Pensées et anecdotes

Pensées et anecdotes
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 419-430).

PENSÉES
DIVERSES.




On peut se rendre indigne de la faveur, parce que l’homme a le droit d’en disposer ; mais il n’en est pas ainsi de la charité, car Dieu la commande.

Je fis un jour l’épitaphe suivante, pour une femme babillarde : « Ci gît Madame… qui, le 10 d’août 1764, se tut. »

Ceux qui parlent sans cesse de leur santé, ressemblent aux avares qui entassent toujours de l’argent, sans avoir jamais l’esprit d’en jouir.

Quand je vois mourir un honnête homme, et vivre tant de scélérats, je sens bien emphatiquement la force de ce passage des pseaumes : Dieu ne veut pas la mort du pécheur.

Il n’y a rien de tel dans la vie que le vrai bonheur ; la plus juste définition qu’on en ait donnée est celle-ci : c’est un acquiescement tranquille à une douce illusion.

Quelqu’un s’exprimoit fort heureusement, en faisant l’apologie de son épicuréisme ; il disoit que malheureusement il avoit contracté la mauvaise habitude d’être heureux.

Les procureurs sont aux avocats ce que les apothicaires sont aux médecins ; mais les premiers ne commercent pas par scrupules.

L’intelligence divine n’a pas besoin de raisonnemens : les propositions, les prémices et les déductions ne lui sont pas nécessaires. Dieu est purement intuitif ; il voit d’un clin-d’œil tout ce qui peut être. Toutes les vérités ne sont en lui qu’une seule idée, tous les espaces qu’un point, l’éternité même qu’un instant. Voilà l’idée la plus philosophique qu’on puisse se faire de Dieu. Ces qualités conviennent à lui seul, et tout autre être que l’Être éternel seroit malheureux de les posséder. Plus de recherches, d’espérance, de variété, de société : les plaisirs d’un pareil Être, s’il n’étoit pas Dieu, se réduiroient à la pure sensualité.

J’avois un protecteur qui publia les bonnes intentions qu’il avoit pour moi, et qui se paya ainsi d’avance de ma reconnoissance. Un homme généreux peut être comparé au datif de la grammaire latine, qui n’a point d’articles, et qui ne déclare son cas qu’à la fin de la phrase.

Nous pouvons imiter la divinité dans quelques-unes de ces facultés ; mais nous pouvons l’égaler dans celle de sa miséricorde. Nous ne pouvons pas donner, mais nous pouvons pardonner comme elle.

La différence des jugemens que nous portons entre la cécité et la mort, dérive de la différente position dans laquelle nous les jugeons. Nous préférons la cécité quand nous sommes en compagnie ; la mort est plus heureuse quand nous sommes seuls.

L’homme sobre, quand il s’est enivré, a la même stupidité que l’ivrogne, quand il est sobre.

Un esprit chaste, comme une glace pure, est terni par le moindre souffle.

Quelques orthodoxes assurent que la vertu des anciens participe de la nature du péché, parce qu’elle n’a pas été éclairée de la lumière de la révélation. Ainsi donc Socrate, Platon, Sénèque, Épictète, Titus et Marc-Aurèle, ne sont que de misérables pécheurs, qui croient faussement avoir fait du bien aux hommes, mais qui n’ont réellement qu’allumé du charbon pour eux-mêmes. S’il me falloit convertir un de ces malheureux, il faudroit donc que je commençasse par le dépouiller de toute charité, bienveillance et vertu ; que je le laissasse quelque temps se réfroidir ; et que je le livrasse ensuite, ainsi nu au catéchisme du clerc, et aux verges du maître d’école de la paroisse. J’espère que cette bonne idée, bien orthodoxe, me vaudra pour le moins un doyenné.

L’algèbre est la métaphysique de l’arithmétique.

Le savoir est le dictionnaire des sciences ; mais le bon sens est leur grammaire.

On fait usage des mots arts et sciences, sans saisir avec précision leur différence. Je crois que la science est la connoissance de l’universalité, l’abstraction de la sagesse ; que l’art est la pratique de la science. La science est la raison, et l’art en est le mécanisme. La science est le théorème ; et l’art le problême. Mais, direz-vous, la poésie est un art, et il n’est point mécanique. La poésie n’est ni un art ni une science : elle ne s’apprend pas ; c’est un souffle du créateur sur notre ame, c’est une inspiration, c’est enfin le génie.

Le ton positif et tranchant est une absurdité. Si vous avez raison, il diminue votre triomphe ; si vous avez tort, il ajoute à la honte de votre défaite.

