Pensées de Jules Tannery

Pensées de Jules Tannery
La Revue du MoisTome XI (p. 257-278).

PENSÉES

Dépasser l’expression juste marque la vanité (page 267).


C’est entre 1870 et 1876 que Jules Tannery avait écrit la plupart des pages dont nous commençons aujourd’hui la publication ; d’un premier classement il ne subsiste qu’une pagination au crayon que nous avons reproduite entre parenthèses. Tannery avait ensuite réparti les feuillets en quatre catégories, distinguées par les lettres A, B, C, D, inscrites de sa main sur chacun des feuillets : aucun signe n’indiquant l’ordre des feuillets dans chacune de ces catégories, nous avons adopté l’ordre de la pagination au crayon en respectant toutefois la division par catégories.

E. B.

A

Il est naturel de laisser voir nos sentiments ; il est poli et prudent de les cacher pour ne pas choquer et ne point instruire à nos dépens les indifférents et ceux qui ne sentent point comme nous ; il est délicat de les dévoiler assez pour qu’ils puissent être devinés de ceux qui nous aiment en nous comprenant : pousser plus loin la dissimulation marque une intelligence et un cœur médiocres (1)[1].

Ce qu’il y a de plus délicieux dans l’amitié, c’est de sentir quelque chose de l’ami entrer en nous, prendre racine en notre âme, participer à notre vice propre. Nous nous sommes emparés de ses idées et de ses sentiments qui, maintenant, sont bien à nous ; lui aussi a partagé nos richesses : nous ne pour vons plus être séparés, et, en descendant en nous-même, nous le reconnaîtrons dans les choses que nous croyons et que nous aimons, qu’il croit et qu’il aime.

Il est doux d’avoir de vrais, de bons amis, qui nous ont fait connaître ce qui est beau, qui nous l’ont fait aimer : c’est à travers leurs âmes que nous voyons, que nous comprenons la pensée des maîtres : nous les sentons près de nous quand notre adoration monte vers les dieux dont ils nous ont révélé les œuvres (2).

Ceux qui sont faits véritablement pour s’aimer et qui ont commencé de le faire continuent de s’aimer de plus en plus par les choses même qui auraient dû, ce semble, les séparer. Toutes les secousses ne servent qu’à les enfoncer davantage l’un dans l’autre.

L’absence ne diminue guère l’affection ; mais parfois celui que nous avons aimé n’existe plus qu’en nous ; et cela même n’est peut-être pas vrai : car, en changeant, nous changeons ce qui est en nous ; nous n’aimons plus qu’une image qui ne ressemble à rien ; et, pour continuer notre amitié à celui dont nous avons été séparés, il n’y a souvent pas d’autre moyen que de ne jamais le revoir.

Triste rencontre que celle de deux être qui se sont aimés et qui ne se reconnaissent plus : deux cadavres, s’ils pouvaient se voir, ne se feraient pas plus d’horreur (3).

Qu’il serait difficile de ne pas mépriser notre espèce, si l’on ne rencontrait pas quelques vieillards, qui, malgré l’expérience qu’ils ont de la vie et des hommes, croient encore à l’amitié et la pratiquent ! (4).

Laissez voir à l’ami qui vient vous visiter souvent le plaisir qu’il vous fait ; mais ne le remerciez pas ; s’il vous aime vraiment, il a trouvé sa récompense auprès de vous.

Soyez, avec votre ami, avare de paroles inutiles ; ne lui mon trez pas que vous avez cru nécessaire de lui dire ce qu’il avait compris, quand vous n’avez point parlé.

Il y a dans l’amitié des délicatesses dont l’insatiable amour ne veut point ; avec lui, il ne faut pas craindre de dépasser la mesure ; il n’en veut point. Les amants se connaissent tout entiers : cela, ni rien, n’apaise point la faim qui les tourmente[2] ; et pour tromper cette faim, ils répètent, comme malgré eux, des paroles mille fois dites, toujours écoutées avidement et qui ne peuvent rien leur apprendre (5).

Il est bon, parfois, d’avoir des amis absents, afin de pouvoir leur écrire ce que l’on n'eût jamais dit, pas même à eux (7).

On se dit vieux, on le croit, on le sent : on a fermé la porte de la petite maison où l’on a logé ses amis ; on ne veut pas y recevoir de nouveaux venus, d’étrangers, mais on peut encore découvrir d’anciens camarades qu’il semble qu’on retrouve, qui reviennent prendre une place qu’ils auraient dû toujours occuper, puisqu’on imagine volontiers les avoir toujours connus (8).

L’amitié ne va pas sans quelque communauté de goûts : il est bien difficile d’aimer au même degré les mêmes choses et de s’aimer parfaitement les uns les autres : il suffit heureusement, pour s’aimer à peu près, d’avoir des haines communes (9).

