Traduction par Auguste Couat.
Texte établi par Paul FournierFeret (p. 206-227).
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Livre X

1

Quand donc, ô mon âme, seras-tu bonne, simple, une, nue, plus visible que le corps qui t’enveloppe ? Quand donc auras-tu le goût d’une disposition affectueuse[1] et tendre ? Quand donc seras-tu satisfaite, sans besoins, sans regrets, sans désirer aucun plaisir, aucun objet de ton plaisir, animé ou inanimé ? Quand ne souhaiteras-tu ni le temps, pour prolonger autant que possible tes jouissances, ni le lieu, ni tel séjour, ni telle température plus douce, ni même tel milieu plus sociable ? Quand donc, au contraire, contente de ton état présent, heureuse de tout ce que tu possèdes, te persuaderas-tu que tu as reçu des Dieux tout ce qu’il te faut, que tout est bien [en ce qui te concerne], et sera toujours bien à l’avenir, selon leur volonté, selon ce qu’il leur plaira d’accorder pour la conservation de l’être parfait, qui comprend toute bonté, toute justice, toute beauté, qui produit, conserve[2] et contient tout, qui reprend, pour en faire sortir d’autres êtres semblables, tous ceux que la mort a dissous ? Quand donc seras-tu capable de vivre dans la cité des Dieux et des hommes sans te plaindre d’eux et sans qu’ils te condamnent ?

2

Observe ce que réclame de toi la nature, en tant que[3] ce n’est qu’une simple nature qui te gouverne ; puis fais-le, accepte-le, si ta nature d’être vivant ne doit pas en souffrir. Observe ensuite ce que réclame ta nature d’être vivant et accepte-le sans réserve, si ta nature d’être raisonnable ne doit pas en souffrir. La raison mène, d’ailleurs, droit à la solidarité. Suis ces règles et ne cherche rien de plus.

3

Tout ce qui t’arrive est tel que tu es [naturellement] capable ou incapable de le supporter. S’il t’arrive des choses[4] telles que tu sois [naturellement] capable de les supporter, ne te fâche point, mais supporte-les comme tu en es capable. Si elles sont telles que tu sois [naturellement] incapable de les supporter, ne te fâche point ; elles épuisent tes forces, mais s’anéantissent elles-mêmes en même temps. Rappelle-toi, toutefois, que tu es [naturellement] capable de supporter tout ce qu’il dépend de ton jugement de rendre supportable et tolérable, en te représentant que tel est ton intérêt ou ton devoir[5].

4

S’il se trompe, avertis-le avec bonté, et montre-lui son erreur. Si tu n’y réussis pas, accuse-toi toi-même, ou mieux ne t’accuse même pas[6].

5

Quelque chose qui t’arrive, elle t’avait été préparée à l’avance de toute éternité ; l’enchaînement des causes comprenait de tout temps [dans la même trame] ce que tu devais être et cette chose qui devait t’arriver[7].

6

Qu’il n’y ait que des atomes ou une nature[8], ceci doit être établi d’abord : je suis une partie du tout que gouverne la nature, et ensuite je suis lié par un rapport[9] de parenté avec les parties de même espèce que moi. Me rappelant, en effet, que je ne suis qu’une partie, je ne verrai d’un mauvais œil rien de ce qui m’est attribué par le tout, car rien de ce qui est utile au tout ne peut être nuisible à la partie. Le tout ne contient rien qui ne lui soit utile ; c’est là une propriété commune à toutes les natures, et celle de l’univers s’est arrangée, en outre, de manière à n’être forcée par aucune cause extérieure[10] à engendrer quelque chose qui lui fût nuisible. Me rappelant donc que je suis une partie d’un tel tout, je ferai bon visage à tout ce qui m’arrivera. En raison de ce que je suis lié par un rapport de parenté avec les parties de même espèce que moi, je ne ferai rien de contraire aux lois de la solidarité ; bien plus, je m’attacherai à ce qui est de même espèce que moi, je dirigerai tous mes efforts vers le bien commun et je les détournerai de ce qui lui est hostile. Ces choses ainsi faites, la vie doit s’écouler heureuse. On regarde, en effet, comme heureux le citoyen qui s’avance dans la vie en étant utile à ses concitoyens et qui accueille avec empressement toute part que lui fait la cité.

7

Toutes les parties du tout qu’est le monde[11] sont nécessairement condamnées à la destruction ; mais, par ce mot, je veux dire le changement[12]. Si cette nécessité est un mal pour elles, l’univers est donc mal ordonné[13], puisque ses parties, s’acheminant vers cette transformation, sont faites[14] pour être finalement détruites de mille manières. La nature se serait ainsi appliquée à faire [elle-même] du mal aux parties dont elle est constituée, et en les exposant au mal et en les obligeant à y tomber : ou bien cette destruction aurait lieu sans qu’elle s’en aperçût ! Les deux hypothèses sont invraisemblables. Veux-tu[15], laissant là le rôle de la nature, t’en tenir à cette explication : « C’est ainsi »[16] ? Même alors, il serait ridicule de prétendre que les parties de l’univers sont faites pour changer, et en même temps de s’en étonner et de s’en indigner, comme si ces changements étaient contraires aux lois de la nature[17] : d’autant plus que la dissolution aboutit aux éléments mêmes dont chaque chose est composée. Ou bien, en effet, les éléments assemblés en moi se dispersent[18], ou bien ils font retour, l’élément solide à la terre, le volatil à l’air[19] ; et tous sont repris dans la raison universelle, soit que l’univers doive être consumé après une période déterminée, soit qu’il se renouvelle par d’éternels échanges[20]. Et par cet élément solide et cet élément volatil n’entends pas ceux qui se trouvaient dans le corps à la naissance. Ils n’y sont entrés qu’hier ou avant-hier par la nourriture et la respiration[21]. C’est seulement ce que le corps a reçu qui change, non ce que la mère avait enfanté[22]. — Suppose, d’ailleurs, qu’un lien très fort t’unisse encore à cet enfant : je ne vois pas ce que cela pourrait faire au raisonnement qui précède[23].

8

Quand tu te seras appliqué les mots suivants : bon, délicat, sincère, prudent, confiant, magnanime, prends garde d’avoir pris de faux noms, et, si tu les perds, reviens-y au plus vite. Souviens-toi que prudent signifie l’examen pénétrant et attentif de chaque objet ; confiant, le consentement volontaire à tout ce qui nous est attribué par la nature universelle ; magnanime, le pouvoir, pour la partie pensante de nous-mêmes, de se tenir au-dessus des mouvements doux ou violents de la chair[24], au-dessus de la réputation, de la mort et de tout le reste. Si tu demeures fidèle à ces noms, sans désirer que les autres te les donnent, tu seras un autre homme et tu entreras dans une autre vie. Rester tel que tu as été jusqu’ici, te tourmenter et t’avilir dans l’existence que tu mènes, est le fait d’un homme [vraiment] dépourvu de sentiment, qui se cramponne à la vie, semblable à ces belluaires déjà à demi dévorés, qui, couverts de blessures et de sang, demandent cependant d’être conservés jusqu’au lendemain pour être livrés de nouveau aux mêmes griffes et aux mêmes morsures. Embarque-toi donc, comme sur un esquif, sur ces quelques noms. Si tu peux y rester, restes-y comme si tu avais été transporté dans de nouvelles îles des Bienheureux ; si tu sens que tu vas tomber, que tu n’es plus maître de toi, réfugie-toi résolument[25] dans quelque coin où tu rentreras en possession de toi-même, ou encore sors définitivement de la vie, sans colère, simplement, librement, modestement, ayant du moins fait quelque chose dans ta vie, puisque tu l’auras ainsi quittée[26]. Tu seras puissamment aidé à te souvenir de ces noms par le souvenir des dieux ; ils ne veulent pas être flattés, mais ils veulent que tous les êtres raisonnables leur ressemblent, que le figuier[27] remplisse sa fonction de figuier, le chien sa fonction de chien, l’abeille sa fonction d’abeille, l’homme sa fonction d’homme.

9

Un mime, la guerre, la crainte, l’indolence, la servitude effaceront peu à peu de ton esprit [tous] ces dogmes[28] sacrés que, faute de philosophie[29], tu négliges comme tu les conçois. Il faut voir et agir en tout de façon à accomplir ce qui est exigé par les circonstances, tout en exerçant notre faculté d’observation[30] et en conservant au fond de nous-mêmes, sans le dissimuler d’ailleurs, le fier contentement que donne la science[31] de chaque chose. Quand donc, en effet, jouiras-tu du plaisir d’être simple, grave, du plaisir de connaître chaque chose, ce qu’elle est dans sa réalité matérielle[32], quelle place elle occupe dans le monde, combien de temps elle doit durer, de quoi elle est composée, à qui elle doit appartenir, qui peut la donner ou l’enlever ?

