Pensées d'Août, de M. Sainte-Beuve



PENSÉES D’AOÛT.[1]

Le nouveau volume de M. Sainte-Beuve est consacré, comme les Consolations, à l’expression de sentimens personnels, et se distingue, comme le précédent recueil de l’auteur, par la vérité des tableaux et des pensées. Quoique les pièces du volume nouveau soient nombreuses et ne paraissent pas, au premier aspect, disposées dans un ordre logique, cependant une lecture attentive réussit à saisir le lien qui unit entre elles les impressions successives racontées et analysées par le poète. Les sonnets, sous une forme plus brève et plus laborieuse, expriment le même ordre de sentimens que les récits de longue haleine, et appartiennent, comme toutes les pages du recueil, à une maturité d’intelligence et de cœur qui participe à la fois de la confiance et du désabusement. Ainsi le titre du nouveau volume n’a rien d’arbitraire ni de capricieux, car il traduit avec précision la nature des pensées et des sentimens que le poète a connus et célébrés. Il est inutile d’insister sur la conciliation de la confiance et du désabusement ; tout le monde comprendra sans peine que la perte des illusions qui ont égaré les premières années de la vie, loin de contrarier la sérénité de la pensée, mène à l’espérance par la sagacité, et rend l’avenir d’autant plus facile que l’ame, en se familiarisant avec la réalité, arrive à contenir son ambition dans de justes limites. Cette conciliation, que j’essaie ici d’expliquer et de formuler, se révèle et se démontre progressivement dans les Pensées d’Août, et domine le recueil entier.

La première pièce, qui sert à nommer le volume, se compose de plusieurs fragmens biographiques ; mais ces fragmens sont unis entre eux par une étroite parenté, par une signification identique. Maréze, Doudun, Ramon de Santa-Cruz et Aubignié sont destinés à illustrer la pensée du poète, et ajoutent à l’évidence de l’idée qu’il a voulu exprimer. Il faut, dit-il en commençant, pour comprendre la vie et pour la régler, un malheur et un devoir, et ce thème une fois posé, il fouille dans ses souvenirs, et il invoque l’exemple des hommes avec lesquels il a vécu, dont il a surpris le secret, dont la conduite, d’abord incertaine et livrée au hasard, a fini par s’ordonner harmonieusement suivant les lois de la raison et de la volonté. Maréze était arrivé à trente-trois ans sans avoir accompli un seul de ses désirs. Depuis dix ans il luttait contre la pauvreté en épuisant, dans un labeur qui lui répugnait, toutes les forces de son intelligence, toutes les heures de ses journées. Enfin le moment du triomphe est arrivé. Libre désormais d’inquiétude, assuré de l’indépendance pour laquelle il a si long-temps combattu, Maréze va réaliser le rêve de ses jeunes années, il va tenter la gloire de la tribune ou la popularité du poète. Il ne sait pas encore s’il se complaira dans la peinture des passions, ou s’il se mêlera au mouvement des affaires, s’il traduira sa pensée en vers harmonieux ou s’il discutera les questions d’intérêt public ; quoi qu’il fasse, il ne peut manquer d’atteindre le bonheur ; il le croit du moins, car il se connaît, il a mesuré ses facultés, et il sait qu’il n’a qu’à vouloir pour pouvoir. Mais au moment où il s’apprête à quitter le labeur ingrat pour commencer l’œuvre glorieuse, sa sœur, qu’il n’avait pas vue depuis long-temps, sa sœur, qu’il croyait heureuse, riche du travail et de l’affection de son mari, sa sœur vient frapper à sa porte. Elle est veuve, elle est ruinée ; demeurée seule avec son enfant, elle a compté sur son frère, et Maréze a compris qu’il doit renoncer à la gloire, à la puissance, pour se dévouer tout entier au nouveau devoir qu’il n’avait pas prévu. Il jette au vent la cendre de ses espérances, et il recommence pour sa sœur la vie d’abnégation qu’il croyait achevée ; il oublie les triomphes de la poésie et de l’éloquence ; il renonce à charmer, à gouverner les hommes ; il abdique la royauté avant d’avoir touché la couronne. Et pour que rien ne manque au sacrifice, il rembourse de ses deniers une somme considérable qu’une de ses clientes avait placée, sur sa recommandation, chez un homme qui vient de lever le pied. Il se retrouve donc comme au début de sa carrière, seul, pauvre et nu. Mais la conscience du devoir qu’il accomplit soutient son courage et double ses forces ; peu à peu il comprend que la pratique du bien est aussi féconde en joies que les triomphes de la tribune ou les applaudissemens du théâtre ; chaque soir, pour mieux s’affermir dans sa résolution, pour se mieux démontrer qu’il doit renoncer à la poésie, à l’éloquence, il relit Lamartine et Montesquieu, et il complète sa vie laborieuse et ignorée par le commerce familier des intelligences parmi lesquelles il avait sa place marquée. Le monde ne connaîtra pas Maréze, mais la vertu se suffit et n’a pas besoin de témoins. Maréze a réglé sa vie ; il se rend témoignage et il s’applaudit de son renoncement.