Quelques-uns, sous une apparence tantôt froide, à demi dédaigneuse, tantôt presque grossière, cachent loin des regards ce qu’ils ont de meilleur en eux : ils ont comme une jalouse pudeur à l’égard de leur sensibilité, de leur bonté, de leur tendresse. Leurs amis les plus intimes sont, parfois, tout étonnés d’entrevoir ces richesses ignorées, Il y a, dans cette avarice du cœur, deux dangers. Les uns, à force de cacher leur trésor finissent par l’oublier et le perdre : le masque qu’ils ont pris se colle sur leur figure et, après quelque temps, ils vivent le rôle qu’ils ont voulu jouer ; cela n’est pas à craindre pour d’autres, que la nature a trop richement doués ; mais la plante chérie qu’ils cultivent avec mystère dans la solitude de leur cœur, croit démesurément et finit par briser le vase où ils ont voulu la renfermer (10).

Au commencement de l'amitié, on est tout étonné d’avoir tant d’idées communes, tant de goûts qui sont les mêmes : il semble que l’on se pénètre mutuellement, que l’on se mêle l’un à l’autre ; peu à peu, les éléments mélangés se séparent et ne restent plus confondus que dans un petit espace : chacun se retrouve, l’amitié reste (11).

Ceux qui espèrent peu se retrouver dans un autre monde, n’ayant qu’un temps bien court à s’aimer, doivent en profiter (12).

Il arrive que nous aimions assez un ami pour qu’il ne puisse en aucune façon nous blesser : s’il le pouvait, la moindre blessure faite par lui, pénétrant aussi loin que l’amitié est profonde, serait inguérissable (13).

Il est étonnant qu’on se plaigne d’avoir été trompé par un ami, de s’être trompé sur son compte, de l’avoir perdu : on a perdu ce qu’on n’avait pas (14).

Avoir pour les faiblesses d’autrui une indulgence où ne se mêle aucun mépris est la marque d’un cœur excellent et rare (15). Il ne faut pas demander leur affection à ceux que nous aimons ; ils ne nous la doivent pas (16).

C’est un grand malheur que de ne pouvoir aimer que ce qu’on admire (17).

S’il y a une joie violente en ce monde, c’est celle qu’on ressent quand une parole dont l’accent ne peut pas mentir vient vous révéler tout à coup une affection que l’on aurait cru ne pouvoir jamais payer, que l’on doutait d’avoir dû conquérir, et qui vous est donnée tout entière (18).

Voici un plaisir très amer que certains fous se plaisent à savourer : rêver une scène où une personne que l’on aime vivement, que l’on entoure d’un respect exagéré, à l’opinion de laquelle on tient plus qu’à soi-même, vous accable de ses injustices et de son mépris (19).

Si vous ne croyez pas en vous-même, donnez-vous entièrement à vos amis : quelque chose de vous y vivra peut-être et y fleurira (20).

On n’est pas fâché de savoir d’un ami qu’il a des antipathies : il nous distingue donc ; cela flatte notre amour propre (21).

On souffre plus de voir qu’un ami se croit obligé de s’excuser auprès de vous d’une sottise qu’il se figure avoir faite, que de cette sottise (22).

De deux personnes qui travaillent à se montrer aimables l’une à l’autre, l’une, au moins, est à peu près indifférente à l’autre (23).

Ne remerciez pas trop un ami d’un service qu’il vous a rendu : peut-être n’a-t-il point agi pour que vous lui ayez de la reconnaissance, ni surtout pour que vous la lui témoigniez (24).

Il y a de la délicatesse à ne point se mettre en frais pour recevoir ses amis : c’est supposer qu’ils tiennent à nous, non à la façon dont ils sont reçus ; si l’on suppose qu’ils comprennent cette bonne opinion qu’on a d’eux, on les flatte à la fois dans leur intelligence et dans leur cœur (25).

C’est une sottise que de vouloir réunir ses amis, que de les forcer à se connaître, à se trouver ensemble : il vaut bien mieux les savourer les uns après les autres. Que dirait-on d’un homme qui, ayant de quoi faire un excellent dîner, mêlerait, pour se procurer un mets plus délectable, potage, poisson, viandes, sauces de toutes sortes, légumes, entremets et hors-d’œuvre, salade, fromage, confitures et fruits ? (26).

Il y a de la délicatesse à chercher à diminuer la reconnaissance de son ami pour les services qu’on lui rend : c’est un degré dans l’amitié, ce n’en est pas le plus élevé (27).

On peut accepter le dévouement des autres pour soi, ou pour ceux qui se dévouent : de ceux qu’on aime bien on accepte tout sans faire de distinction (28).

Si quelqu’un qui vous aime cherche, pour vous être agréable, à vous tromper, ne lui témoignez pas que vous vous en apercevez, vous seriez cruel ; laissez-le lui soupçonner, vous serez habile et on vous aura de la reconnaissance ; feignez d’être dupe, vous serez vraiment généreux (29).

La foule des gens qui ignorent l’amitié va répétant que c’est dans l'affliction et le malheur que nous reconnaissons et que nous jugeons nos vrais amis : en vérité, c’est alors que nous nous faisons reconnaître d’eux, c’est en venant leur demander un appui quand nous plions sous le poids des choses, que nous leur donnons la preuve la plus sûre de notre affection (30).

Sur les débris de toutes sortes que les fuyantes années laissent dans nos cœurs, fleurit cette pensée douce, que nous aimons nos amis depuis un temps plus long (31).