10

Une araignée est fière d’avoir pris une mouche, celui-ci un lièvre, cet autre une sardine dans son filet, cet autre des sangliers, cet autre des ours, cet autre des Sarmates[33]. Tous ces hommes ne sont-ils pas des brigands, si tu regardes leurs principes ?

11

Fais-toi une méthode d’observation, et sans cesse examine[34] comment toutes les choses se transforment les unes dans les autres ; exerce-toi à cette étude spéciale. Rien n’est mieux fait pour élever l’âme[35]. Il s’est affranchi de son corps, celui qui a considéré[36] qu’il faudra [bientôt] tout quitter en quittant les hommes, et il s’abandonne entièrement à la justice en tous ses actes, à la nature universelle pour tous les événements qui lui arrivent[37]. Il ne se demande même pas ce qu’on dira de lui, ce qu’on pensera de lui, ce qu’on fera contre lui. Deux choses lui suffisent : agir présentement selon la justice, aimer la part qui lui est présentement faite. Il est libre d’affaires[38] et de préoccupations ; il n’a qu’une volonté, marcher à l’aide de la loi dans le droit chemin et suivre dans ce chemin les traces de Dieu[39].

12

Quel besoin de te livrer aux conjectures[40], quand tu peux te rendre compte de ce que tu dois faire ? Si tu le vois, porte-toi de ce côté de bonne humeur, sans te retourner en arrière ; si tu ne le vois pas, attends, recours à de sages conseillers. Si tu rencontres quelque obstacle sur ton chemin[41], procède suivant la raison et d’après les moyens dont tu disposes, en t’attachant à ce qui te paraît juste. Il est [en effet très] beau de réussir dans ce dessein puisqu’il est [si] facile d’y échouer[42]. L’homme qui suit la raison en tout est à la fois tranquille et prêt à l’action[43] : il porte une âme sereine et sérieuse cependant[44].

13

Demande-toi, à l’instant même où tu te réveilles, s’il t’importera qu’un autre blâme ce que tu auras fait de juste et d’honnête[45] ? Cela t’importera peu. As-tu oublié ce que sont ces gens qui montrent tant d’arrogance[46] en louant ou en blâmant les autres, comment ils se conduisent au lit, à table, ce qu’ils font, ce qu’ils cherchent à éviter, ce qu’ils poursuivent, ce qu’ils volent, ce qu’ils ravissent[47], non avec les pieds ou les mains, mais avec la partie la plus auguste d’eux-mêmes, source, pour qui le veut, de la bonne foi, de la pudeur, de la vérité, de la loi, mère enfin de notre bon génie ?

14

L’homme qui s’est instruit, l’homme qui est modeste dit à la nature, qui nous donne et nous reprend toutes choses : « Donne-moi ce que tu voudras, reprends-moi tout ce que tu voudras. » Et il ne parle pas ainsi par orgueil, mais dans un sentiment d’obéissance et d’amour pour la nature.

15

C’est peu de chose que le temps qui te reste à vivre. Vis comme si tu étais sur une montagne[48]. Il importe peu, en effet, que l’on vive ici ou là, pourvu que l’on soit partout dans le monde[49] comme dans une cité. Que les hommes voient et reconnaissent en toi un homme véritable, vivant conformément à la nature. S’ils ne peuvent le supporter, qu’ils te tuent. Cela vaut mieux que de vivre comme eux.

16

Ne discute[50] pas sur ce que doit être un honnête homme ; sois-le.

17

Figure-toi sans cesse la durée totale et la matière totale[51] ; chaque partie n’est, par rapport à la matière[52], qu’un grain de figue[53] et, par rapport au temps, qu’un tour de vrille.

18

En examinant avec soin chaque objet, dis-toi qu’il est en train de se dissoudre, de se transformer, de se décomposer [en quelque sorte] et de se disperser ; enfin, songe que chaque chose meurt, [si je puis ainsi dire,] par le fait qu’elle est née.

19

Vois ce qu’ils sont, d’une part, quand ils mangent, dorment, s’accouplent, vont à la selle, etc. ; puis, au contraire, quand ils font les hommes[54], se pavanent, s’irritent, blâment sans mesure. Il n’y a qu’un moment, de combien de besoins ils étaient esclaves, et par quels actes ils y cédaient[55] ! Et tout à l’heure ils y reviendront !

20

Ce que la nature universelle apporte à chacun lui est utile[56], et utile au moment où elle le lui apporte.

21

« La terre aime la pluie ; le vénérable éther aime aussi la pluie[57]. » Le monde aime à créer les êtres à venir. Je dis donc au monde : « J’aime ce que tu aimes. » N’emploie-t-on pas aussi, même en parlant des choses, les mots : « aimer à, » au sens d’« avoir coutume[58] » ?

22

Ou tu vis là où tu es, et tu t’y es habitué ; ou tu te transportes ailleurs, et tu l’as voulu ; ou tu meurs, et ta tâche est remplie. En dehors de cela il n’y a rien. Aie donc bon courage.

23

Que ceci soit toujours évident à tes yeux : ce qu’est la cour pour toi (?), un champ l’est pour cet autre[59] ; vivre ici ou au sommet d’une montagne, ou au bord de la mer, ou en quelque lieu que ce soit, c’est, en somme, la même chose. Tu arriveras tout droit au mot de Platon : « … enfermé dans un parc sur la montagne, et tirant le lait de ses brebis[60]. »

24

Quel est le principe qui commande en moi ? Qu’en fais-je à présent ? À quel objet est-ce que je l’applique présentement ? Serait-il dépourvu d’intelligence ? Se serait-il violemment détaché de tous sentiments de solidarité ? Serait-il mêlé à cette misérable chair et confondu avec elle au point d’obéir à toutes ses impulsions[61] ?

25

Celui qui fuit de chez son maître est un déserteur. La loi est notre maîtresse ; par suite, celui qui la viole est un déserteur. Mais celui qui s’afflige, qui s’irrite, qui s’effraie, ne veut pas que se soit produit dans le passé ou se produise dans le présent ou dans l’avenir tel événement prescrit par l’ordonnateur de toutes choses, la loi, qui répartit à chacun ce qui lui revient. Donc, celui qui s’effraie, ou s’afflige, ou s’irrite, est un déserteur[62].

26

L’homme s’en va, laissant sa semence dans la matrice ; puis une autre cause[63] s’en empare, agit à son tour et achève de former l’enfant. Quel point de départ et quel résultat ! Mais de la nourriture a été introduite dans le gosier du nouveau-né ; alors une autre cause[64], s’en emparant à son tour, lui donne la sensation et la tendance, en un mot, la vie, des forces et toutes les facultés si nombreuses et si merveilleuses du vivant. Contemplons ces phénomènes derrière le voile si épais qui les recouvre, et nous reconnaîtrons aussi clairement[65] que si nous la voyions de nos yeux la force[66] qui les produit, comme nous voyons celle qui fait tomber les corps et celle qui les élève.

27

Ne cesse pas de te dire que toutes choses ont toujours été telles qu’elles sont aujourd’hui, et qu’elles seront telles encore dans l’avenir. Mets-toi devant les yeux toutes les comédies et toutes les scènes semblables que tu connais par ta propre expérience et par l’histoire, toute la cour d’Hadrien, toute celle d’Antonin, toute celle de Philippe, d’Alexandre, de Crésus. Ces spectacles étaient tous pareils ; les acteurs seuls ont changé.

28

Figure-toi bien que celui qui s’afflige ou s’irrite à propos de quoi que ce soit ressemble au porc que l’on égorge et qui regimbe et crie. De même celui qui, étendu sur son lit, gémit en silence sur les liens qui nous enchaînent. L’obéissance volontaire à tout ce qui lui arrive est le privilège réservé à l’animal raisonnable ; l’obéissance, volontaire ou non[67], est une nécessité pour tous.

29

Examine en détail chacune de tes actions et demande-toi si l’obligation d’y renoncer te rend la mort redoutable.

30

Quand tu te heurtes à la faute d’un autre, détourne-toi d’elle pour observer les fautes semblables que tu commets : par exemple si tu considères comme un bien l’argent, le plaisir, la gloire, ou autre chose de ce genre. Cet examen te fera vite oublier ta colère ; tu reconnaîtras que cet homme subit une violence : que pourrait-il donc faire ? Ou, si tu le peux, délivre-le de ce qui lui fait violence[68].

