendent dicter leur volonté et, si l’Amérique ne peut leur en donner l’assurance, elle n’a qu’à se retirer et laisser les opérations suivre leur cours. Quant aux conditions à imposer, elles doivent, de l’avis de tout patriote, être au moins celles-ci : indemnité de 3 à 5 milliards. Territoires à céder : Sakhaline, le Kamtchatka, toute la province maritime ; de plus, cession de tous les droits de la Russie sur le Liao-toung, sur les entreprises de Mandchourie, sur les chemins de fer ; interdiction à la Russie d’avoir une flotte dans le Pacifique et la mer du Japon et d’obtenir de la Chine des concessions sans le consentement du Japon.

Ces conditions sont celles proposées par les sept docteurs de l’université de Tokio qui menèrent une campagne si violente en 1903 pour la déclaration de guerre.

À cet avis ou à peu près se rangent la société des journalistes, le grand parti constitutionnel, le parti progressiste dont le chef, le comte Okuma, déclare que c’est là un minimum auquel le Japon doit tenir. Et la presse et certaines revues telles que le Nihongin poussent encore plus loin leurs prétentions, réclament l’occupation de la Transbaïkalie. Le peuple approuve, applaudit, réclame plus encore !

Aussi quelle cruelle désillusion lorsqu’on apprit les clauses bien moins avantageuses de la paix ! Pas d’indemnité ! l’abandon seulement de la moitié de Sakhaline et la cession du Liao-toung. Mais la Mandchourie du Nord, le Soungari, l’Amour, Vladivostok et le chemin de fer, tout cela restait entre les mains des Russes ! Alors pourquoi s’être battus si longtemps ? pourquoi avoir consenti d’aussi héroïques sacrifices de soldats et d’argent pour aboutir à cette humiliante défaite ?

La stupeur et l’abattement des premiers moments eurent une réaction terrible. Le peuple cria à l’ignominie, à la trahison. Des délégations des provinces affluèrent à la capitale, des manifestations violentes furent partout organisées, des troubles s’ensuivirent que le gouvernement eut grand’peine à contenir ou à réprimer. Les adresses à l’empereur se multiplièrent. On parla même d’une levée en masse pour forcer sa volonté. L’opinion publique ne demandait rien de moins que le refus de la ratification de ce honteux traité insultant à l’honneur du pays. À part quelques organes directs du gouvernement, toute la presse partageait et excitait encore l’indignation patriotique du peuple. Professeurs d’université, chefs de parti, membres du Parlement ne dissimulaient point leur irritation. C’est ainsi que le comte Okuma, le chef du parti progressiste, s’écria : « Plus de cent mille vies sacrifiées, plus d’un milliard de yen dépensés, les gloires sans mélange de nos triomphes, tout cela réduit à rien par l’ineptie de nos diplomates[61] ! »

Le calme fut long à se rétablir ; cependant, le peuple, confiant dans la sagesse de son empereur, finit par se rendre aux raisons qu’il exposait par la bouche de ses ministres. Le comte Katsoura, premier ministre, l’amiral Yamamato, ministre de la marine, celui de la guerre le maréchal Yamagata, dans de nombreuses réunions, répétaient ceci : Les considérations qui ont décidé le gouvernement japonais à signer le traité de paix sont l’état actuel des finances de l’empire, la nécessité de ne pas compromettre le futur développement du pays, l’impossibilité de porter à la Russie un coup décisif en Extrême-Orient, enfin l’attitude même des puissances, qui réclamaient la paix. À ces divers points de vue, on a pensé qu’il était plus avantageux de traiter. Ainsi non seulement on épargnait des vies humaines, mais encore on se réservait des ressources pour les entreprises qui s’imposent après la guerre en Corée et en Mandchourie[62]. »

Par ces déclarations, le gouvernement a pris l’engagement de ne point abandonner la Corée et la partie de la Mandchourie occupée pendant la guerre ; le peuple en a pris acte et c’est sur la foi de ces déclarations que tant de gens sont partis pour aller y chercher les moyens d’existence que leur refuse le pays par suite des perturbations économiques et sociales résultant du fait de la guerre.

C’est ainsi que depuis deux années, par Niou-chang, par Dalny, par le Yalou, la Mandchourie se peuple de Nippons. Dans l’intérieur, Liao-yang, Hsimintoun, Thiéling, Moukden et d’autres centres en regorgent.

Ils s’installent partout et partout ne perdent pas leur temps et travaillent en conquérants et en maîtres, ce qui n’est pas absolument leur droit, c’est certain ; mais ils y travaillent si bien que les Russes eux-mêmes n’oseraient protester : leur intelligente activité plaide en faveur de leur audace. Ainsi, en moins d’une année, ils ont fait de Moukden une ville nouvelle et presque propre ; et c’était là une rude et fameuse tâche, vous pouvez m’en croire !

Bourbier immonde au temps du dégel et des pluies, dunes de sable empuanti et aveuglant à l’époque des vents et de la saison sèche, telle était la ville.

Les 3 kilomètres qui la séparaient de la station constituaient pour le voyageur le plus atroce calvaire qu’il fût. C’était une mare presque ininterrompue, aux profondeurs insoupçonnées, inquiétantes, où la voiture par intervalles s’enlisait jusqu’aux moyeux dans un éclaboussement de vase qui l’enveloppait toute. Ou bien encore, sur cette même piste tout à coup desséchée par les vents et le soleil, coupée d’ornières profondes et dures, c’était alors, dans la voiture chinoise aux primitifs et massifs ressorts de bois, un cahotement, un brimbalement à décrocher l’âme, à rompre les os, avec, en plus, l’étouffement de la poussière âcre soulevée par épais nuages.

Quiconque avait vu Moukden jurait de ne plus le revoir. Aussi est-ce un étonnement charmé et presque reconnaissant chez celui qui, l’ayant connu jadis, à nouveau s’y aventure.

Une large avenue relie maintenant la gare à la ville, et sur cette avenue, non encore achevée, plus de mille coolies[63], activement et militairement dirigés, travaillent. Le sol trop friable, creusé jusqu’en ses profondeurs, s’est transformé en une digue souterraine faite de pierres, de rocs, de briques amalgamés de chaux sur laquelle une chaussée solide et proprement pavée se construit.

Courant sur le réseau de rails légers qui enserrent et sillonnent la ville, de petits trucs incessamment amènent à pied d’œuvre les matériaux qui presque aussitôt disparaissent. Et de chaque côté de cette large avenue, que le tramway suivra bientôt, de nombreuses constructions s’élèvent. Constructions japonaises évidemment, surgissant comme des champignons au lendemain d’un orage : maisonnettes basses, sans fondations, posées à même le sol, aux panneaux de bois, rarement de briques, le plus fréquemment en papier. Constructions frêles qui surprennent dans ce pays aux rigueurs excessives, où les habitants grelotteront l’hiver et grilleront l’été. Mais qu’importe ! on avise au plus pressé. Il faut se fixer d’abord, dût-on souffrir un peu ; plus tard, on recherchera le confortable.

D’ailleurs, la colonie japonaise n’est pas là tout entière, elle s’est installée aussi dans le faubourg est et dans les rues principales de la vieille cité, où les éventaires, les boutiques, les magasins de belle apparence même se multiplient de jour en jour.

Là, par exemple, cette invasion mercantile paraît aussi imprudente qu’excessive. De quoi et comment vont vivre ces innombrables marchands aux produits identiques ? Il n’en était pas besoin d’autant pour tuer le petit commerce chinois et il est à craindre qu’ils ne se tuent eux-mêmes. Il leur faut peu pour vivre, il est vrai, et c’est pour cela, peut-être, qu’ils se sauveront, et c’est par cela, surtout, qu’ils battront le commerçant chinois, moins économe, volontiers et naïvement prodigue par ostentation, et que la ridicule question « de face »[64] astreint à des frais inutiles auxquels les Japonais, plus pratiques, sauront se soustraire. Ceux-ci ont encore sur le Chinois l’avantage d’être les intermédiaires directs de la production, la plus grande partie des marchandises vendues ici venant du Japon. Ils ont aussi sur celui-là, pour leurs importations, l’avantage de la franchise. Par Dalny, par Antoung, par Inkéou[65], dont ils régissent les douanes, les Japonais introduisent sans frais d’entrée, ou presque, jusque sur les marchés mêmes, leurs produits et ceux de l’étranger qu’ils n’ont pu imiter ou évincer encore. Les Chinois, au contraire, ont non seulement à acquitter des droits de douane extérieure assez élevés, mais encore leurs marchandises, à mesure qu’elles s’avancent dans l’intérieur, sont surchargées de taxes nouvelles : « likin »[66] de gouvernement, likin de cercle, likin de préfecture et de sous-préfecture, puis, dans chaque ville ou village, droits d’entrée, droits de débarquement, droits de vente, etc., taxes dont quelques-unes sont minimes, mais lesquelles en s’accumulant font une somme. Taxes immuables et qui ne tomberont qu’avec le gouvernement actuel, puisqu’elles constituent l’apanage des mandarins qui les perçoivent.

À la faveur de ce régime d’exception, les Japonais luttent donc avec avantage et monopolisent à leur profit tous les produits d’un usage constant. Ils ont commencé par le trust du pétrole et par celui des cigarettes, dont la consommation est considérable ; ils continueront bientôt, s’ils ont assez d’argent, par celui des denrées de première nécessité. Jusqu’ici les petits boutiquiers chinois seuls s’étaient émus ; la grosse classe commerçante s’alarme à son tour depuis qu’il est question de fonder en Chine une banque de commerce japonaise, au capital de 10 millions de taëls, destinée uniquement au développement des entreprises nipponnes. Et les Mandchouriens s’alarment avec d’autant plus de raison qu’ils savent leur gouverneur, Tchao-Ehr-Sun, incapable de rien faire pour leur défense. Le pauvre homme n’a pu réussir à se défendre lui-même.

C’est en vain qu’il s’est prêté complaisamment à toutes les volontés des Japonais et à l’exécution de tous leurs desseins ; c’est en vain qu’il a subordonné, par crainte, les intérêts de son peuple à ceux d’une politique franchement japonophile ; c’est en vain qu’il a laissé tout faire sans jamais crier : Assez ! Ils trouvent maintenant qu’il a fait trop peu ; et voici qu’en manière de reconnaissance le ministre du Japon à Pékin demande au WaÏ-Wou-Pou son remplacement pour incompétence ; voici qu’ils le lâchent et l’accusent après l’avoir rendu impopulaire[67]. En effet, le peuple est irrité contre lui pour son manque de fermeté, pour toutes les mesures arbitraires qu’il se voit dans l’obligation d’imposer, pour les taxes nouvelles qui naissent chaque jour, et surtout pour cette infiltration japonaise tenace et menaçante contre laquelle il se montre impuissant.

« Oh ! ces Japonais ! me disait un vieux Chinois désespéré, ils nous rongent et bientôt ils nous submergeront. Tout le Japon est en Chine, entendez-vous ? tout le Japon avec ses Japonaises ! » Le vieux Chinois n’avait pas tort : à Moukden en particulier les Japonaises sont en nombre ; tout le long du jour elles emplissent la ville de la gentillesse de leurs façons mignardes et du bruit de leurs chaussures cliquetantes ; elles sont là comme en terre nipponne, ne se doutant même pas du changement et de l’étonnement qu’elles apportent dans ces rues interdites à la femme chinoise, toujours claquemurée et recluse. Mais c’est en somme de l’étonnement bienveillant qu’elles suscitent : elles ne paraissent nullement comprises dans cette animadversion générale ressentie à l’égard de leurs compatriotes du sexe fort ; les Chinois ressentent pour elles de la sympathie curieuse. Ils le prouvent d’ailleurs par la fréquentation assidue des maisons de thé, qui se multiplient et dont les taxes élevées sont d’un excellent appoint au budget de la municipalité. Les mandarins crient à l’immoralité, mais c’est un cri plus intéressé que sincère, l’immoralité n’étant certes pas d’importation japonaise. Ils crient au scandale aussi, à l’occasion des nombreuses maisons de jeu tolérées par l’autorité japonaise, comme si par le passé eux-mêmes ne prélevaient pas leur dîme sur les tripots organisés. Les maisons de jeu comme les maisons de plaisir ont simplement changé de caissiers et de propriétaires, voilà tout et c’est ce qui les désespère. Deux nouvelles fissures graves se sont ouvertes par lesquelles l’argent chinois s’écoule dans les poches japonaises. Ils les aperçoivent, ils en aperçoivent bien d’autres. On les ruine ; cette appréhension devient le cauchemar de tous et derrière les nouvelles mesures qui sont prises, derrière les changements même heureux qui sont opérés ils croient voir ou deviner l’unique raison qui les dicte : le besoin de faire de l’argent.

Certainement, malgré leurs succès apparents, les Japonais n’ont pas retiré de cette campagne les compensations pécuniaires qu’ils étaient en droit d’en attendre et avec lesquelles ils comptaient mettre en exploitation leur conquête. Doivent-ils pour cela renoncer à l’exécution leurs vastes desseins ? Non, ce que les Russes ne leur ont pas donné, ce sera le pays qui le leur fournira ! Les Chinois ne sont pas tous appauvris, l’argent russe a coulé à pleins bords avant et pendant la guerre. Il est entre leurs mains. Jusqu’à ce jour ils s’en croyaient les légitimes et tranquilles possesseurs : les Japonais, amèrement, leur démontrent qu’ils n’en étaient tout au plus que les dépositaires. Aussi se prennent-ils à détester franchement ces nouveaux maîtres, dont les succès leur étaient apparus comme une délivrance.

Les Russes, leurs anciens maîtres, étaient rudes, brutaux parfois, mais prodigues, mais aveugles, mais confiants ; les nouveaux, au contraire, ordonnent, contraignent, exploitent et pressurent.

En somme, ces braves Chinois ont gardé l’oppression d’antan, tout en en perdant les bénéfices.

On leur donnait autrefois, ce sont eux qui donnent maintenant !



CHAPITRE IX

De Moukden à Kharbine


La commission d’enquête de Mandchourie. — Chemins de fer russes et chemins de fer japonais. — Différence d’exploitation. — Le squeeze russe. — Les adversaires face à face. — Le squeeze russe. — Activité japonaise, insouciance russe.


Les relations de la Mandchourie du Sud avec la Mandchourie du Nord sont enfin reprises[68]. La route de Pékin à Paris par Moukden est officiellement ouverte ; les Japonais ont levé, sur les réclamations instantes et réitérées des puissances, la barrière infranchissable qu’ils avaient établie depuis la signature de l’armistice de Goundchouline[69] et à l’abri de laquelle opérait la fameuse commission d’enquête de Mandchourie, chargée de procéder à l’inventaire des ressources du pays et d’étudier les moyens pratiques et rapides de les exploiter avec profit.

Entre temps, les Japonais entr’ouvraient au commerce international quelques ports du Sud, évacuaient quelques places pour satisfaire l’opinion mondiale, mais toute leur activité se reportait vers le Nord. Au-dessus de Moukden, derrière ce réseau inabordable qu’ils avaient tendu, se poursuivaient les travaux militaires, se multipliaient les recherches de toute nature, s’élaboraient et s’organisaient les exploitations et les entreprises qu’il s’agissait d’interdire pour un temps aux puissances rivales et à la Chine même. C’était là surtout le champ de la commission d’enquête, champ clos, inaccessible aux investigations du dehors, non seulement par les postes militaires qui les bordaient et par l’épouvantail des Hounghouses, habilement agité dans les contrées extrêmes, mais aussi par cette volonté ferme de ne point rétablir, avant le terme qu’ils s’étaient assigné, le tronçon mandchourien détruit pendant la guerre.

Or, par cette protection efficace et cette tranquillité offerte à leurs nationaux, l’émigration a suivi une progression constante. Tout le long de la voie ferrée mandchourienne, l’aspect du pays se transforme. Maisons de bois et maisons de briques surgissent du sol, des agglomérations se forment.

Chassant le petit commerce chinois, le mercantile japonais partout s’installe. Le drapeau blanc au disque rouge flotte orgueilleusement à chaque pas, établissant d’une façon péremptoire le droit de l’occupant. L’indigène d’ailleurs ne songe pas à protester : humble, docile, tremblant, il s’esquive, abandonnant à un prix infime une part de son bien pour se soustraire au contact du nouveau maître méprisant et fier qui le traite en serf, le lèse toujours et, souvent, le brutalise.

Et c’est ainsi qu’une nouvelle route d’empire s’est créée, reliant Tokio, la capitale de l’Est, à Séoul, capitale de l’Ouest, puis à Moukden, à Port-Arthur et Dalny, les grands centres rénovés de l’ancienne vice-royauté russe administrée et gouvernée bientôt par un vice-roi japonais. Mais, à l’encontre des Russes, pour lesquels leur vice-royauté d’Extrême-Orient fut le gouffre insondable où s’engloutirent de fabuleuses ressources, les Japonais veulent en faire non seulement une terre de peuplement, mais encore une colonie à bénéfices. Dans l’attente de la réussite, à plus ou moins longue échéance, des projets ébauchés par la commission d’enquête, ils trouvent déjà dans l’exploitation rationnelle des chemins de fer une compensation rémunératrice à leurs premiers frais d’occupation. Par les clauses du traité de Portsmouth, devenus propriétaires du transmandchourien, qui de Dalny et Port-Arthur par Moukden va sur Kharbine se souder au transbaïkalien ; propriétaires également du tronçon russe de Niou-chang se greffant à Tache-Kiao sur la ligne précédente, ils ont en outre construit pendant la guerre, pour les besoins de leurs ravitaillement, le railway du Yalou à Moukden et celui de Moukden à Hsimintoun.