Il en est des œuvres d’art comme des hommes que nous rencontrons dans la vie : quelques-unes nous attirent et nous charment tout d’abord par des qualités extérieures, et nous ennuient dès que nous les connaissons, dès qu’elles nous ont dit tout ce qu’elles avaient à dire ; d’autres fois, à première vue, nous sommes entraînés vers elles par un amour vivace et profond que le temps n’apaisera jamais ; jamais nous ne nous lasserons de les voir, de les entendre, d’être avec elles, soit que nous ne puissions parvenir à épuiser la richesse des idées et des sentiments qu’elles expriment, soit que nous les aimions sans savoir pourquoi, et qu’un lien compliqué et inconnu nous unisse à elles comme à ces amis que nous aimons tout entiers, sans analyser leur défauts ou leurs vertus ; devant d’autres, malgré une admiration très vive, on ressent d’abord une sorte de défiance, de malaise, que le temps et un commerce plus assidu effaceront ou augmenteront : ainsi, nous avons des amis que nous n’avons aimés qu’à force de les connaître, et certains personnages ont forcé notre admiration, jamais notre sympathie (32). Les reproches que nous recevons d’un ami qui, en les faisant, ne soupçonne en aucune façon la supériorité qu’il a ou qu’il prend sur nous, sont le meilleur gage de sa bonté, de sa modestie, de sa délicatesse et de son affection (242).

B

Heureux les musiciens ! Ils sont les seuls à pouvoir être sincères : ils peuvent tout dire, tout confier à leurs chères mélodies : ceux-là seuls qui sont capables de les comprendre et de les aimer sauront pénétrer leurs pensées craintives, soulever le voile délicat et pudique de leurs souffrances : les écrivains, même les poètes, ne doivent pas montrer ainsi, à la foule indifférente, leurs blessures secrètes dont on rirait (33).

Il y a peu de personnes qui soient absolument insensibles à la beauté ; il y en a moins encore, peut-être, qui sachent goûter et reconnaître la beauté des choses qui leur sont familières (34).

Qu’y a-t-il de commun entre ceux qui ne cherchent dans le commerce des œuvres d’art qu’une distraction d’un moment et ceux pour qui l’effort vers la beauté est l’unique affaire ? Une plus grande distance ne sépare pas le dévot qui adore dans le recueillement, l’amour, la peur, le tremblement, la fièvre, l’extase, et le passant qui, entré par hasard dans : une église, où, les sens encore occupés des spectacles de la rue, il achève de digérer un repas copieux, marmonne machinalement les mots d’une prière qu’il n’a jamais comprise. L’un et l’autre parlent de Dieu : est-ce que ce mot a [e même sens dans le cœur de l’un et dans la bouche de l’autre ? (35).

Le délicieux souvenir de quelqu’un de vos bonheurs d’en fant s’est-il parfois réveillé en vous ? À ce souvenir avez-vous senti dans quelque partie lointaine de votre âme un tressaillement d’une douceur infinie ? — Aimez-vous les douces figures qu’ont peintes les vieux maîtres italiens ? (36).

S’il est des hommes que je haïsse et que je méprise de toute mon âme, ce sont les hommes qui ne connaissent pas le désir d’être meilleurs (37)[3].

S’il est vrai que, dans les plus belles choses, nous aimions surtout ce que nous retrouvons, ce que nous mettons de nous-mêmes, il faut excuser ceux qui cessaient encore de créer et qui, malgré tous les décourageants chefs-d’œuvre qu’ils désespèrent d’égaler, se reprennent à aimer l’œuvre qu’ils font, où ils sont tout entiers (38).

Il arrive que, en écoutant un chanteur qui chanté très haut et très fort, on soit obsédé de la crainte de l’entendre faire une fausse note, qui serait d’un effet lamentable : tout notre plaisir en est gâté. Certaines façons d’écrire ne nous causent ni moins de peur, ni moins de fatigue : cela va détonner, on s’y attend, on est tout surpris que le malheur ne soit pas encore arrivé.

Un style discret convient à l'expression des sentiments les plus vifs et les plus élevés : le lecteur est flatté d’avoir à soulever les voiles sous lesquels l’écrivain s’est un peu caché (39).

Les maîtres auxquels il faut s’adresser pour trouver le calme et la consolation ne sont pas ceux qui ont le mieux exprimé la violence de leurs sentiments : peut-être ces sentiments, ne répondant pas exactement aux nôtres, nous choqueront-ils comme une dissonnance ou passeront-ils à côté de nous sans nous pénétrer, comme ils feraient sûrement si notre cœur était moins plein : il faut nous nourrir alors des œuvres les plus abstraites et les plus intellectuelles qui sont à notre portée (40).

Le blasphème est d’une grande ressource aux écrivains et réussit particulièrement aux poètes : il satisfait les impies, qui ne sont souvent que des révoltés ; il remue et trouble les âmes pieuses, qui sentent, avec une terreur mêlée de soulagement, des souffrances longtemps et souvent refoulées s’exhaler en plaintes déclamatoires, qui sont répétées involontairement. « Paige, mon mignon, disait Panurge, tien icy mon bonnet, je te le donne, saulve les lunettes et va en la basse court jurer une petite demie heure pour moy. » (41).

