Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 149-157).
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CHAPITRE XVI


Il y avait une chose qu’Anna désirait connaître par-dessus tout : c’étaient les sentiments de son père pour Mme Clay. Après quelques heures passées à la maison, elle était loin d’être tranquille.

Le lendemain matin, en descendant déjeuner, elle eut lieu de comprendre que cette dame avait trouvé un prétexte pour s’en aller, car Élisabeth répondit tout bas :

« Ce n’est pas une raison, je vous assure ; elle ne m’est rien, comparée à vous. » Puis elle entendit son père, qui disait :

« Chère madame, cela ne doit pas être. Vous n’avez rien vu à Bath, et n’avez fait que vous rendre utile. Il ne faut pas nous fuir maintenant. Il faut rester, pour faire connaissance avec la belle madame Wallis. Je sais que la vue de la beauté est une réelle satisfaction pour votre esprit délicat. »

Il avait quelque chose de si vif dans les yeux et dans la voix, qu’Anna ne fut pas surprise du regard que Mme Clay jeta à Élisabeth. Elle ne pouvait résister à de si vives instances : elle resta. Sir Walter, se trouvant seul avec Anna, lui fit compliment de sa bonne mine. Il lui trouvait les joues plus pleines, le teint plus clair et plus frais. Employait-elle quelque chose de particulier ? Peut-être du gowland. Non ! rien du tout ? Cela le surprenait, et il ajouta :

« Vous n’avez qu’à continuer ainsi : vous ne pouvez pas être mieux qu’à présent. Autrement, je vous conseillerais le constant usage du gowland pendant le printemps. Sur ma recommandation, Mme Clay l’a employé, et vous en voyez le résultat : ses marques de petite vérole ont disparu. »

Si Élisabeth avait pu l’entendre ! Ces louanges l’auraient d’autant plus étonnée que les marques en question n’avaient pas du tout disparu.

Mais il faut subir sa destinée, se dit Anna. Si Élisabeth se mariait, le mariage de son père serait un mal moins grand. Quant à elle, elle pouvait demeurer avec lady Russel.

La politesse et le savoir-vivre de celle-ci furent mis à l’épreuve quand elle vit Mme Clay en si grande faveur et Anna si négligée. Elle était aussi vexée que peut l’être une personne qui passe son temps à prendre les eaux, à lire les nouvelles et à faire des visites.

Quand elle connut davantage M. Elliot, elle devint plus charitable pour lui ou plus indifférente pour les autres. Il se recommandait par ses manières. Elle lui trouvait un esprit si sérieux et si agréable qu’elle fut prête à s’écrier : « Est-ce là M. Elliot ? » et qu’elle ne pouvait imaginer un homme plus parfait : intelligence, jugement, connaissance du monde, et avec cela un cœur affectueux. Il avait des sentiments d’honneur et de famille, ni orgueil, ni faiblesse ; il vivait sans faste, mais avec la libéralité d’un homme riche. Il s’en rapportait à son propre jugement dans les choses importantes, mais ne heurtait pas l’opinion publique lorsqu’il s’agissait de décorum. Il était ferme, observateur, modéré et sincère, ne se laissant emporter ni par son humeur, ni par son égoïsme, déguisés sous le nom de sentiments élevés, et cependant il était touché par tout ce qui était aimable et bon. Il appréciait tous les bonheurs de la vie domestique, qualité que possèdent rarement les caractères enthousiastes et remuants. Lady Russel était persuadée qu’il n’avait pas été heureux en mariage ; le colonel Wallis le disait ; mais cela ne l’avait point aigri ; et lady Russel commençait à le soupçonner de songer à un nouveau choix. Sa satisfaction à cet égard, et nous verrons pourquoi, l’emportait sur l’ennui que lui donnait Mme Clay.

Anna savait déjà par expérience que son excellente amie et elle pouvaient différer d’avis ; elle ne fut donc pas surprise que lady Russel ne vît dans la conduite de M. Elliot qu’un grand désir de réconciliation. Anna se permit cependant de sourire en nommant Élisabeth. Lady Russel écouta, regarda et fit cette prudente réponse : « Élisabeth ? très bien, nous verrons ! » Anna dut s’en contenter.

Quoi qu’il en soit, M. Elliot était à coup sûr leur plus agréable connaissance à Bath ; elle ne trouvait personne aussi bien que lui, et trouvait un grand plaisir à parler de Lyme, qu’il désirait revoir autant qu’elle-même. Ils se rappelèrent nombre de fois leur première rencontre ; il lui dit quel plaisir sa vue lui avait fait : elle avait deviné, et se rappelait aussi le regard qu’un autre lui avait jeté.

Leurs opinions n’étaient pas toujours semblables. Elle s’aperçut qu’il partageait sur la noblesse les idées de Sir Walter et d’Élisabeth. Le journal annonça un matin l’arrivée de la douairière, vicomtesse Dalrymph, et de sa fille, l’honorable miss Carteret. À partir de ce moment, la tranquillité fut bannie de Camben-Place, car les Dalrymph étaient cousins des Elliot, et la difficulté était d’être présentés selon les règles. Ce fut un grand sujet de perplexité. Anna n’avait pas encore vu son père ni sa sœur en relation avec la noblesse, et son désappointement fut grand. Elle avait espéré qu’ils avaient une plus haute idée d’eux-mêmes et se trouva réduite à leur souhaiter plus d’orgueil, car nos cousins, les Dalrymph, résonnaient tout le jour à ses oreilles.