31

Quand tu vois Satyrion, imagine-toi un Socratique, Eutychès ou Eumène ; quand tu vois Euphrate, imagine-toi Eulychion ou Silvanus ; quand tu vois Alciphron, imagine-toi Tropéophore ; en voyant Xénophon, pense à Criton ou à Sévérus[69] ; en te considérant toi-même, figure-toi quelqu’un des Césars, et, à propos de chaque personne, celle à qui elle ressemble. Que cette réflexion te vienne ensuite à l’esprit : Où sont-ils ? Nulle part, ou n’importe où[70]. En t’appliquant à regarder ainsi les choses humaines, tu verras qu’elles ne sont qu’une fumée[71], un rien, surtout si tu te rappelles que ce qui a une fois changé ne reparaîtra plus dans la durée infinie[72]. Pourquoi donc te tourmenter[73] ? Ne te suffit-il donc pas de parcourir décemment cette courte existence ? Quelle matière, quel sujet de réflexion tu laisses échapper[74] ! Qu’est-ce, en effet, que tout cela, sinon une occasion d’exercer notre raison par l’examen attentif et philosophique de la vie ? Tiens donc bon jusqu’à ce que tu te sois pénétré de toutes ces vérités, de même qu’un estomac robuste s’assimile tous les aliments et qu’un feu brillant transforme en flamme et en clarté tout ce qu’on y jette[75].

32

Qu’il ne soit permis à personne de dire vrai en disant de toi que tu n’es ni simple ni bon ; que quiconque te juge ainsi en ait menti ; cela dépend de toi. Qui peut, en effet, t’empêcher d’être simple et bon ? Sois seulement décidé à ne plus vivre si tu n’es pas tel[76]. Car la raison ne te commande pas de vivre si tu ne l’es pas.

33

Telle matière[77] nous étant donnée, qu’est-il possible de dire ou de faire de plus raisonnable ? Quoi que ce soit, tu peux le faire ou le dire. Ne donne pas pour prétexte que tu en es empêché. Tant que tu ne feras pas, avec la matière qui t’est fournie et qui tombe sous ton action, ce qui convient[78] à ta constitution d’homme[79] ; tant que tu ne seras pas aussi sensible à ce plaisir que l’homme efféminé est sensible à la volupté, tu ne cesseras point de gémir. Il faut considérer comme une jouissance toute action possible conforme à notre nature propre. Or, ces actions sont possibles en toute circonstance[80]. Un cylindre ne peut pas toujours se mouvoir de son mouvement propre, pas plus que l’eau, le feu et les autres corps gouvernés par une nature ou une âme dépourvue de raison[81] ; ils trouvent beaucoup d’obstacles et d’entraves. Mais l’esprit et la raison peuvent poursuivre leur marche à travers toutes les difficultés, suivant leur nature et leur volonté. Persuadé de cette facilité avec laquelle ta raison peut se porter partout, comme le feu s’élève dans l’air, comme la pierre tombe, comme le cylindre roule sur une pente, ne demande rien de plus. Les autres obstacles[82] ou bien ne sont que pour le corps, ce cadavre[83] ; ou bien, si notre jugement et notre raison ne se relâchent point[84], ils ne blessent pas, ils ne font aucun mal : si l’on en souffrait, on serait par là même avili. Tout [malencontreux] accident qui arrive à un autre être ou à un autre objet quelconque[85] enlève de sa valeur à ce qui le subit ; l’homme, au contraire, s’il est permis de le dire, vaut davantage et mérite plus de louanges quand il sait tirer parti de toutes les difficultés. En un mot, souviens-toi que rien de ce qui ne nuit pas à la cité universelle ne nuit au citoyen, et que ce qui ne nuit pas à la loi ne nuit pas à la cité ; or, aucun de ces incidents que l’on impute à la mauvaise chance ne nuit à la loi. Ne nuisant pas à la loi, il ne nuit donc ni à la cité ni au citoyen.

34

À celui sur qui ont pu mordre[86] les dogmes vrais, la moindre chose et la plus ordinaire suffit pour rappeler qu’il ne doit éprouver ni chagrin ni crainte. Par exemple ces vers : « Parmi les feuilles, les unes sont jetées à terre par le vent… : ainsi la race humaine[87]. » Ce sont, en effet, des feuilles que tes enfants ; feuilles aussi, tous ceux qui t’acclament et te louent avec conviction, ou bien, au contraire, te maudissent ou te blâment et te raillent secrètement ; feuilles, enfin, ceux qui, après ta mort, se transmettront ta mémoire. Tout cela « naît au printemps »[88] ; puis le vent le fait tomber, et la forêt produit d’autres feuilles à la place des anciennes. La brièveté est le sort commun à tout, et pourtant tu recherches ou tu fuis les choses de la vie, comme si elles devaient être éternelles. Dans peu de temps, tu fermeras toi-même les yeux ; et bientôt un autre pleurera celui qui t’aura conduit au tombeau.

35

Un œil sain doit voir tout ce qui est visible et ne pas dire : « Je voudrais voir du vert. » Ceci convient, en effet, aux yeux malades. Une ouïe ou un odorat sain doit être capable d’entendre ou de sentir tout ce qui peut être entendu ou senti. Un estomac sain doit être prêt à accepter toute espèce de nourriture, comme une meule tous les objets qu’elle est destinée à moudre. De même, une intelligence saine doit être préparée à tous les événements. Celle qui dit : « Que mes enfants soient sauvés, » ou : « Que tout le monde me loue, quoi que je fasse, » est l’œil qui demande du vert, ou la dent qui réclame des aliments tendres.

36

Personne n’est assez fortuné pour qu’à sa mort aucun des assistants ne se réjouisse de son malheur. S’agit-il d’un homme vertueux et sage ? Il se trouvera bien quelqu’un au dernier moment pour se dire à soi-même : « Nous allons enfin respirer, délivrés de ce pédagogue. Sans doute, il n’était méchant pour aucun de nous, mais je sentais que dans son for intérieur il nous condamnait. » Voilà donc ce que l’on dira de l’homme vertueux. Mais nous, pour combien d’autres raisons beaucoup de gens ne désireraient-ils pas être délivrés par notre mort ? Tu feras ces réflexions à tes derniers moments, et tu t’en iras plus tranquille en te disant : « Voilà donc la vie que j’abandonne ; mes compagnons eux-mêmes[89], pour qui je me suis donné tant de peines, tant de soucis, pour qui j’ai formé tant de vœux, veulent me mettre dehors, espérant que mon départ sera peut-être pour eux une sorte de soulagement. » Pourquoi donc s’obstinerait-on à demeurer ici plus longtemps ? Néanmoins, que cela ne t’empêche pas de partir avec les mêmes sentiments de bienveillance[90] pour eux tous ; sois fidèle à tes habitudes d’attachement, d’indulgence, de bonté. N’aie pas l’air non plus de t’arracher d’eux péniblement[91] ; sépare-t’en comme l’âme, dans une mort heureuse et facile, se dégage du corps. La nature m’avait uni et attaché à eux, maintenant elle brise ce lien ; qu’il soit donc brisé ; je les quitte comme des amis, mais sans violence, sans déchirement ; car cette séparation elle aussi est une loi de nature.

37

À propos de tout ce que font les autres, prends l’habitude, autant que possible, de te demander à toi-même : « Quel but cet homme poursuit-il[92] ? » Mais commence par toi-même, en t’examinant tout le premier.

38

Souviens-toi que ce qui fait mouvoir la marionnette[93], c’est ce qui est caché au dedans de nous : c’est là qu’est le siège de la persuasion, c’est là qu’est la vie, c’est là, si je puis dire, qu’est l’homme. Ne t’imagine pas que ce soit l’espèce de vase qui te renferme, ni ces organes façonnés pour toi. Ils sont comme la hache à deux tranchants qui n’est utile que si elle est attachée à un manche. Toutes ces parties n’ont pas plus d’utilité pour toi, sans la cause[94] qui les met en mouvement et les retient, que la navette pour la tisseuse, le roseau pour l’écrivain, le fouet pour le cocher.