La pensée pénètre les œuvres d’art de deux manières différentes. Le peintre, le sculpteur, le musicien, au moment où ils composent, pensent des idées, des objets, des personnages, des sentiments qui peuvent être définis à la façon habituelle, au moyen des mots, par le langage ordinaire : cette pensée-là pourrait s’appeler la pensée littéraire de leur œuvre et se développe par l’éducation littéraire, largement entendue ; mais elle n’est pas seule : il y en a une autre, purement artistique, que les mots ne peuvent définir, que l’éducation artistique développe dans les âmes heureusement douées, qui, comme la pensée littéraire, a sa beauté propre, qui emploie pour symboles les procédés des différents arts, qui fait qu’un tableau, une statue, une symphonie sont ce qu’ils sont, qui est une pensée de peintre, de sculpteur, de musicien, qui est faite de couleurs, de formes, de sons : même en poésie, il y a je ne sais quelle correspondance entre le rythme, l’harmonie des mots, l’arrangement des idées, des images et des sentiments, qui change la qualité de la pensée en y ajoutant ce qui, précisément, est la poésie. C’est cette pensée artistique qui, devant les chefs-d’œuvre, fait oublier l’autre, à ce point que, parfois, on ne s’inquiète aucunement de ce qu’ils signifient ou représentent, au sens vulgaire du mot. C’est d’après son intensité, peut-être, que l’on doit classer les œuvres d’un art particulier ; c’est d’après la place plus grande qu’ils lui laissent, qu’on doit classer les différents arts (42).

Il y a quelque courage à blâmer les œuvres où s’étale une fausse sensibilité : on risque de passer pour n’en point avoir de vraie (43).

Il est difficile de juger les œuvres de ses amis, on les comprend trop.

Plus un artiste est grand, mieux il sait rendre ses pensées et ses émotions dans une langue que comprennent tous ceux qui ont le sens de la beauté et qui ont fait l’éducation de leur goût ; mais cette éducation même se fait en étudiant l’œuvre du maître, en vivant avec elle, jusqu’à ce que l’homme, ou plutôt ce qui, en lui, est l’artiste, s’en dégage peu à peu et se fasse connaître à nous ; les artistes moins parfaits nous parlent une langue moins universelle, moins claire ; ils peuvent, quelquefois, aimer la beauté presqu’aussi ardemment que Îles premiers, la sentir presqu’aussi profondément : ils ne savent pas la faire sortir d’eux-mêmes ; mais ceux qui ont l’habitude de leur amitié, comprennent ce qu’ils balbutient, percent les obscurités de l’expression, et pénètrent jusqu’aux clartés intérieures (44).

Dépasser l’expression juste marque la vanité (45).

Beaucoup de chefs-d’œuvre n’ont été admirés qu’après la mort de leurs auteurs ; cela autorise les sots à faire admirer de leur vivant les choses médiocres qu’ils produisent (46).

On ne naît pas avec des cheveux gris, avec des organes blessés, avec des sens raffinés et usés, avec un regard que l’expérience a rendu défiant : ainsi les œuvres des génies créateurs restent marquées d’une jeunesse d’une naïveté, d’une grâce ignorante, d’une sorte d’étonnement d’être au monde, auxquelles on les reconnaît entre toutes (47).

Les chrétiens disent que leur dieu est tout entier dans chaque parcelle de l’hostie consacrée : c’est ainsi que souvent le divin génie des Maîtres passe tout entier dans la moindre de leurs productions. Virgile est tout entier dans un seul vers, Sébastien Bach dans une simple phrase musicale, Michel-Ange dans quelques traits de crayon (48).

Il n’est pas certain que les œuvres artistiques médiocres soient absolument inutiles : car ce sont elles qui charment le plus grand nombre de ceux qui croient aimer les arts (49).

Il faut, en art, être très entendu dans son métier, pour classer les œuvres médiocres (50).

Il n’y a rien de plus beau, ni de meilleur à voir, que cette lumière douce que la bonté fait briller sur le visage d’un homme fort (51).

Qui jugera les œuvres d’art, les vers, les tableaux, les statues, les compositions musicales ?

On rencontre des artistes qui prétendent se réserver ce droit et qui en donnent des raisons. Ils ne comptent pas, parmi ces dernières, l’intérêt qu’ils peuvent avoir à récuser le jugement du public pour s’en rapporter à ceux de leurs confrères qui les admirent à charge de revanche, à ceux de leurs amis qui ont pour leurs œuvres des enthousiasmes indulgents et parfois sincères ; mais ils disent que le physicien se connaît en physique, le chimiste en chimie, le cordonnier en souliers et eux en beauté. Ils devraient, tout d’abord, résoudre une première question : Qui sont les artistes ? Qui sont ceux qui ont droit à ce titre ? N’y a-t-il personne à l'usurper ? On sait bien que le physicien s’occupe de physique, le chimiste de chimie, et que le cordonnier fait des souliers. Mais est-on peintre pour manier des couleurs, poète pour aligner des vers ? Sont-ils artistes tous ceux qui font de l’art un métier et ne cherchent qu’à s’enrichir en flattant le goût des sots ? Ou réservera-t-on le nom d’artiste à ceux dont on n’achète pas les œuvres, à ces prêtres qui n’arrivent pas à vivre de l’autel, à tous ces inconnus qui se croient méconnus ?