Doudun, pour soutenir sa vieille mère infirme, a engagé son avenir ; le travail de chaque jour ne suffisait pas à la tâche qu’il s’était imposée, il a enfoui dans les dernières années de sa mère toutes les heures qu’il pourra vivre encore. Il lui faudra pour se libérer, pour obtenir quittance de ses créanciers, travailler courageusement et long-temps après que sa mère ne sera plus. Mais le souvenir vivant du bonheur qu’il lui aura donné le soutiendra jusqu’au bout dans cette dure épreuve ; pas un murmure ne s’échappera de sa bouche, pas une plainte ne s’élèvera dans son cœur. L’image toujours présente de sa mère, qui s’est endormie en le bénissant, éclaire, égaie et ranime chacune de ses journées. Doudun est heureux comme Maréze.

Ramon de Santa-Cruz, après avoir épuisé l’ivresse des voyages et des passions, abandonné de sa femme qu’il a méconnue et froissée, poursuivi par le regret de son unique enfant que sa femme a su lui dérober, seul avec sa mère, trouve, comme Maréze et Doudun, dans son dévouement de chaque jour, une récompense inespérée. Dans la lutte assidue qu’il soutient contre la pauvreté, il double ses forces et ranime son ardeur ; et sa vie, quoique ignorée, est complète et harmonieuse. Si quelquefois la pompe du spectacle que ses yeux ne voient plus, la tendresse de sa femme et les caresses de son enfant lui reviennent en mémoire, et voilent son regard d’un nuage, il se console dans la contemplation du sacrifice qu’il accomplit, et il retrouve sa première sérénité.

Aubignié était né pour le laurier du poète. Il comprenait les hommes et les lieux, les monumens et les livres, il renouait la chaîne des temps par une intuition toute puissante ; mais il n’a pas voulu, ou plutôt il a laissé passer l’heure de vouloir. Il s’est raconté à lui-même, en présence des glaciers de la Suisse, sur les bords du Rhin, à l’ombre des forêts séculaires, des poèmes sans fin et sans nombre ; mais il n’a pas écrit une seule de ses pensées ; il n’a pas soumis au joug impérieux de la mélodie un seul des rêves qui enchantaient son imagination vagabonde, et le souvenir d’Aubignié s’effacera comme s’il n’avait jamais été. Aubignié demeure obscur comme Maréze, Doudun et Ramon, et il vaut moins qu’eux, puisqu’en laissant échapper la gloire il n’a pas vécu pour le bien, puisqu’il est inutile.

L’idée qui domine M. Jean maître d’école, n’est autre que l’expiation. Les fautes du père rachetées par les vertus du fils, tel est le thème que M. Sainte-Beuve s’est proposé dans M. Jean. Pour développer ce thème dans un récit, il n’a pas pris la voie la plus directe, et peut-être a-t-il bien fait ; car les préliminaires sur lesquels il insiste avec un soin minutieux donnent au héros de son poème, et à toutes les pensées qu’il lui prête, un caractère d’irrécusable authenticité. Ce qui, dans un récit d’un autre genre et d’un autre ton, pourrait passer pour une préparation trop lente, est ici d’une réelle utilité. Nous aimons à connaître tous les témoins qui garantissent la vérité de cette austère biographie. La présidente, Mme de Cicé sa fille, et M. Antoine dont les conseils religieux dirigent la conscience de ces deux femmes, encadrent simplement la figure principale, et, loin de distraire l’attention, servent à la fixer. Mme de Cicé, orpheline et veuve, vit à la campagne entre la pratique du bien et l’espérance d’un monde meilleur. Elle a connu, elle a étudié toutes les vertus de M. Jean, et c’est elle qui raconte au poète les trésors ignorés de cette belle âme qui est retournée à Dieu après quatre-vingts ans de soumission et de persévérance ; c’est elle qui nous initie aux premières années de cette victime modeste et résignée, qui nous associe aux craintes et aux espérances de l’enfant trouvé ; car M. Jean est un enfant trouvé, le cinquième enfant de Jean-Jacques Rousseau. La sage-femme qui l’a reçu dans ses bras, Mme Gouin, l’a marqué d’un signe certain, afin de le reconnaître ; elle l’a visité fidèlement sans confier son secret à la nourrice, mais elle a su intéresser le cœur de la présidente en faveur du pauvre abandonné, et, sous la pieuse direction de M. Antoine, le fils de Jean-Jacques, plus âgé de cinq ans que la petite fille qui sera un jour Mme de Cicé, grandit et se prépare aux épreuves expiatoires. Son amitié pour sa sœur d’adoption, ses entretiens avec M. Antoine, sur la colline en face du soleil couchant, sa curiosité, sa ferveur, composent un touchant tableau. Enfin la présidente, après avoir pris l’avis de M. Antoine, révèle à M. Jean le nom de son père, et lui montre le chemin qu’il doit suivre pour se montrer digne de son origine. Dieu, lui dit-elle, a de grands desseins sur vous ; il vous a donné pour père l’apôtre de l’orgueil et des passions ; une voie glorieuse s’ouvre devant vous. Soyez l’apôtre de la résignation et de la vertu modeste ; effacez par une vie de dévouement et d’abnégation, expiez par un renoncement de chaque jour, les erreurs, les désordres, les hautaines invectives, les colères, les blasphèmes de votre père. Votre père a vécu dans l’orgueil et le bruit, il a rempli la France de son nom, il a scandalisé l’église de ses doutes et de ses plaintes ; vivez dans l’ombre et le silence, pour la vertu et la religion, et Dieu abaissera sur votre père un regard de pardon. Pour achever son enseignement, pour compléter la leçon, la présidente permet à ce cœur ignorant et ingénu de lire Émile et la Nouvelle Héloïse.