Un original est un monstre qu’on admire plus qu’on ne l’estime.

Le désir est une passion dans la jeunesse et un vice dans la vieillesse : quand il sollicite, il est pardonnable ; quand on le sollicite, il est vil.

On peut comparer le vin aux amis : le nouveau est tout potable ; le vieux est plus généreux, mais il a du marc.

La providence a sûrement donné la mauvaise humeur aux vieillards et aux malades, par compassion pour les amis et les parens qui doivent leur survivre : il étoit naturel qu’elle cherchât à diminuer le regret de leur perte.

Pardonner à ses ennemis est le plus grand effort de la morale payenne : rendre le bien pour le mal étoit une vertu réservée au christianisme.

La potence, ainsi que l’arbre défendu du paradis terrestre, donne la mort et la science.

La vérité dans un puits et la vérité dans le vin, signifient la même chose : il ne faut dire son secret qu’à un homme sobre.

Les bons écrits sont comparables au vin : le bon sens en est la force ; et l’esprit, la saveur.

Le respect pour nous-mêmes, voilà la morale : la déférence pour les autres, voilà les manières.

Les amoureux s’expriment fort bien quand ils parlent d’échanger leurs cœurs. La passion enchanteresse de l’amour dénature effectivement le caractère des deux sexes. Elle donne de l’esprit à la bergère, de la douceur au berger ; elle échange enfin entr’eux le courage et la timidité.

Quand le malheur est suspendu sur ma tête, je m’écrie : Dieu, préserve-m’en. Quand il me frappe : Dieu soit loué.

Le courage et la modestie sont les deux vertus les moins équivoques, parce que l’hypocrisie ne sauroit les imiter.

Elles ont encore cette propriété, qu’elles s’annoncent en nous par la même couleur.

Les hommes sont comme les plantes : les unes aiment le soleil, et les autres l’ombre.

Il y a deux sortes d’écrivains moraux : les uns font de l’homme un ange et les autres une bête. Ils ont tous tort : l’un argumente du meilleur, et l’autre du pire des hommes. Le docteur Young les concilie ainsi : « Nous ne pouvons avoir une trop haute idée de notre nature, et une trop basse de nous-mêmes. »

Les rois sont plus malheureux que leurs sujets : l’habitude accoutume au mal-aise, tandis que la fatigue de régner devient chaque jour plus pénible. Ce qui m’a le plus surpris dans l’histoire, c’est d’y rencontrer si peu d’abdications. Une douzaine ou deux, tout au plus, de rois sont descendus volontairement de leur trône : et encore quelques-uns s’en sont repenti !

Le mensonge est la plus insupportable poltronerie. C’est craindre les hommes et braver Dieu.

Les franc-penseurs sont généralement ceux qui ne pensent jamais.

Zoroastre, selon Pline, rit le jour de sa naissance, et Thomas Morus le jour de sa mort : quel est le plus extraordinaire des deux ?

Il y a eu des femmes célèbres dans toutes les sectes philosophiques ; mais rien n’a égalé le mérite des pythagoriciennes : il falloit se taire et garder le secret,

Solon privoit les pères de leur autorité sur les bâtards, par une raison très-curieuse : ils avoient été pères pour leur plaisir, ils étoient récompensés par le plaisir de l’avoir été.

Hucheson, grand mathématicien, damne ou sauve les hommes, par des équations d’algèbre en plus et en moins. Il falloit que saint Pierre, selon lui, sût bien les mathématiques ; et je ne connois que saint Mathieu, dans le ciel, qui, en sa qualité de financier, pût assister à un pareil compte.

Je demandai à un ermite, en Italie, comment il pouvoit vivre seul, dans une chaumière élevée sur la cime d’une montagne, à un mille de toute habitation ; il me répondit aussitôt : La providence est à ma porte.

Dans le monde, vous êtes sujet aux caprices de chaque extravagant : dans votre bibliothèque, vous soumettez les hommes célèbres aux vôtres.

Une bonne comparaison doit être aussi courte et aussi concise que la déclaration d’amour que fait un roi.

J’ai connu un brave soldat, qui me confioit le secret de son courage, en ces termes : Dans un combat, au premier feu, je me figurois être un homme mort ; je combattois, tout le long du jour, dans cette idée, sans appercevoir seulement le danger. Mon illusion ne cessoit que quand je rentrois dans ma tente : je revenois des limbes ; je vis encore, me disois-je !

J’admire la philosophie de celui qui pardonne ; mais j’aime le caractère de celui qui sent.