Ils se trouvent ainsi possesseurs d’un réseau qui, s’épanouissant autour d’un point central : Moukden, ne compte pas moins de 2 000 kilomètres, si l’on ajoute le transcoréen, dont la construction s’acheva pendant la guerre. Par cette voie qui traverse la Corée du sud au nord et se prolonge sur l’autre rive du Yalou, les ports est du Japon se trouvent à quatre journées de Moukden, et cette ville, l’âme du réseau, n’est plus qu’à deux journées de Pékin et de Tien-tsin par la voie nouvelle de Hsimintoun.

Les Japonais n’ont pas été longs à tirer de la situation tout le profit possible.

Rompant avec le gaspillage et le désordre russes, ils ont appliqué partout sur le réseau une réglementation étroite, mais nécessaire, ainsi que leurs principes d’économie et leur esprit de clairvoyance.

Tout d’abord ils ont décidé que l’écartement de la voie resterait celui des voies japonaises. Pendant la campagne, au fur et à mesure du recul vers le nord des armées vaincues, la voie russe transmandchourienne, trop large, était remplacée par une voie plus étroite permettant l’utilisation du matériel amené du Japon. L’utilisation pour le trafic de cette même voie permettra celle du même matériel : d’où non seulement économie notable pour l’exploitation, mais encore garantie de sécurité pour l’avenir. La différence d’écartement des rails les met à l’abri, en cas d’une rupture diplomatique, de l’invasion trop prompte de l’armée russe. Cette solution de continuité dans le parcours du transmandchourien, qui gênera dorénavant les transactions commerciales et surtout les voyageurs d’Extrême-Orient, est une objection qui pèse peu à leurs yeux, en regard de l’isolement et de l’indépendance qu’ils se sont créés et qu’ils veulent conserver à tout prix dans la Mandchourie méridionale. D’ailleurs, au point de vue commercial, la perte qui pourrait en résulter pour eux n’est pas immense, attendu que Vladivostok est le débouché naturel des produits exportés par le transsibérien, de même que le port d’importation du nord, des produits venus du dehors.



chemins de fer japonais en mandchourie
Ceux qui attendent le départ. ― Les abords des stations sont toujours grouillants de chinois attendant des heures entières leur tour de passer au guichet.


Le trafic qui, plus particulièrement, les intéresse, c’est celui des produits indigènes, c’est celui des innombrables produits japonais, dont l’entrée est favorisée par la franchise des ports de Dalny, de Niou-chang et du Yalou, mais c’est aussi et sûrement le transport des voyageurs, car en matière de transport le Chinois est incontestablement la plus facile et la plus rémunératrice des marchandises.



chemin de fer japonais en mandchourie
Ceux qui regardent le départ.


Cette constatation, j’eus maintes fois l’occasion de la faire en Chine, dans le cours d’un séjour de plusieurs années, mais je n’aurais pas cru cependant qu’on pût obtenir de lui ce degré de patience et de compressibilité auquel les Japonais savent le contraindre. Tout autre qu’un Chinois y perdrait à tout jamais le goût du voyage. Mais est-ce parce que ces populations emprisonnées dans leurs « loughans »[70] par deux années de guerre sont maintenant avides de mouvement et d’espace ? Est-ce parce que le chemin de fer naturellement les amuse ? Est-ce parce que des affaires depuis trop longtemps délaissées les appellent ? C’est tout cela, mais c’est aussi l’obligation où ils se trouvent de lutter pour vivre. L’invasion des Nippons a porté chez eux une perturbation profonde. Tout menace de passer entre ces mains industrieuses et rapaces, même leurs moyens d’existence, s’ils ne sortent enfin de leur apathie millénaire. Aussi commence-t-on à voir cette chose singulière mais heureuse : le réveil de l’énergie chinoise par la concurrence japonaise.

Pour ces multiples motifs, les trains sont perpétuellement bondés et les abords des stations toujours grouillants de voyageurs, attendant des heures entières leur tour de passer au guichet. Je me souviens encore de l’étonnement que j’éprouvai, à Hsimintoun, en octobre dernier, en assistant à un embarquement pour Moukden. Depuis l’ouverture de la ligne, tous les jours, me dit-on, c’est une cohue pareille. Jusqu’au dernier quart d’heure précédant le départ, la foule impatiente est tenue en dehors des quais par des employés aussi minuscules que redoutables. Et c’est comique de voir ces grands Mandchous, aux larges épaules, se plier docilement et craintivement aux exigences des petits Japonais arrogants.

La cloche sonne enfin et l’avalanche se produit alors, dans le tumulte assourdissant et intraduisible de toute foule chinoise qui se déplace. C’est une ruée braillante, turbulente, vers les wagons, mais vers les wagons ouverts seulement ; des wagons à bétail ou à marchandises, sans sièges, sans banquettes, où les Chinois s’entassent, tels des harengs dans une caque. Et la chose s’accomplit naturellement, sans protestations vaines de leur part ; ces gens savent qu’il ne peut en être autrement et que l’œil vigilant du Japonais saura découvrir le moindre interstice où fourrer un voyageur complémentaire. En effet, des employés jugent de la suffisance du chargement, qu’ils parfont toujours bon gré mal gré d’un excédent de quelques timides qui n’osent se défendre. Puis, sur tous ces gens broyés à en perdre le souffle et qui sourient quand même, la porte roule et brutalement se referme. Un autre wagon, prudemment ficelé jusque-là, s’ouvre, et l’entassement méthodique et rigoureux se continue jusqu’à l’enlèvement du dernier voyageur. Je vis successivement trente-deux wagons se remplir ainsi, et dans ce nombre un seul wagon de troisième classe à banquettes de bois à l’usage des Japonais et de quelques Chinois privilégiés. De cette façon, pas de place inutilisée, pas de matériel roulant à vide. Quelle source inépuisable de bénéfices pour nos compagnies françaises si elles pouvaient obtenir de leurs voyageurs pareille complaisance et semblable discipline !



exploitation des chemins de fer japonais en mandchourie
Sur le quai, à la gare de Moukden.

Chaque convoi sur Moukden n’emporte pas moins de 1 000 voyageurs ; la distance est de 120 lis (65 kilom.), le prix total 1 dollar (20 cens, ce qui représente au taux de notre monnaie le tarif de 5 centimes par kilomètre, celui de France, excessif ici, étant donnée l’incommodité du voyage). Néanmoins le Chinois y trouve son compte, le même trajet en voiture lui coûtant plusieurs dollars, et à pied à peu près le prix du billet puisqu’il lui faudrait deux journées de route, c’est-à-dire une nuit et deux repas d’auberge.

Les Japonais y trouvent leur compte aussi. Deux convois de 1 000 Chinois sur Moukden et deux convois de 500 pour le retour font un total de 3 000 voyageurs, au bas mot, une recette journalière de 3 600 dollars[71] à laquelle il faut ajouter déjà un trafic d’un millier de dollars en marchandises. Or les frais d’exploitation sont à peu près nuls. Le matériel est le rebut des compagnies du Japon, le personnel se compose d’émigrants recrutés à bon marché ; et si la réfection de la ligne a exigé quelques avances après la guerre, la possession du terrain ne leur a rien coûté. Ils se le sont approprié pour le besoin de leur ravitaillement pendant la campagne et presque sans bourse délier. Cette exploitation illégale fait actuellement le sujet d’un différend entre le cabinet de Tokio et celui de Pékin. La Chine a protesté contre l’ouverture de la ligne et réclame pour elle la plus grande part des bénéfices ; les Japonais refusent, s’offrant à vendre très cher un terrain qui ne leur appartient pas. L’entente ne semble pas près de se conclure, les Japonais ne la désirant pas, j’imagine, puisque pendant ce temps les bénéfices succèdent aux bénéfices. Encore ceux-ci sont-ils infimes en comparaison de ceux de la grande ligne qui, de Dalny jusqu’à Kharbine, se prolonge à travers le Liao-toung et la Mandchourie sur une étendue de près de 1 000 kilomètres.

C’est la grand’route d’émigration et d’importation, c’est la voie centrale d’exportation par laquelle les récoltes et les grains de Mandchourie gagneront les ports du Sud. Jusqu’à ce jour, c’était par le Liao-ho, navigable sur un parcours de 1 600 kilomètres, et par ses nombreux affluents que s’effectuait tout le trafic de la Mandchourie.

Sitôt la débâcle des glaces, depuis avril et jusqu’en novembre, d’innombrables barques et chalands couvrent fleuves et rivières, les seules routes praticables de ce pays. Or depuis l’établissement du chemin de fer, les Russes ne firent rien ou presque pour accaparer ce trafic et en tirer avantage. Il est vrai que de sérieuses raisons tout d’abord les en détournèrent : la création de Dalny et de Port-Arthur, nécessitant des transports considérables de matériel, les exigences d’un ravitaillement formidable en armes, vivres et munitions ; peut-être aussi la crainte de porter la perturbation dans les habitudes médiévales des populations et de s’aliéner leur sympathie. Mais surtout, et il faut en convenir, cette insouciance et cette apathie russes vraiment inconcevables qui compromirent toute leur œuvre d’Extrême-Orient.



exploitation des chemins de fer japonais en mandchourie
Les Chinois en wagon. ― Quelle source inépuisable de bénéfices pour nos compagnies françaises si elles pouvaient obtenir de leurs voyageurs pareille complaisance et semblable discipline ! (Page 285.)


Il est à remarquer qu’ils ne tirèrent jamais un profit réel, non seulement immédiat, mais à long terme de l’avantageuse et mirifique situation que leur créèrent dans ces pays une diplomatie et une politique pourtant des plus habiles. Les Russes conçoivent grandiosement, organisent, bâtissent, dépensent sans compter et sans l’excuse d’un gain en retour, agissent en grands seigneurs, en un mot, gaspillent. L’argent coule et se perd. « Port-Arthur et Dalny seront la fontaine par laquelle s’écoulera la fortune et la puissance de la Russie. » Cette prophétie que les Russes, atterrés maintenant par la catastrophe inattendue, prêtent à tort peut-être à l’ingénieur polonais qui créa Dalny et avait le droit en somme de haïr le Russe en loyal Polonais, cette prophétie se réalisa en partie. En effet, la Mandchourie et le Liao-toung furent le gouffre où s’engloutirent de fabuleuses sommes, lesquelles n’étaient pas seulement russes. Quelque temps après la prise de Port-Arthur, visitant en compagnie d’un major japonais le vaste cirque de collines fortifiées entourant la ville, et m’étonnant devant les formidables dépenses qu’avaient dû nécessiter l’organisation de la place, la construction des forts et de ce double cordon de routes merveilleuses qui les relient, je m’écriai : « Que d’argent russe gaspillé en pure perte ! » Le Japonais me dit malicieusement : « Beaucoup d’argent français aussi » ; et, me montrant la ville et ses nombreux établissements encore debout : arsenaux, casernes, hôpitaux, villas, hôtels et bâtiments publics innombrables, il ajouta, plus ironique encore : « C’est un peu à vous, tout cela, mais ce n’est pas complètement perdu puisque nous en profitons ! »

Or, les Japonais ne profitent pas seulement de Port-Arthur et de ses gigantesques travaux, de Dalny dont ils font, grâce aux efforts si dispendieux des Russes, un port commercial de première importance, ils profitent en outre de toutes les exploitations et de toutes les entreprises dont les capitaux russes firent en Mandchourie la coûteuse installation, et que des capitaux relativement restreints peuvent faire fructifier à cette heure. C’est ainsi que les lignes de chemins de fer leur rapportent des bénéfices, parce que toutes leurs actions sont régies ou déterminées par l’économie et l’ordre, deux qualités souvent incompatibles avec le caractère russe.

Quiconque a connu jadis l’exploitation de la voie ferrée par les Russes et se rend compte de la méthode japonaise ne peut être que frappé étonnamment par la différence.

Autrefois, c’était l’incohérence, l’anarchie, le laisser-aller le plus stupéfiant. Personne ne commandait, et tout le monde ; c’était sur un manque de surveillance absolu. Le personnel, aussi bien russe que chinois, prélevait ses petits bénéfices. Pour les uns, c’étaient des redevances, des pourboires obligés ; pour les autres, des détournements de charbon, de pétrole, de bois ou de denrées de toute nature. Pas de contrôle. Une comptabilité absolument fantaisiste, très sommaire ou très compliquée, permettant les virements faciles. Pas de billets distribués dans les gares, la plupart du temps chefs de station ou employés se réservant l’avantage de lever la recette en cours de route à des prix inférieurs au tarif, mais où chacun trouvait son compte : voyageurs et receveurs.

Délaissement du matériel, mauvais entretien, manque de pudeur et de conscience poussés jusqu’au point de laisser s’installer, pour quelques copecks supplémentaires, dans de propres et superbes wagons de première classe du transsibérien, des Chinois de bas étage, malpropres et loqueteux, y popotant une louche cuisine qui souillait et empuantissait lambris, tapis et banquettes. C’est ainsi qu’un matériel somptueux et neuf devint très vite répugnant. Quant au transport des marchandises, c’était un curieux maquignonnage. Tout wagon, pour être chargé, puis accroché, aiguillé et finalement mis en route, exigeait à chacune de ces étapes une rétribution nouvelle. Les commerçants chinois appelaient cette coutume « graisser les roues » et ils n’avaient garde d’y manquer pour toutes leurs expéditions importantes, car sans cette précaution essentielle les roues ne tournaient pas ou tournaient mal. On comprendra pourquoi ils n’usaient de la voie ferrée que le moins possible et préféraient, pendant la saison propice, le transport par eau, exigeant un moins onéreux lubrifiant. Bon nombre de chefs de station se faisaient de cette façon des revenus de plusieurs milliers de roubles.

Où cet ingénieux stratagème détermina de fabuleux bénéfices, ce fut à Vladivostok, sitôt la signature du traité de paix. Les marchandises affluèrent par de nombreux cargos dans le port enfin débloqué. Mais là n’était pas le centre de ravitaillement de l’armée ; c’était Kharbine, tête du transmandchourien, où des rassemblements de troupes considérables promettaient un écoulement rémunérateur aux approvisionnements venus du dehors. Pour atteindre ce point, c’était chose peu aisée, sinon presque impossible ; l’unique route, d’ailleurs trop longue, n’était point sûre, les brigands en ayant fait leur domaine. Les commerçants n’avaient qu’une seule ressource, le chemin de fer. Mais celui-ci, encombré par le ravitaillement des troupes, était d’un accès difficile. Néanmoins, on y parvenait, mais à quel prix ! Un commerçant désirait-il un wagon ? Il lui fallait adresser une demande écrite, laquelle, invariablement, restait sans réponse. Le demandeur, comprenant la signification de ce silence, venait lui-même renouveler de vive voix sa demande et l’appuyait d’un billet de quelque 100 roubles. Alors seulement on lui faisait espérer que peut-être, dans un temps plus ou moins éloigné, il obtiendrait satisfaction ; qu’il attende, on le préviendrait. Mais l’avis n’arrivait pas ; nouvelle visite et obligatoirement nouvelle commission d’une centaine de roubles, moyennant laquelle le commerçant était enfin possesseur d’un wagon. Vite il allait quérir sa marchandise pour opérer le chargement. À son retour, le wagon s’était envolé. Où ? dans quelle direction ? Personne ne pouvait le dire. Force était de s’en remettre à la perspicacité d’un employé obligeant, voulant bien se charger de le découvrir parmi l’encombrement des lignes. Cette perspicacité ne s’exerçait pas sans l’aide d’un billet de 10 roubles et ses effets étaient d’autant plus rapides que l’éclairage était plus généreux. Remis en possession de son wagon, le trop heureux expéditeur ne le quittait plus, mais le wagon ne quittait pas davantage la voie de garage sur laquelle intentionnellement on l’avait aiguillé.



face à face : dans la mandchourie du nord
Exercices au camp russe. ― Les cosaques gardes-frontières.


Il fallait quémander l’aide d’un chauffeur pour le démarrer. Mais un chauffeur et une locomotive se paient, de même que doit se payer un bon prix l’accrochage au bon train.



face à face : dans la mandchourie du nord
Exercices de service en campagne au camp japonais. ― Malgré leurs succès, les Japonais travaillent sur la frontière.


Ce n’est pas tout encore ; il faut défendre du gel, pendant le trajet, marchand et marchandises ; vite un fumiste qui installe un système de chauffage aussi rudimentaire que dispendieux ; puis une provision de bois qui se vend très cher, et l’on part enfin. La série des comiques et coûteuses tribulations n’est pas terminée. D’abord ce sont les graisseurs de roues, les hommes de peine, les employés qui se plaignent, font prévoir les pires éventualités et mendient effrontément des verres de vodka et des copecks qu’on distribue généreusement, dans la crainte d’une aventure. Puis, tout à coup, en pleine nuit, dans une station égarée, un bruit insolite réveille le propriétaire du wagon. C’est le décrochage ! Il se précipite dehors affolé, proteste. Rien n’y fait. Chauffeurs et mécaniciens, chefs de station prétextent cent raisons impérieuses : chargement excessif, difficulté de la voie, fatigue de la machine, que sais-je ! Menacé d’être abandonné avec toute sa fortune pour des semaines et plus encore dans la steppe immense, le misérable commerçant ouvre sa bourse toute grande et la manne qui s’en échappe redonne heureusement des poumons à la locomotive et de la légèreté au convoi, qui reprend sa marche normale.