En comparant ces lectures enivrantes, ces tumultueuses pensées aux pieux conseils de M. Antoine, le fils de Jean-Jacques comprend toute l’étendue de la tâche que Dieu lui a dévolue ; il se défie de son amitié pour sa sœur adoptive, et n’ose plus demeurer seul avec elle.

Pour accomplir sa mission expiatoire, il partira, il ira distribuer aux âmes souffrantes les consolations de la piété, et quand les années auront blanchi ses cheveux, et creusé ses tempes, il reviendra au village pour se vouer tout entier à l’éducation des enfans, il se fera maître d’école. Mais avant d’entreprendre ce long pélerinage, il veut voir son père, et tenter de l’émouvoir, de réveiller en lui les sentimens que l’auteur d’Émile a si dignement célébrés. Deux fois, mais en vain, il renouvelle l’épreuve. La première fois Jean-Jacques, en le voyant entrer chez lui, le prend pour un espion, et lui conseille de ne plus servir la colère de ses ennemis ; la seconde fois il détourne la tête avec impatience, et l’enfant trouvé, résolu à ne plus compter que sur Dieu, retourne près de la présidente et lui fait ses adieux. Trente ans se passent. Un trône renversé, des lois écrites, effacées, des générations dévorées par la guerre, remplissent ce court intervalle. Après avoir visité tous les lieux célébrés dans la Nouvelle Héloïse, après avoir pleuré sur toutes les collines illustrées par l’amour de Saint-Preux, M. Jean revient au village et retrouve Mme de Cicé seule au château témoin de leur jeune amitié. Il accomplit jusqu’au bout sa pieuse résolution, et, dans la crainte de réchauffer les cendres de son cœur, il s’interdit la société familière de sa vieille amie ; il n’ira au château qu’une fois par an, et il évitera la rencontre de Mme de Cicé. Ici commence pour M. Jean une vie nouvelle et féconde. Arbitre des familles qui l’entourent, initié à tous les secrets, confident de toutes les espérances, il s’afflige de voir l’amour de l’utile dominer l’amour du bien, et la probité honorée comme la seule vertu. Il essaie de semer dans les jeunes âmes qui lui sont confiées un grain meilleur et qui promette une plus riche moisson. Il ne réussit pas au gré de ses souhaits ; mais s’il n’abolit pas le mal, du moins il le diminue ; s’il ne fonde pas sur les ruines de l’égoïsme et de la cupidité le dévouement et la piété qu’il avait rêvés, du moins il fouille, il renouvelle le sol, et plus tard une charrue plus heureuse et plus puissante obtiendra ce qu’il n’a pas obtenu. Les sillons, qui aujourd’hui livrent au vent la semence infidèle, plus profonds et plus sûrs, les garderont quand il ne sera plus, et combleront l’espoir du laboureur qui lui succédera. C’est pourquoi M. Jean ne perd pas courage. Loin de là ; il trouve dans sa tâche de chaque jour un bonheur sans cesse renaissant. Il est payé de ses soins par la docilité, par la ferveur de ses jeunes ouailles ; et en comptant les heures qui se dérobent et qui le rapprochent du terme de son pélerinage, il jette un regard de pitié sur les passions qu’il n’a pas connues ; il compare la paix dont il jouit aux ambitions tumultueuses, et il s’applaudit de son obscurité. Enfin, quand il sent venir l’heure suprême, quand il comprend que Dieu va le rappeler, et qu’il n’a plus qu’un petit nombre de jours à passer sur la terre, il réunit tous les enfans de son école et il les conduit à Ermenonville. Il part de l’école avec sa jeune famille, et avant de parcourir ces lieux consacrés par le souvenir de son père, il réunit dans l’église toute la ruche bourdonnante dont le sort lui est confié. La messe entendue, après avoir prié pour l’ame de Jean-Jacques, il parcourt lentement au milieu de son joyeux cortége, toutes les allées où Jean-Jacques a rêvé ses pages les plus tendres ; il s’interroge, il se demande s’il a bien accompli la volonté divine. Et comme les enfans veulent savoir où est le maître de ce beau jardin, il leur répond que le maître est absent ; puis, sa pensée tournant à la parabole, il ajoute que Dieu, maître absolu de toute chose et de toute créature, quoique invisible, est toujours présent, et qu’il épie d’un œil vigilant les actions bonnes et mauvaises. Il nous voit et nous ne le voyons pas. Bientôt je vous quitterai, leur dit-il, mais, quoique absent, j’aurai les yeux sur vous. Songez donc à vous montrer dignes de votre maître, car partout et toujours vous serez sous l’œil de Dieu. Et quelques jours après avoir prononcé cette pieuse parabole, M. Jean s’éteint doucement en bénissant l’épreuve qu’il a courageusement accomplie.

On voit que, dans Monsieur Jean, la poésie découle de la réalité par une pente presque insensible. L’application de ce procédé, quoique très simple en apparence, offre pourtant de nombreuses difficultés, et nous devons savoir gré à M. Sainte-Beuve de les avoir surmontées.