Au commencement du seizième siècle, un prêtre ayant trouvé dans un auteur grec, ce passage : ο νους εστιν αυλος, l’âme est immatérielle, et ayant vu dans son lexicon que αυλος signifioit flûte, il composa, dans un exercice académique, quinze argumens, tout au moins, pour prouver que l’ame étoit un sifflet.

Les juifs envoyèrent des ambassadeurs à Cromwel, pour savoir s’il n’étoit pas le vrai messie.

Le pape Jules II lisoit la Bible quand on lui apprit la défaite de son armée par les Français : il la jeta par terre pour témoigner à Dieu son ressentiment.

L’ancienne Rome se rendit la maîtresse, (ce mot est pire que celui de maître) de l’univers, sous ses consuls, par la même méthode que la nouvelle a continué d’employer sous ses pontifes. Le bien de la république étoit le prétexte de Rome ancienne ; le bien de l’église est celui de la moderne. D’après ce principe, auquel les autres sont subordonnés, tous les vices, l’oppression et la fausseté, quand ils favorisent la domination, deviennent ou des vertus publiques, ou des fraudes pieuses.

Par une loi des canons, si l’on accuse un cardinal de fornication, il faut produire soixante-dix témoins : à ce compte, il doit caresser une fille en plein marché, pour être convaincu.

Combien le système de l’amour platonique seroit beau, s’il pouvoit se réaliser ! que ses extases seroient pures et séraphiques ! deux cœurs fidèles, doucement agités dans la même sphère d’attraction, le même sistole, le même diastole, sujets au même flux et reflux, et se rapprochant toujours plus près l’un de l’autre, par la compulsion la plus agréablement insensible, comme les asymptotes d’une hyperbole, sans jamais coïncider ensemble et rencontrer le point de contact !

Rien ne rappelle si puissamment notre ame que l’infortune. Les fibres tendues se relâchent ; alors l’ame égarée se retire en elle-même, s’assied toute pensive, et admet en silence la salubrité des réflexions. Si nous avons un ami, nous pensons aussitôt à lui ; si nous avons un bienfaiteur, ses bontés pressent alors sur notre cœur. Grand Dieu ! n’est-ce pas par cette raison, que ceux qui t’ont oublié dans leur prospérité, reviennent à toi dans leurs chagrins ? quand ils abattent nos esprits affligés, à qui pouvons-nous plus sûrement recourir qu’à toi, qui connois nos besoins, qui tiens en dépôt nos larmes dans ton sein, qui vois nos moindres pensées, et qui entends chaque soupir mélancolique qui échappe à notre découragement.

Vers le milieu du treizième siècle, et sous le pontificat de Grégoire IX, il arriva un singulier événement. Le comte de Gleichen fut fait prisonnier dans un combat contre les Sarrasins, et condamné à l’esclavage. Comme il fut employé aux travaux des jardins du sérail, la fille du Sultan le remarqua. Elle jugea qu’il étoit homme de qualité, conçut de l’amour pour lui, et lui offrit de favoriser son évasion s’il vouloit l’épouser. Il lui fit répondre qu’il étoit marié ; ce qui ne donna pas le moindre scrupule à la Princesse accoutumée au rit de la pluralité des femmes. Ils furent bientôt d’accord, cinglèrent et abordèrent à Venise. Le comte alla à Rome, et raconta à Grégoire IX chaque particularité de son histoire. Le Pape, sur la promesse qu’il lui fit de convertir la Sarrasine, lui donna des dispenses pour garder ses deux femmes.

La première fut si transportée de joie à l’arrivée de son mari sous quelque condition qu’il lui fût rendu, qu’elle acquiesça à tout, et témoigna à sa bienfaitrice l’excès de sa reconnoissance. L’histoire nous apprend que la Sarrasine n’eut point d’enfans, et qu’elle aima d’amour maternel ceux de sa rivale. Quel dommage qu’elle ne donnât pas le jour à un être qui lui ressemblât !

On montre, à Gleichen, le lit où ces trois rares individus dormoient ensemble. Ils furent enterrés dans le même tombeau chez les bénédictins de Pétersberg ; et le comte qui survécut à ses deux femmes, ordonna qu’on mît sur le sépulcre, qui fut ensuite le sien, cette épitaphe qu’il avoit composée.

« Ci gissent deux femmes rivales, qui s’aimèrent comme des sœurs, et qui m’aimèrent également. L’une abandonna Mahomet pour suivre son époux, et l’autre courut se jeter dans les bras de la rivale qui le lui rendoit. Unis par les liens de l’amour et du mariage, nous n’avions qu’un lit nuptial pendant notre vie ; et la même pierre nous couvre après notre mort. »