Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 60-69).
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CHAPITRE VII


Quelques jours plus tard, on sut que le capitaine était à Kellynch. M. Musgrove lui fit visite et revint enchanté. Il l’avait invité à dîner avec les Croft pour la semaine suivante, et n’avait pu, à son grand regret, fixer un jour plus rapproché. Anna calcula qu’elle n’avait plus qu’une semaine de tranquillité ; mais elle faillit rencontrer le capitaine, qui rendit aussitôt à M. Musgrove sa visite. Elle et Marie se dirigeaient vers Great-House quand on vint leur dire que l’aîné des petits garçons avait fait une chute grave : l’enfant avait une luxation de la colonne vertébrale. On revint en toute hâte. Anna dut être partout à la fois, chercher le docteur, avertir le père, s’occuper de la mère pour empêcher une attaque de nerfs, diriger les domestiques, renvoyer le plus jeune enfant, soigner et soulager le pauvre malade, enfin donner des nouvelles aux Musgrove, dont l’arrivée lui donna plus d’embarras que d’aide.

Le retour de son beau-frère la soulagea beaucoup ; il pouvait au moins prendre soin de sa femme. Le docteur examina l’enfant, remit la fracture et parla ensuite à voix basse et d’un air inquiet au père et à la mère. Cependant il donna bon espoir, et l’on put aller dîner plus tranquillement. Les deux jeunes filles restèrent quelques instants après le départ de leurs parents pour raconter la visite du capitaine ; dire combien elles étaient enchantées et contentes que leur père l’eût invité à dîner pour le lendemain. Il avait accepté d’une manière charmante, comme s’il comprenait le motif de cette politesse. Il avait parlé et agi avec une grâce si exquise, qu’il leur avait tourné la tête. Elles s’échappèrent en courant, plus occupées du capitaine que du petit garçon.

La même histoire et les mêmes ravissements se répétèrent le soir, quand elles vinrent avec leur père prendre des nouvelles de l’enfant. M. Musgrove confirma ces louanges. Il ne pouvait reculer l’invitation faite le matin au capitaine, et regrettait que les habitants du cottage ne pussent venir aussi. Ils ne voudraient sans doute pas quitter l’enfant. « Oh ! non, » s’écrièrent le père et la mère. Mais bientôt Charles changea d’avis ; puisque l’enfant allait si bien, il pouvait aller passer une heure à Great-House après le dîner. Mais sa femme s’y opposa :

« Oh ! non, Charles, je ne souffrirai pas que vous sortiez. Si quelque chose arrivait ! »

L’enfant eut une bonne nuit et alla mieux le lendemain ; le docteur ne voyait rien d’alarmant, et Charles commença à trouver inutile de se séquestrer ainsi. L’enfant devait rester couché, et s’amuser aussi tranquillement que possible. Mais que pouvait faire le père ? C’était l’affaire d’une femme, et ce serait absurde à lui de s’enfermer à la maison. D’ailleurs son père désirait beaucoup le présenter à Wenvorth. Au retour de la chasse, il déclara audacieusement qu’il allait s’habiller et dîner chez son père.

« Votre sœur est avec vous, ma chère, et vous-même, vous n’aimeriez pas à quitter l’enfant. Je suis inutile ici, Anna m’enverra chercher s’il est nécessaire. »

Les femmes comprennent généralement quand l’opposition est inutile. Marie vit que Charles était décidé à partir. Elle ne dit rien, mais aussitôt qu’elle fut seule avec Anna :

« Ainsi on nous laisse seules nous distraire comme nous pourrons avec ce pauvre enfant malade, et pas une âme pour nous tenir compagnie le soir. Je le prévoyais ; je n’ai pas de chance ; s’il survient une chose désagréable, les hommes s’en dispensent. Charles ne vaut pas mieux que les autres. Il n’a pas de cœur ; laisser ainsi son pauvre petit garçon ! Il dit qu’il va mieux. Sait-il s’il n’y aura point un changement soudain, dans une demi-heure ? Je ne croyais pas Charles si égoïste. Ainsi, il va s’amuser, et parce que je suis la pauvre mère, il ne m’est pas permis de bouger ; et cependant je suis moins capable que personne de soigner l’enfant. Précisément parce que je suis sa mère, on ne devrait pas me mettre à une telle épreuve. Je ne suis pas de force à la supporter. Vous savez combien j’ai souffert des nerfs hier ?