Une troisième pièce, la dernière du volume, adressée à Mme de T., est tout entière consacrée à l’application du même procédé et à l’expression de sentimens du même ordre. Il ne s’agit plus d’expiation, de fautes à effacer, mais de souffrance, de résignation, et dans cette pièce, comme dans Monsieur Jean, les idées se déduisent des choses. C’est Mme de T. qui, à l’exemple de Mme de Cicé, raconte le poème que M. Sainte-Beuve a signé. En plaçant dans la bouche d’un témoin le récit qu’il a versifié, l’auteur a voulu évidemment lui donner plus d’autorité. Il s’est effacé sans regret, sûr que le tableau de la souffrance réussirait mieux à émouvoir les lecteurs que tous les artifices de la poésie, et il a eu raison. Mme de T. visite avec sa fille les bords du Rhin et de la Meuse. Près de Cologne, sur le pont du bateau à vapeur, elle est surprise par l’orage, et se réfugie dans sa voiture, placée à l’extrémité du bâtiment. Elle contemple d’un œil dédaigneux les touristes entêtés qui, au lieu de jouir du paysage placé devant leurs yeux, perdent leur temps à lire la description de ce qu’ils pourraient voir, quand tout à coup sa fille accourt, et lui dit qu’elle a reconnu parmi les passagers un ami, le comte de … Mme de T. regarde attentivement la personne que sa fille lui désigne. Ce n’est pas le comte de …, mais la ressemblance est frappante. En étudiant avec attention la figure du voyageur, Mme de T. ne tarde pas à reconnaître qu’il se joue sur le bateau un drame dont il est le héros, et ce drame, raconté heure par heure et presque minute par minute avec une exactitude scrupuleuse, a quelque chose d’attendrissant. Près du voyageur se trouve une famille pauvre et grossièrement vêtue, le père, la mère, une jeune fille de quatorze ans et deux marmots barbouillés. Le père est un ouvrier, qui partage son temps entre sa pipe et sa bouteille. La mère peut avoir trente-trois ans ; son visage est pâle, ses yeux, quoique fatigués, ont un éclat singulier, et sous le schall qui l’enveloppe l’œil devine les débris d’une taille élégante. Elle regarde à la dérobée le voyageur, qui paraît plongé dans une profonde rêverie. Quelquefois il lui arrive de se troubler et de se sentir jalouse des pensées qu’elle ne connaît pas. Alors elle envoie un de ses enfans vers le rêveur ; l’enfant le tire brusquement par la basque de son habit, et la mère se réjouit de cette violente distraction comme d’une conquête. La jeune fille assiste curieuse et attentive aux souffrances de sa mère ; elle entrevoit la passion sous cette bizarre inquiétude. Elle n’a jamais aimé, elle ne sait pas tout ce qu’il y a de cruel et d’insultant dans les regards qu’elle jette sur sa mère ; elle cède à sa curiosité sans soupçonner que le respect filial lui prescrirait de détourner les yeux. Tels sont les acteurs que M. Sainte-Beuve a mis en scène ; tel est le drame qu’il nous raconte, drame muet, mais poignant ; car le voyageur sur qui ces deux femmes ont les yeux fixés, que la mère contemple avec une sympathie plus que bienveillante, que la fille étudie avec une attention indiscrète, est un noble exilé. Quoique vêtu d’une façon vulgaire, il ne peut déguiser la noblesse de son origine. L’expression de son visage révèle clairement qu’il n’a connu jusqu’ici que le travail de la pensée. La jeune femme, qui suit tous ses mouvemens avec une inquiétude fébrile, n’a pas vu impunément un homme pareil à celui qu’elle avait rêvé, digne de la comprendre et de l’aimer. De la compassion pour le malheur à la tendresse il n’y a qu’un pas, et, malgré son respect pour ses devoirs, elle sent que sa tête s’égare et qu’elle pourrait le franchir. Aux yeux du monde, elle est encore pure ; mais, quoique debout encore, elle est confuse comme après la chute, car elle compare le père de ses enfans à la noble figure de l’exilé ; elle se sent malheureuse, méconnue, et si elle ne maudit pas la brutalité de son mari, elle ne peut s’empêcher de murmurer. Elle aurait besoin d’amour, de respect, d’un échange actif de sentimens et de pensées ; tous ces biens, que son mari ne lui a pas donnés, ne lui donnera jamais, un autre pourrait les lui donner. Mais elle ne veut pas d’un bonheur coupable ; elle souffrira, elle se résignera, elle mourra pure ; elle s’éteindra dans le désespoir, et ne faillira pas. Descendue sur la rive, au bras de l’homme qui deviendrait son amant si elle n’écoutait que son cœur, fière de marcher près de lui, soutenue par lui, elle s’embellit et rayonne ; et plus tard, quand il lui fait ses adieux, quand le mari et les enfans embrassent le voyageur, demeurée seule avec sa fille, elle le suit des yeux jusqu’à ce qu’il ait disparu ; elle est navrée et retient ses larmes, car, en pleurant le départ de l’étranger, elle croirait faillir, et sa fille, sa fille curieuse et cruelle sans le savoir, la regarde et l’épie.