Cette prétention à n’être jugé que par les gens du métier aurait, sans doute, paru singulière à l’auteur de l’Iliade, ou, sans établir de comparaison, à celui de la Chanson de Roland. En ces temps de barbarie, on faisait des poèmes qui étaient compris de tous, où chacun, dans les fictions merveilleuses, dans les récits de combats, dans l’enthousiasme ou la colère du poète, reconnaissait ses croyances ou ses rêveries, des scènes qu’il avait vues ou entendu raconter, des passions qui vivaient dans son propre cœur, mais agrandies et revêtues d’une forme dont la beauté simple le pénétrait et nous pénètre encore profondément, malgré tous les raffinements de notre civilisation. Ceux qui, au moyen âge, bâtirent les cathédrales firent aussi une œuvre dont le sens n’échappait à personne, et témoignèrent, devant les siècles à venir, de l’énergie d’une foi religieuse qui, alors, possédait toutes les âmes. On ne doit point, sans doute, en demander autant aux artistes contemporains : on est forcé de reconnaître que la civilisation tend à séparer toujours davantage les divers éléments de la société confondus à l’origine, qu’elle a créé plusieurs classes, où les goûts, les sentiments, les choses auxquelles on s’intéresse ne sont pas les mêmes : il faut aujourd’hui quelque malheur extraordinaire pour révéler au corps social, par la souffrance, la vie commune qui anime tous ses membres. Ceux qui, tout le jour, se fatiguent durement aux travaux manuels, ceux qui usent leur pensée à suivre des calculs d’intérêt, n’ont guère le loisir de s’occuper de la beauté artistique : leurs organes épuisés, leur esprit émoussé sont devenus incapables de saisir le sens lointain des chefs-d’œuvre de l’antiquité ou de goûter la saveur compliquée des fruits artificiels que la civilisation moderne a mûris ; ils n’aspirent qu’au repos lourd qu’ils ont douloureusement acheté, ou bien ils recherchent les secousses du fou rire, les émotions violentes, dans les théâtres de bouffonnerie ou de drame.

Mais s’il ne peut désormais, quand la pensée s’est divisée à l’infini, quand la foi se meurt, surgir aucune de ces épopées poétiques ou monumentales qui revêtirent d’une forme impérissable la pensée à demi-consciente de tout un peuple, la foi profonde qui vivait en lui, en sommes-nous arrivés là que toute œuvre doive être à ce point individuelle que l’auteur et quelques complaisants amis puissent seuls la comprendre et la goûter ? N’y a-t-il plus rien de commun, sinon entre tous, du moins entre quelques-uns d’entre nous : vivons-nous dans une telle solitude ? — Ceux qui le prétendent ne sont pas artistes ; ils n’ont pas la puissance sacrée de faire passer chez les autres les pensées dont ils sont éclairés, les émotions qui les étreignent. Qu’ils gardent leurs rêves pour eux, qu’ils s’y complaisent, qu’ils se mirent dans les fontaines : leur amour pour eux-mêmes ne sera pas plus fécond que celui de Narcisse. C’est le propre de l’homme que de penser et de sentir, c’est le propre de l'artiste que de traduire dans une langue universelle la langue tout individuelle qu’il se parle à lui-même ou que lui parlent les choses : il est douteux que cette rare faculté tienne uniquement à la clarté de la pensée et à la profondeur de l’émotion.

On pourrait peut-être aller plus loin et dénier aux artistes la liberté d’esprit nécessaire pour juger les œuvres d’art avec l'impartialité qui convient. Il n’est point question de celles dont ils sont les auteurs : on comprend qu’ils aient à leur égard une indulgence bien naturelle, ou, au contraire, une défiance exagérée (tout arrive et quelques-uns sont modestes). Mais les exemples de l’injustice avec laquelle les plus grands artistes ont jugé les œuvres de leurs confrères sont aussi nombreux que célèbres. Le génie est souvent lié à un développement exagéré de certaines facultés, dans lesquelles il semble que toutes les puissances de l'âme se soient concentrées : l’équilibre est rompu, l’esprit penche toujours du même côté ; il voit admirablement quelques faces des choses, et nie ce qu’il ne voit pas. Les jugements qu’ont portés les grands hommes regardent moins la vérité que leurs propres personnes, qu’ils permettent de mieux connaître.

D’un autre côté, les artistes sont nécessairement poursuivis par des préoccupations de métier et ne savent pas toujours distinguer les moyens de la fin : ils s’intéressent à des détails dont ils espèrent pouvoir tirer parti ; ils tiennent un trop grand compte des difficultés vaincues ; ils oublient trop que les détails doivent se fondre dans l’harmonie de l’ensemble, que l'émotion ne suppose point la connaissance des procédés qui la font naître, et qu’eux-mêmes prennent grand soin de faire disparaître toute trace d’effort, de fatigue, et cherchent à donner à leurs œuvres un tour si aisé, si naturel, qu’on ne pense point à applaudir à la victoire puisqu’on ne soupçonne pas la lutte.