  1. [Couat : « le goût de l’affection et de la tendresse. » — J’ai dû traduire διάθεσις.]
  2. [Sur le sens exact de συνέχειν, cf. supra IV, 14, le dernier paragraphe de la seconde note.]
  3. [Couat : « puisque c’est la nature seule qui te gouverne. » — Sur le sens du mot φύσις, sur la gradation de la « simple nature » qui est dans la plante à l’âme raisonnable et sociable, cf. supra VI, 14, note 2, rectifiée aux Addenda. Voir aussi le début de la pensée VI, 16.]
  4. [Sur le sens de τὸ συμϐαῖνον, cf. supra IX, 31, 2e note ; VIII, 7, 6e note.]
  5. [Couat : « de rendre tolérable ou intolérable, selon l’idée que tu te fais de ton intérêt ou de ton devoir. » — La méprise du traducteur à propos d’ἀνεκτὸν est évidente. Sur le rapport des deux notions du συμφέρον et du καθῆκον (l’intérêt et le devoir), cf. la dernière note du livre III reportée en Appendice.]
  6. [Car (supra VIII. 17) « il ne faut rien faire inutilement ».]
  7. [Cf. supra IV, 26.]
  8. [Couat : « s’il n’y a pas seulement des atomes, mais une nature unique. » — M. Couat a dû être choqué de la contradiction des deux premiers mots de la pensée : εἴτε ἄτομοι — avec l’affirmation qui les suit : ὑπὸ φύσεως διοικουμένου. Marc-Aurèle ne disait-il pas un peu plus haut (IX, 39) : « ou il n’y a que des atomes, et tout n’est que désordre et dispersion » ? — J’ai d’ailleurs cherché en vain la correction qu’avait du faire M. Couat, et d’où il a pu tirer sa traduction. — Pour ma part, je ne vois que deux solutions de la difficulté : ou bien rejeter εἴτε ἄτομοι comme une glose absurde, qu’auraient appelée les premiers mots de la pensée, εἴτε φύσις ; ou bien conserver résolument le texte et la contradiction qu’il implique, et dire que Marc-Aurèle n’est pas un physicien, que la morale seule l’intéresse, qu’il affirme d’abord son dogme, et qu’ensuite il choisira, s’il y a lieu, entre les deux physiques, celle qui lui paraîtra le mieux s’accorder avec ce dogme. Nous le verrons, au cours de la pensée suivante, également indifférent, ou feignant de l’être, entre les doctrines de la nature, se donner à la fois trois explications de la « mort » des choses, et ne tenir à chacune qu’autant qu’il y peut trouver une assurance, toujours la même, contre les terreurs de la mort, c’est-à-dire qu’autant qu’il y aperçoit une utilité morale.]
  9. [Couat : « par une sorte de parenté. » — De même dix lignes plus bas. Sur la valeur de πως dans la locution ἔχειν πως… πρός τι, cf. supra, pp. 84, note 1, et 85, note 1.]
  10. [Il n’y a pas de « cause extérieure » à la nature, puisqu’elle est la cause unique, ou mieux l’unique principe efficient. Ici, αἰτία doit être traduit par « cause », au sens le plus usuel du mot. — Cf. supra IX, 31, note 2.]
  11. [Τοῖς μέρεσι τοῦ ὅλου, ὅσα φυμὶ περιέχεται ὑπὸ τοῦ κόσμου. M. Couat a supprimé ici le mot φημὶ, qui n’a pas de sens et que Coraï avait voulu corriger en φύσει. Entre τοῦ ὅλου et ὑπὸ τοῦ κόσνου, φὐσει serait d’ailleurs un pléonasme à peine tolérable. Deux lignes plus loin, le même φημὶ est également absurde : la correction en φὐσει se défend mieux à cette place. M. Couat n’a pas cru devoir l’y admettre davantage. — Je respecte volontiers son scrupule. On peut supposer que φημὶ aura été, les deux fois, écrit par mégarde sous la dictée d’une personne qui, ne se croyant pas entendue, avait répété les derniers mots dictés, en les annonçant par le verbe : « Je dis. »

    Il y a identité de sens absolue entre les expressions τοῦ ὅλου et τοῦ κόσμου. Aussi ai-je rejeté une variante de M. Couat, qui semble impliquer la pluralité des mondes : « Toutes les parties de l’univers dont se compose notre monde. »]

  12. [Et, plus précisément, le changement des éléments, ἀλλοίωσις (cf. supra IV, 3, note finale). C’est la doctrine même d’Héraclite : γῆς θάνατος, ὕδωρ γενέσθαι κτλ. (cf. supra IV, 26). J’admets volontiers, deux lignes plus bas, la correction demandée par Gataker d’ἀλλοτρίωσιν en άλλοίωσιν.]
  13. [Et, par conséquent, ne mérite pas le nom de monde.]
  14. [Κατεσκευασμένων. Noter ici encore le rapprochement des mots κατασκευάζεσθαι et φύσις, et l’idée de finalité impliquée dans celle de « constitution » (supra VI, 44, note finale). Le mot « constituées » accuserait donc ici, plus nettement que tout autre, la contradiction dont Marc-Aurèle tire argument. Mais, M. Couat l’ayant de lui-même ajouté à la phrase suivante, j’ai pu respecter sa traduction.]
  15. [Couat : « Que si, méconnaissant les intentions de la nature, on donnait pour explication de ce fait que c’est un mal nécessaire, ne serait-il pas ridicule… » — Ces lignes traduisent une série de conjectures empruntées aux Adnotationes Mori (Leipzig, 1775). Il m’a paru qu’on pouvait faire l’économie d’une ou deux. Je me suis borné à corriger καὶ ἀφέμενος τῆς φύσεως, qui est inintelligible, en ἀφέμενος τὸ τῆς φὐσεως, et, une ligne plus bas, à accentuer καὶ ὣς.]
  16. [περυκέναι ταῦτα. Ce n’est plus un Stoïcien qui parle, puisqu’il ne conçoit plus la φύσις comme une Providence. L’« explication » (ἐξηγοῖτο) n’explique rien : ce n’est que l’affirmation d’un fait qu’on ne discute pas. Pour celui qui dirait ici πεφυκέναι, la φύσις peut avoir le même sens que pour tant d’Épicuriens qui proclament le hasard et intitulent leurs ouvrages : de la Nature. Seulement, ces Épicuriens ne se donnent pas le ridicule de se contredire en s’étonnant et en s’indignant. — Il était bien difficile de conserver en français deux fois dans la même phrase le rapprochement de φύσις et de πεφυκέναι, et d’écrire : « le rôle de la nature, » puis : « c’est naturel, » puis, une ligne plus loin : « les parties de l’univers sont naturellement destinées à changer, » enfin : « … aux lois de la nature. » Le lecteur, en retrouvant les mêmes mots, eût-il pu soupçonner le changement de langue ?]
  17. [La contradiction consisterait non pas tant à déclarer contraire à la nature ce qui y est conforme, qu’à invoquer le nom de la nature après avoir dit qu’on ne s’occupait pas de son rôle. Aucun artifice de langage (voir la note précédente) ne saurait la dissimuler.]
  18. [Cette première hypothèse est l’hypothèse épicurienne (supra IX, 39) ; et, dans ce cas, les éléments (στοιχεῖα) sont les atomes.]
  19. [Couat : « ou bien ils se transforment. L’élément solide redevient terre, et le volatil, air ; et tous font retour au principe de l’univers. » — Le sens de τροπὴ, (cf. supra VIII, 6, 2e note) est assez nettement indiqué ici par la fin de la phrase précédente et par les mots « sont repris » (ἀναληφθῆναι), qui vont suivre. Il ne s’agit pas d’une « transformation ». La transformation qui, nous a-t-on dit, est vraiment la mort, n’aura lieu pour l’homme qu’une fois son corps rendu à la terre et son âme « transportée » dans les espaces aériens (cf. supra IV, 21) : c’est à ce moment que tous les éléments qui l’ont composé pourront être employés par la nature à des œuvres nouvelles, ou, comme dit Marc-Aurèle, pourront être repris dans la raison — c’est-à-dire dans la raison séminale — universelle, laquelle est recueillie, on l’a vu (supra IV, 14, note 2), dans toute la matière du monde. — « Retour » traduirait plus naturellement et plus exactement τροπή : encore ne faudrait-il pas entendre par là la restitution de tout ce que nous avons reçu à l’élément même où nous l’avons pris. La terre, par exemple, nous a peut-être donné toute la matière du corps qui lui revient ; mais elle nous a donné aussi tant d’aliments que nous avons transformés (supra IV, 21) en souffle et en flamme intérieure ! Entendu ainsi, le « retour » ne serait vrai qu’en partie. J’ai employé ce mot comme on dirait d’un capital qu’il fait retour à tels héritiers, sans considérer s’il leur revient intact ou diminué. Ces explications m’ont semblé d’autant plus nécessaires que, si, en d’autres pensées (supra IV, 4, 2e note), Marc-Aurèle a peut-être méconnu l’importance des άλλοιώσεις dans la vie, rien n’indique qu’ici il n’en ait pas tenu compte. Même lorsqu’il écrit que « la dissolution aboutit aux éléments mêmes dont les choses sont composées », il veut dire seulement ceci : que les quatre éléments, ou les cinq (si l’on met à part la raison), que l’on trouve en l’homme sont ceux mêmes entre lesquels se partage la substance du monde.