Où tend ce récit ? Dans quel dessein l’auteur l’a-t-il commencé ? Mme de T. lui demandait s’il croyait les hommes capables de mourir d’amour comme les femmes ; il répondait : Oui, et ne trouvait à lui citer que Paul et Desgrieux, et Mme de T., triomphante, lui raconte l’histoire que je viens d’esquisser, car elle est sûre que l’héroïne de son récit ne peut tarder à mourir. Une fois rendue à elle-même, séparée de la seule créature qui animât sa vie, face à face avec le mari qu’elle ne peut aimer, en qui elle ne voit qu’un maître, n’ayant plus à lutter contre le danger, la pauvre jeune femme sentira ses forces diminuer de jour en jour. La présence de celui pour qui elle pouvait faillir exaltait son courage et doublait son énergie. Maintenant, elle n’a plus rien à craindre, elle n’a plus besoin de veiller sur elle-même ; elle a résisté, elle a vaincu, sa tâche est achevée, elle quittera la vie comme un vêtement usé. Assurément, ce récit touchant ne donne pas raison à Mme de T. S’il était permis de fouiller dans les archives des familles, on verrait l’amour désespérer, abréger la vie de bien des hommes ; car les femmes n’ont pas le privilége de la souffrance. Mais il y aurait de l’injustice et de la puérilité à chercher dans un poème une démonstration méthodique.

Ce qu’il importe de noter, c’est la simplicité des moyens employés par l’auteur pour produire une émotion profonde. Dans la Pensée d’août, dans Monsieur Jean, dans la pièce à Mme de T., M. Sainte-Beuve ne paraît pas s’élever au-dessus du procès-verbal. Il nomme les choses et les hommes par leur nom ; il énumère les évènemens comme pourrait le faire un greffier. Il a l’air de transcrire les faits plutôt que de les raconter. Mais l’art du narrateur, quoique caché, n’en est pas moins sûr. Le récit va si lentement, et affiche si peu de prétentions que le lecteur le suit avec une entière confiance. Peu à peu cependant les figures se dessinent, le paysage s’éclaire, les plans s’ordonnent, et la sympathie est acquise à l’auteur. Il n’est pas facile de découvrir comment il s’y est pris pour intéresser, mais il intéresse, et, selon nous, c’est le point important. Tous les détails vivans ou inanimés sont empreints d’une telle vérité, chaque chose est si bien à sa place, que l’incrédulité ou le doute sont impossibles. Nous ajoutons foi aux paroles du poète précisément parce qu’il n’a pas l’air de vouloir nous dominer. Il parle simplement, et nous l’écoutons ; de sentimens vrais, et nous sympathisons avec lui. Les pensées qu’il exprime naissent du sujet, semblent ne pouvoir s’en détacher, et nous acceptons ces pensées comme nôtres.