À l’arrivée, c’est l’autorisation de déchargement qu’il faut acheter, et si l’on n’y met le prix, les marchandises sont confisquées indéfiniment dans le wagon dont il faut payer une location supplémentaire très élevée ; d’autres frais s’ajoutent encore qui font que ce chargement, depuis son entrée à Vladivostok, a pour le moins triplé de valeur. Mauvaise affaire, car la signature du traité de paix a subitement jeté bas tous les cours.

Les denrées de toute nature, d’un prix exorbitant pendant la guerre, en raison de leur rareté, sont maintenant à la grande baisse et cela s’explique. Attirés par l’appât d’un gain tout d’abord fabuleux[72], marchands et mercantiles de tous les mondes se ruèrent sur la Mandchourie. Mais la défaite de Moukden barra tout à coup les routes du sud, le blocus de Vladivostok celles de l’est, et tous les énormes convois de ravitaillement stoppèrent ; ceux qui s’aventurèrent sur les routes de l’ouest, par la Mongolie, y furent pillés par les Hounghouses ou en partie s’y perdirent. La paix signée, tout cela s’abattit sur les lignes russes, les inonda. L’offre dépassant la demande, les prix tombèrent, et par surcroît les Russes n’avaient plus d’argent. On achetait, le Russe achète toujours, mais banqueroute, et d’aucuns qui avaient espéré réaliser en quelques mois d’importants bénéfices sont encore rivés là-bas, dans cet affreux pays, par leurs stocks considérables, dont ils se défont lentement, avec perte. Tous ne perdent pas cependant, ou tout au moins, de quelque façon, se rattrapent ; ce sont les moins honnêtes, les suiveurs d’armées, ceux qui firent leur éducation sur les champs de bataille : Grecs, Valaques, Madgyars, Monténégrins, Caucasiens et que sais-je encore, gens d’aspect louche, parfois inquiétant, mais toujours obséquieux et corrupteurs, sachant comme on triomphe par la mystérieuse influence du rouble de l’incorruptibilité vacillante des hommes. Or, il faut en convenir, police, prévôté, intendance ne furent pas toujours à l’abri des critiques ni des blâmes sévères[73] : combien d’approvisionnements furent payés le triple de leur valeur ? combien, après avoir été vendus, furent rachetés ? combien de wagons de la Croix-Rouge destinés aux hôpitaux prirent une direction différente ? Seuls les bénéficiaires pourraient le dire et ils sont légion. N’a-t-il pas été prouvé que dans le désastre de Moukden avaient été compris des envois traînant encore sur la ligne et d’autres non partis de Russie et retrouvés un an après ! Dans la police et la prévôté, que de défaillances de ce genre ! Ne les a-t-on pas vues quelquefois de compte à demi presque, dans ces établissements de jeux et de grande noce infestant et infectant l’arrière des lignes, refusant et délivrant des autorisations suivant la maladresse ou l’habile générosité des requérants, approuvant complaisamment après chaque bataille les états de pertes et d’indemnités dressés par les marchands peu scrupuleux, et certifiant avoir refusé le permis d’évacuation afin d’éviter l’encombrement des routes de retraite. En automne 1906, un an après la fin des hostilités, cette affaire d’indemnités n’était pas liquidée, des mercantiles dressaient encore des listes de pertes, variant de 10 000 à 50 000 roubles, et trouvaient des agents prêts à certifier la légalité de leurs revendications. Les listes se faisaient naturellement d’autant plus nombreuses que la vente à cette époque chômait désastreusement. C’était là une compensation imprévue que tentèrent, même avec succès, des commerçants qui n’avaient jamais mis le pied dans les lignes !

Cette accessibilité au « pot-de-vin » chez beaucoup de Russes, pour répréhensible qu’elle nous paraisse, est explicable, j’allais dire excusable. Chez eux, le pot-de-vin, qu’ils désignent du terme plus élégant de « petit cadeau », n’excite pas, comme chez nous, la même répugnance ni le même sursaut de délicatesse effarouchée[74]. Prodigues, insouciants, volontiers épateurs et hantés de besoins coûteux, beaucoup de Russes n’ayant pas d’argent dépensent royalement quand même. Les « petits cadeaux » leur en fournissent le moyen. Aussi savoir en faire naître l’occasion n’est pas une action blâmable, au contraire ; c’est une preuve d’habileté, c’est le propre d’un esprit fort qui sait réussir, que l’on envie, si tout à fait on ne l’admire.



sur le soungari
Pont métallique de 1000 mètres. ― Modèle de tous les ponts de la voie transibérienne.


Mais il arrive parfois que ceux qui n’en reçoivent pas s’en offrent. Il faut bien vivre. En raison de ce principe : que la reconnaissance est un sentiment devant se monnayer et que tout service rendu exige de la reconnaissance, trop de gens, seuls juges de la valeur de leurs services, les apprécient à un degré où toute trace de modestie est absente.



sur le soungari
Cosaque chargé de la surveillance de l’entrée du pont. (Arrière, photographes !… mais on photographie quand même !)


Et c’est ainsi que caisses privées et caisses publiques subirent parfois en Extrême-Orient d’alarmants assauts. Ce n’est un secret pour personne et encore moins pour les Russes que la construction du transsibérien et la création de la vice-royauté d’Extrême-Orient coûtèrent de nombreux millions de roubles de plus qu’elles n’auraient dû coûter. Mais comment réagir contre la force inconsciente de l’habitude ? On crut un instant endiguer le courant. Une commission impériale s’étant rendu compte des fonds énormes déposés dans les succursales de la Banque russo-chinoise par des fonctionnaires et employés du gouvernement dont le traitement couvrait tout juste les frais d’existence, donna l’ordre, dit-on, de n’effectuer aucun remboursement au-dessus de 5 000 roubles sans que le propriétaire justifiât par des titres ou des pièces régulières de la provenance légale de son dépôt. Comme conséquence, beaucoup de fonds ne furent pas retirés, quelques déposants disparurent ou se suicidèrent.

Ainsi que nous l’avons constaté au début de ce chapitre, si les Russes ne firent aucun effort pour augmenter le mouvement et les bénéfices de la voie ferrée transmandchourienne, les Japonais, eux, s’y exercent avec activité ; ils emploient même des moyens énergiques et par trop coercitifs qui ne sont pas sans effaroucher et indisposer le Chinois. La batellerie fait une concurrence redoutable à leurs chemins de fer, aussi la réduiront-ils à l’impuissance. Déjà bateaux et bateliers sont soumis à certains droits. Sur le Liao-ho, sans parler du pont du chemin de fer de Hsinmintoun qui met toutes les jonques dans la nécessité de baisser leurs mâts et d’acquitter un droit de passage, d’autres ponts de bateaux encore barrent le fleuve, obligeant les barques à une attente parfois longue et chaque fois à un nouveau péage. Ces tracasseries, ces difficultés incitent à l’emploi de la voie ferrée, et quand les Chinois se seront rendu compte que ce mode de transport est réellement plus rapide que sous le régime russe et moins onéreux, ils en useront pour la plus grande partie de leurs céréales[75].



devant une gare du transmandchourien
Types de Mandchous, Mongols, Bouriates, Russes et Sibériens.


Les Japonais, escomptant de ce fait des convois rémunérateurs, se sont mis presque aussitôt après la paix à la reconstruction de la ligne détruite par les Russes, dans leur retraite vers le nord.



transsibérien


Par une ingénieuse disposition, ils ont suppléé à l’existence des nombreux ponts métalliques détruits et dont la reconstruction était un obstacle à la reprise immédiate du trafic. Rivières et torrents sont généralement à sec en automne et en hiver ; en conséquence, on a raccordé à la grande ligne principale des amorces provisoires courant parallèlement à chaque pont, à une certaine distance, sur le lit même du fleuve ; de cette façon, les travaux d’art ont pu se poursuivre sans hâte et le trafic de la ligne s’est vu avancé de six mois.

En même temps que le chemin de fer, l’émigration gagnait de proche en proche le nord, atteignait Kouang-tchan-tse, limite du territoire cédé par les Russes, s’emparait du petit commerce et de la petite industrie, inondait les régions traversées, prête aussi à se précipiter de l’autre côté de la barrière russe sitôt qu’elle serait officiellement ouverte. Elle le fut à la date du 15 septembre dernier et, ce même jour, 150 Nippons se glissèrent dans le camp opposé. Dans ce nombre, on ne compta pas moins de 100 femmes, la mousmé constituant l’élément le plus adroit et le plus sûr de toute avant-garde japonaise. Chaque jour qui suivit, l’exode se continua, et toujours avec des femmes, en proportion identique. Pour détourner l’attention de ce courant par trop régulier, la plupart des émigrants se déguisent en Chinois, même les mousmés ; ils réussissent ainsi à tromper la vigilance toujours assoupie du Russe, qui ne semble pas se douter du tout du flot qui le submerge. Les Chinois, plus avisés, ne s’y laissent pas prendre, parce que cette invasion mercantile est une menace de mort pour leur commerce, en même temps qu’une source de déboires et de tracasseries pour l’avenir. L’un d’eux me montra un long convoi de jeunes Chinois qui m’avait frappé déjà par un air de propreté étrange dans ce pays si sale ; avec plus d’attention et parce que j’étais prévenu, je reconnus en eux des Japonais et des Japonaises. Et ce convoi, chose étonnante, s’acheminait tranquillement dans la direction du camp russe.

Ne dédaignant pas la clientèle chinoise, les Japonais visent surtout la clientèle russe, de beaucoup la plus avantageuse ; leur subtilité s’ingénie à dissiper le reste de rancune qui peut subsister contre leurs récents succès. D’ailleurs, aussi indolent que confiant, le Russe, très bon enfant, tolère le voisinage du Japonais et se laisse facilement circonvenir par lui. Les mousmés surtout sont d’une aide précieuse en la circonstance, et tout le long du front russe, dans le camp même, on les voit se produire, se multiplier et gagner des points à leurs compatriotes en amusant par leurs façons mignardes ces bons gros Sibériens qui continuent à les considérer comme des êtres très intéressants, mais néanmoins d’une espèce particulière et inférieure. Or voilà, malheureusement pour le Russe, la cause de tout le mal passé et peut-être aussi celle du mal à venir. Malgré ses succès, malgré les preuves étonnantes de valeur qu’elle a données, ils ne veulent pas prendre au sérieux cette race japonaise. Leurs défaites, ils les attribuent moins à la supériorité du vainqueur qu’à la fatalité des circonstances. « Nous n’étions pas prêts, voilà tout », disent-ils.



arrestation d’un espion japonais à vladivostok


Les chefs ajoutent : « Nous étions mal secondés. » Mais les subordonnés à leur tour répliquent : « Nous étions mal commandés. » Puis les opinions de tous se rallient à cette affirmation : « Quand on a signé la paix, nous étions seulement prêts, c’est alors seulement que nous aurions fait de grandes choses ! » Cela est vrai peut-être, néanmoins il est permis d’en douter, surtout quand on voit à l’heure actuelle, sur les positions frontières, leur attitude insouciante et le peu de soin qu’ils prennent pour se défendre d’un adversaire entreprenant et dissimulé. Ces mercantiles de toute nature, tous ces colporteurs, toutes ces femmes ne sont que des agents de renseignements, que des espions, mais aussi des patriotes fanatiques qui travaillent pour la glorieuse cause du grand Japon.

Ils recommencent à faire dans le nord ce qu’ils faisaient plus bas, dans la région de Moukden, avant la guerre : étudiant le pays, étudiant les hommes, étudiant leurs chefs, relevant les tares de chacun, celles de tous les corps et de tous les services, s’acquérant des sympathies ou des aides parmi les mécontents, dressant enfin à l’avance un plan méthodique et sûr pour l’heure de la reprise de la lutte. Quand sonnera cette heure ? L’accord russo-japonais vient de la retarder. Mais les Japonais, secrètement, la désirent pour une époque plus ou moins lointaine[76] et les Russes la redoutent. C’est pour cela qu’ils hâtent l’achèvement des défenses de Vladivostok, qu’on découvrit tout à coup nulles au cours de la dernière guerre. C’est pour cela qu’il est question de doubler l’effectif des provinces maritimes et de les organiser en vice-royauté militaire. Mais que feront ces défenses, que pourront ces hommes, et d’autres avec eux, si l’essentiel manque encore ; si le Japonais ne trouve pas devant lui un adversaire possédant à un égal degré toutes les qualités et les audaces qui firent ses succès ?

C’est l’interrogation que je me posais en prenant congé, sur les lignes russes, d’un colonel de gardes-frontières.

— D’où venez-vous ? m’avait-il dit, quand je me présentai.

— De Moukden, mon colonel.

— Ah ! Eh bien, où en sont les Japonais avec leur chemin de fer ?

— À 10 kilomètres, mon colonel.

— Farceur ! À 10 kilomètres ? Ils sont à 150 kilomètres de là, à Ma-Maï-Kaï, entendez-vous ? Oh ! je suis bien renseigné !

— C’était peut-être vrai il y a huit jours, mon colonel. Mais depuis cette époque le trafic a été poussé d’un seul jet jusqu’ici.

— Depuis huit jours ? Pas possible ! Vous me l’apprenez !

C’était cependant le chef d’un corps de gardes-frontières qui me parlait ainsi !



CHAPITRE X

Pourquoi nous sommes battus


Le commerce international en Extrême-Orient. — Toutes les puissances grandissent et notre influence s’éteint. — Causes multiples de cette décadence.


Au lendemain de la guerre, le Japon, sans aucun retard, s’est orienté à nouveau vers l’expansion coloniale, à laquelle les derniers traités ouvrent une vaste carrière.

Mis en garde par les premiers échecs subis dans leur tentative sur Formose et la Corée en 1895, les Japonais agissent cette fois avec non moins d’ardeur, mais avec plus de sagesse et plus de perspicacité. Ce sont des gens à qui profitent les coûteuses leçons de l’expérience.

Les ministres, les hommes d’État influents, les écrivains, les professeurs autorisés prodiguent leurs conseils dans les journaux et les revues, et tracent à leurs compatriotes la réelle marche à suivre pour atteindre au succès.

Ils ont observé et étudié les méthodes d’expansion des grands peuples colonisateurs de cette époque. Ils appuient leurs opinions sur des faits tangibles et tirent leurs conclusions des résultats acquis ; mais, s’ils vantent et donnent en exemple à leurs nationaux les procédés de certains peuples d’Occident, il leur arrive parfois, et non sans raison, de faire le procès des nôtres. L’extrait suivant en est une preuve. L’auteur, parlant des vastes pays qui s’ouvrent à leur influence, s’exprime ainsi : « Il ne sert à rien d’avoir devant soi des mets en abondance, si l’organisme en mauvais état n’est pas capable d’en profiter. Depuis 1870, les deux grands peuples colonisateurs ont été l’Angleterre et la France. Tandis que la France n’a pas su garder ses avantages, la race anglo-saxonne a réussi. D’autre part, l’Allemagne, alors qu’elle ne possédait pas de territoires coloniaux, a témoigné ses aptitudes à la colonisation. Ce ne sont pas les territoires coloniaux, ce sont les colons qui manquent à la France ; l’Angleterre possède à la fois colonies et colons. De ces deux éléments le plus important est moins le premier que le second. Si la population a de réelles aptitudes à la colonisation, elle finit par trouver ses débouchés et, où elle s’implante, elle prospère : les progrès de l’Allemagne, qui n’avait pas de colonies au début, en sont une preuve[77]. »

Cette constatation, bien qu’émanant d’une plume japonaise, n’en est pas moins rigoureusement exacte.

Si nous comparons les statistiques du commerce extérieur d’antan avec celles d’aujourd’hui, nous voyons avec stupeur que, dans cette lutte économique formidable qui n’a plus seulement l’Europe pour champ d’action, mais l’univers entier, nous perdons chaque jour de notre séculaire avance.

Il y a quinze ans à peine, nous tenions encore en Extrême-Orient après l’Angleterre la meilleure place. À cette heure, nous ne sommes plus que la cinquième puissance, rang que nous céderons bientôt à l’active et entreprenante Belgique, dont le chiffre d’affaires en Extrême-Orient dépasse depuis deux ans le nôtre. Et cependant quelles facilités n’avions-nous pas pour résister victorieusement à la concurrence étrangère !

De par notre situation privilégiée au Japon, lors de la restauration, nous pouvions acquérir une influence économique énorme, et supplanter ou modérer les ambitions des nationalités rivales. Notre colonie du Tonkin devait par sa position aider considérablement au développement de nos relations avec l’Orient et nous créer une position avantageuse dans le Pacifique.

Enfin, par la nature même de nos rapports avec la Chine et le Japon, n’avions-nous pas droit au régime de la nation la plus favorisée ? En effet, nous avions été et nous sommes encore les meilleurs clients de la Chine et du Japon, et, chose vraiment singulière, c’est nous qui leur vendons le moins.

Alors que nous achetons en Chine, chaque année, pour 150 millions de soieries, nous réussissons avec peine à y écouler le chiffre dérisoire de 4 millions de nos produits. Les Anglais au contraire lui achètent pour 30 millions au plus, mais lui vendent pour 180 millions de produits manufacturés.