— C’était l’effet d’une commotion soudaine ; j’espère que rien n’arrivera qui puisse nous effrayer. J’ai bien compris les instructions du docteur, et je ne crains rien. Vraiment, Marie, je ne suis pas surprise que votre mari soit sorti. Ce n’est pas l’affaire des hommes.

— Il me semble que je suis aussi bonne mère qu’une autre ; mais ma présence n’est pas plus utile ici que celle de Charles. Je ne puis pas toujours gronder et tourmenter un pauvre petit malade. Vous avez vu, ce matin, quand je lui disais de se tenir tranquille, il s’est mis à donner des coups de pied autour de lui. Je n’ai pas la patience qu’il faut pour cela.

— Seriez-vous tranquille si vous passiez votre soirée loin de lui ?

— Pourquoi non ? son père le fait bien. Jémina certainement est si soigneuse. Charles aurait pu dire à son père que nous irions tous. Je ne suis pas plus inquiète que lui. Hier, c’était bien différent, mais aujourd’hui !

— Eh bien ! si vous croyez qu’il n’est pas trop tard pour avertir, laissez-moi soigner le petit Charles. M. et Mme Musgrove ne trouveront pas mauvais que je reste avec lui.

— Parlez-vous sérieusement ? dit Marie les yeux brillants. Mon Dieu quelle bonne idée ! En vérité, autant que j’y aille. Je ne sers à rien ici, n’est-ce pas ? et cela me tourmente. Vous n’avez pas les sentiments d’une mère : vous êtes la personne qu’il faut. Jules vous obéit au moindre mot. Ah ! bien certainement j’irai, car on désire beaucoup que je fasse connaissance avec le capitaine, et cela ne vous fait rien de rester seule. Quelle excellente idée ! Je vais le dire à Charles, et je serai bientôt prête. Vous nous enverrez chercher, s’il le faut, mais j’espère que rien d’alarmant ne surviendra. Je n’irais pas, croyez-le bien, si je n’étais tout à fait tranquille sur mon cher enfant. »

Elle alla frapper à la porte de son mari, et Anna l’entendit dire d’un ton joyeux :

« Je vais avec vous, Charles, car je ne suis pas plus nécessaire que vous ici. Si je m’enfermais toujours avec l’enfant, je n’aurais aucune influence sur lui. Anna restera : elle se charge d’en prendre soin. Elle me l’a proposé elle-même. Ainsi, je vais avec vous, ce qui sera beaucoup mieux, car je n’ai pas dîné à Great-House depuis mardi.

— Anna est bien bonne, répondit son mari, je suis fort content que vous y alliez. Mais n’est-il pas bien dur de la laisser seule à la maison pour garder notre enfant malade ? »

Anna put alors plaider sa propre cause ; elle le fit de manière à ne lui laisser aucun scrupule. Charles tâcha d’obtenir, mais en vain, qu’elle vînt les rejoindre le soir. Bientôt elle eut le plaisir de les voir partir contents, quelque peu motivé que fût leur bonheur. Quant à elle, elle éprouvait autant de contentement qu’il lui était donné d’en avoir jamais. Elle se savait indispensable à l’enfant, et que lui importait que Frédéric Wenvorth se rendît agréable aux autres, à une demi-lieue de là ?

Elle se demandait s’il envisageait cette rencontre avec indifférence, ou avec déplaisir. S’il avait désiré la revoir, il n’aurait pas attendu jusque-là, puisque les événements lui avaient donné l’indépendance qui lui manquait d’abord.

Charles et Marie revinrent ravis de leur nouvelle connaissance et de leur soirée. On avait causé, chanté, fait de la musique.

Le capitaine avait des manières charmantes ; ni timidité, ni réserve ; il semblait être une ancienne connaissance. Il devait, le lendemain, chasser avec Charles, et déjeuner avec lui à Great-House. Il s’était informé d’Anna comme d’une personne qu’il aurait très peu connue, voulant peut-être, comme elle, échapper à une présentation quand ils se rencontreraient.