Les nombreux sonnets qui séparent les pièces de plus longue haleine sont conçus et exécutés d’après la même méthode que les trois récits dont je viens de parler ; c’est pourquoi je crois inutile de les analyser. Mais il y a dans le nouveau recueil de M. Sainte-Beuve deux poèmes d’un genre purement didactique, deux épîtres adressées, l’une à M. Villemain, l’autre à M. Patin, qui se détachent nettement du fond général du volume, et qui méritent une étude spéciale. À proprement parler, ces deux épîtres sont un retour vers la sobriété poétique du xviie siècle ; les idées s’y enchaînent et se déduisent avec une sorte de rigueur ; çà et là pourtant l’auteur se permet d’orner sa pensée, et il semble redouter la sécheresse de la démonstration. Malgré son fervent amour pour la simplicité, il se permet, de loin en loin, un luxe ignoré des modèles qu’il semble vouloir rappeler. Je note cette différence sans vouloir en faire le sujet d’un reproche. Ce qui importe en effet, c’est la vérité des idées ; et quant à la forme, qui sert de vêtement à ces idées, pourvu qu’elle soit en harmonie avec le mouvement général de la pensée, et que les alternatives de richesse et de simplicité soient habilement ménagées, nous n’avons pas le droit de la trouver mauvaise. Il y a dans l’épître à M. Villemain trois parties bien distinctes, ou plutôt trois momens d’une même pensée, l’apologie de Monsieur Jean, l’opposition de la poésie et de la prose, et l’explication de la parenté qui unit la poésie humble et familière à la poésie élégiaque et lyrique. Quant au premier point, du moins en ce qui nous touche, nous trouvons le plaidoyer inutile, et nous ne croyons pas qu’il soit de nature à convertir M. Villemain ; car M. Villemain, par le caractère même de son intelligence, par son éducation littéraire, par ses études de chaque jour, est appelé à comprendre, mieux que personne, certaines faces de la beauté, et en particulier la beauté grecque, la beauté virgilienne plus finement encore que la beauté homérique ; il excelle à sentir et à montrer toutes les qualités littéraires qui se rattachent à l’ordonnance ; mais il y a tout un côté de la poésie qui doit lui demeurer fermé, c’est la peinture des sentimens domestiques, dépouillée des graces de la diction, la peinture du paysage pris en lui-même, réduit aux champs, aux fleuves et aux forêts, du paysage nu et sans acteurs. Si les leçons publiques de M. Villemain avaient pu laisser quelque doute sur ce point, ce doute serait résolu par l’opinion que M. Villemain a exprimée sur Wordsworth en parlant de Byron. Il hésite à classer parmi les poèmes vraiment dignes de ce nom les esquisses descriptives, Laodamia et l’Excursion ; or, s’il était sommé de déduire les motifs de son hésitation, il est évident qu’il insisterait sur l’opposition de la poésie virgilienne et de la poésie des lakists. Mais cette opposition n’est qu’apparente ; si Wordsworth ne continue pas Virgile, il ne le contredit pas. Le poète romain et le poète anglais travaillent sur une matière commune, sur l’homme et la nature ; seulement Virgile voit l’homme et la nature à travers Homère ; et Wordsworth, sans tenir compte d’Homère ni de Virgile, regarde en lui-même et autour de lui. M. Villemain, qui a vécu avec les livres beaucoup plus qu’avec les hommes ou le paysage, se range naturellement du côté de Virgile ; et, en n’approuvant pas Wordsworth, il exprime avec une sincérité complète l’opinion à laquelle ses études ont dû le conduire. Pour être logique, il doit pareillement désapprouver Monsieur Jean ; et M. Sainte-Beuve, en essayant de ramener M. Villemain, a tenté une conversion impossible, car il n’y a évidemment rien de virgilien dans Monsieur Jean. Quant à ce qui concerne le mérite de la forme, la délimitation de la poésie et de la prose, l’intervalle qui sépare la réalité triviale de la réalité poétique, le journal du récit, la cour d’assises de la tragédie, M. Villemain, je crois, ne serait pas éloigné d’accepter comme vraie la théorie de M. Sainte-Beuve ; seulement j’incline à penser que le poète et le critique ne s’accorderaient pas sur l’étendue de l’intervalle. Mieux que personne, M. Villemain comprend la valeur des mots, et connaît le charme des choses bien dites ; mieux que personne, il sait ce que le tour d’une phrase, le choix d’une expression peut ajouter d’éclat ou de limpidité à la pensée ; mais il professe pour l’élégance du langage un culte si fervent, qu’il n’entend pas sans répugnance les choses appelées par leur nom ; ce qui lui paraît trivial ou cru n’est que simple pour des juges moins dédaigneux. C’est pourquoi, tout en admettant comme vrai ce que M. Sainte-Beuve dit de la rime, du rhythme, de la concision, de la condensation elliptique de la pensée, M. Villemain doit souvent trouver insuffisans les artifices qui contentent M. Sainte-Beuve. Il accorde le principe, mais il n’accorde pas les conséquences, ou plutôt il rétrécit le principe, et rétrécit nécessairement le cercle des applications. Un homme nourri toute sa vie dans le culte des lettres grecques et latines, et qui, dans l’Italie moderne, dans l’Angleterre, n’a goûté que les génies élégans qui se rapprochent de l’antiquité païenne, qui admire le Tasse au nom de Virgile, Pope au nom d’Horace, n’estimera jamais une haie, un buisson, à l’égal d’un chêne ou d’un platane ; il cherchera toujours Claude Gelée dans Ruysdaël ; et, par respect pour Raphaël, il niera toute l’école flamande. Pour ma part, bien que je professe un avis contraire, j’aime mieux cette franche négation qu’une admiration simulée ; car les esprits qui approuvent sur parole trouvent toujours moyen d’avoir tort en ayant raison. Ils fondent leurs éloges sur des motifs imaginaires, et ne peuvent rallier personne. Je suis sûr que M. Villemain est incapable d’approuver jamais Monsieur Jean, et je lui sais bon gré de l’avoir déclaré net. J’arrive au troisième point de l’épître, à la parenté qui unit la poésie familière et la poésie lyrique. Un musicien démontrerait cette parenté par les octaves du clavier, un peintre par les couleurs de sa palette, et ils insisteraient sur l’égale valeur des sons aigus et des sons graves, des tons sombres et des tons éclatans ; ils ne tiendraient compte que de l’habile emploi des sons et des couleurs. M. Sainte-Beuve, pour démontrer sa pensée, a choisi une comparaison plus détournée, mais non moins heureuse ; il s’est souvenu d’une tradition égyptienne, d’un puits creusé sous une pyramide, et dont la profondeur égale la hauteur du monument qui le recouvre. Si la pyramide était détruite, si ce puits était rendu à la lumière, l’homme placé au fond du puits, verrait toutes les merveilles des cieux ; n’est-ce pas l’image de la poésie familière comparée à la poésie lyrique ? La poésie lyrique va droit à Dieu pour l’interroger sur les mystères de notre destinée ; la poésie familière va de l’herbe au buisson, du buisson au chêne, et du chêne dans les cieux ; mais le terme des deux voyages est le même. L’astronome placé sur le sommet de la pyramide, quand le soleil a disparu de l’horizon, verrait ce que nous voyons en plein jour en descendant au fond du puits. Cette comparaison est d’une vérité frappante, mais elle ne convertira pas M. Villemain.

