Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 158-169).
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CHAPITRE XVII


Tandis que Sir Walter et Élisabeth se lançaient dans le grand monde, Anna renouait une connaissance d’un genre très différent.

Elle avait appris qu’une de ses anciennes compagnes demeurait à Bath. Mme Shmith (autrefois miss Hamilton), âgée de trois ans de plus qu’Anna, avait été très bonne pour elle, quand elle entra à quatorze ans dans une pension, après la mort de sa mère. Elle fit ce qu’elle put pour adoucir le chagrin d’Anna, qui en garda un souvenir reconnaissant. Miss Hamilton quitta la pension un an après et épousa bientôt un homme riche.

Depuis deux ans, elle était veuve et pauvre. Son mari était un extravagant qui dissipa sa fortune, et laissa des affaires embrouillées. Elle eut des ennuis de toute espèce.

Une fièvre rhumatismale qui attaqua enfin les jambes la rendit infirme. Elle était venue à Bath pour se guérir et demeurait près des bains chauds, vivant très modestement, sans domestique, et par conséquent exclue de la société. Anna, sachant par une amie commune que sa visite serait agréable, ne perdit pas de temps : elle ne dit rien chez elle, et consulta seulement lady Russel, qui l’approuva et la conduisit dans sa voiture près du logement de Mme Shmith.

Les deux anciennes amies renouvelèrent connaissance. Au premier moment, il y eut un peu de gêne et d’émotion : douze ans s’étaient écoulés, et elles se trouvaient mutuellement changées. Anna n’était plus la silencieuse, timide et rougissante jeune fille de quinze ans, mais une élégante jeune femme, ayant toutes les beautés, excepté la fraîcheur, aux manières aussi agréables que parfaites ; et douze ans avaient transformé la belle et fière miss Hamilton en une pauvre veuve infirme, recevant comme une faveur la visite de son ancienne protégée.

Mais le premier malaise de leur rencontre fit bientôt place au charme des vieux souvenirs. Anna trouva dans Mme Shmith le bon sens et les manières agréables auxquels elle s’attendait, et une disposition à la causerie et à la gaîté au delà de son attente. Ni les plaisirs du monde où elle avait beaucoup vécu, ni la condition présente, pas plus que la maladie ou le chagrin, n’avaient fermé son cœur, ni éteint sa gaîté.

À la seconde visite, elle causa très librement, et l’étonnement d’Anna redoubla. Elle ne pouvait guère imaginer une situation plus triste que celle de son amie. Elle avait perdu un mari qu’elle adorait, une fortune à laquelle elle était accoutumée ; elle n’avait pas d’enfants pour la rattacher à la vie et au bonheur ; aucun parent pour l’aider dans des affaires embarrassées ; pas même de santé pour supporter tout le reste.

Elle s’accommodait d’un parloir bruyant, et d’une chambre obscure par derrière ; elle ne pouvait bouger sans l’aide de l’unique servante de l’hôtel, et elle ne sortait que pour être portée aux bains chauds. En dépit de tout cela, Anna avait lieu de croire que son amie n’avait que des minutes de langueur et d’accablement, contre des heures d’activité et de distraction.

Comment cela se pouvait-il !

Elle conclut que ce n’était pas seulement de la force et de la résignation. Une âme soumise peut être patiente ; une forte intelligence peut être courageuse ; mais il y avait là quelque chose de plus : cette élasticité d’esprit. Cette disposition à être consolée, cette faculté de trouver des occupations qui la détachaient d’elle-même : tout cela venait de sa seule nature. C’est le plus beau don du ciel, et Anna voyait là une grâce spéciale, destinée à remplacer tout le reste.

Mme Shmith avait eu une époque de profond découragement. En arrivant à Bath, elle était bien plus invalide qu’alors, car elle avait eu un refroidissement en voyage, et s’était mise au lit, avec de vives et continuelles souffrances. Et cela parmi des étrangers, sans pouvoir se passer d’une garde, et dans une situation pécuniaire très gênée.

Elle avait subi toutes ces choses et disait qu’il en était résulté un bien. Elle s’était sentie en bonnes mains. Elle connaissait trop le monde pour attendre un attachement soudain et désintéressé ; mais sa propriétaire s’était montrée très bonne, et la sœur de cette dame, garde-malade et alors sans emploi, l’avait admirablement soignée, et avait été pour elle une amie précieuse.

« Aussitôt que je pus faire usage de mes mains, elle me montra à tricoter, ce qui me fut une grande distraction, et à faire ces paniers, ces pelotes et ces porte-cartes avec lesquels vous me trouvez si occupée. Ils me fournissent les moyens de faire un peu de bien à quelques pauvres familles du voisinage.