Au surplus, la part des artistes est assez belle, mieux vaut produire que critiquer : c’est une triste consolation pour ceux qui ne sont que dilettantes, dont l’amour pour la beauté est stérile, et s’épuise, lorsqu’ils s’efforcent à la besogne, dans un fiasco perpétuel, que cette prétention qu’ils ont à une impartialité plus grande, à des vues moins profondes, mais plus larges : il se peut que les eunuques jugent fort bien de la beauté des femmes, et on les emploie parfois, dit-on, à ravitailler les sérails : si judicieux que soient leurs choix, leur sort n’est pas enviable.

Quant aux lettrés qui font métier de critiques, ils ont, le plus souvent, la manie déplorable de vouloir toujours assigner une cause précise à l’émotion qu’ils ressentent ou qu’ils feignent. Écoutent-ils une symphonie, regardent-ils un tableau, voilà leur imagination qui se met en branle et travaille : il se bâtit dans leur cervelle un petit roman dont les personnages vivent, parlent, agissent, pleurent ou rient, ont de pitoyables aventures ou des bonheurs surprenants. Il nous racontent tout cela, qu’ils ont cru voir ou entendre, sont enchantés d’avoir si bien compris l’œuvre du maître, plus enchantés encore d’avoir si bien parlé à propos de cette œuvre, et sont tout disposés à préférer celle qui leur a permis d’exécuter leurs plus belles variations littéraires. Eh! nous prennent-ils pour des paysans que l’on promène dans un musée, avons-nous besoin de tant d’explications ? À force de rêver à leur belle histoire, ils n’écoutent plus, ne regardent plus, ne sentent plus : ils rappellent ce Cicéron qui se consolait de la mort de sa fille par les phrases harmonieuses qu’elle lui avait inspirées.

En outre, l’habitude qu’ils ont de s’efforcer à trop approfondir leurs impressions, à les trop définir, à les analyser trop subtilement, à réfléchir trop longtemps sur elles, les fausse peutêtre et en diminue la fraîcheur. L’émotion esthétique est si complexe, si inextricable, elle est faite de tant de sensations vagues, définies[4], qui fuient, qui persistent, de tant de souvenirs à demi perdus, à demi-réveillés, d’une telle foule d’idées qui tantôt s’illuminent, tantôt s’éteignent, qu’on risque de la détruire en voulant la débrouiller ; il faut, si l’on veut la goûter dans sa plénitude, se laisser aller. Peut-être même vaut-il mieux ne pas chercher à la rendre trop fréquente ; et permettre à ses facultés de sentir, de se reposer, de se rajeunir en quelque sorte : tout travail y est bon, pourvu qu’il n’écrase pas.

Voilà bien des gens qui prétendent à régenter notre goût : il est bon de les écouter, de profiter, si l’on peut, de ce qu’ils disent, mais de ne pas trop les croire. Tâchons d’avoir notre goût à nous et de bien le former. Quel est le bon ? Il est aussi difficile de Le définir que la beauté elle-même, dont le goût est juge ; on y a toujours échoué. Ce qui vaut encore le mieux, c’est le commerce, la familiarité avec les œuvres dont la beauté est incontestée et qui sont consacrées par le temps : les œuvres qui ont duré avaient au moins la force de durer, il est dangereux d’en médire, cela, dit-on, porte malheur ; mais quelques-unes ont fait plus que vivre, elles ont, pour ce qui est du goût, fait notre race : les nier, c’est se suicider. La vie de ces œuvres impérissables est mêlée à la vie de humanité, il faut la mêler, Le plus possible, à la nôtre, si nous voulons être des hommes. Elles sont vraiment le pain de la vie, ceux qui le mangent ne meurent point. Revenons toujours à elles, puis laissons dire et ne nous embarrassons, ni des uns, ni des autres ; quant aux artistes contemporains, n’oublions pas que, après tout, c’est pour nous qu’ils travaillent pour le moment, et que nous sommes leurs juges (52-59).

Le travail scientifique demande un complet renoncement : c’est en dehors de nous qu’est la vérité, il faut sortir de nous-même pour la découvrir, 11 faut nous plier à la réalité extérieure, accepter une discipline fatigante, ne pas attendre d’autre récompense que le sentiment de notre petitesse devant l'immensité des choses, de notre écrasement sous leur poids infini, mettre enfin tout notre orgueil à connaître toute notre faiblesse. En outre, le progrès des sciences se fait d’une façon presque fatale : les grands hommes l’accélèrent sans doute, mais il n’est point sûr qu’ils y soient indispensables ; le travail opiniâtre des hommes médiocres y suffirait peut-être : ce que l’on trouve chaque jour est si voisin de ce que l’on savait hier, qu’on ne pouvait manquer de le trouver. De plus, chaque découverte déprécie celles qui l’ont précédée et préparée : les problèmes qui passionnaient si vivement les savants du XVIIe siècle nous paraissent puérils et seraient parfois dédaignés par nos écoliers. Après quelque temps, les inventions scientifiques les plus merveilleuses semblent toutes simples ; on ne cite même plus leurs auteurs. Il n’y a que les curieux à savoir l’histoire de la science, elle n’a rien d’essentiel : devant la grandeur des horizons que l’on découvre, on oublie le petit sentier qu’il a fallu gravir pour les voir et ceux qui nous l’ont enseigné ; c’est par hasard, très capricieusement, qu’un nom d’homme se trouve attaché à une vérité : cela est naturel, il n’a rien laissé de lui-même dans cette vérité qu’il nous a léguée, et l’on oublie aisément ceux à qui l’on ne doit que de la reconnaissante pour un service passé.