L’épître adressée à M. Patin se distingue par une grande vérité, et n’est pas, comme l’épître précédente, un plaidoyer inutile. M. Patin a su rajeunir l’histoire de la poésie latine en pénétrant dans l’intimité de la famille romaine, en étudiant curieusement la biographie des poètes antiques, comme s’il s’agissait d’un contemporain ; de tous les épis oubliés qu’il a glanés dans ses veilles laborieuses, il a composé une gerbe dorée que les plus confians n’espéraient pas ; et son enseignement a tous les caractères d’une véritable restitution. C’est aux leçons de M. Patin que nous devons l’épître de M. Sainte-Beuve. Il y a si loin, en effet, de la poésie latine telle que nous l’entrevoyons dans les études fastidieuses de nos premières années à la poésie franche et vive que nous montre M. Patin, que cette différence vaut bien la peine d’être célébrée. Catulle, interprété par l’histoire, par les mœurs, par la famille, par la biographie, est un Catulle tout nouveau, un présent que nous fait le lecteur persévérant, et dont nous devons le remercier. L’étude égoïste des mots nous livre à peine l’écorce de la poésie latine ; quand nous avons entassé dans notre mémoire toutes les variétés de la synonymie, toutes les lois de la syntaxe, nous sommes loin de soupçonner ce qui est caché au cœur de cet arbre vigoureux. M. Patin, en interprétant la poésie latine, tient compte du milieu où cette poésie s’est développée, et il agit sagement ; car, si toute l’histoire de l’Italie antique ne circule pas dans les veines de la poésie latine, il sera toujours utile de connaître l’histoire pour comprendre la poésie, comme il est utile de connaître les élémens du terrain où la plante a grandi. Chercher l’homme sous le poète, la famille dans l’histoire, la biographie dans la famille, et après cette triple étude, aborder l’explication de l’œuvre poétique, tel est le but que M. Patin s’est proposé, et qu’il a touché. Grâce à lui, la poésie latine n’est plus une lettre morte ; elle s’est réchauffée, elle s’est remise à vivre ; ses mouvemens ont toute la jeunesse de la génération contemporaine, ses paroles toute la clarté des paroles qui frappent chaque jour notre oreille. Nous comprenons l’antiquité païenne, et en particulier la poésie païenne, autrement que les encyclopédistes, autrement et mieux que Voltaire. C’est donc de la part de M. Sainte-Beuve une fiction bien légitime que de voir dans les vieillards qui viennent écouter les leçons de M. Patin, l’image de cet homme hardi qui s’est placé dans la nécessité d’ignorer bien des points en voulant trop vite les connaître, et qui a été si souvent injuste pour l’antiquité païenne. Si Voltaire, en effet, revenait parmi nous, il serait saisi d’un profond étonnement en apercevant dans les objets de son dédain, et en particulier dans les lyriques latins, tant de beautés inattendues ; il se reprocherait la frivolité de ses jugemens, et s’empresserait de les réformer. En écoutant les explications ingénieuses de M. Patin, il comprendrait pourquoi il trouvait si peu de charme dans la poésie latine. En présence des beautés qu’il n’a pas soupçonnées, il avouerait qu’il n’a pas pris le temps d’étudier les hommes qu’il a jugés si sévèrement ; et cet aveu arraché par l’évidence projetterait une vive lumière sur la nature et la vocation de son intelligence. Il serait démontré, pour Voltaire comme pour nous, que l’auteur de Zaïre et de Mahomet aimait la poésie et la science en vue de la popularité, de la puissance qui appartient au poète et au savant, mais que, dans son ardeur de régner par les vers mélodieux, par la diffusion des connaissances, il ne pouvait trouver ni le temps, ni le courage, ni la volonté de monter jusqu’aux cimes de la poésie et de la science. Il a traversé des plaines immenses, il a creusé d’innombrables sillons, il a jeté d’une main prodigue des semences de toute sorte ; mais il n’a jamais tiré du sol qu’il labourait à la hâte des épis sonores et splendides, comme les gerbes nouées par Sophocle et par Newton. Il parcourait au pas de course le champ de la poésie et de la science, et ce n’est pas merveille si la poésie et la science ne lui ont pas livré tous leurs trésors. L’imagination latine est un temple dont il n’a touché que le seuil ; aujourd’hui la lumière inonde le parvis et l’autel, et l’auteur de Zaïre n’aurait qu’à vouloir pour connaître, pour admirer, pour saluer avec respect, ce qu’il a dédaigné par ignorance, ce qu’il a ignoré par dédain. Est-ce à dire que cette soudaine révélation le déciderait à changer de rôle ? Je ne le crois pas. Mais Voltaire, convaincu d’ignorance et de frivolité, jouerait le même rôle à d’autres conditions, avec moins de succès ou plus de modestie.