» Ma garde dispose de mes marchandises, et les fait acheter à ses clients. Elle saisit toujours le bon moment. Vous savez que quand on a échappé à un grand danger, on a le cœur plus ouvert, et Mme Rock sait quand il faut parler. C’est une femme habile, sensée et intelligente, qui comprend la nature humaine. Elle a un fond de bon sens et d’observation qui la rend infiniment supérieure, comme compagne, à un millier de celles qui, ayant reçu la meilleure éducation, ne trouvent rien digne d’elles. Appelez cela commérage, si vous voulez ; mais quand la garde Rock a une demi-heure de loisir à me donner, je suis sûre qu’elle me dira quelque chose d’amusant et d’utile, quelque chose qui nous fait mieux connaître nos semblables. On aime à savoir ce qui se passe et quelle est la plus nouvelle manière d’être frivole et vain. Pour moi, qui vis seule, sa conversation est une fête.

— Je vous crois aisément ; les femmes de cette classe voient et entendent bien des choses, et si elles sont intelligentes, elles valent la peine d’être écoutées. Elles voient la nature humaine non pas seulement dans ses folies, mais dans les circonstances les plus intéressantes et les plus touchantes. Combien d’exemples passent sous leurs yeux, d’attachements ardents, désintéressés et dévoués ; d’héroïsme, de courage, de patience et de résignation ! Combien d’exemples des plus nobles sacrifices ! Une chambre de malade peut fournir matière à des volumes.

— Oui, dit Mme Shmith d’un air de doute ; cela peut arriver, mais pas dans le sens élevé que vous dites. Par-ci par-là la nature humaine peut être grande en temps d’épreuves, mais en général c’est sa faiblesse et non sa force qui se montre dans une chambre de malade. On y entend parler d’égoïsme et d’impatience plus que de générosité et de courage. Il y a si peu de réelle amitié dans le monde ! et malheureusement, dit-elle d’une voix basse et tremblante, il y en a tant qui oublient de penser sérieusement jusqu’à ce qu’il soit trop tard. »

Anna vit la souffrance cachée sous ces paroles. Le mari n’avait pas fait son devoir, et la femme avait été conduite dans une société qui lui avait donné sur les hommes une plus mauvaise opinion qu’ils ne le méritaient. Mme Shmith secoua cette émotion momentanée et ajouta bientôt d’un ton différent :

« La situation actuelle de mon amie Mme Rock n’a rien en ce moment qui puisse m’intéresser beaucoup. Elle garde Mme Wallis, de Marlboroug-Buildings, femme très jolie, très mondaine, sotte et dépensière, et naturellement elle ne pourra parler que de dentelles et de chiffons. Je veux cependant tirer parti de Mme Wallis. Elle est très riche, et il faut qu’elle achète toutes les choses chères que j’ai en ce moment. »

Anna était allée plusieurs fois chez son amie avant que l’existence de celle-ci fût connue à Camben-Place. À la fin, il fallut en parler. Sir Walter, Élisabeth et Mme Clay revinrent un matin de Laura-Place avec une invitation imprévue de lady Dalrymph pour cette même soirée qu’Anna devait passer chez son amie. Elle était certaine que lady Dalrymph les invitait parce qu’étant retenue chez elle par un refroidissement, elle était bien aise d’user de la parenté qui s’était imposée à elle. Anna s’excusa en disant qu’elle était invitée chez une amie de pension. Élisabeth et Sir Walter, qui ne s’intéressaient guère à cela, la questionnèrent cependant, et quand ils surent de quoi il s’agissait, se montrèrent l’une dédaigneuse, l’autre sévère.

« Westgate-Buildings, dit Sir Walter, et c’est miss Elliot qui va là ! Une Mme Shmith ! une veuve ! Et qui était son mari ? un des cinq mille Shmith qu’on rencontre partout ! Et qu’a-t-elle pour attirer ? Elle est vieille et malade. Sur ma parole, miss Anna Elliot, vous avez un goût extraordinaire ! Tout ce qui révolte les autres : basse compagnie, logement misérable, air vicié ; tout ce qui est repoussant vous attire. Mais vous pouvez sûrement remettre à demain cette vieille dame ? Elle n’est pas si près de sa fin qu’elle ne puisse vivre un jour de plus ? Quel âge a-t-elle ? Quarante ans !

— Seulement trente et un. Mais je ne crois pas pouvoir remettre ma visite, parce que c’est la seule soirée qui nous convienne à toutes deux. Elle va aux bains chauds demain ; et vous savez que nous sommes invités pour le reste de la semaine.

— Qu’est-ce que lady Russel pense de cette connaissance ? dit Élisabeth.

— Elle n’y voit rien à blâmer ; au contraire, elle l’approuve, et m’y a souvent conduite dans sa voiture.