C’est, au contraire, en eux-mêmes que les artistes et les poètes trouvent la beauté, c’est dans l’exaltation de leurs facultés qu’ils la créent ; s’ils souffrent plus que d’autres, comme le disent quelques-uns, ils ne voudraient point guérir de leurs souffrances les plus aiguës en perdant le don merveilleux de les exprimer dans une langue universelle ; la réalité extérieure leur fournit seulement une matière, qu’ils transforment et façonnent à leur image : là le génie est tout, les hommes médiocres ne méritent qu’un peu de pitié pour leurs efforts inutiles ; les œuvres, imprégnées d’une pensée immortelle, ne vieillissent pas : le temps n’a pas encore diminué la beauté merveilleuse des œuvres sublimes qui sont nées dans la Grèce antique ; celles qui sont venues après sont allées, peu à peu, rejoindre le chœur harmonieux des sœurs divines, qui, à travers les siècles, au milieu d’une lumière toujours plus resplendissante, s’avance vers l’éternité. Le nom de ceux qui ont trouvé la beauté ne périt point, on le répète et on le bénit : ce qu’ils avaient d’imparfait, d’humain meurt seul ; leurs âmes divines vivent avec nous dans les chefs-d’œuvre sacrés, nous consolent et nous font aimer la vie (60-62).

Les paysages monotones plaisent à ceux qui sont tristes (63).

A de trop rares moments, lorsque la pensée et les sens sont disposés à vibrer ensemble, sous l’influence d’une lumière qui s’harmonise avec les choses, la nature semble se vêtir pour nous d’une beauté merveilleuse : nous goûtons, dans ses paysages, un charme que nous n’y avions jamais mis. Ce sont ces impressions, si fugitives et si personnelles, que les grands peintres, dont le génie et l’étude ont aiguisé les facultés, ressentent plus vivement que nous, et qu’ils savent faire vivre dans leurs toiles, d’où elles passent dans l’âme de tous ceux qui regardent leur œuvre. Mais les peintres échouent devant les paysages où la nature s’est trouvée elle-même artiste, où ils n’ont rien à ajouter, qui, dans leur grandeur, éveillent toujours les mêmes sentiments chez tous ceux qui ont le sens de la beauté : ni le rire éclatant, infini de la mer, ni l’effrayante sauvagerie des colères, ni sa tristesse désespérée, ni l’écrasante sublimité de ses montagnes, ni la profondeur calme et mélancolique du ciel étoilé, ni la désolation d’un soleil d’été qui, à midi, brûle silencieusement un sol aride, n’ont jamais tenu dans un tableau (64).

Quand nous avons la tête et le cœur fatigués par l’abus des pensées abstraites, des sentiments aigus et subtils, nous éprouvons un grand apaisement, un délicieux repos à vivre un instant dans l’antiquité grecque, ou dans la simple nature, plus vieille encore (65).

Si vous avez formé votre goût par l’étude, si vous en êtes arrivé à mépriser, à haïr les œuvres dont la beauté n’est pas accomplie, prenez garde de railler trop durement ceux qui, à votre avis, ont des enthousiasmes sans mesure pour des choses qui ne valent point qu’on les admire : vous pourriez, par malheur, méconnaître des âmes vierges, qui, plus tard, seront fécondes, dont la sensibilité, non encore dépensée, s’émeut de tout et transforme tout, comme les forêts profondes s’émeuvent de tous les vents qui passent et les transforment en concerts grandioses (66).

Une œuvre qui est généralement admirée est probablement mauvaise si elle est nouvelle, car elle répond au goût d’une majorité de sots ; elle est probablement bonne si elle est ancienne, car l’erreur, qui peut prendre une infinité de formes, les revêt les unes après les autres ; et ainsi les modes changent, tandis que la vérité, qui est une, demeure la même et finit par l’emporter (67).

Plusieurs artistes, en prétendant à une grande spiritualité, n’ont connu et n’ont exprimé, des émotions morales, que l’impression physique qui les accompagne. Ce quelque chose que l’on ressent dans la région du cœur, ces battements précipités, ces longs soupirs, cet oppressement ne sont rien qu’une sensation, et ne sont pas plus le bonheur et le désespoir que la fatigue de tête n’est une pensée abstraite (68).

On a cru, un temps, que pour écrire il était nécessaire d’avoir des idées ; quelques auteurs modernes ont changé cette théorie, qu’ils n’auraient pu appliquer : ils disent qu’il faut avoir éprouvé des sensations et ils s’en procurent : on en trouve à plusieurs prix. Ce procédé-là est bien commode, et il y aura trop de grands écrivains (69).