    On remarquera que, par un procédé de langage familier aux Stoïciens (cf. IV, 21, 1re note, reportée en Appendice), ces quatre ou cinq éléments semblent ici réduits à deux : la terre, représentant les éléments inertes, et l’air, les éléments actifs.]

  20. [Sur ces deux hypothèses, cf. supra V, 13, note finale ; sur la seconde en particulier, cf. IV, 21, 1re note, reportée en Appendice (fin de l’avant-dernier paragraphe).]
  21. [Cf. supra VI, 15, 3e note : ἀναθυμίασις καὶ… ἀνάπνευσις. Nous avons vu que, pour un Stoïcien, toute la vie pouvait tenir en ces deux mots.]
  22. [« Ce que la mère a enfanté, » en effet, ne change plus, ayant été remplacé depuis longtemps ; ou bien, s’il en reste quelque chose en nous, cela ne changera qu’à la mort : c’est la ποιότης, dont il est question dans la phrase finale.]
  23. [Ici, il y a une lacune dans le cahier de M. Couat. Le texte des manuscrits : ὑπόθου δ΄ὄτι ἐκεῖνό (ou ἐκείνῳ : A) σς λίαν προσπλέκει τῷ ἰδίως ποιᾤ, οὐδὲν ὄντι οἶμαι πρὸς τὸ νῦν λεγόμενον, est, d’ailleurs, inintelligible. Il manque le sujet du verbe προσπλέκει, — à moins qu’on ne le corrige en προσπλέκῃ ; — il est évident que la leçon de la vulgate έκεῖνο est un texte amendé pour répondre à ce besoin. D’autre part, la syntaxe οὐδὲν ὄντι est fort suspecte, malgré l’exemple d’un μηδὲν ὄντες (Apologie de Socrate, 41, e) et d’un μηδὲν ὄντας (Ajax, 1275). Tous les exemples qu’on cite (Kühner-Gerth, Syntaxe, t. I, p. 61) de rupture d’accord entre οὐδὲν ou μηδὲν et le participe dont il est l’attribut concernent l’accord en genre et en nombre, mais non l’accord en cas : ou bien le participe au génitif ou au datif, dont un article indique le cas, est sous-entendu à côté d’οὐδὲν ou μηδὲν invariable, et l’on trouve dans la même proposition une expression comme ὁ οὐδὲν ὤν, qui atténue l’étrangeté ou la hardiesse de ce tour (cf. Ajax, 1231 : ὄ τ΄οὐδέν ὤν τοῦ μηδὲν ἀντέστης ὕπερ). Rien de pareil ici. Aussi ai-je supposé le déplacement, dans nos manuscrits, des deux lettres τι, qui achèvent si malencontreusement le participe ὄν, et qui, une ligne plus haut, pourraient servir de sujet au verbe προσπλέκει. J’écrirais donc : ὐπόθου δ΄ὅτι ἐκείνῳ σέ τι λίαν προπλέκει τῷ ἰδίως ποιῷ, οὐδὲν ὃν κτλ. La correction est discrète et me paraît donner un sens satisfaisant.

    M. Rendall (Journal of Philology, XXIII, p. 152) propose de lire ici : ὑπὀθου δ΄ὄτι ἐκείνῳ σὺ λίαν προσπλέκῃ τῷ ἰδίως ποιῷ, οὐδὲν ὄντι κτλ., et se refuse, en interprétant le texte ainsi amendé, à réunir les mots ἐκείνῳ et τῷ ἰδίως ποιῷ, qui lui semblent trop éloignés les uns des autres pour pouvoir entrer dans la même syntaxe. De ces datifs, le second exprimerait ce par quoi, le premier ce à quoi nous restons unis. Pour M. Rendall, ἐκείνῳ, c’est ἐκείνῳ ὁ ἡ μήτηρ ἔτεκεν ; — τῷ ἰδίως ποιῷ aurait cette fois le sens abstrait qu’il n’a jamais dans Marc-Aurèle (cf. supra IX, 25, note 2), mais que lui ont donné d’autres Stoïciens, et serait synonyme de τῇ ἰδίᾳ ποιότητι. Dans ma leçon, c’est le mot τι qui exprime l’idée de « ce qui demeure en nous de la naissance jusqu’à la mort ». Nos deux corrections aboutiraient donc au même sens. Je reconnais, d’ailleurs, volontiers que le changement du passif προσπλέκῃ en l’actif προσπλέκει serait la moindre des erreurs imputables à l’iotacisme : même que la séparation des mots ἐκείνῳ et τῷ ἰδίως ποιῷ est assez choquante, si l’on prétend les grouper dans un même accord. Mais je m’étonne davantage de la rencontre des mots οὐδὲν ὄντι que n’a pas songé à éviter M. Rendall : et surtout je reproche à sa conjecture de ne pas porter sa justification en elle-même. Comment συ a-t-il pu devenir σε ? Si la seconde lettre du mot a été effacée dans l’archétype, il était si naturel de la rétablir et si absurde de la changer, qu’on ne peut comprendre l’erreur commise.

    Quoi qu’il en soit, Marc-Aurèle, après avoir défini la vie comme une suite continue de changements, se ravise et reconnaît pourtant que « quelque chose » demeure en nous, et ne change qu’à la mort. La fixité relative de cette « détermination » ou « qualification », à laquelle notre auteur attachait un peu plus d’importance lorsqu’il voyait en elle (supra VI, 40) « la force même qui nous a constitués », ne saurait, sans doute, nous empêcher de considérer le changement comme la nécessité inévitable, à laquelle il est sage de se résigner ; et de ce que cette « détermination » est limitée il ne s’ensuit pas davantage que la nature soit imprévoyante : aussi Marc-Aurèle a-t-il cru pouvoir ici affirmer la réalité de la ποιότης sans nuire « au raisonnement qui précède ». On s’étonne pourtant que l’auteur des Pensées ait méconnu ou dédaigné l’argument que son aveu devait donner à ceux qui craignent la mort. Ce fond stable de l’être, cette force intérieure qui nous constitue et nous définit, ce n’est rien moins que la raison, la conscience et la personnalité. C’est ce qui nous appartient vraiment, ce qui fait que nous nous appartenons nous-mêmes ; c’est ce qui conserve notre passé dans notre présent ; ce qui, de tant de moments fugitifs, de tant de points du temps en chacun desquels Marc-Aurèle n’a voulu voir que la limite de deux néants, crée pour nous la durée, en nous faisant durer. Tous les changements qui renouvellent sans cesse en nous le corps, le souffle, la partie inférieure de l’âme ne sauraient donc nous accoutumer à celui où doit sombrer l’identité personnelle ; et tout le reste de notre matière, dans laquelle Marc-Aurèle a pensé la confondre et la perdre, est sans valeur au prix de celle-ci. C’est pour elle que les hommes craignent en craignant la mort, et leur inquiétude a semblé si légitime aux fondateurs du Stoïcisme qu’ils se sont ingéniés, comme on l’a vu (IV, 21, 1re note, reportée en Appendice), à démontrer sinon l’immortalité, du moins la survivance de la personne. Marc-Aurèle, au contraire, s’est désintéressé de ce problème.

    C’est que, pour lui, l’homme n’est vraiment (il l’a dit, IV, 14) qu’une partie d’un tout. Quand il dit que la nature ne saurait faire de mal aux parties qui la composent, cela signifie seulement qu’elle ne saurait se nuire à elle-même ; il ne conçoit pas un bien pour l’individu hors des volontés générales de la nature, ni même le besoin d’être et de persévérer dans son être pour l’individu en tant qu’individu. Quand tous les hommes ne pensent qu’à l’homme, — les meilleurs à ce qu’il y a de meilleur en lui, mais à lui encore, — Marc-Aurèle les entretient (X, 1) du salut de l’animal parfait et unique. Il est lui-même si exclusivement occupé de la nature et de son œuvre qu’il ne suppose même pas (cf. 6 notes plus haut) que d’autres puissent éviter la contradiction de la nommer, lorsqu’ils se sont résolus à ne pas se soucier de son rôle. C’est elle qu’il vénère (VI, 50) dans la force qui nous a constitués et qui persiste en chacun de nous, encore que son langage semble nous attribuer une nature propre. En réalité, nous ne sommes à ses yeux rien par nous-mêmes. Délibérément, comme l’a noté M. Couat (supra II, 14, note finale), il oublie la conscience humaine, pour établir que le temps n’est rien : il l’oublie encore devant la mort, quand il dit et répète (supra II, 17, fin ; IX, 21, fin) que la dissolution totale de l’être n’est qu’un changement comme ceux qui renouvelaient sa matière pendant la vie. Mais nulle part il n’a plus manifestement qu’ici dédaigné le fantôme de la personne, puisqu’ici il ne l’a comptée pour rien, tout en reconnaissant la réalité de l’individu.]