En 1894, l’Allemagne, toute nouvelle sur le marché, y importait déjà pour 30 millions de marks : trois ans après, en 1897, son chiffre d’exportation s’élevait à 46 millions (décuple du nôtre, réalisant ainsi un progrès étonnant de 70 % sur le chiffre de ses affaires). Et depuis, chaque année, cette différence à notre détriment s’aggrave.

Au Japon, elle n’est pas moins désespérante. Les dernières statistiques font ressortir à 12 millions le chiffre de nos récentes importations, contre 10 millions il y a quelques années, mais cette augmentation apparaît insignifiante en regard de celle des importations rivales. Dans le même temps l’Angleterre passe de 60 à 190 millions, les États-Unis de 20 millions à 150, l’Allemagne de 15 à 75, la Belgique de 1 million et demi à 15. Alors que certaines puissances triplent ou sextuplent leur chiffre d’importation au Japon, la France ne réussit pas à doubler le sien. Or notons qu’ici comme en Chine c’est elle qui constitue, à part l’Amérique, le meilleur client du Japon et qui, bon an mal an, exporte de ce pays pour 80 millions[78] de soies sans trouver la possibilité d’y introduire en échange plus de 12 millions de ses produits.

Quelles sont les causes de cette faiblesse et de cette incapacité ? Les Français seraient-ils moins bien doués que leurs adversaires ? Non, certes. S’ils ne savent et ne peuvent tirer parti de leurs réelles qualités, c’est parce qu’ils n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû faire pour s’adapter aux transformations économiques qui révolutionnent le siècle.

Le Français est au dehors ce qu’il est chez lui, et chez lui il est resté ce qu’il était au siècle dernier. Fidèle aux vieux principes et aux vieilles traditions qui firent sa grandeur, sa richesse et sa supériorité pendant des siècles, il s’imagine volontiers que son lustre ne doit point se ternir. Trop confiné chez lui, peu désireux de jeter les yeux sur ce qui se passe au dehors, puisqu’il est convaincu de n’y rien voir qui l’égale, il se leurre dans la complaisante admiration de lui-même et ne croit pas au danger, puisqu’il s’obstine à ne point le voir. Il a vécu heureux comme ses pères, pourquoi ses fils ne vivraient-ils pas heureux comme lui ? Et aux prédictions clairvoyantes des pessimistes qui troublent sa quiétude il répond béatement : « Bah ! la France est riche ! » Elle l’a été, c’est certain, elle l’est encore peut-être, mais le sera-t-elle longtemps ? alors que les nombreuses sources de sa richesse vont se tarissant, alors que de nos jours les principes mêmes de cette richesse résident dans l’accroissement d’un peuple, dans sa capacité de travail et d’activité, dans ses instincts de recherche et de lutte, dans la hardiesse de ses conceptions et de ses entreprises. Or, si nous sommes restés figés, par surcroît de bien-être, dans l’intangibilité de nos antiques manières, tout autour de nous les peuples ont grandi et par nécessité impérieuse ont évolué. Nous leur avons servi de modèle, et cette puérile fierté que nous en avons conçue nous a fait nous cantonner plus longuement encore dans notre indifférence à leur égard et dans une coupable immobilité.

Eux, sous l’exubérance d’une population toujours croissante, poussés par le besoin de nouveaux champs d’activité, ont cherché à dépasser et à éclipser leur modèle, puisque aussi bien c’était là leur plus sûr moyen de subsister.

La concurrence internationale s’est faite ainsi de plus en plus dangereuse et menaçante et nous dispute âprement les moyens par lesquels s’échafaudait notre légendaire richesse. Non contente de s’emparer des marchés extérieurs, elle s’installe dans nos colonies, dont elle profite avec d’autant plus de facilité que, n’y rencontrant pas de concurrents sérieux, elle y trouve des fonctionnaires et des soldats payés par nous qui ont préparé sa tâche. Franchissant les frontières, elle vient jusque chez nous, nous inonde de ses produits, qui d’abord s’insinuent et finalement s’imposent, qui battent en brèche les nôtres et se mettent à leur ressembler à un tel point que dans bien des cas on ne saurait affirmer si c’est un article français ou un article allemand que l’on vous offre.

On s’en doute, on le devine cependant, à voir ce malaise indéniable qui sévit sur tant d’industries autrefois prospères, à voir ces nombreuses portes qui se ferment et ces bras plus nombreux encore laissés sans travail, à voir ce spectacle lamentable qui toujours se renouvelle : d’une part des industriels mangeant leurs capitaux, d’autre part des ouvriers qui ne peuvent vivre !

Ce tableau est-il trop noir ? Je le voudrais, je le crois, et peut-être suis-je encore sous l’empire de cette vive impression pessimiste résultant d’un séjour attentif dans ces pays neufs, si vastes, où j’ai vu la place de la France si petite ; où nous n’apparaissons à l’indigène que comme un peuple insignifiant et chétif, en raison de l’indigence de nos entreprises, de l’insuffisance et de la timidité de nos nationaux, noyés dans le flot croissant des étrangers ; où, pour ceux-ci, Anglais, Allemands, Américains, nous sommes des adversaires peu dangereux qu’on ne craint pas, des gens qu’on néglige, qu’on oublie même tout à fait ou que l’on veut bien se rappeler quelquefois, mais en dehors du travail et des affaires : à table, après boire, pendant les heures consacrées au repos et pour s’entretenir uniquement de sujets frivoles. En ces occasions, ces gens se souviennent alors de la France, mais uniquement parce qu’elle renferme Paris et que dans ce Paris existent quelques lieux à la fois réjouissants et pervers qui les effarouchent et par cela même les attirent[79]. Montmartre et quelques coins des boulevards, les seuls endroits où ils se soient attardés dans ce Paris pourtant si admirable, Montmartre et les nocturnes lieux de plaisir suffisent à éclairer leur opinion sur la France ; et les flâneurs et les amuseurs qu’ils y coudoient, à étayer un jugement sans appel sur les Français. À Paris, on s’amuse : c’est tout le mérite qu’ils reconnaissent à notre capitale. Que de fois n’ai-je pas réfuté véhémentement cet aphorisme stupide et mensonger, en prouvant que ces lieux de plaisir n’étaient guère que le rendez-vous des cosmopolites et des viveurs, et rarement fréquentés, sinon inconnus du vrai peuple de Paris, le plus laborieux qui soit.

Mais rien n’est aussi solide qu’une injurieuse réputation. À Paris, on s’amuse. Or, Paris, c’est la France, donc le Français s’amuse et conséquemment est léger. On le dit, on le répète ; au surplus, les seuls spécimens de notre littérature, les seules revues et pages illustrées, les uniques manifestations de notre art qui là-bas s’aventurent, par leur réalisme outrancier et pornographique, ne peuvent que confirmer ce jugement de légèreté qu’à tort et en bloc on nous décerne.

Les Français sont aimables, ils ont de la politesse et de l’esprit, ce sont des gens d’agréable compagnie, mais ce ne sont pas des gens d’affaires !

Telle est l’opinion la plus répandue sur notre compte et que quelques sujets malheureux, épaves échouées là-bas, ne font qu’accréditer. Combien de jeunes gens sérieux et aptes, en quête d’un emploi qu’ils auraient pu habilement remplir, se sont vus rebutés de cette singulière façon : « Vous êtes Français, merci, c’est un homme sérieux qu’il nous faut ! »

Cependant, cette opinion de légèreté et d’incapacité qui en est la fatale conséquence, pour n’être pas exacte quant au jugement d’ensemble porté sur un peuple, trouve son explication dans la conduite de plus d’un de nos nationaux s’aventurant là-bas. Quels sont-ils ? Ou plutôt qu’étaient-ils ? Car depuis quelques années leur niveau, heureusement pour notre réputation, s’élève et s’amende.

Pour envisager la question sous son vrai jour, il nous faut d’abord faire un retour dans le passé et nous remémorer le peu d’enthousiasme qu’excitait chez notre tranquille peuple de France la perspective d’un exil hors du territoire où l’on a vu le jour.

Au temps lointain déjà où sous le nom d’« îles » l’ignorance populaire englobait toutes nos possessions d’outre-mer, ceux qui partaient pour les « îles » jouissaient d’une médiocre considération. À part quelques familles malheureuses dont l’exil, excitait la pitié, le départ des autres procurait à la société comme un véritable soulagement. C’étaient des mécréants, des vagabonds, des gens de sac et de corde, des femmes de mauvaise vie et celles-ci souvent plus malheureuses que coupables ; plus tard, les déportés pour raison d’État, des émeutiers, des convicts et, de tout temps, et même tout près du nôtre, les ratés, les inconstants, ceux qui nous ruinent ou qui nous déshonorent, ceux dont il importe de se débarrasser, les épaves de la morale, de l’industrie et de la politique.

Les colonies et les terres d’expansion étaient l’exutoire par où s’assainissait la France. Le fait de s’exiler constituait aux yeux de certaines gens, il y a peu de temps encore, sinon une tare, du moins une dépréciation morale. On ne concevait pas qu’on pût avoir l’ingratitude d’abandonner le pays qui vous avait donné le jour ; aussi ces renégats encouraient-ils la mésestime de leurs compatriotes.

Un jour vint où, sous l’aiguillon de la nécessité, un changement d’opinion s’opéra. Dans les difficultés toujours grandissantes de la lutte pour la vie, devant le développement subit et inquiétant des nations rivales, on comprit l’étouffement prochain de notre vie extérieure et l’on s’avisa de faire ce qu’avant nous d’autres avaient fait : de se mêler à la vie du dehors pour ne pas mourir. On encouragea, on sollicita de bien des manières l’expansion à l’extérieur. Mais tous les efforts furent nuls ou impuissants, car deux choses essentielles nous manquaient : les sujets d’abord et puis l’éducation de ces sujets.

Pour se répandre et coloniser il faut un excès de population ; or, dans un pays comme le nôtre, où la natalité n’augmente pas, où le partage forcé des biens a pour conséquence la diminution du nombre des enfants, cet élément de colonisation n’existe pas.

Les familles nombreuses sont rares en France, et ces familles, ou très riches ou très pauvres, n’ont pu jusqu’ici fournir de vrais éléments de colonisation, en raison du manque d’une éducation spéciale.

Fils de riches comme fils de pauvres ne réussissent pas.

Le président de la chambre de commerce de Lyon, M. A. Isaac, dans un discours qu’il prononça en 1903 au congrès d’économie sociale, nous en exposa très lumineusement les raisons : « Les fils de riches, par la douceur de la vie de famille, par leur enfance, leur existence facile, choyée, entourée, ne sont nullement préparés aux duretés de l’existence coloniale et aux rigueurs de l’isolement. Au surplus, l’éducation qu’ils reçoivent généralement en vue des fonctions publiques les prédispose mal à leur rôle de colonisateurs. Si les sujets de familles nombreuses sont moins égoïstes, plus patients, plus tolérants, ils n’ont pas en général la volonté, l’énergie personnelle, l’esprit de suite, qualités qui sont exposées à n’être dans beaucoup de familles que le reflet de la collectivité ; aussi les voit-on facilement déconcertés ou abattus. »

L’esprit d’aventure les hante, mais l’aventure ne devra pas trop durer, tout juste l’espace d’une mission ou d’un voyage où l’on ne risque ni ses capitaux ni sa santé. Se fixer, faire œuvre qui dure, on n’y songe pas : pourquoi s’exposer aux privations, aux dangers du climat, à l’épuisement des luttes toujours recommencées quand en France frères et sœurs mènent une vie agréable et que la fortune paternelle peut leur en assurer une semblable ?

Si par hasard, doué d’une énergie intelligente et servi par la chance, ce jeune homme s’est fait une situation avantageuse dans un pays neuf, il lui faut renoncer à l’espoir de s’y créer une famille. Quelle est la jeune fille de son rang qui consentira à l’y rejoindre ? Quels sont les parents qui sacrifieraient ainsi leur enfant ?

Anglaises, Allemandes, Américaines, Slaves et Scandinaves suivent naturellement et courageusement leur mari, qu’elles entourent, réconfortent et conseillent, se trouvant bien partout où ses intérêts l’appellent ; mais, pour nos jeunes filles françaises et la presque totalité de leurs frères, hors du cercle où gravitent les jupes maternelles, c’est l’épouvante et l’abandon. Dans presque toutes nos familles, c’est aussi la survivance de cet antique et ridicule préjugé : les gens comme il faut ne s’expatrient pas !

Donc, peu de ressources de colonisation par les enfants des familles riches. En trouverons-nous davantage chez ceux des familles pauvres ?

De ce côté nous voyons souvent l’imprévoyance, l’insouciance, la nonchalance ataviques qui furent les causes mêmes de la misère des parents ; si ces sujets ont sur les précédents des avantages d’endurance, l’aptitude à se contenter de peu, nombreux sont ceux malheureusement dont la déplorable éducation, un mauvais exemple permanent, le manque de soins et de surveillance ont déjà gâté les mœurs, le caractère et la santé. Il en est néanmoins dans cette classe, et plus que dans l’autre, qui réalisent ces conditions de perfection physique et morale, et parmi ceux-là quelques-uns deviennent nos plus louables et plus précieux auxiliaires ; ils sont rares, toutefois, parce qu’en général l’instruction première leur manque en plus de cette éducation et de cette préparation professionnelles absolument indispensables et que nul ne possédait il y a quelque dix ans en France.

En effet, dans le passé, nous sommes-nous jamais préparés aux difficultés de cette lutte à l’extérieur par une éducation spéciale ? Après avoir méconnu longtemps sa nécessité, nous avons continué à méconnaître les éléments mêmes de sa victoire. Conduits par une naïve témérité, nous allions nous battre à l’étranger contre des nations jeunes, entreprenantes et fortes, avec des armes vieillies, émoussées, caduques, qui ne réussissaient même plus chez nous à nous protéger. Notre éducation, nos mœurs, nos habitudes, quelques-unes de nos lois même, contenaient en germe toutes les causes d’insuccès. Mais, aveuglés par l’estime de soi-même et par l’estime attachée au titre de Français, abusés par cette conviction généralisée chez nous que les entreprises coloniales sont choses d’ordre secondaire n’exigeant nulle préparation et susceptibles de sourire aux fruits secs de toutes les autres professions, nos jeunes, pionniers, n’ayant en somme comme bagages que leurs orgueilleuses illusions s’embarquaient néanmoins, confiants dans les promesses de l’avenir.

Au lieu des succès attendus, c’était bientôt la fatale et accablante succession des déboires inévitables. Sur la route, et continuellement, des obstacles imprévus se dressaient, de toutes parts surgissaient des gens armés pour la lutte qui étonnaient par les qualités solides qu’en vain on cherchait en soi, qui par leur supériorité indéniable écrasaient ces frêles adversaires dans la débâcle de leurs ressources et de leurs moyens dérisoires.

Et c’était alors, vers la France, le retour lamentable du vaincu dont le spectacle décourageait les énergies prêtes à prendre leur essor.

Il fallait enrayer ce mal qui menaçait de compromettre à jamais notre expansion économique. Pour cela une réforme radicale en matière d’éducation s’imposait. Réforme non point spéciale aux seuls pionniers de notre influence, réforme générale s’adressant à tous les Français, à tous ceux qui constituent l’énergie productrice de la France, énergie qui ne peut grandir encore et se vivifier qu’autant qu’elle se mettra en harmonie avec les idées, les conceptions, les méthodes et les lois qui régissent l’économie politique et sociale des peuples actuels.

La chambre de commerce de Lyon, qui fut toujours à l’avant-garde de notre mouvement d’expansion et à laquelle nous devons notre prépondérance commerciale sur certains points d’Extrême-Orient, prit l’initiative de ce mouvement de réforme[80]. Elle créa des écoles spéciales, en encouragea et en détermina la création dans plusieurs centres, institua même des cours professionnels et de perfectionnement pour les adolescents et les adultes.

C’est par une éducation spéciale et forte et la préparation seule qu’on peut arriver à faire de véritables coloniaux. L’Allemagne doit à cela ses succès : il y existe cinq facultés commerciales, plus de cinquante écoles de commerce supérieures et cinq cents écoles de perfectionnement ; et dans toutes on oriente les élèves du côté des problèmes économiques extérieurs[81]. Cette éducation est reconnue à cette heure d’une nécessité si impérieuse que les Anglais eux-mêmes, qui s’imaginaient jusque-là une longue pratique suffisante, ont inauguré des écoles et en augmentent le nombre parce que les Allemands les supplantent sur bien des points par ce motif.

Mais pour nous, la transformation de nos écoles ne suffit pas, c’est la transformation de notre esprit qui surtout importe, c’est la rupture avec la routine et les vieux préjugés qui s’impose. Il ne nous faut plus considérer l’exil comme le pis aller auquel seuls les déshérités se résignent, ni la séparation ni la dispersion des éléments virils de la famille comme la pire des calamités.

Notre enfance trop facile, d’où l’inconnu angoissant est écarté, nous prédispose à une existence paisible et terne, nous communique dès le jeune âge une appréhension et une inaptitude réelles pour la lutte et l’effort. Et cette inaptitude n’est-elle pas entretenue et aggravée encore par la claustration malfaisante de nos internats ? Là, pas assez de mouvement et de vie. Hors de France, on cherche avant tout à faire des hommes, et les exercices, voire même les travaux manuels, alternent d’une façon rationnelle avec les travaux plus débilitants de l’esprit. Chez nous on veut surtout faire des savants et l’on réussit, par un surmenage inconsidéré, à ne produire vers leur quinzième année que des sujets déjà fourbus, lesquels ne seront pas des savants et ne feront jamais des hommes. C’est le moral qui bride perpétuellement le physique, et de cette dépendance trop exclusive il restera chez la plupart de nos jeunes gens un fond de lassitude et d’épuisement.