On voit parfois, sur des matières en décomposition devenues liquides, des couleurs changeantes, irisées, ou bien de pâles moisissures roses et repoussantes ; cela rappelle beaucoup de poésies contemporaines (70). Il est quelques œuvres musicales qui, lorsque nous les entendons, nous pénètrent tellement qu’elles semblent se confondre avec nous : les instruments, les voix ne sont rien ; la forme, l’art sont dépassés, on les oublie : l’expression de la pensée disparaît devant la pensée elle-même, qui, toute pure, sans vêtement, sans symbole, n’ayant plus rien d’extérieur à nous, semble jaillir du fond de notre être où elle dormait, qui l’emplit ensuite démesurément et le fait-s’ouvrir, s’épanouir dans l’infini. D’autres œuvres, presque aussi parfaites, nous touchent moins ; nous les comprenons plutôt que nous les sentons : quelle belle statue, quel admirable paysage ! Cela est en dehors de nous (71).

On a essayé d’expliquer le plaisir indéfinissable que nous cause la beauté par le souvenir d’une vie antérieure où nous avions la vue claire, la pleine intelligence de la beauté absolue, souvenir qui se réveille parfois au contact des ressemblances d’ici-bas. Ce n’est point dans le passé des individus, c’est peut-être dans l’avenir de l’humanité, qu’il faut chercher une explication : peut-être la race humaine acquiert-elle peu à peu un sens nouveau, une faculté nouvelle. Il y a, peut-être, dans cette jouissance vague et si délicieuse, quelque chose de ce que ressent l’enfant qui commence à se servir de ses membres, à gazouiller des sons mal articulés ; nous ignorons encore ce qu’est cette force qui voudrait agir et dont nous ne savons pas user, mais le plus pur de notre bonheur vient des tressaillements qu’elle met en nous (72).

L’homme qui s’efforce de monter vers l’idéal est semblable au voyageur qui, le soir, gravit une colline : arrivé au sommet, il n’est pas plus près des étoiles, mais il les voit mieux (73).

Nous ressemblons à un de ces ballons que l’on gonfle avec de l’air chaud : le voici prêt à partir ; les cordes qui le retiennent, qui le rattachent à la terre, sont tendues à rompre : on dirait qu’il veut briser ses liens, qu’il est impatient de monter dans l’azur ; il s’y élance, entraînant l’aéronaute avec lui ; mais à mesure qu’il s’élève, il se dégonfle et se refroidit ; il va retomber vidé, ridé, flasque. Nous aussi, parfois, nous voudrions briser nos chaînes, échapper à la réalité, voyager dans l’idéal : un moment nous nous sentons soulevés par le feu qui est en nous et que nous appelons sacré. Ce n’est qu’un feu de paille, nous n’avons pas même le temps de perdre de vue la terre, où nous allons retomber tout à l’heure (74).

Ce qui fait le succès de certaines œuvres, dites œuvres d’art, c’est qu’elles sont assez ennuyeuses pour paraître sérieuses, assez sottes pour que les intelligences les plus pauvres puissent se donner le luxe de les comprendre.

Tout le monde peut juger si la représentation d’un objet est exacte, mais non pénétrer la pensée d’un peintre, d’un poète (76).

De quelle manie est-on donc possédé de brouiller, comme on fait, tous les arts ? ils sont frères, ou sœurs, dit-on : voilà qui va bien, ne leur faisons pas commettre d’incestes.

Ce compositeur fait de la musique descriptive ; il y met du pittoresque, de Ia couleur locale ; celui-là y mettrait de la philosophie, s’il en avait ; ce peintre veut qu’il y ait de la symphonie dans sa peinture ; cet écrivain prétend peindre avec sa plume mieux qu’avec un pinceau ; ce poète cisèle ; ni l'un ni l’autre ne pensent. Ce dernier, qui est de l’autre siècle mais que la mode a ressuscité, peignait des contes moraux, ou de méchants proverbes prêtant à des allusions douteuses. L’extrême bout du ridicule a d’ailleurs été atteint par les critiques qui, s’ils ont à parler d’un art, l’expliquent par un autre : ils font d’un tableau une sonate, et d’une symphonie un paysage : un de ces lettrés vraiment précieux pour les gens qui ont quelque peine à rire, voulant louer le talent d’un portraitiste, disait que nul n’avait, comme lui, Part de mettre les femmes en musique (78). Là où l’on n’est pas connaisseur et où l’on en convient, on se pique d’avoir du goût : c’est dire que l’on est homme de qualité, et que l'on sait tout sans avoir jamais rien appris (79).

JULES TANNERY.

  1. Il n’a pas encore été possible de classer tous les papiers laissés par Jules Tannery. Les pages qui suivent font partie d’une sélection qu’il avait faite lui-même : Mme Jules Tannery a confié à M. Émile Boutroux et à M. Émile Borel le soin de leur publication.
  2. Sic [= ni cela, ni rien n’apaise la faim].
  3. Ce feuillet, classé parmi ceux qui portent la lettre B, ne porte lui-même aucune lettre.
  4. Sic [indéfinies (?)].