À la mort du dernier vicomte, Sir Walter, étant malade, avait négligé de répondre à la lettre de faire part qui lui fut envoyée. On lui rendit la pareille à la mort de lady Elliot : il fallait réparer cette malheureuse négligence, et être reçus comme cousins : ce fut une grave question pour lady Russel et pour M. Elliot. Lady Dalrymph avait pris une maison pour trois mois à Laura-Place, et allait vivre grandement. Elle avait été à Bath l’année précédente, et lady Russel l’avait entendu vanter comme une femme charmante. Il fallait renouer, si l’on pouvait le faire sans compromettre la dignité des Elliot.

Sir Walter se décida à écrire à sa noble cousine une longue lettre d’explications et de regrets. Personne ne put admirer cette épître, mais elle obtint le résultat désiré : c’étaient trois lignes de griffonnage de la douairière vicomtesse : « Elle était très honorée, et serait très heureuse de faire leur connaissance. »

Le plus difficile était fait ; il ne restait plus qu’à en goûter les douceurs. On fit visite à Laura-Place ; on reçut les cartes de la douairière, vicomtesse de Dalrymph, et de l’honorable miss Carteret. Ces cartes furent mises en évidence, et l’on allait partout répétant « nos cousines de Laura-Place ».

Anna était confuse de l’agitation causée par ces dames, d’autant plus qu’elles étaient très ordinaires. Lady Dalrymph avait acquis le titre de femme « charmante » parce qu’elle avait un sourire et une réponse pour chacun. Quant à miss Carteret, elle était si vulgaire et si gauche, que sans sa noblesse on ne l’aurait pas supportée à Camben-Place.

Lady Russel confessa qu’elle s’attendait à mieux, mais que c’était une belle relation ; et quand Anna s’aventura à donner son opinion, M. Elliot convint que ces dames n’étaient rien par elles-mêmes, mais qu’elles avaient une valeur comme relations de famille et de bonne compagnie. Anna sourit.

« J’appelle bonne compagnie, dit-elle à M. Elliot, les personnes instruites, intelligentes et qui savent causer.

— Vous vous trompez, répondit-il doucement. Ce n’est pas là la bonne compagnie : c’est la meilleure. La bonne compagnie demande seulement de la naissance, de bonnes manières et de l’éducation, et même, elle n’est pas exigeante sur ce dernier point : très peu d’instruction ne fait pas mal du tout. Ma cousine Anna secoue la tête : elle n’est pas satisfaite : elle est difficile.

« Ma chère cousine, dit-il en s’asseyant près d’elle, vous avez plus de droits qu’une autre d’être difficile. Mais cela vous servira-t-il à quelque chose ? En serez-vous plus heureuse ? N’est-il pas plus sage d’accepter la société de ces bonnes dames, et d’en avoir les avantages ? Soyez sûre qu’elles brilleront aux premières places cet hiver, et cette parenté donnera à votre famille (permettez-moi de dire à notre famille) le degré de considération que nous pouvons désirer.

— Oui, soupira Anna, notre parenté sera suffisamment connue. Je crois qu’on a pris trop de peine pour cela. Il faut croire, dit-elle en souriant, que j’ai plus d’orgueil que vous tous, mais j’avoue que je suis vexée de cet empressement à faire connaître notre parenté, qui doit leur être parfaitement indifférente.

— Pardonnez-moi, ma chère cousine ; vous êtes injuste dans votre propre cause. Peut-être qu’à Londres, avec notre simple train de vie, il en serait ainsi ; mais à Bath, Sir Walter Elliot et sa famille seront toujours appréciés à leur valeur.

— Eh bien ! dit Anna, je suis trop orgueilleuse pour me réjouir d’un accueil dû à l’endroit où je suis.

— J’aime votre indignation, dit-il ; elle est très naturelle ; mais vous êtes à Bath, et il s’agit d’y paraître avec la dignité et la considération qui appartiennent de droit à Sir Walter Elliot. Vous parlez d’orgueil : on me dit orgueilleux, je le suis, et ne désire pas paraître autre ; car notre orgueil à tous deux, si l’on cherchait bien, est de même nature, quoiqu’il semble différent. Sur un point, ma chère cousine (continua-t-il en parlant plus bas, quoiqu’il n’y eût personne dans la chambre), je suis sûr que nous sommes du même avis. Vous devez sentir que toute nouvelle connaissance que fera votre père parmi ses égaux ou ses supérieurs peut servir à le détacher de ceux qui sont au-dessous de lui. » Il regardait en parlant ainsi le siège que Mme Clay avait occupé. C’était un commentaire suffisant ; Anna fut contente de voir qu’il n’aimait pas Mme Clay, et elle le trouva plus qu’excusable, en faveur du but qu’il poursuivait, de chercher de hautes relations à son père.