La plupart aspirent à la fin de leurs études comme à l’heure bénie d’un repos chèrement gagné ; il leur semble que le but de la vie soit atteint alors qu’ailleurs la vie ne fait que s’ouvrir pour ces énergies enfin prêtes et qui s’y lancent hardiment, courageusement, avec toute la fougue de la jeunesse et d’une santé robuste.

L’effort violent et soutenu n’est pas le propre de notre nature. Quand il est imposé, on le subit, mais on s’arrange à n’en point trop souffrir, on le débite en petites portions calculées et sages, par petites doses, pour vivre. Tel l’effort du travail quotidien, parce qu’il est compensé par un gain immédiat et sûr.

Mais l’effort courageux et violent, celui qui peut changer en bien le cours d’une existence, on hésite à le produire, parce que l’effroi de l’inconnu et des luttes probables nous glace, parce que le résultat apparaît non pas immédiat, mais lointain et problématique ; parce qu’il faut rompre avec un passé qui nous est cher, avec le présent qui nous enveloppe, nous enchaîne déjà par les liens multiples des habitudes et des manies, des affections enlaçantes et douces, des relations faciles, toujours les mêmes, comme le cadre qui nous entoure, comme l’ambiance douillette dont on se repaît inlassablement, comme les jours tranquilles se succédant sans heurts, sans lendemains inquiétants.

Au surplus, on s’exagère ses devoirs et ses obligations envers les siens, non par dévouement, non par altruisme, c’est un leurre ; mais simplement sous l’influence de l’égoïsme, qui s’affole au spectacle des perturbations probables qui menacent toute existence nouvelle. Et c’est ainsi qu’on s’aveulit et qu’on s’encroûte, c’est ainsi que des intelligences et des gens de valeur s’abîment dans des situations inférieures plutôt que de risquer les chances d’une vie moins mesquine, plus large, plus utile aux siens, plus utile à son pays : une vie vraiment active, conforme à la mission réelle de l’homme, créatrice de belles idées et de belles œuvres, créatrice de la famille au surplus, puisqu’elle assure l’aisance et souvent la richesse.

Combien chez nous de jeunes gens instruits, intelligents, disposant de légers capitaux même qui se disputent ici de misérables emplois donnant tout juste le pain et qui pourraient, avec une préparation suffisante, triompher des nombreux adversaires réussissant là-bas et qui certes sous bien des rapports ne les valent pas !

Quand je vois tant d’énergies inemployées, il me revient à la mémoire l’exhortation un peu brusque d’un vieil industriel — qui connaissait parfaitement son Extrême-Orient — à de jeunes ingénieurs en quête d’une misérable place : « Que diantre faites-vous ici à crever de faim, alors que les dollars là-bas sous les pas des autres poussent ! »

Cette orientation nouvelle à laquelle tous les gens soucieux de la grandeur de notre nation travaillent, cette réforme ne s’adresse point seulement à la jeunesse qui part, mais encore à celle qui reste. Quelque vigoureux qu’ils soient, stériles seront les efforts de nos jeunes pionniers s’ils ne sont aidés et soutenus par ceux mêmes qui les demandent et qui en bénéficient : le commerce, l’industrie, les finances françaises.

Or, c’est là un fait irréfutable, le Français à l’extérieur n’est pas aidé ni soutenu. Veutil tenter une entreprise, il n’a pas d’argent et rarement il en trouve. Les capitaux français au dehors sont dans toutes les mains, sauf dans des mains françaises[82]. On se méfie de ses concitoyens, on n’a en eux aucune confiance. La confiance manque parce qu’on a été trompé ; parce que d’autres ont été trompés avant soi ; mais pourquoi ? parce que la confiance est une valeur importante qui se paie un bon prix, sur laquelle on ne lésine point.

Or la lésine est notre fait. Cet amour exagéré de l’épargne qui fit la richesse de nos campagnes et des petites populations urbaines fit un jour le malheur de beaucoup d’industries et de gros négoces. Quand l’heure des transformations radicales sonna, on ne voulut pas s’y soumettre, dans la crainte d’écorner le capital. Cependant, devant les nécessités de plus en plus pressantes, il fallut bien céder, mais on céda à demi, lentement, comme à regret, on temporisa et on usa d’expédients. De même que la ménagère économe liarde sur ses achats journaliers, on liarda sur les dépenses urgentes, sur les aménagements dispendieux desquels dépendait la vie de l’affaire ; on liarda sur les moyens uniques qui font le succès ; on liarda même à propos du personnel.

Et c’est ainsi, par cette mesquinerie de vues et de moyens, que la plupart de nos entreprises au dehors échouent. Le marchandage du personnel fait que les gens de valeur, les gens sérieux, ceux-là seuls qui pourraient rendre des services, ne consentent pas à s’expatrier. Une intelligence, une santé, une vie qui se risquent, c’est un capital, cela. Anglais, Américains, Allemands le comprennent et ils paient largement, car il leur importe d’être servis au dehors aussi bien et mieux que chez soi, par des gens entendus, d’une haute moralité et d’une habileté consommée.

Chez nous, la conception des affaires est tout autre. Hors des frontières tout est article à bon marché, tout est article d’exportation, les marchandises comme le personnel. Les économies ainsi réalisées sur le recrutement des agents, au lieu de grossir les bénéfices, ne font que compromettre ou ruiner les affaires parce que ces jeunes gens recrutés à bas prix sont forcément des sujets sans expérience ou des sujets médiocres n’ayant nulle part réussi ; parce que, arrivés là-bas, ces appointements qui leur paraissaient énormes suffisent à peine à les entretenir, les besoins étant plus nombreux et toutes choses se payant trois ou quatre fois leur valeur. Ils vivent malaisément, pauvrement, inspirant la défiance et parfois du mépris aux étrangers, chez lesquels une brillante façade, le confort du home, la largeur de la vie, la « respectability » constituent une réclame efficace et de bon aloi ; parce qu’enfin, ne pouvant lutter à armes égales, ils se découragent d’autant plus facilement que leurs qualités morales sont moindres. Leurrés par leurs employeurs, ils délaissent leurs intérêts, s’occupent d’autre chose et cherchent à se procurer d’un autre côté le nécessaire qu’ici on leur refuse.

Un jeune homme muni de quelques capitaux et qui veut essayer la représentation de produits français se rend compte bien vite que l’entreprise est au-dessus de ses ressources. Les maisons françaises désireuses de vendre ne font rien pour faciliter la tâche des représentants ; leurs conditions sont excessives, certaines maisons exigeant la moitié du paiement au comptant et le restant à quatre-vingt-dix jours. Ainsi limité, il faut que l’agent ait de gros, capitaux pour réussir et attendre l’effet de sa propagande.

Les étrangers agissent différemment ; non seulement toutes facilités de paiement sont accordées aux agents, mais encore ils leur ouvrent des débouchés par une propagande habile. Ils vont au-devant des acheteurs et imposent leurs produits par tous les moyens : visites incessantes, offres d’essai, explications et démarches patientes, notices, prospectus, journaux même[83].

C’est ainsi qu’au Japon l’on ne compte pas moins de trois périodiques commerciaux anglais rédigés en japonais. Et dans ce pays c’est à de nombreuses campagnes, coûteuses et pénibles, que l’Angleterre doit ses 180 millions d’importation annuelle, contre le chiffre dérisoire de 12 millions des nôtres. Et cependant, il y a quelque vingt ans, nous avions de l’avance ! Depuis, nous l’avons perdue, parce que beaucoup de nos industriels, au lieu de suivre la méthode anglaise, à leurs yeux trop hasardeuse, ont confié tout naïvement la représentation de leurs produits à des maisons étrangères. De cette façon, pas de risques[84], sécurité absolue pour les capitaux, mais, inévitablement et bien vite, suspension de tout écoulement. Les maisons étrangères, se souciant peu des intérêts français, poussaient non seulement à la consommation de leurs produits nationaux, mais encore profitaient de certaines de nos consignations pour renseigner leur pays d’origine et leur conseiller les améliorations ou les procédés assurant plus promptement la complète éviction des nôtres !

Étroitesse de vues et de conduite, entêtement dans trop de prudence et dans la routine, telles sont les causes de notre situation précaire dans les pays neufs.

En Extrême-Orient, le nombre des maisons françaises est en petite minorité : alors que l’Allemagne a vu le nombre des siennes s’élever en dix années de 35 à 240, le nôtre s’est maintenu au chiffre de 90. Encore sous cette appellation française ne croyons pas distinguer des nationaux : la majeure partie de ces commerçants sont Belges, Suisses, voire même Grecs.

Donc peu de maisons françaises et très peu d’importantes. Des maisons de détaillants et de demi-gros qui n’étendent pas leurs affaires faute de capitaux et faute de sérieux auxiliaires. Ces derniers, au lieu d’être intéressés aux bénéfices, de se voir accorder l’initiative des gros marchés et des affaires avantageuses qu’il faut saisir à point, sont tenus dans une défiance et une suspicion constantes, et l’on voit même cette chose extraordinaire : des commerçants négliger ou abandonner de propos délibéré des entreprises prometteuses de bénéfices qu’ils ne peuvent surveiller, dans la crainte que leurs employés, livrés à eux-mêmes, n’en tirent des avantages personnels trop considérables !

Notre pavillon sur terre est rare, sur mer il est plus rare encore. L’arrivée d’un bateau français dans un port d’Extrême-Orient est un événement. Une seule compagnie, les Messageries maritimes, touche à intervalles réguliers, parce qu’elle est subventionnée, la Chine du Sud et le Japon. Flotte marchande autrefois la plus importante des mers d’Orient, elle n’a pas su conserver la prépondérance ; compagnies anglaises et allemandes se partagent ses bénéfices et lui enlèvent non seulement des voyageurs, mais encore des marchandises françaises, en raison de l’exagération de son fret. La plupart de nos produits à cette heure gagnent l’Extrême-Orient sous les pavillons étrangers. Il y aurait cependant encore de beaux jours pour la marine marchande française si les armateurs voulaient étudier la marche de services commercialement organisés et se plier aux exigences actuelles : abaisser leurs tarifs pour concurrencer les entreprises rivales, rendre leurs itinéraires assez souples pour être modifiés suivant les nécessités du moment et recruter surtout des agents actifs, ne craignant pas de solliciter le fret au lieu de l’attendre, des agents qui soient véritablement des hommes d’affaires et non de superbes et parfois trop hautains fonctionnaires.

Le fonctionnarisme, hélas ! voilà un fâcheux travers qui nous fait plus de mal qu’on ne pense.

Nous sommes un peuple de fonctionnaires. C’est là une supériorité qui nous est universellement reconnue, et si sur bien des points nous sommes battus, sur celui-ci tout au moins nous tenons le record ! Nous avons cela dans le sang. Nous faisons du fonctionnarisme sans être même fonctionnaires ; nous en faisons naturellement, sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose.

Être fonctionnaire ! c’est le but de beaucoup de Français. Tout nous y pousse d’ailleurs : notre éducation, la volonté de nos parents, uniquement préoccupés de nous assurer une existence exempte de lendemains décevants ; notre amour inné de la quiétude et notre effroi de l’inconnu ; la considération exagérée que revêtent à nos yeux les fonctions publiques le mépris des labeurs pénibles, enfin le vaniteux plaisir que nous éprouvons à nous croire « quelqu’un », à paraître ou à dominer, à exercer, sans risques, notre part d’influence et d’autorité.

Fonctionnaire ! celui qui n’a pu l’être cherche et trouve toujours dans sa sphère quelque côté par où lui ressembler. On tient à cette façade. Il semble que la situation la plus modeste y prenne quelque grandeur. Les affaires, pratiquées sans considération par certaines gens, prennent à leurs yeux de la dignité par cette « fonctionnarisation » des procédés ; mais les affaires y gagnent-elles en bénéfices ? Entre une méthode simple et une réglementation étroite et rigide, entre des gens aimables et empressés et des gens qui ne le sont pas, on n’hésite point en affaires. Or, en affaires, Anglais, Américains, Allemands surtout, sont prévenants et complaisants. Le Français, lui, trop souvent se campe dans une dignité fière qu’il juge de circonstance. Cette malcomplaisance bureaucrate que nous trouvons souvent chez nous, derrière les guichets de nos administrations ou dans l’ambiance des « cartons verts », nous la retrouvons presque partout au dehors, dans nos comptoirs, compagnies de navigation, entreprises de toute nature.

Résultat : on ne vient pas chercher chez nous ce que l’on sait trouver ailleurs.

Or cette malcomplaisance du « Monsieur qu’on dérange » n’est pas seulement une attitude adoptée par genre et dans le but de se créer de l’importance. Il serait à souhaiter que ce ne soit que cela. Mais, hélas ! cette attitude trouve aussi et surtout sa cause dans ce penchant atavique à la tranquillité et à la quiétude dont j’ai parlé déjà. Et sur ce point j’insiste encore, car c’est là un des motifs principaux et des plus décisifs de notre infériorité.

Dans la crainte de rompre l’équilibre de cette sérénité qui nous est si chère, nous nous soumettons plus souvent aux circonstances et aux contingences de la vie que nous ne cherchons à les subordonner à nous-mêmes. Un obstacle surgit-il tout à coup devant nos pas ? Au lieu de l’aborder franchement, on l’évite. Devant la menace des contrariétés et des complications tant redoutées on se montre faible ou pusillanime. « Pas d’histoires ! » C’est le cri trop de fois lancé chez nous et trop de fois entendu et qui traduit d’ailleurs fidèlement notre magnifique état d’âme. « Pas d’histoires ! » C’est le cri qui nous fait taire nos droits au lieu de les revendiquer ; celui qui nous fait sacrifier parfois nos propres intérêts et, chose plus grave encore, ceux de la collectivité dont nous avons la charge.

« Pas d’histoires ! » Ce sont des inimitiés qui peuvent sourdre, puis se déclarer.

« Pas d’histoires ! » C’est une position qui peut s’en trouver compromise.

« Pas d’histoires ! » Ce sont des luttes à soutenir, de l’énergie à déployer, des habitudes bouleversées, une vie peut-être !

Mais on oublie ou l’on paraît ignorer que ceux-là seuls qui n’ont pas d’histoires sont justement ceux qui ne les craignent pas.

Je n’ai point ici l’intention de rouvrir le débat au sujet des races ou nations dites du « type flasque » ; mais, quand on a vécu au milieu d’éléments actifs, énergiques, volontaires et audacieux comme ceux qui se disputent à cette heure les marchés du monde, on est obligé de reconnaître et d’avouer que nous, Français, nous offrons parfois, avec ces races dites du « type flasque », de multiples points de ressemblance. Flasques ! parfaitement, trop souvent nous le sommes ; c’est in-dis-cu-table.

Mais que d’autres causes d’insuccès encore ! Dédaigneux de cet adage : « L’union fait la force », les Français, au dehors, ne tenant pas sans doute à être forts, ne sont jamais unis.

Comique et lamentable à la fois est le spectacle offert par les colonies de nos nationaux égrenées sur la surface du globe. En Afrique comme en Australie, en Indo-Chine et au Japon, en Chine comme en Sibérie, partout où j’ai rencontré des compatriotes qui, par la raison même de leur faiblesse et de leur isolement, devaient l’un l’autre s’aider et se soutenir, j’ai vu régner la discorde. Les étrangers en profitent, naturellement, au surplus s’en amusent, refusent de nous prendre au sérieux et nous méprisent. Quel contraste leur solidarité produit avec nos sottes dissensions. Ces gens-là s’attirent et s’entraident. Ils savent qu’un des leurs de plus parmi eux est un accroissement de moyens et d’influence et ils s’ingénient à l’emploi de ses facultés, afin qu’il aide à son tour la collectivité et ne détonne pas dans l’ensemble.

Le Français, au contraire, voyant arriver un de ses compatriotes, le regarde en intrus, l’écarte, se défend de lui comme d’un ennemi qui peut porter préjudice à ses intérêts. Il ne fait rien pour l’aider sérieusement ; il le jalouse s’il réussit et quelquefois applaudit à sa défaite[85].

Cet isolement et ce manque de bienveillance dont souffre tout nouvel arrivant ajoutent encore à l’indigence déjà si grande de ses moyens. Plus vite il se décourage et s’abandonne ; plus vite aussi il recherche une compensation dans les distractions d’une existence déréglée et déprimante. Alors c’en est fait bien vite de sa santé, dans des pays où la tempérance, la prudence, une conduite régulière et sagement ordonnée sont les conditions formelles de durée.

Il faut savoir s’adapter au pays que l’on habite, transformer ses habitudes, les abandonner tout à fait même, pour se conformer aux exigences impérieuses du climat, en atténuer les rigueurs. Or, partout nous transportons les nôtres et les moins louables et les moins bonnes, comme conséquence de cette opinion propagée chez nous : « Le colonial, en raison de sa vie difficile, est un être chez lequel une plus grande licence de mœurs est excusable et permise. »

Erreur déplorable, qu’une éducation spéciale et sérieuse doit faire disparaître, en nous mettant en garde contre les dangers insoupçonnés qui nous menacent.