  24. [C’est-à-dire des plaisirs et des douleurs physiques. Cf. supra V, 26, et les notes.]
  25. [Var. : « avec confiance. »]
  26. [Sur la moralité du suicide stoïcien, cf. supra VIII, 47, note finale. C’est peut-être ici que Marc-Aurèle nous fait voir le plus clairement dans la mort volontaire la ressource suprême de la liberté. Il en parle, d’ailleurs, sans éclat, et en quelques mots, comme d’un acte tout ordinaire et raisonnable.]
  27. [Le figuier et la figue ont fourni à Marc-Aurèle de fréquentes comparaisons (cf. III, 2 ; IV, 6 ; VI, 14 ; VIII, 15 ; X, 17 ; XI, 33 ; XII, 16).]
  28. [Couat : « principes. »]
  29. [On ne peut conserver la leçon inintelligible des manuscrits : ὁπόσα ὁ φυσιολογητὸς φαντάζῃ καὶ παραπέμπεις. M. Couat avait admis dans son texte, avant que M. Stich ne la fît passer dans sa seconde édition, la conjecture de Gataker : ἀφυσιολογήτως. M. Rendall préfère lire οὺ φυσιολογήτως, parce que la confusion d’ο et d’ου est plus vraisemblable que celle d’ο et d’α, et qu’on en a, d’ailleurs (X, 25 : ὃ βούλεται pour οὐ βούλεται), un autre exemple dans les Pensées. J’objecterai à cette conjecture que, si ἀφυσιολογήτως est un terme aussi nouveau que le simple φυσιολογήτως, du moins nous connaissons par ailleurs l’adjectif ἀφυσιολόγητος, tandis que nous ignorons φυσιολογητός. Au reste, la correction de M. Rendall aboutit au même sens que celle de Gataker.

    M. Couat avait traduit comme il suit le texte de ce dernier : « ces principes sacrés dont tu te glorifies et fais parade en homme qui n’a pas étudié la philosophie. » — La signification d’ἀφυσιολογήτως ne semble point contestée (cf. d’ailleurs supra IX, 41, 2e note). J’ai donné à παραπέμπεις un sens qu’il prend très souvent, et que nous avons dû déjà lui attribuer (I, 8, fin) dans cette traduction : celui que proposait M. Couat est insolite. Quant à γαντάζῃ, l’interprétation nous en est suggérée par le début de la pensée VII, 2, où sont assez nettement marqués les rapports du δόγμα et de la φαντασία. Marc-Aurèle s’accuse de ne pas prêter aux représentations d’où il a pu tirer les « dogmes sacrés » une attention suffisante, et de les submerger sous un flot d’autres représentations inutiles, vulgaires, ou même immorales, parmi lesquelles (VIII, 51) « il ne se retrouve plus ».]

  30. [Couat : « notre pensée. » — Comme διανοητικόν, λογιστικόν, καταληπτικόν, προαιρετικόν (cf. supra IV, 22, en note), θεωρητικὸν est le nom du principe directeur considéré dans une de ses fonctions propres. Quelle est cette fonction ? C’est à la traduction de le dire.]
  31. [On trouvera énumérées à la fin de la phrase suivante les principales questions auxquelles cette « science » répond.]
  32. [Couat : « en quoi consiste son essence. » — Cf. supra III, 11, 2e note.]
  33. [« Sceptique sur la guerre, même en la faisant…, il doutait de la légitimité de ses propres victoires » (Renan, Marc-Aurèle, etc.6, p. 257).]
  34. [Couat : « ne cesse pus d’observer, en t’appropriant la méthode spéculative… »]
  35. [Même expression à l’article III, 11 (page 40, ligne 3 de cette traduction).]
  36. [Ἐξεδύσατο τὸ σῶμα, καὶ ἐννοήσας ὅτι… πάντα… κατακλιπεῖν… δεήσει, ἀνῆκεν ὄλον ἑαυτὸν κτλ… Il semble que le sujet des verbes ἐξεδύσατο et ἀνῆκεν ait disparu du texte grec. La traduction littérale de cette phrase serait la suivante : « Il s’est affranchi de son corps, et, considérant qu’il faudra bientôt tout quitter…, il s’abandonne entièrement… » — On pourrait encore supposer que καὶ a été substitué au pronom ὅς, disparu sous une tache ou dans une déchirure du manuscrit.]
  37. [Cf. supra IX, 31. Le rapprochement des deux passages indique clairement que ces deux expressions : « la cause extérieure » et « la nature universelle » sont synonymes.]
  38. [Cf. supra VIII, 51 : « ne t’embarrasse pas d’affaires dans la vie. »]
  39. [Donc, être libre.]
  40. [Et, très vraisemblablement, à des conjectures sur la conduite et les affaires d’autrui. Cf. supra III, 4, 1re et 8e notes. Pour Marc-Aurèle, le devoir est encore ce qui s’aperçoit le plus clairement.]
  41. [ἐὰν δὲ ἔτερά τινα πρὸς ταῦτα ἀντιϐαίνῃ. Couat : « Si tu rencontres d’autres obstacles. » — Même traduction, à un mot près, chez Pierron, Barthélemy-Saint-Hilaire et M. Michaut. D’après eux, c’est un premier « obstacle » pour l’honnête homme de ne pas reconnaître son devoir. On pourrait peut-être accepter cette interprétation du passage, si Marc-Aurèle avait écrit πρὸς τοῦτο : on pourrait admettre, en effet, que τοῦτο représentât ici l’idée de « faire son devoir », impliquée plus haut dans les mots « voir ce qu’il faut faire, » — σκοπεῖν τί δεῖ πραχθῆναι. Mais c’est ταῦτα qui est écrit. Ce pluriel ne peut désigner que les deux actions exprimées dans les deux phrases qui précèdent : « se porter vers le devoir, quand on l’a vu, » ou « prendre — et suivre — le conseil de sages personnes ». Dans les deux cas se trouve également supprimé le premier obstacle que semblent indiquer les mots « d’autres » dans les traductions de MM. Couat et Michaut et de leurs devanciers. — À quoi dirons-nous donc que s’oppose ἕτερα ? Le texte grec signifie littéralement : « Si quelque autre chose fait obstacle à ton action, » — c’est-à-dire : « Si ton action trouve en face d’elle quelque autre chose, — quelque chose autre qu’elle-même, — ou, tout simplement, quelque chose — pour lui faire obstacle. »]
  42. [On lit dans les manuscrits : ἐνεί τοι ἥ γε ἀπόπτωσις ἀπὸ τούτου ἔστω. Ces mots n’ont pas de sens. Sauf M. Rendall, dont la conjecture hardie — ἥ γε ἀπόπτωσις ἀπότευγμ΄ οὐκ ἔστιν — me semble bien subtile, et s’accorde d’ailleurs malaisément avec ce qui précède (καίτοι, avant elle, ne serait-il pas plus naturel qu’ἐπεί τοι, les divers éditeurs des Pensées ont respecté ce texte jusqu’au dernier mot. On a d’abord corrigé ἔστω en ἔσται ou en ἐστίν ; puis, supposé la chute d’un adjectif neutre. M. Skaphidiotis a eu l’idée de la correction à la fois la plus simple et la plus plausible : il a vu dans ἔστω la finale (-ιστον) d’un superlatif, s’opposant à ἄριστον, et dont les premières lettres auraient disparu. Il propose κάκιστον, qui est, à vrai dire, assez plat. J’aimerais mieux pour exprimer le même sens αἴσχιστον, que me suggère la conjecture de Coraï (ἐστὶν αἰσχρόν). — M. Couat a-t-il lu ῥᾷστον ? De toutes les lectures proposées, c’est celle-là qui s’éloignerait le moins de ἔστω.]
  43. [Couat : « disposé au repos et au mouvement. » — Le sens de σχολαῖον est indiqué par celui d’ἀσχολίας à la pensée précédente (note 5). Ce mot désigne la liberté d’un esprit qui, ne s’étant point embarrassé d’affaires dans la vie, n’en est que mieux disposé à accomplir la seule action digne de lui.]
  44. [Comme le remarque justement Pierron, ces derniers mots traduisent la célèbre pensée de Sénèque (ad Lucilium, 23) : « Res severa est verum gaudium. »]
  45. [Couat : « qu’un autre ait agi justement et honnêtement. » — J’ai admis la correction de Capel Lofft, conservée par M. Rendall : ψέγηται, au lieu de γένηται.]
  46. [φρυαττόμενοι : voir aux Addenda la première note à la pensée IV, 48.]
  47. [« On ne connaît pas tous les sens du verbe voler… » (supra III, 15).]
  48. [Cf. supra VIII, 45 ; infra X, 23.]
  49. [ἐάν τις πανταχοῦ ὡς ἐν πόλει τῷ κόσμῳ. N’est-il pas nécessaire d’écrire un second ἐν devant τῷ κόσμῳ ?]
  50. [Le mot ὅλως du texte grec est rendu par le tour plus net et l’accent plus impérieux de la phrase française. Traduction littérale : « Il ne s’agit pas du tout de discuter…, mais de l’être. »]
  51. [Couat : « la durée éternelle et la matière infinie. » — Mais, pour les Stoïciens, le monde est fini. Le contresens, qu’eût évité une traduction littérale, vient de Pierron.]
  52. [Couat : « substance. »]
  53. [Cf. supra X, 8, note finale.]
  54. [Le participe ἀνδρονομοῦμενοι que présentent ici les manuscrits ne se retrouve pas ailleurs. L’étymologie ne permet guère, à vrai dire, d’en tirer le sens qu’exige le contexte, et M. Rendall (Journal of Philology, XXIII, p. 154) a peut-être raison d’appeler ce mot vox nihili. En tout cas, la correction qu’il propose, ἀνδρογυνούμενοι, est, quoi qu’il en dise, en désaccord avec les mots voisins : quel rapport peut-on imaginer entre les idées de « faire le fier, le difficile, le dédaigneux » et celle de la pire débauche ? La conjecture de Reiske, ἁϐρυνόμενοι, donne le sens désiré : mais il faut convenir qu’elle s’écarte bien du texte.]
  55. [ἐδούλευον πόσοις, καὶ δι΄ οἷα. Couat : « de combien de besoins ils étaient esclaves, et pour quels motifs ! » — On se demande le sens précis de ces derniers mots, qu’on retrouve dans la traduction de M. Michaut. Je suppose que MM. Couat et Michaut se sont trompés pour avoir voulu rapprocher ce texte de la dernière pensée du livre VI, où les mots δι΄ οἷα sont définis par ceux qui les suivent et expriment nettement un motif ou un résultat. Ils n’ont point assez remarqué que, dans cet autre texte, le premier pronom employé avant δι΄ οἷαοἷοι — désignait des personnes, tandis qu’ici c’est un neutre — πόσοις : que le sens général n’est donc pas le même dans les deux cas ; il ne se sont pas avisés non plus qu’il leur eût été assez difficile de qualifier δι΄ οἷα, ici comme là-bas, par le participe περιγιγνόμενα (littéralement : « et pour qu’il leur en reste quoi ? »).