— Westgate-Buildings a dû être surpris de voir un équipage sur ses pavés, fit observer Sir Walter. La veuve de Sir Henri Russel n’a pas de couronne, il est vrai, sur ses armoiries ; néanmoins, c’est un bel équipage, et l’on sait sans doute qu’il contient une miss Elliot. Mme veuve Shmith ! demeurant à Westgate-Buildings ! Une pauvre veuve, ayant à peine de quoi vivre ! entre trente et quarante ans ! une simple Mme Shmith est l’amie intime de miss Elliot, qui la préfère à sa noble parenté d’Écosse et d’Irlande ; Mme Shmith ! quel nom ! »

À ce moment, Mme Clay jugea convenable de quitter la chambre. Anna aurait bien voulu prendre la défense de son amie, mais elle se tut, par respect pour son père. Elle le laissa se souvenir que Mme Shmith n’était pas la seule veuve à Bath, entre trente et quarante ans, ayant peu de fortune et ne possédant aucun titre de noblesse.

Elle tint son engagement, et les autres tinrent le leur. Il va sans dire que, le lendemain, elle entendit raconter la délicieuse soirée.

Sir Walter et Élisabeth s’étaient empressés d’inviter, de la part de sa seigneurie, lady Russel et M. Elliot. Celui-ci avait laissé là le colonel Wallis pour venir, et lady Russel était venue, quoiqu’elle eût déjà disposé autrement de sa soirée. Par elle, Anna sut tout ce qui s’était dit. Son amie et M. Elliot avaient causé d’elle. On l’avait désirée, regrettée ; on avait approuvé le motif de son absence ; sa bonne et affectueuse visite à une ancienne compagne malade et pauvre avait ravi M. Elliot. Il trouvait, comme lady Russel, qu’Anna était une jeune fille extraordinaire, un modèle de perfection en tous genres.

Anna ne pouvait se savoir si hautement appréciée par un galant homme sans éprouver les émotions que lady Russel cherchait à faire naître.

Celle-ci avait son opinion faite sur M. Elliot. Elle était convaincue qu’il recherchait Anna, et le trouvait digne d’elle. Elle calculait combien de semaines lui restaient jusqu’à la fin de son deuil, pour qu’il pût déployer toutes ses séductions.

Elle ne dit qu’à demi ce qu’elle pensait, hasardant seulement quelques mots sur la possibilité d’une telle alliance. Anna l’écoutait en rougissant, et secouait doucement la tête.

« Je ne suis pas une faiseuse de mariages, vous le savez, dit lady Russel. Je connais trop bien l’incertitude des prévisions humaines. Je dis seulement que si M. Elliot vous recherchait et que vous fussiez disposée à l’accepter, il y aurait là des éléments de bonheur.

— M. Elliot est un homme très aimable, et que j’estime beaucoup, mais nous ne nous convenons pas. »

Lady Russel répondit seulement :

« J’avoue que ma plus grande joie serait de vous voir la maîtresse de Kellynch, la future lady Elliot, occupant la place de votre chère mère, succédant à tous ses droits, à sa popularité, à toutes ses vertus. Vous êtes le portrait de votre mère, ma chère Anna, au physique et au moral, et si vous preniez sa place, votre seule supériorité sur elle serait d’être plus justement appréciée qu’elle ne le fut. »

Anna se leva et s’éloigna pour se remettre de l’émotion que cette peinture excitait en elle : son imagination et son cœur étaient séduits.

Toutes ces images avaient un charme irrésistible. Lady Russel n’ajouta pas un mot, laissant Anna à ses réflexions, et se disant que si M. Elliot plaidait en ce moment sa cause……

En résumé, elle croyait ce qu’Anna ne croyait pas encore. Celle-ci, venant à penser à M. Elliot plaidant lui-même sa cause, se trouva subitement refroidie, et se dit qu’elle ne l’accepterait jamais. Quoiqu’elle le fréquentât depuis un mois, elle ne pouvait dire qu’elle le connaissait ; elle voyait bien que c’était un homme sensé, aimable, qu’il causait bien, et professait de bonnes opinions. Il avait le sentiment du devoir, et elle ne pouvait le trouver en défaut sur aucun point, mais cependant elle n’aurait pas voulu répondre de lui. Elle se méfiait du passé, sinon du présent. Quelques mots prononcés parfois lui donnaient des soupçons ; et qui pouvait répondre des sentiments d’un homme habile et prudent, qui feignait peut-être d’être ce qu’il n’était pas ?

M. Elliot n’était pas ouvert : le bien ou le mal n’excitait en lui aucun élan de plaisir ou d’indignation. Pour Anna, c’était un grand défaut : elle adorait la franchise et l’enthousiasme.

Elle se fiait plus à la sincérité de ceux qui disent parfois une parole irréfléchie qu’à ceux dont la présence d’esprit ne fait jamais défaut, et dont la langue ne se trompe jamais. M. Elliot savait plaire à tous ; il lui avait parlé ouvertement de Mme Clay, et cependant il était aussi aimable avec elle qu’avec toute autre. Lady Russel en voyait plus ou moins que sa jeune amie, car elle n’avait aucune défiance. Elle ne pouvait imaginer un homme plus parfait, et rien ne lui eût été plus doux que de voir sa bien-aimée Anna lui donner la main dans l’église de Kellynch, au prochain automne.