Pour la prospérité de nos colonies, pour la grandeur de notre influence au dehors et la défense de nos intérêts, il importe que le Français qui s’expatrie ne soit plus un « déplanté » appelé à végéter, à s’étioler, puis à mourir. Il faut qu’à l’exemple des peuples rivaux, il prenne racine et se fortifie et prospère.

Mais, pour cela, il est nécessaire qu’un changement radical s’opère dans son genre de vie.

Quand on débarque dans les ports anglais les plus insalubres d’Extrême-Orient, on n’est point frappé, comme dans les nôtres, par cette sinistre et mortelle apparence des êtres et des choses. Dans ces ports anglais nous voyons des cottages gracieux, confortables, respirant le bien-être, des gens à la mine heureuse, point trop fatiguée, courant à leurs affaires allègrement, sans contrainte ni dégoût ; puis, l’heure du repos arrivée, des groupes animés se rassemblent : pères et mères, jeunes gens et jeunes filles, la raquette en main, se livrent à des parties interminables pour réagir contre la torpeur mauvaise des journées accablantes et entretenir par cet exercice et d’autres sports encore leur gaieté et leur vigueur.

Dans un port français, le spectacle sera tout autre. Nous verrons des gens au teint hâve, à la mine désenchantée et maussade, se trouvant mal chez eux, se trouvant mal partout, sauf sur la terrasse de quelque café où, chaque jour et chaque soir, plusieurs fois, ils se réuniront pour s’empoisonner ensemble. De l’exercice ! on repousse cette idée comme une pensée mauvaise. C’est trop pénible et cela demande un effort de volonté dont on n’est plus capable. Il est infiniment moins fatigant et plus agréable de papoter et de cancaner en ingurgitant de nombreuses boissons glacées. Mais à ce régime on s’anémie, on s’aveulit, et l’organisme se détraque. La fièvre trouve aussitôt un champ d’action favorable, des maladies graves se déclarent, et l’on revient en France, accusant le pays que l’on quitte sans même songer à s’accuser soi-même.

Nos colonies valent cependant mieux que cela !


CHAPITRE XI

La page qui s’ouvre…


Le Japon centre du monde. — Lutte entre l’Amérique et le Japon pour la possession du Pacifique. — L’attitude des puissances européennes. — Le Soleil levant continue son ascension glorieuse. — Quels étonnements et quels désastres nous réserve l’avenir ?


À l’encontre des vainqueurs heureux et enfin satisfaits qui, le succès obtenu, se reposent parmi l’abondante moisson de leurs lauriers, les Japonais, point encore lassés ni point assez glorieux, continuent opiniâtrement leur tâche laborieuse et sans fin.

C’est que leur mission n’est point achevée.

Déçus dans leurs espérances d’une « paix honorable et avantageuse », ils ont vu, une fois encore, l’Occident se mettre en travers de leurs destinées.

Après la guerre de Chine, en 1895, ce fut l’Europe qui les déposséda du fruit de leurs victoires.

Au cours de la dernière guerre, c’est l’Amérique qui, amicalement, mais non moins « catégoriquement », les invite à signer une paix qu’ils jugent humiliante et désastreuse. Et derrière l’Amérique c’est l’Allemagne, c’est l’Angleterre leur alliée qui apparaissent ou se devinent. C’est tout l’Occident qui anéantit par jalousie ou par effroi l’entier bénéfice de leurs succès.

Aussi, de même que l’intervention néfaste de l’Europe en 1895 alluma chez eux cet esprit de rancune et ce violent désir de revanche qui aboutirent à l’échec des Russes et conséquemment à la défaite de la race blanche, de même le traité de Portsmouth, subi par la volonté de l’Occident, va stimuler et grandir leurs facultés, exalter leur patriotisme, doubler leur ardeur combative et leur prodigieuse activité.

Ainsi devenus riches et puissants, indépendants et redoutables, les menaces de l’Amérique et de l’Europe ne les intimideront ni ne les dévieront plus de leurs destinées glorieuses.

Enorgueilli, à juste titre, par ses succès inespérés autant que rapides, le peuple japonais croit en effet à son incontestable supériorité sur les autres races.

« Issu d’une famille de dieux, à lui seul peut et doit échoir la mission de conduire et de dominer les peuples ; d’ailleurs, naturellement, fatalement, ils viendront tous à lui, éblouis ou subjugués par le rayonnement de ses vertus ou l’ascendant de sa puissance. »

Journalistes, écrivains, orateurs l’ont répété pendant la guerre, lors de la griserie des succès ; ils le répètent encore : « On avait fait fi de nous, disent-ils, tant au point de vue politique, social, philosophique, religieux qu’au point de vue industriel, commercial, voire même militaire ; mais un revirement se produit dans la mentalité d’Occident et l’orgueilleuse Europe éprouve aujourd’hui le besoin d’étudier de très près, et pour en faire son profit, notre politique, notre sociologie, nos religions, notre armée. »

D’autres, plus enthousiastes, écrivent ou disent : « Les civilisations de tous les pays doivent se réunir au Japon, et le Japon, transformant ces civilisations par l’influence de sa religion propre, dotera le monde de la civilisation unique et vraie. De même que le soleil est le centre du ciel, le Japon est le centre de la terre habitée. Toute chose organisée a son centre ; il est donc impossible que la terre habitée n’ait pas le sien. Or ce centre ne saurait être autre que le Japon (sic). On ne peut en effet le placer dans l’Angleterre, baignée par un océan qui ne tient que le second rang parmi les mers et ne le ferait communiquer qu’avec les pays de civilisation européenne ; on ne peut le placer non plus dans l’Inde, à laquelle son isolement au sein du vieux monde interdit les vastes pensées, ni dans l’Amérique, trop divisée, trop morcelée, mais trop immense en même temps pour devenir un centre ; ni dans la Chine, trop massive et par cela même rebelle à la pénétration facile des idées.

« Le Japon au contraire, par sa position géographique, ses qualités climatériques, les tendances de son génie propre, doit être ce centre. Campé à la limite du monde oriental et du monde occidental, il domine les flots du premier océan du globe ; déroulant le chapelet de ses îles sur une longue étendue, il offre toutes les variétés de climats, toutes les ressources de cultures et un ensemble de paysages si riants qu’on l’a surnommé le jardin du monde. »

« Enfin, il s’est assimilé dans le passé la sagesse de l’Inde et, dans le présent, les progrès de l’Occident. Les trois objets qu’il vénéra (le miroir, le sabre et la perle précieuse) renferment en eux-mêmes comme un résumé de la religion, de la morale et de la science du monde (sic). C’est donc au Japon que revient le rôle d’unifier le monde, c’est donc le Japon qui est vraiment le centre de notre globe et qui nous apparaît clairement comme le point unique où toutes les civilisations viendront se fondre en une civilisation mondiale[86] ! »

Ce sont là des rêves éclos dans l’imagination d’écrivains qu’un enthousiasme délirant égare ; des propos d’orateurs que les vapeurs du sakay et l’exaltation patriotique des convives entraînent hors des limites de la sage raison. Néanmoins, ces divagations dithyrambiques, malgré leurs exagérations, donnent une idée exacte de l’orientation des esprits et de celui de la politique.

S’il n’est pas encore le centre du monde, le Japon est presque celui du Pacifique, dont il a résolu de faire son domaine, en dépit des ambitions mondiales qui déjà se le disputent. Il en tient les rives occidentales, par les Kouriles et Sakhaline, par la Mandchourie, la Corée, la Chine, son immense vassale, et par le Siam qui s’offre à lui. Si les possessions françaises d’Indo-Chine lui échappent, il s’y est ménagé et y entretient des sympathies qui, peut-être, éclateront un jour comme elles éclateront aux Indes, malgré le joug anglais qui les bride.

Sans relâche, incessamment, de ces îles débordantes de vie et d’activité, il essaime à la ronde des émigrants innombrables qui, peu à peu, lui donneront la suprématie et le commandement effectif sur toutes les rives du vaste océan.

C’est ainsi que les Philippines et les îles de la Sonde, certaines régions d’Australie, la Nouvelle-Zélande, les Hawaï, toutes les côtes occidentales des États-Unis menacent d’être submergées un jour par le flot sans cesse croissant de l’émigration japonaise. Les États canadiens eux-mêmes se voient dans l’obligation de prendre d’énergiques mesures pour s’en défendre[87].

L’infiltration suit toujours cette même progression fatale et inévitable : tout d’abord, des coolies, des miséreux, auxquels ne répugnent ni les plus rudes travaux ni les plus viles besognes. Ayant d’infimes besoins, ils se contentent d’infimes salaires. Mais souples, mais intelligents, mais travailleurs obstinés et courageux, ils se forment et s’instruisent aux dépens des blancs dont ils favorisent la paresse par une activité complaisante et parfois désintéressée.

Puis, un stage accompli dans ces fonctions humbles et basses, où patiemment et sans bruit ils se sont préparés à de plus avantageux travaux, on les voit s’élever tout à coup d’un degré dans l’échelle sociale.

Grâce au peu d’argent laborieusement amassé, ils accaparent le petit commerce et les petites industries, de coolies deviennent manœuvriers, se font artisans, évincent l’homme blanc dont ils prennent à meilleur compte la place, cédant la leur à de nouveaux Nippons, leurs frères, qui débarquent.

C’est ainsi que par bonds méthodiques et successifs une nouvelle société se forme au sein même de celle qu’elle envahit. Et cette société nouvelle garde son homogénéité, son entité propre, parce qu’elle resserre ses liens, se défend des influences ambiantes, vit refermée sur elle dans le conservatisme de ses mœurs, de sa langue et de son esprit, tout en restant en relations constantes avec la mère patrie par des lignes de navigation aussitôt organisées.

Cet attachement et cette fidélité inviolables à leur race, à leur pays et à leurs principes font à cette heure l’inquiétude des nations américaines qui avaient autrefois sollicité chez elles l’émigration japonaise. Confiant d’habitude aux émigrants tous les travaux pénibles auxquels le blanc ne peut, à leur avis, s’assujettir sans déchéance, ces nations considéraient le Japonais, entre tous les hommes de couleur, comme l’être offrant à l’employeur la totalité des conditions requises pour une exploitation avantageuse. Dans les plantations, dans les entreprises de défrichement, de terrassement et de construction, les Japonais excellèrent et s’acquirent la sympathie intéressée des Yankees.

Mais, du jour où ceux-ci s’aperçurent que les serfs voulaient devenir des égaux, et qu’au surplus cet élément japonais, « incorruptible et indéformable », ne pouvait s’américaniser à l’exemple des Européens échoués sur les terres d’Amérique, alors seulement ils comprirent le réel danger qui menaçait leur république.

C’est que non seulement les Japonais s’emparaient des industries du blanc et, par un salaire infime, le mettaient dans l’impossibilité de gagner sa vie ; mais encore, dans les possessions américaines où les Japonais par leur naissance avaient acquis le droit de citoyen, c’était dans un avenir prochain la mainmise sur l’administration et les fonctions publiques, en raison de leur nombre toujours croissant, et la transformation inévitable de terres américaines en colonies japonaises. C’est là ce qui se prépare aux Hawaï, où les Japonais, au nombre de 60 000, ont réduit à l’impuissance l’élément américain ; c’est ce qui menace toutes les îles et les rives américaines du Pacifique.

De là cette rancune et cette explosion de fureur subite qui se traduisirent par cet arrêté illégal d’expulsion des enfants japonais de toutes les écoles de Californie et par le bill rendu contre l’émigration japonaise. De là les soulèvements anti-japonais qui éclatèrent aussi en Colombie britannique, soulèvements plus graves et plus violents que ceux de Californie, mais qui furent étouffés par suite de la bonne entente des gouvernements intéressés : le Japon et l’Angleterre. Toutefois, l’effervescence dans les États canadiens de l’Est n’est pas calmée, et l’Angleterre, malgré la résistance qu’elle oppose aux exigences anti-japonaises qui se manifestent dans toute l’étendue des États canadiens, se verra tôt ou tard dans l’obligation d’y faire droit pour ne pas se créer de difficultés chez ses propres sujets.

Or cette inimitié soudaine déclarée à l’occasion des émigrants ne s’adresse point à eux seuls : c’est la nation japonaise tout entière qui devient l’objet de l’antipathie américaine.

À la suite des courants d’émigration allant jalonner tout le pourtour du Pacifique de colonies japonaises, des courants commerciaux se sont établis.

Tout d’abord à l’usage de leurs nationaux, les produits japonais, grâce à une propagande habile, se sont répandus et implantés alentour. Quand ils n’ont pas devancé sur les marchés les produits étrangers, ils les en écartent par une avantageuse concurrence. Les Nippons découvrent très vite le mode ou le truc qui battra d’une façon pratique le produit rival. Ni routiniers, ni traditionalistes, ils cherchent avant tout à plaire, et savent opérer rapidement les améliorations et les changements réclamés par la nature du pays, les mœurs de ses habitants ou leurs habitudes. S’adaptant ainsi à sa clientèle, au lieu de l’obliger d’adopter ses produits, le Japon a vu par cette méthode son essor industriel et commercial décupler en quelques années à peine.

Les succès de la dernière guerre ont grandi son prestige en Orient, et déjà, très habilement, il sait l’exploiter au profit de son commerce et de son industrie. Sa prospérité actuelle et son incroyable activité en sont la preuve irréfutable ; une fièvre sans précédant sévit sur le Japon économique.

Du sud au nord, des usines et des manufactures s’élèvent, de nouvelles compagnies se forment, les exploitations et les entreprises se multiplient, et ce n’est pas à moins de 750 millions de yens (près de 2 milliards de francs) que l’on évalue en 1906 l’extension des anciennes industries ou la création des nouvelles.

Devant cette rapide et gênante ascension, l’Amérique s’inquiète et s’irrite. Les marchés neufs d’Extrême-Orient, qu’elle considérait comme une source de fabuleux bénéfices, se ferment déjà pour elle. Partout où elle se présente, le Japon se trouve en travers de ses pas : en Sibérie, en Mandchourie, en Corée, en Chine, où le boycottage des marchandises américaines fait le profit du commerce japonais ; dans la plupart des archipels du Pacifique, aux Philippines et aux Hawaï, cependant terres américaines, et jusque dans l’Amérique du Sud, la « jeune Amérique » qu’elle gardait d’un soin jaloux et aux nombreux besoins de qui elle entendait seule subvenir.

Précédant ou suivant de très près la progressive expansion du pays, la flotte marchande japonaise l’aida et la favorisa puissamment.

En 1870, le Japon ne comptait encore que 30 vapeurs et 10 voiliers, déplaçant au total 18 000 tonnes. Mais, à partir de cette époque, sortant enfin résolument du sauvage isolement où il s’était condamné près de trois siècles, par haine de l’étranger, le Japon encouragea de tout son pouvoir les relations de son peuple avec le monde extérieur.

En 1880, à la suite d’une expédition sur Formose et de la répression de l’insurrection de Satsuma, qui obligèrent à l’achat de nombreux bateaux, pour le transport et le ravitaillement des troupes, la marine marchande comptait déjà près de 100 vapeurs et 50 voiliers.

Dans la décade qui suivit, deux compagnies maritimes puissantes se formèrent sous la protection officielle[88] et la flotte commerciale japonaise vers 1892 ne comptait pas moins de 600 vapeurs et 700 voiliers, soit un total près de 200 000 tonnes.

Après la guerre de Chine, elle s’accrut encore de toutes les unités affectées ou achetées par le gouvernement pour les besoins de la campagne, soit de 300 vapeurs, ce qui porta à près de 1 600 le chiffre de ces unités. En vingt-cinq années, le bond fut prodigieux. On crut en Europe à l’inutilisation et à la banqueroute certaines d’une semblable flotte.

Ces désastreuses prévisions furent déjouées par l’habileté ignorée des Nippons. En effet, toutes ces nombreuses unités trouvèrent leur emploi, car non seulement un cabotage sérieux et régulier fut installé dans les mers de Chine et du Japon, mais encore des services s’organisèrent sur l’Australie, l’Amérique et l’Europe.

Ce mouvement ne s’arrêta point. Parallèlement, des chantiers se construisaient dans le pays[89] et suffisaient à peine à subvenir aux besoins toujours croissants de sa flotte marchande. La guerre russo-japonaise advint, obligeant le gouvernement à des achats nouveaux, et les bâtiments restés en possession du Japon après le traité de paix, s’ajoutant à ceux qui avaient été pris, portèrent le tonnage de la marine marchande à plus de 1 200 000 tonneaux.

Chez tout autre peuple que les Japonais, ce développement exagéré serait une cause d’impuissance et d’insuccès ; mais chez eux il faut reconnaître et admirer l’unanimité et l’opiniâtreté dans la lutte, lorsqu’il s’agit de la gloire ou de l’intérêt de leur pays. De même que toutes les existences se sont généreusement offertes pendant la guerre pour le triomphe militaire du Japon, de même à cette heure toutes les énergies se tendent et se préparent pour son triomphe dans les luttes économiques qui se livrent entre les nations.

Sa flotte sera une arme puissante ; et pour trouver l’emploi de ses unités pour l’instant trop nombreuses, les entreprises se multiplient, les anciennes lignes de navigation s’allongent et s’étendent, d’autres se lancent dans des directions nouvelles, cherchant ou créant des débouchés à l’industrie et à l’activité nationales[90].

Entravée sur terre, combattue sur mer, l’Amérique, voyant de jour en jour ses rêves d’expansion compromis, ressent l’impérieux besoin d’étouffer ce jeune rival ; mais il est trop tard. L’aiglon a grandi en tranquillité et par sa propre faute ; son bec et ses ongles ont poussé ; la lutte avec un semblable adversaire serait pour l’heure une témérité.