    La préposition διὰ suivie de l’accusatif peut avoir un second emploi, et, comme lorsqu’elle s’accompagne du génitif, exprimer le moyen. C’est le sens que je lui ai reconnu en ce passage.

    Pierron a fait ici, comme à l’article VI, 59, un masculin du premier pronom (πόσοις) : il a pu ainsi donner des deux textes une même traduction, et n’a pas été embarrassé par δι΄ οἷα. Mais, à son interprétation, la pensée me semble perdre et sa cohésion et sa saveur. D’ailleurs, je crois impossible de tirer de la dernière phrase, où il a vu une réponse aux interrogations précédentes, le sens qu’il lui attribue : « À qui ne faisaient-ils pas la cour naguère, et pour quoi obtenir ? Dans peu ils seront tous réduits au même état, » — καὶ μετ΄ ὀλίγον ἐν τοιούτοις ἔσονται.

    Rapprocher du présent article la fin de la pensée VIII, 3 : on y trouvera δουλεία avec un neutre pour régime, et, comme ici πόσοι et οἷα, la succession assez étrange des pronoms ὅσοι et πόσοι : ὅσων πρόνοια καὶ δουλεία πόσων.]

  56. [Le panthéisme n’admet pas l’indépendance de l’individu. Ce qui est apporté à chacun ne lui est donc utile que comme à une partie de la nature universelle. La Nature, qui est aussi Providence, ne veille, en somme, que sur elle-même. Marc-Aurèle ne saurait rien affirmer de plus. — Cf. supra X, 7, et les notes.]
  57. [Citation d’un inconnu.]
  58. [Couat : « Ne dit-on pas aussi d’une manière courante : ceci a coutume d’arriver ? » — Cette traduction, où disparaissait le jeu de mots, a été ensuite effacée, mais non remplacée par son auteur.

    On remarquera, dans le texte grec, l’emploi tout à fait insolite de μήτι au sens de nonne. Il n’est plus possible ici, comme en un autre passage des Pensées (IV, 24, 4e note, complétée aux Addenda), de supprimer l’interrogation et d’interpréter μήτι comme μήποτε.]