Anna et Marie étaient encore à table le lendemain matin, quand Charles vint pour chercher ses chiens. Ses sœurs le suivaient avec Wenvorth, qui avait voulu saluer Marie. Celle-ci fut très flattée de cette attention et enchantée de le recevoir, tandis qu’Anna était agitée par mille sentiments dont le plus consolant était qu’il ne resterait pas longtemps. Son regard rencontra celui du capitaine ; il fit de la tête un léger salut, puis il parla à Marie, dit quelques mots aux misses Musgrove ; un moment la chambre sembla animée et remplie ; puis Charles vint à la fenêtre dire que tout était prêt. Anna resta seule, achevant de déjeuner comme elle put.

« C’est fini, se répétait-elle avec une joie nerveuse. Le plus difficile est fait. » Elle l’avait vu ! Ils s’étaient trouvés encore une fois dans la même chambre !

Bientôt, cependant, elle se raisonna, et s’efforça d’être moins émue. Presque huit années s’étaient écoulées depuis que tout était rompu. Combien il était absurde de ressentir encore une agitation que le temps aurait dû effacer ! Que de changements huit ans pouvaient apporter ! tous résumés en un mot : l’oubli du passé ! C’était presque le tiers de sa propre vie. Hélas, il fallait bien le reconnaître, pour des sentiments emprisonnés, ce temps n’est rien. Comment devait-elle interpréter les sentiments de Wenvorth ? Désirait-il l’éviter ? Un moment après, elle se haïssait pour cette folle question. Malgré toute sa sagesse, elle s’en faisait une autre, que Marie vint résoudre, en lui disant brusquement :

« Le capitaine, qui a été si attentif pour moi, n’a pas été très galant à votre égard, Anna. Henriette lui a demandé ce qu’il pensait de vous, et il a répondu qu’il ne vous aurait pas reconnue, que vous étiez changée. »

En général, Marie manquait d’égards pour sa sœur, mais cette fois elle ne soupçonna pas quelle blessure elle lui faisait.

« Changée à ne pas me reconnaître !… »

Elle se soumit en silence, mais profondément humiliée. C’était donc vrai ! et elle ne pouvait pas lui rendre la pareille, car lui n’avait pas vieilli. Les années qui avaient détruit la beauté de la jeune fille avaient donné à Wenvorth un regard plus brillant, un air plus mâle, plus ouvert, et n’avaient nullement diminué ses avantages physiques. C’était toujours le même Frédéric Wenvorth !

« Si changée qu’il ne l’aurait pas reconnue ! » Ces mots ne pouvaient sortir de son esprit. Mais bientôt elle fut bien aise de les avoir entendus : ils étaient faits pour la refroidir et calmer son agitation.

Frédéric ne pensait pas qu’on répéterait ses paroles ; il l’avait trouvée tristement changée et avait dit son impression. Il ne pardonnait pas à Anna Elliot ; elle l’avait rejeté, abandonné, elle avait montré une faiblesse de caractère, que la nature confiante, décidée, du jeune homme ne supportait pas. Elle l’avait sacrifié pour satisfaire d’autres personnes. C’était de la timidité et de la faiblesse.

Il avait eu pour elle un profond attachement et n’avait jamais vu depuis une femme qui l’égalât ; mais il n’entrait maintenant qu’un sentiment de curiosité dans le désir de la revoir. Elle avait perdu pour toujours son pouvoir.

Maintenant il était riche et désirait se marier. Il était prêt à donner son cœur à toute jeune fille aimable qui se présenterait à lui, excepté Anna Elliot. Il disait à sa sœur : « Je demande une jeune fille entre quinze et trente ans ; un peu de beauté, quelques sourires, quelques flatteries pour les marins, et je suis un homme perdu. N’est-ce pas assez pour rendre aimable un homme qui n’a pas eu la société des femmes ? »

Il disait cela pour être contredit. Son œil fier et brillant disait qu’il se savait séduisant, et il ne pensait guère à Anna en désignant ainsi la femme qu’il voudrait rencontrer : « Un esprit fort, uni à une grande douceur. »