Toutefois, la période des relations cordiales et des démonstrations sympathiques est à jamais éclipsée : on s’épie, on s’étudie, on se prépare. En dépit de ses intentions pacifiques envers le Japon et de son désir d’une cordiale entente, le président Roosevelt s’exprime ainsi dans son message : « Des mesures immédiates doivent être prises pour fortifier les Hawaï : c’est le point le plus important à défendre dans le Pacifique, pour sauvegarder les intérêts de notre pays. »

Or, ces mesures sont déterminées par l’attitude du Japon, qui guette ces îles commandant le débouché du futur canal de Panama.

Ni l’un ni l’autre des deux adversaires ne paraissent désirer une lutte immédiate, mais tous les deux l’envisagent dans un avenir prochain, car trop d’intérêts puissants dressent face à face leurs ambitions rivales. La durée de l’alliance anglo-japonaise semble en marquer le terme le plus voisin, à moins que d’ici-là, sous la surgie imprévue d’événements nouveaux, les contractants, lésés dans leurs intérêts ou dupés dans leurs espérances, ne rompent ce pacte violemment ou d’un commun accord. Toutes les éventualités sont à prévoir quand on se remémore les causes réelles d’où naquit cette alliance.

L’Angleterre, pour asseoir sa politique en Extrême-Orient et se débarrasser du Russe, lui jeta dans les jambes le Japonais. Tel est le fait brutal. Mais il advient que le Japonais, « trop vainqueur » au goût de l’Angleterre et point tant « endolori » qu’elle l’eût désiré, l’embarrasse à son tour sans même avoir servi complètement ses secrets desseins. Les avantages qu’elle retire de cette alliance ne sont pas aussi grands que ceux qu’elle avait escomptés. Par cet appui moral accordé à son allié, celui-ci tient tête orgueilleusement aux grandes puissances, traite de pair avec l’Amérique, se rit des fureurs de l’Allemagne, empiète sur l’influence de l’Angleterre même et piétine ses intérêts, puisque sa marine marchande devance ou bat la sienne sur le Pacifique et que son commerce concurrence et expulse le sien des marchés d’Extrême-Orient.

Au surplus, l’influence russe, dont l’Angleterre avait décrété la ruine en Asie, n’est point encore abattue. L’abandon de la Mandchourie méridionale par les Russes, à la suite de leurs défaites, n’implique nullement l’effondrement de leur politique d’expansion en Extrême-Orient.

Les clauses si heureuses et vraiment inattendues du traité de Portsmouth en sont une preuve. L’adroite diplomatie russe a su se dégager sans grands dommages d’un très mauvais pas et, dans un avenir prochain, avec cette habileté merveilleuse qui lui valut jadis d’aussi rapides progrès d’influence en Asie, elle saura par des compensations nouvelles réparer en partie les déboires d’une lutte malheureuse.

En Mandchourie septentrionale et en Mongolie, les Russes, point tant affaiblis qu’on se l’imaginait tout d’abord, se sont remis à l’œuvre. Port-Arthur et Moukden, à tout prendre, ne sont à leurs yeux qu’une désagréable aventure qui leur a coûté beaucoup d’hommes et beaucoup d’argent, deux plaies qui toutefois ne sont pas mortelles.

Mais ils n’ont perdu ni leur patience, ni leur ténacité, ni cette foi invincible dans le succès final, qui fait que jamais l’on ne s’abat ni ne désespère. Pas plus que leur pénétration ne s’est vue compromise en Asie centrale, leur influence en Mongolie ne s’est amoindrie. Un moment hypnotisés par la « mer sans glace », ils se sont lancés dans l’aventure du transmandchourien ; ils reviennent maintenant à leur conception première : le transmongolien, qu’ils n’auraient pas dû subordonner à la précédente.

Celle-ci est en effet leur seule vraie et sûre liaison avec l’empire chinois ; au surplus, cette voie est à eux en fait. Au début de la guerre n’avaient-ils pas poussé jusque sous les murs de Kalgan, à 200 kilomètres au nord de Pékin, une garnison sibérienne.

Devant les protestations internationales, les soldats s’éloignèrent (ou changèrent de costume), mais la voie mongolienne n’en resta pas moins jalonnée par des détachements relayant les courriers cosaques et protégeant les nombreuses caravanes s’acheminant vers Ourga. Pendant la guerre, lorsque la voie directe de Pékin à Moukden fut coupée, un trafic énorme s’établit sur la route mongolienne.

Me trouvant à Kalgan, je fus étonné de son importance. La ville n’était qu’un vaste entrepôt. Je vis là des approvisionnements considérables et un mouvement auquel j’étais loin de m’attendre. Je constatai aussi avec un semblable étonnement que la cité chinoise elle-même, son industrie, son commerce, étaient russifiés déjà de longue date. Au surplus, s’adossait aux murs nord-est de la cité, la concession russe très étendue déjà et qui croissait d’heure en heure en fièvre et en importance dans cette époque critique.

Donc, l’expansion russe arrêtée subitement vers l’est peut se continuer et se continuera vers la Mongolie centrale et le Thibet, à la grande inquiétude de l’Angleterre. Les négociations engagées avec la Chine le prouvent surabondamment. Leurs prétentions ne sont pas celles d’un peuple vaincu ou découragé. Ils ne veulent pas admettre que les Chinois fassent état de la récente guerre pour les frustrer d’anciennes prérogatives ou leur en refuser de nouvelles. Bien plus, ce sont des compensations qu’ils réclament. Le Waï-Oou-Pou se récrie, refuse, ne veut pas comprendre. Les Russes s’obstinent, rusent, atermoient, attendent ; aussi les conférences et les pourparlers indéfiniment se prolongent. Les Chinois protestent, perdent patience et finalement sont battus, eux les maîtres cependant en cet art de politique à long terme, prudente, cauteleuse, déconcertante. Tout avantage obtenu de la Chine par les Japonais détermine de la part de la Russie une demande parallèle. Dans l’obligation de satisfaire les uns, la Chine n’ose refuser aux autres tout à fait. Les craignant tous les deux, elle les ménage, se morfond en un difficile équilibre, dans l’espoir secret de s’appuyer, le cas échéant, sur l’un des deux adversaires pour se défendre des menées trop ambitieuses de l’autre. Ayant accueilli les Japonais comme des libérateurs, elle voit en eux de nouveaux maîtres dont les exigences ne peuvent être tempérées que par le spectre habilement agité des anciens. Encore doit-elle l’agiter avec modération ; contrairement à certaines puissances d’Occident, elle ne peut même pas désirer, comme dérivatif à ses craintes, une nouvelle cause de conflit entre les deux adversaires, puisque aussi bien c’est elle et son peuple qui en feraient les frais une fois encore. La Mandchourie a besoin de repos ; les adversaires aussi ne paraissent pas vouloir pour l’instant recommencer l’aventure. La Russie, bien que désireuse de prendre contre le Jaune la revanche de son humiliation, ne le peut à cette heure ; l’état intérieur du pays le lui défend. Quant au Japon, essoufflé par l’effort, il a mieux à faire que de gaspiller en cartouches et en shrapnels les ressources échappées à la tourmente. Le développement économique du pays importe plus que la continuation même heureuse des opérations. D’ailleurs sa conquête, non moins effectivement, se poursuit, bien que pacifique et inavouée. Fidèles observateurs des clauses du traité, les Russes ont évacué les territoires chinois de Mandchourie, mais les Japonais ont franchi le Soungari sur les talons mêmes des Russes.

Non pas des soldats du mikado, mais des hordes bien autrement redoutables, des mercantiles, des espions et des femmes qui s’infiltrent, s’agrippent au sol et finalement s’en emparent. Kharbine, le nœud du transmandchourien, le cœur militaire de cette puissante et superbe vice-royauté d’Extrême-Orient aujourd’hui abattue, cette ville jadis si bruyante où les Russes engloutirent tant de millions de roubles pour réussir à n’en faire qu’un immense pandémonium, affreux, inconfortable et malpropre ; Kharbine évacuée par eux sera bientôt ville japonaise.

Non contents de cette mainmise occulte sur les territoires mandchous, les Nippons s’insinuent dans les provinces mongoles. Bien plus, le gouvernement du mikado a su capter la confiance de quelques chefs de tribus, et ceux-ci, bien reçus à Tokio, sont revenus dans leur pays imbus des idées de rénovation et de l’esprit de panmongolisme japonais. Devenus subitement les apôtres fervents de la conversion des peuplades mongoles à l’instruction et à la civilisation, ils ont présenté à l’examen de l’empereur et de l’impératrice de Chine un projet de réformes destiné à tirer leurs sujets de leur ignorance et de leur torpeur. Ce projet traite de la fondation des écoles, de la création d’une armée régulière, de l’exploitation des richesses minières, de l’élevage et d’un système de gouvernement et d’administration nouveau. Et naturellement, dans ce multiple enseignement, les Japonais seraient les conseillers, les professeurs et les… bénéficiaires !

Mais, dans l’orientation de cette politique ambitieuse, le Japon ne fait-il pas fond trop imprudemment sur la ruine prématurée de l’influence russe en Extrême-Orient ? Bien que les Russes, par la gravité de leur situation intérieure, soient empêchés de toute action offensive, souffriront-ils cette nouvelle atteinte à leur prestige ?

Du Liao-Toung et de la Mandchourie méridionale, provinces spoliées par eux jadis, ils acceptent avec résignation la perte, puisqu’ils reconnaissent maintenant que leur occupation était une faute. Mais les provinces de l’Amour, mais la Mongolie sont des territoires d’influence russe et depuis plus d’un demi-siècle l’ours du Nord en a fait ses domaines. Il les défendra, car ses dents et ses griffes ne sont qu’émoussées.

Russes, Américains, Anglais, Allemands ! dans sa conquête de l’Extrême-Orient et du Pacifique, le Japon heurte des rivaux puissants, ruine des intérêts et des espérances, amasse sur sa route des inimitiés et des haines. Devant cet orage formidable qui se prépare, il semblerait qu’il dût s’effrayer et reconnaître enfin l’inconcevable et périlleuse présomption de sa politique. L’Europe aurait désiré le voir humble, satisfait, étonné lui-même après la guerre, se repliant sur soi, se faisant tout petit pour obtenir le pardon de ses victoires. Mais telle n’a pas été et telle ne sera pas son attitude. « Le Japon veut être grand dans la paix comme il l’a été dans la guerre. » Et il le sera, en dépit des écueils qu’il trouvera devant ses pas. Dans les vastes contrées où se poursuivent ses audacieux desseins, il ressemble au nautonier imprudemment aventuré sur une mer dangereuse, semée de mines et de torpilles. Mais habilement, prudemment, écartant et déjouant les pièges et les embûches[91], comme sa flotte esquiva les mines russes pendant la guerre, il saura atteindre au port sans désastre prématuré.

C’est qu’autour de ses intérêts propres d’autres intérêts s’agitent et se disputent. Bien qu’une haine commune dresse contre lui tant de rivaux, il ne les craint pas, sachant que des haines particulières les divisent. Il sait qu’une action de tous contre lui est impossible, car il lui sera facile, le moment venu, de désintéresser l’un des adversaires.

De même que l’Angleterre en 1903 sortit de son « splendide isolement », à l’étonnement de tous, pour se jeter dans ses bras, de même, au cas d’une rupture avec elle, une puissance rivale se prendra tout à coup d’affection pour lui, et celle-ci, en cherchant ses intérêts propres, servira surtout ceux du Japon jusqu’au jour où, certain de sa force, il répudiera cette amitié trop intéressée et se dressera, dominateur et agressif, partout où flottera son drapeau.

Le Soleil levant a surgi des confins de l’Orient dans une apothéose de gloire ensanglantée, sa course n’est pas achevée…, elle commence ; — quels étonnements ou quels désastres nous promet-elle encore ?