  59. [ὅτι τοιοῦτο ἐκεῖνο ὁ ἀργός ἐστι. Ce texte est très corrompu. Couat : « ce champ est ce que tu voudras. » — J’ai lu ἐκείνῳ, et supposé après ὅτι une lacune de quelques mots, par exemple : οἷον σοὶ ἡ αὐλή.]
  60. [Théétète, 174, D–E : « En entendant l’éloge d’un tyran ou d’un roi, le philosophe pense au pâtre heureux… de tirer de ses troupeaux beaucoup de lait. Les rois aussi sont des bergers ; ils ont charge de faire paître et de traire une espèce d’animaux plus difficiles et plus dangereux… ; ils demeurent clos dans leurs murailles comme le pâtre en son parc sur la montagne. »]
  61. [Cf. supra VII, 16, et la seconde note.]
  62. [Cf. infra XI, 20.]
  63. [La première des « causes » qui feront l’homme est donc dans la semence. C’est la « raison séminale » (supra IV, 14, note 2). La seconde n’est pas seulement l’apport de la mère, c’est le mélange de cet élément avec la raison séminale ; c’est l’âme même de l’embryon ; c’est une « nature » (supra VI, 14, note 2) semblable à celle des plantes. Nous devons, en effet, considérer qu’ici, comme à l’ordinaire, Marc-Aurèle a désigné par les diverses αἰτίαι qu’il énumère une série de « principes efficients » ou de causes internes (supra IX, 31, 2e note) ; l’évolution de l’une à l’autre n’est pas seulement un accroissement par addition de matière, mais aussi une métamorphose.]
  64. [Cette autre cause, c’est l’âme vivante (supra VI, 14, même note), laquelle, rapporte Stobée (Ecl., I, 874), préexiste à ses facultés. Marc-Aurèle arrête à celle-ci, c’est-à-dire au premier jour, l’histoire de l’homme, et ne nomme ici ni ne désigne la raison. On remarquera le nom dont il a appelé la vie : ζωή, et non βίος (supra VI, 15, 3e note). On remarquera aussi qu’il ne cite qu’un des deux facteurs de la vie, la nutrition, et oublie l’autre, pourtant le plus important, celui par lequel se « trempe » l’âme (supra VI, 14, 2e note), la respiration. Mais il nous suffit de considérer comment l’homme se renouvelle chaque jour par la nutrition pour nous aviser de l’instabilité de la dernière des « causes » que Marc-Aurèle énumère ici. Si notre auteur avait voulu achever l’histoire de l’homme, et désigner le principe d’unité qui nous conduit, identiques à nous-mêmes, à travers tous les changements de notre matière, depuis la naissance jusqu’à la mort (ἀπὸ ψυχώσεως μέχρι τοῦ τήν ψυχὴν ἀποδοῦναι : infra XII, 24), il eût nommé ici la ποιότης (supra IX, 25, 1re note). C’est une unité plus ancienne et plus merveilleuse qui l’intéresse pour le moment : non plus l’unité limitée qui nous donne l’illusion de notre indépendance, mais celle qui nous rattache à la nature commune ; l’unité de la « force » (δύναμις), qui du germe fait naître l’homme, et, après l’avoir fait naître, le fait durer (supra VI, 40, 3e note).]
  65. [« Ce n’est pas avec les yeux, mais avec une autre vue que l’on s’en rend compte » (supra IV, 15). — Cf. encore VIII, 40, et la note. — Cf. encore le mot de Platon à Antisthène dans Simplicius (Brandis, Scholia in Arislotelem, p. 66–67) : ἔχεις μὲν ᾧ ἵππος ὁπᾶται τόδε τὸ ὄμμα, ᾧ δὲ ἱππότης θεωρεῖται οὐδέπω κέκτησαι.]
  66. [Simplicius (l. l., p. 69 b, ligne 2) rapporte cette définition stoïcienne de la « force » : δύναμίς ἐστιν ἡ πλειόνων έποιστικὴ συμπτωμάτων, ὡς ἡ φρόνησις τοῦ τε φρονίμως περιπατεῖν καὶ τοῦ φρονίμως διαλέγεσθαι. — « C’est ce qui amène plusieurs événements ; ainsi, la sagesse amène une sage promenade et une sage conversation. » — Zénon avait dit (supra IX, 31, 2e note) : « La sagesse est cause (αἴτιον) de l’action d’être sage. » L’identité des exemples invoqués de part et d’autre témoigne suffisamment de l’affinité des deux notions de l’αἰτία et de la δύναμις. C’est peut-être pour les distinguer que les Stoïciens avaient ajouté un complément à la définition de celle-ci. La δύναμις est encore, rapporte Simplicius (ibid., ligne 7), « ce qui commande aux actions qui lui sont soumises, » — ἡ κατακρατοῦσα τῶν ὑποτασσομένων ἐνεργειῶν. — En d’autres termes, c’est un mode d’activité. Cette interprétation pourrait du moins s’appuyer sur l’usage constant de Marc-Aurèle, qui, dans l’homme, défini par une αἰτία, appelle δύναμις toute fonction de l’âme vivante (ἀναπνευστικὴ δύναμις, VI, 15) et toute faculté de l’âme raisonnable (έπιστημονικὴ δύναμις, V, 9 ; ὑποληπτικὴ δύναμις, III, 9 ; λογικὴ δύναμις, VII, 72), et, dans la nature, cause universelle, tout ce que nous entendons nous-mêmes par les « forces naturelles », la pesanteur, par exemple, citée ici. Il est facile aussi d’accorder cette explication avec le présent texte. On peut, en définitive, considérer comme subordonnées les unes aux autres les δύναμεις et les αἰτίαι. Toute force est soumise à la raison universelle ; mais tout principe efficient, toute cause particulière dépend d’une force de la nature. C’est une même force qui relie les métamorphoses de notre principe efficient depuis la conception jusqu’à la mort ; mais c’est à un même principe efficient — composé lui-même de l’assemblage essentiellement instable de nombreuses causes secondaires — que nous rapportons toutes les forces, tous les modes d’action que manifeste notre vie, tant animale que raisonnable.]
  67. [Couat : « la simple obéissance. » — Il semble que ces mots soient la traduction littérale de τὸ δὲ ἕπεσθαι ψιλόν : mais, si on l’oppose à l’obéissance volontaire, n’est-il pas naturel d’entendre par la « simple obéissance » l’abdication de toute liberté ? Cette seconde expression est au moins ambiguë, puisqu’à cause d’elle on est un moment tenté de compléter ainsi la phrase finale de la pensée : « la simple obéissance est une nécessité pour tous les autres. » Or, le texte ici est fidèlement conservé, et Marc-Aurèle a bien dit ce qu’il voulait dire. L’homme libre, à ses yeux, doit obéir, lui aussi, car on peut être libre en obéissant (supra VI, 42, et les notes ; infra XI, 20, note finale). Il n’y a pas lieu, comme l’a fait Sénèque, de corriger le « parere Deo » ; le mot adsentior, « je consens, » dont le Stoïcien est si fier, n’est exact qu’à la condition de ne pas être donné comme la négation de la nécessité d’obéir. (Ad Lucilium, 96 : « Non pareo Deo, sed adsentior. Ex animo illum, non quia necesse est, sequor. »)]
  68. [C’est-à-dire de l’ignorance. — Cf. supra VII, 63.]
  69. [La plupart de ces noms propres nous sont inconnus : deux ont été restitués par conjecture : Satyrion, au lieu de Satyron, et Eumène, au lieu d’Hymen. Euphrate est un philosophe égyptien, contemporain d’Épictète ; Alciphron est l’épistotographe, ou un philosophe de Magnésie ; Criton, l’ami de Socrate. Sur Sévérus, cf. supra I, 14.]
  70. [Je ne considère pas qu’ici sépare deux alternatives : la première eût été, suivant l’usage de Marc-Aurèle, annoncée par ἤτοι. Le sens de « ou » est tel, dans la traduction de cette phrase, qu’on pourrait le remplacer par « et ». Qu’on admette la dispersion ou le retour à la raison séminale, nos éléments, après la mort, seront partout, et nous-mêmes ne serons plus nulle part. Il y a, il est vrai, une autre hypothèse que Marc-Aurèle a parfois considérée comme plausible, et d’après laquelle nous serions transportés dans les espaces aériens, et survivrions pendant un certain temps (supra IV, 21). Ni les mots « nulle part », ni les mots « n’importe où » ne conviennent à cette hypothèse, que Marc-Aurèle semble bien, pour le moment, avoir rejetée.]
  71. [Même expression, infra XII, 27 et 33.]
  72. [Ici, Marc-Aurèle a renoncé à l’hypothèse des révolutions périodiques de l’univers (supra V, 13, note finale), comme tout à l’heure à celle de la survivance des âmes. Les deux doctrines sont, en effet, connexes.]
  73. [Sur la correction de τί οὖν έν τίνι ou σὺ οὖν έν τίνι, que donnent ici les manuscrits, en τί ἐντείνῃ, cf. supra IX, 28, note 2. — Couat : « et toi, combien de temps dureras-tu ? » ]
  74. [Sur les divers sens d’ὑπόθεσις chez Marc-Aurèle, cf. supra VIII, 1, 2e note, rectifiée aux Addenda. Nous connaissons, d’autre part, ὕλη dans l’acception spéciale de « matière de l’action » (supra IV, 1). Ici les deux mots se précisent l’un l’autre. Si nous les avons bien entendus, la phrase n’est pas interrogative, comme ont pensé les divers traducteurs jusqu’à M. Couat, mais exclamative. Or, c’est le même sens qu’exprime le pronom initial (οἵαν et non ποίαν).]
  75. [Cf. supra IV, 1, dernières lignes.]
  76. [Sur le suicide, cf. supra VIII, 47, note finale.]
  77. [Entendez par la « matière » la « matière de l’action ». Cf. trois notes plus haut.]
  78. [Ici, il paraît bien difficile de distinguer οἰκεῖον de καθήκον. Cf. supra VI, 19, en note.]
  79. [Couat : « à la nature humaine. » — Cf. supra VI, 44, note finale.]
  80. [Toute la liberté est dans ces mots. Cf. infra XI, 20, et la note finale.]
  81. [Sur la hiérarchie des êtres, cf. supra VI, 14 ; X, 2, et les notes.]
  82. [Marc-Aurèle dit « les autres obstacles » par opposition à ceux qui viennent de la raison elle-même, d’un « relâchement du jugement », et qui sont les seuls dont elle puisse pâtir.]
  83. [Cf. le mot d’Épictète, supra IV, 41.]
  84. [Le jugement se relâche en donnant de l’importance aux choses indifférentes. Tout bien et tout mal sont en lui. — Supra IV, 7, et vingt autres passages.]
  85. [Littéralement : « à une autre organisation » ou « constitution quelconque ».]
  86. [Couat : « à celui qui s’est bien pénétré de… »] — Je crois qu’on peut garder le texte des manuscrits, si étrange que paraisse l’expression τῷ δεδηγμένῳ. Elle peut, en tout cas, se traduire littéralement en français.]
  87. [Iliade, VI, 147 et 149.]
  88. [Ibid., 148.]
  89. [Et avant tous, sans doute, mon fils Commode. — Cf. Renan, Marc-Aurèle6, p. 480.]
  90. [Cf. supra IX, 3, 6e note.]
  91. [Renan (ibid.) traduit ἀποσπώμενος par les mots : « de te faire tirer pour sortir. »]
  92. [La correction de Reiske, τί ἀναφέρει, pour τίνα φέρει, est évidente. Sur le sens d’ἀναφορά, cf. supra VII, 4, note 2.]
  93. [Couat : « ce qui nous fait mouvoir. » — Cf. supra, la note à la pensée IV, 22.]
  94. [Sur la désignation de l’âme par les mots αἰτία, αἴτιον, αίτιῶδες (= « cause » ou « principe efficient et formel »), cf. supra IV, 21, note finale ; V, 23, note 2 ; IX, 31, note 2 ; infra XII, 8, 1re note.]