  1. Robe japonaise à l’usage des deux sexes.
  2. Chaussure japonaise, sans empeigne, maintenue par un gros cordon séparant l’orteil des autres doigts.
  3. Yen, unité monétaire japonaise équivalant à 2f60 environ de notre monnaie.
  4. Cette commission, constituée par décret impérial sitôt après la signature du traité de paix et composée d’hommes d’État, d’ingénieurs et de militaires, avait pour but de procéder à l’inventaire des ressources de la Mandchourie et d’étudier les moyens pratiques d’exploitation.
  5. Ceci fut écrit dix mois avant l’accord franco-japonais.
  6. Voiture d’Extrême-Orient très légère à deux roues traînée par un coureur.
  7. Nom japonais du coolie pousse-pousse.
  8. Yang Bane, mandarin ou fonctionnaire coréen.
  9. Conférence du professeur japonais Ukita-Wamin sur la politique impérialiste du Japon (Citée par les Mélanges japonais).
  10. Citation de M.  Shimada-Saburo dans le Taiyo, où il critique et déplore la conduite brutale de ses compatriotes en Corée (Mélanges japonais).
  11. Conférence du professeur japonais Ukito-Wamin (Citée par les Mélanges japonais).
  12. Étude du professeur japonais Shimada-Saburo (Citée par les Mélanges japonais).
  13. Étude du professeur japonais Shimada-Saburo (Citée par les Mélanges japonais).
  14. Bourdaret, En Corée. Plon-Nourrit, éditeur.
  15. Grand shoghun : chef militaire de l’ancien Japon ; l’empereur, considéré surtout comme chef spirituel, avait beaucoup moins d’autorité effective et de puissance.
  16. Guerre sino-japonaise.
  17. Dans la crainte que la reine ne leur échappe, les meurtriers tuent également toutes les suivantes et dames d’honneur qui l’entourent. Ce fut un épouvantable massacre.
  18. 1° Gouvernement restera comme par le passé une monarchie absolue ; 2° empereur a des pouvoirs illimités, seul il a le droit de faire des lois ou de les abroger, de déclarer la guerre ou de signer la paix, de nommer ou de révoquer les fonctionnaires, etc. Tout sujet contrecarrant l’autorité impériale sera hors la loi, etc., etc.
  19. André Tardieu, secrétaire d’ambassade honoraire, Questions diplomatiques de l’année 1904 (origines de la guerre russo-japonaise). Alcan, éditeur.
  20. Toutes les démarches qui précédèrent la rupture sont racontées dans leurs détails par M. André Tardieu, dans son étude documentée sur les origines de la guerre, Questions diplomatiques de l’année 1904.
  21. Juillet 1907. — L’Illustration, dans son numéro du 7 septembre 1907, donne le récit exact et détaillé des circonstances qui accompagnèrent cette abdication et des journées sanglantes qui la suivirent.
  22. Dans trois départements du nord de Nippon (île principale), la misère fut si grande dans l’hiver 1905-1906 que la plupart des habitants étaient réduits à se nourrir de boulettes de paille hachée et grillée mélangées d’un peu de riz ou de mil, véritables boules de granit. Cette détresse, je l’ai vue de mes propres yeux.
  23. Geishas japonaises installées en Corée.
  24. Le maréchal Nodzu, commandant de la IVe armée pendant la guerre, vient d’être fait marquis par un récent décret impérial ; l’amiral Ito comte, et le général Fukushima, dont il est parlé dans le premier chapitre, baron. Le marquis Ito, l’habile gouverneur de Corée, a été créé prince, ainsi que les maréchaux Yamagata et Oyama.
  25. Danseuses et chanteuses coréennes. Les nombreuses ballerines du palais sont dressées dès leur jeune âge dans une école spéciale à Pien-Yang, ville renommée pour ses jolies filles, mais beauté surfaite aux yeux d’un Occidental.
  26. Cette fête et cette conversation eurent lieu dans l’année qui précéda celle de l’abdication de l’Empereur.
  27. 5 kilomètres.
  28. Les arsenaux du Japon ont lancé en 1905 et en 1906 deux croiseurs cuirassés de 14 000 tonnes et deux cuirassés de 19 000.
  29. Expression extrême-orientale signifiant : épargner un affront.
  30. Bourdaret. En Corée, Plon-Nourrit, éditeurs.
  31. Voir dans l’intéressant ouvrage de E. Bourdaret, En Corée, la stupéfiante variété des esprits malins, des fétiches et des superstitions.
  32. Bien qu’ayant visité tous les champs de bataille, je n’ai pas l’intention de faire ici l’historique de la guerre. Cette étude existe déjà. C’est la Guerre russo-japonaise du chef d’escadron d’artillerie breveté R. Meunier (Berger-Levrault et Cie, éditeurs), étude très complète et documentée, dont je me suis d’ailleurs servi avec profit. En réalité, ce à quoi je me suis appliqué dans ce chapitre et le suivant, c’est moins à l’exposé des situations qu’à celui des causes qui les dénouèrent, soit en bien, soit en mal, pour les deux adversaires.
  33. Le Japonais fait toujours fuir le Russe.
  34. Tenue cependant par des Japonais.
  35. Lit chinois.
  36. Juillet 1906.
  37. Sur le Yalou : 18 000 Russes contre 42 000 Japonais (Ire armée japonaise à trois divisions).
  38. Wafangou : 30 000 Russes et 94 bouches à feu contre 40 000 Japonais et 216 bouches à feu.
  39. Dès avril 1904 il rédige des instructions tactiques qui se renouvellent et s’amplifient après chaque combat et montrent, par l’insistance qu’elles mettent à rappeler les principes les plus élémentaires de la guerre moderne, à quel degré ces principes étaient ignorés de la plupart des officiers et des hommes. Combien sont plus brèves et moins nombreuses les instructions tactiques du généralissime japonais. C’est que de ce côté-là tous les combattants sans distinction de rang comprenaient leur rôle et connaissaient leur métier.
  40. Ire armée, Kuroki : À l’est dans les montagnes ; IVe armée, Nodzou : Au centre et plus au sud ; IIe armée, Okou : À gauche et à hauteur de la IVe armée.
  41. Il rappela vers le nord-est sur la droite du Tai-tseho trois corps entiers (1er  et 3e sibériens, 10e corps européen) qui renforcèrent le 17e, formant ainsi une puissante masse offensive susceptible d’écraser Kuroki.
  42. En effet, le mouvement esquissé contre Kuroki vers le nord-est détermine en même temps l’abandon prématuré des positions fortifiées couvrant Liao-yang vers le sud, et sur lesquelles les troupes russes avaient résisté victorieusement durant quarante-huit heures aux attaques forcenées des IIe et IVe armées sous le commandement direct du maréchal Oyama.
  43. Kouropatkine avait été le chef d’état-major de Skobeleff dans la campagne turco-russe et comme tel avait fait preuve de qualités éminentes. Mais beaucoup d’officiers russes et en particulier Dragomiroff lui déniaient néanmoins les qualités du réel commandant en chef.
  44. Un intime de Kouropatkine me dit alors : « Il faut autant d’habileté et de tactique au généralissime pour se défendre de son entourage que pour se défendre des armées japonaises. »
  45. Guerre russo-japonaise, par le chef d’escadron breveté H. Meunier. (Combat de Tache-Kiao, p. 164.)
  46. Si l’on ne rencontre pas toujours cette attitude franchement hostile entre les chefs et entre leurs sous-ordres, on ne trouve pas très fréquemment non plus cette liaison entre les armes et les unités, cette aide mutuelle et cette convergence d’efforts d’une aussi impérieuse nécessité sur les champs de bataille modernes. Dans une étude publiée dans la Revue militaire générale (n° 1, 1907), le général Lombard, directeur des troupes coloniales, chef de la mission française à l’armée japonaise de Mandchourie, met en relief, par de saisissants exemples, ce manque d’entente et de coordination qui compromit tant de fois le succès des opérations russes. Artillerie, infanterie, cavalerie ne marchent « point assez ensemble », chacune opérant pour soi, cherchant son affaire ou sa petite bataille. Le général insiste à ce propos sur la difficulté réelle que rencontre l’application judicieuse du principe de la « liaison des armes » et cite impartialement les quelques fautes du début commises par l’armée japonaise pourtant si imbue de ce principe : c’est qu’on n’accomplit bien à la guerre que la tâche accoutumée. « Sachons profiter nous-mêmes de ces enseignements, ajoute l’auteur, faisons naître et multiplier les occasions de contact, de fréquentation, d’endivisionnement des troupes de toutes armes, trop portées parfois à s’enfermer dans un quant-à-soi dangereux, travaillons de toute notre âme à l’expansion et à l’affermissement de cette camaraderie du temps de paix, gage de la camaraderie du champ de bataille, sans laquelle il n’est pas de succès. »
  47. Un commandant d’armée qui se mit dans un cas d’indiscipline grave et qui fut la cause d’une défaite.
  48. Il n’est question ici que des contingents de réserve envoyés hâtivement en Mandchourie, car je ne mets nullement en doute la valeur et les vertus indiscutables de la véritable armée russe européenne, instruite, disciplinée et forte dont on refusa malheureusement trop longtemps le concours au généralissime.
  49. Guerre russo-japonaise, commandant Meunier.
  50. La balle est folle, seule la baïonnette est sage, s’écriaient encore les disciples et partisans de Dragomiroff. Or la balle est devenue plus disciplinée et plus redoutable et peut en de nombreux cas rompre l’élan furieux des baïonnettes. Il faut donc compter avec elle.
  51. Sauf au point de vue industriel et commercial. Voir le chapitre X : « Pourquoi nous sommes battus. »
  52. Général Lombard, « Le principe de la liaison des armes ». (Revue militaire générale, n° I. Berger-Levrault et Cie.)
  53. Conférence faite à la réunion de l’Alliance française à Yokohama par Fr. Harnois : « Impressions d’un Européen campagnard sur la guerre russo-japonaise. » Le même orateur ajoute : « J’ai même eu, à propos du Bushido, la malice bien innocente d’interroger à brûle pour point des étudiants du lycée supérieur, des officiers et élèves officiers sur les grands noms cités par le baron Suyematsu et qu’il nous dit être aussi familiers au Japon que les noms de Voltaire et Rousseau en France, Johnson et Goldsmith en Angleterre. Confucius, voile-toi la face ! Sur cinq noms cités on n’en connaissait que deux, encore se trompait-on d’un siècle sur la date de leur naissance. Pour ce qui est du contenu des ouvrages écrits par ces savants personnages, on ne savait rien de rien, sinon qu’ils avaient dû traiter des sujets de morale quelconques ; par contre on connaissait fort bien Goldsmith et même un peu Voltaire et Rousseau. »
  54. Règlement sur les manœuvres.
  55. Ce fut là le régime que subirent les Chinois durant toute l’année qui suivit la signature du traité de Portsmouth et l’évacuation russe. Il s’est humanisé et radouci depuis l’ouverture de la Mandchourie aux autres puissances.
  56. Et cela pour se faire pardonner l’appui qu’elle avait accordé à la Chine, la croyant plus forte, lors de la guerre sino-japonaise.
  57. La Revue (ancienne Revue des Revues), n° du 15 février 1904 — « Panmongolisme japonais ».
  58. Alexandre Ular.
  59. Alexandre Ular.
  60. Chose plaisante et digne de remarque, il existe en Chine deux éléments japonais féminins très distincts ayant comme article commun d’importation la morale : l’un son enseignement, ce sont les maîtresses d’école ; l’autre sa dissolution, ce sont les mousmés rieuses.
  61. Mélanges japonais (octobre 1905). Extraits des revues et journaux japonais, par C. Lemoine.
  62. Mélanges japonais (octobre 1905). Extraits des revues et journaux japonais, par C. Lemoine.
  63. Manœuvres et terrassiers chinois.
  64. Désir de paraître.
  65. Depuis le printemps 1907, ils ont rendu la gérance douanière d’Inkéou (Niou-chang) au gouvernement chinois, mais ils n’ont cédé ni celle de Dalny ni celle des ports du Yalou.
  66. Douane intérieure.
  67. Les menées japonaises ont abouti. Tchao-Ehr-Sun a été remplacé, au printemps dernier, comme vice-roi de Mandchourie.
  68. Depuis les premiers mois de 1907.
  69. 16 septembre 1905
  70. Loughans : lopins de terre, propriétés.
  71. La valeur du dollar en Chine et Mandchourie oscille entre 2f60 et 2f90.
  72. Pendant la guerre, en effet, les négociants et mercantiles sur les lieux gagnèrent des roubles par milliers ; on cite une maison de commission à Kharbine ayant réalisé plus de 2 millions de bénéfices. Toutes choses décuplaient de valeur. La bouteille de champagne atteignit à une certaine époque le prix insensé de 100 roubles ! Il s’en est bu, dit-on, plus de 80 000 caisses durant la campagne. La plupart vinrent de France. Néanmoins, 20000 caisses furent fabriquées en Allemagne, à Shanghaï voire même au Japon ! Les Japonais comptèrent parmi les gros fournisseurs d’alcool de l’armée russe et nombre de caisses de « vieil armagnac » avec double ou triple étoile et carte de France sur l’étiquette arrivèrent, après un léger détour, des distilleries de Tokio ou d’Osaka. Depuis la paix, cette importation a pris de l’essor et l’on trouve dans les provinces russes du cognac, du bordeaux et du bourgogne japonais ! La presque totalité de la bière est de provenance japonaise.
  73. Le journal de nombreux correspondants de guerre en fait foi.
  74. Loin de moi la pensée d’étendre cette appréciation et les suivantes à la généralité des sujets du tsar ; ce serait une calomnie. Observons que nous sommes en Mandchourie et non en Russie, et que c’est uniquement de cette société russe un peu spéciale que je parle.
  75. Trafic très important vers le port de Niou-Chang : galettes de haricots pour l’élevage du bétail, blé, céréales de toute nature. Mines de charbon.
  76. Vladivostok et le Soungari restent et resteront longtemps encore leur objectif. Sitôt après la signature du traité de paix, des espions japonais infestèrent à nouveau la place, sans parler d’innombrables mousmés. On arrêta plusieurs officiers transformés en barbiers chinois ou en coulies-terrassiers employés aux nouveaux travaux de fortification et de défense de Vladivostok.
  77. Mélanges japonais. Extrait des revues et journaux japonais, par C. Lemoine.
  78. En 1904 : exportation japonaise en France, 36 200 000 yens, soit 93 millions de francs ; importation française au Japon, 3 335 000 yens, soit près de 9 millions de francs. Cette année 1904 a été particulièrement défavorable au commerce français en raison de la guerre. On s’est abstenu au Japon des articles de luxe fournis habituellement par la France et, il faut en convenir aussi, nos produits étaient boycottés.
  79. À ces gens, observateurs hypocrites ou sincères, chez eux d’une morale étroite et rigoureuse, Paris apparaît, entre deux rapides voyages, comme le fruit défendu dans lequel on mord avec le plaisir glouton du collégien en fugue, libéré de toute contrainte et de toute surveillance.
  80. L’école supérieure de commerce de Lyon, la première école de ce genre en France, fut fondée en 1872 grâce à un capital de 1 200 000 francs entièrement souscrit par le commerce lyonnais et celui des départements voisins. Déjà, en 1800, un négociant lyonnais, Vital Roux, préconisait la création d’écoles de commerce, dans un ouvrage intitulé : De l’influence dit gouvernement sur la prospérité du commerce. Son idée fut réalisée en 1822, époque à laquelle s’ouvrit à Lyon la première école spéciale de commerce en France. Paris imita cet exemple. Mais vers 1830 ces deux écoles disparurent, faute d’être suivies et comprises, les familles françaises réservant leurs préférences pour les carrières libérales ou administratives.

    C’est aussi la chambre de commerce de Lyon qui, en 1895, dès la signature du traité de Simonoséki, prévoyant l’active concurrence japonaise, envoya à ses frais en Chine une importante mission pour enquêter sur les ressources indigènes. La chambre avait vu juste ; la mission se heurta à une mission japonaise identique. L’année suivante, cet exemple fut suivi par des missions anglaises, allemandes et américaines, mais de moindre importance. Là encore nous fûmes les premiers et cependant à cette heure nous tenons le dernier rang. À qui la faute ?

  81. Le cadre de ce chapitre ne me permet pas de m’étendre sur les systèmes parallèles d’enseignement commercial des différentes puissances mondiales ; d’ailleurs cette question a été traitée, avec plus de compétence et d’autorité que je ne pourrais le faire, par M. le sénateur Jacques Siegfried, dans un intéressant article de la Revue des Deux-Mondes, n° du 1er septembre 1906 :« L’enseignement commercial en France et à l’étranger. »
  82. Voir à ce sujet l’intéressant article de M. Jacques Siegfried président du comité des conseillers du commerce extérieur, sur « L’expansion commerciale de la France » (Revue des Deux-Mondes, 15 juin 1907), et ceux de Lysis dans la Revue : « Contre l’oligarchie financière en France » (avril-mai 1907).
  83. Les exportateurs et leurs agents sont aidés à l’étranger par de puissantes banques commerciales permettant de longs crédits par des escomptes de papier très longs ou des réescomptes successifs et assurés. Chez nous, ces banques commerciales n’existent pas. Or, chose plus regrettable encore, c’est que notre argent, que la haute finance française place à des taux de plus en plus réduits, ce même argent va grossir les capitaux et faire prospérer les grandes banques commerciales étrangères telles que la Hong Kong and Shanghai Bank (anglaise) ; la Chartered Bank (anglaise), la Deutsch Asiatische Bank (allemande), la Banque Russo-Chinoise (russe) et même des banques japonaises : Yokohama Specie Bank et d’autres qui s’accroissent. Par le manque d’initiative de la haute finance française nous nous trouvons en face de cette situation déplorable : notre argent placé à 3 et 4 % rapporte du 8 et 10 % entre des mains étrangères et par surcroît tue notre propre commerce à l’extérieur par l’appui qu’il fournit à nos adversaires !
  84. L’Allemand au contraire court des risques : on le voit en Chine consentir des emprunts sans aucune garantie du gouvernement ; avancer marchandises et capitaux à des agents indigènes ou autres n’ayant pas de répondant, mais intelligemment choisis. D’ailleurs n’emploie-t-il pas avec succès ce même système chez nous, en France, où nos industriels français sont encore trop portés à chercher des agents offrant une « caution » plutôt que des jeunes gens n’ayant comme tout actif que leur intelligence, leurs qualités et leur sincère et violent désir d’arriver ?
  85. Le Français à l’étranger ne trouvant pas d’appui chez ses compatriotes n’en trouvait pas davantage chez ceux dont la mission était précisément de l’aider et de le conseiller. Nos attachés extérieurs et nos consuls, trop uniquement confinés dans des fonctions politiques ou administratives jusqu’en 1900, se souciaient peu des intérêts de nos nationaux et recevaient ceux-ci assez mal lorsqu’ils s’avisaient de troubler leur quiétude.

    Mais depuis cette époque, grâce à une impulsion nouvelle donnée par les ministères du commerce et des affaires étrangères, cette situation va s’améliorant. À cette heure nos nationaux, industriels, commerçants et représentants commencent à trouver auprès des agents du gouvernement l’aide à laquelle ils ont droit. Le régime actuel s’intéresse particulièrement à cette importante question, et la création toute récente des « attachés commerciaux », à l’instar des puissances rivales, est l’une de ses plus heureuses et plus profitables innovations en la matière.

  86. Mélanges japonais, avril 1905. Extraits des revues et journaux japonais, par C. Lemoine. Cette intéressante revue, rédigée par un groupe de Français distingués résidant au Japon depuis de longues années et particulièrement orientés vers l’étude de l’histoire et de l’évolution de ce pays, doit être consultée par tous les lecteurs s’intéressant d’une façon sérieuse aux questions japonaises. Tokio, librairie Sansaisha ; Paris, librairie Victorion. 4, rue Dupuytren.
  87. Pour se faire une idée très exacte de la force irrésistible de l’émigration japonaise, lire les articles très documentés de Louis Aubert, dans la Revue de Paris, sur « La maîtrise du Pacifique » (nos des 1er  et 15 février 1907) et la remarquable étude de R. Gonnard sur « Les Japonais en Nouvelle-Zélande » (Revue politique et parlementaire du 10 mai 1907). Cette colonie britannique d’Australie, pour arrêter les courants d’émigration menaçant d’étouffer à bref délai ses sujets, s’est vue dans l’obligation d’édicter en 1899 une loi draconienne.

    Tout navire ne peut débarquer qu’un immigrant jaune pour 200 tonnes de jauge, c’est-à-dire une quinzaine par cargo moyen. Encore faut-il que ceux-ci sachent parler et écrire l’anglais, et puissent disposer d’un capital d’au moins 2 500 francs.

    Les Japonais protestent contre ces mesures sévères. Que fera Édouard VII ? Trahira-t-il ses alliés ou ses sujets australiens ?

  88. 1° Nippon Yusen Kaisha. Cette compagnie a été et reste encore la plus importante du Japon ; elle ne compte pas moins à l’heure actuelle de dix lignes transocéaniques et relie au Japon tous les continents ;
    2° Osaka Shosen Kaisha.
  89. En 1870, les chantiers japonais avaient lancé seulement 2 vapeurs déplaçant ensemble 60 tonnes.
    En 1900, leur production était de 40 000 tonnes. À cette heure, ils sont capables d’entreprendre la construction de vapeurs de 10 000 à 15 000 tonnes de déplacement. Il n’y a pas moins de 178 chantiers privés et de 18 cales sèches dans le Japon de 1907.
  90. Leur activité inventive est allée jusqu’à organiser sur certains bateaux des « expositions flottantes » destinées à vulgariser sur les rivages de tous les continents les produits naturels et manufacturés du Japon. Le principe de « l’exposition des produits » de la métropole est très en faveur chez les Japonais. Partout où ils passent, ils exposent. En Chine, en Corée et en Mandchourie surtout, toutes les villes occupées par eux ont leur exposition permanente. C’est là de l’intelligente réclame.
  91. L’accord russo-japonais du 30 juillet et l’accord franco-japonais du 10 juin 1907, dont il ne faut pas s’exagérer outre mesure la portée, indiquent nettement le sens de cette politique adroite. Les bulletins du comité de l’Asie française (août et septembre 1907) donnent le texte en même temps que la discussion très approfondie de ces accords. Par l’accord russe, le Japon s’offre une trêve pour le règlement définitif de la question mandchourienne et consolide pour l’instant sa situation diplomatique dans le monde européen. Par l’accord français, il s’acquiert des sympathies qui l’aideront dans bien des cas et un crédit sur notre marché qui l’aidera plus encore. Est-ce à dire que nous n’obtenions rien en échange ? si fait. Mais ces avantages que notre diplomatie s’est efforcée de nous procurer, est-ce que nos nationaux, notre industrie et notre commerce sauront les exploiter avec profit ?