S’il est vrai que les leçons de M. Patin ne seraient pas sans profit pour l’homme singulier qui avait appliqué son génie à tous les problèmes posés par l’intelligence humaine, depuis l’expression de la beauté jusqu’à l’exposition des lois qui régissent le monde et les sociétés, assurément ces leçons ne seraient pas moins utiles aux esprits de notre temps ; car les imaginations vagabondes trouveraient dans Virgile un modérateur et un guide ; elles apprendraient de lui l’ordre et la mesure, conditions indispensables de la beauté. Comme le vieillard studieux dont parle M. Sainte-Beuve dans son épître à M. Patin, ils transporteraient dans le monde réel la grâce et l’harmonie qui règnent dans les poèmes du maître ; la nature prendrait à leurs yeux une grandeur, une dignité qu’ils ne soupçonnent pas. Une partie des sentimens humains, qui semble aujourd’hui bannie de la poésie, reprendrait le rang qui lui appartient ; à côté de Didon il y a place pour Hécube et pour Priam. Loin de moi la pensée de prescrire aux hommes de notre temps l’imitation des formes virgiliennes : copier l’antiquité païenne ne vaudrait pas mieux que copier l’Allemagne et l’Angleterre ; mais si l’imitation est stérile, l’étude est féconde. Or, c’est l’étude de Virgile que je voudrais voir se populariser parmi nous. Depuis quinze ans, les poètes de la France ont presque tous concentré leur attention sur la rime et la césure, sur la voûte des strophes et sur l’enjambement des alexandrins ; il serait temps de penser à des questions plus sérieuses et qui intéressent plus directement la poésie. Maintenant que la langue est assouplie, maintenant qu’elle est préparée à dire clairement tout ce que l’imagination pourra rêver, il ne serait pas hors de propos de remettre en honneur les lois qui régissent l’imagination, et de chercher le texte de ces lois dans le poète mélodieux qui les a si bien appliquées. Au-dessus et au-dessous de Virgile il y a place encore pour une poésie admirable, mais nul mieux que lui n’a connu l’art de relever par l’expression les détails de la vie réelle, d’effacer les lignes mesquines et d’accuser, en les ordonnant, les lignes majestueuses ; nul n’a mieux compris le rôle de la mesure dans la beauté. M. Patin a donc bien mérité de l’imagination en restituant le vrai génie de la poésie latine.

Malheureusement le style du nouveau volume de M. Sainte-Beuve est loin d’avoir la même clarté, la même transparence que le style des Poésies de Joseph Delorme et des Consolations. À ne prendre que le fond des pensées, en allant au cœur de chaque pièce, comme nous l’avons fait, il y a beaucoup à louer, et le lecteur partage facilement l’émotion de l’auteur. Mais il est permis de craindre que cette sympathie ne soit pas générale, car il y a entre la pensée de M. Sainte-Beuve et l’intelligence qui veut l’atteindre un nuage qui commencera par fatiguer l’attention, et qui finira peut-être par exciter l’impatience. À force de multiplier les nuances, M. Sainte-Beuve abolit la couleur ; il procède presque toujours par demi-teintes, et l’œil, faute de rencontrer un ton franc, ne sait où s’arrêter. L’obscurité du style des Pensées d’août tient de trop près aux procédés de l’intelligence pour qu’il ne soit pas utile de la signaler et de l’expliquer. Il est évident que l’auteur continue de penser pendant qu’il parle, qu’il regarde en même temps qu’il peint, qu’il n’attend pas la fin de l’émotion pour la traduire. De là naît la confusion du style. Il ne peut venir à l’esprit de personne de contester à M. Sainte-Beuve une connaissance parfaite de la langue, mais par les habitudes, par les procédés de son intelligence, il se place dans la nécessité de méconnaître et de violer les lois qu’il a si laborieusement étudiées, et si habilement appliquées dans les Poésies de Joseph Delorme et dans les Consolations. Dans la crainte de refroidir l’expression de sa pensée, il s’applique à prendre sa pensée sur le fait et il la transcrit lorsqu’elle n’est pas encore achevée ; il ne consent pas à écrire de mémoire, et cependant c’est le seul procédé légitime, le seul qui permette à la pensée d’être claire et transparente. Sans doute il peut arriver aux passions, à la colère, à la jalousie par exemple, de rencontrer l’éloquence sans la chercher, et d’exprimer clairement les tortures de l’âme ; mais cette éloquence toute de situation, cette éloquence fatale, involontaire, échappe à l’analyse et n’a rien de commun avec l’art d’écrire, avec les procédés du style ; car si la passion ne se possède pas, l’écrivain doit se posséder. La passion est une puissance irresponsable, ignorante d’elle-même, incapable de se juger ; l’art d’écrire exige l’application simultanée de l’imagination et du raisonnement. L’imagination trouve les comparaisons, le raisonnement les juge et les ordonne. Mais pour que ce procédé trouve son emploi, il est nécessaire de ne commencer le travail de l’expression qu’après avoir achevé le travail de la pensée. À cette condition seulement, le poète est certain d’être compris, ou du moins il met toutes les chances de son côté. Réunir dans un moment unique l’œuvre de l’intelligence et l’œuvre de la parole, mener de front l’émotion et l’image, c’est confondre l’étude et l’enseignement, c’est tenter l’impossible, c’est se placer dans la nécessité d’être deviné, c’est laisser l’œuvre inachevée, et confier au lecteur le soin d’arrêter les contours d’une pensée indécise. Assurément je suis loin d’embrasser dans le reproche d’obscurité le volume entier de M. Sainte-Beuve ; car si toutes les pièces de ce volume étaient voilées du nuage dont je parle, le poète jouerait le rôle de sphinx, et moi le rôle d’Œdipe ; à moins de m’attribuer une pénétration surnaturelle, je n’aurais pas entrepris l’analyse des Pensées d’Août. Mais si M. Sainte-Beuve n’avait pas pris possession de la sympathie publique par les Poésies de Joseph Delorme et par les Consolations, bien des lecteurs refuseraient peut-être d’étudier, comme il le mérite, son nouveau volume, et se sentiraient découragés. Cette obscurité, dont je crois avoir indiqué l’origine, se compose de trois élémens : de l’impropriété des termes, de l’oubli de l’analogie dans l’évolution des images, et parfois de la violation des lois de la syntaxe. M. Sainte-Beuve connaît aussi bien que personne le sens des mots, et cependant il lui arrive de les employer comme s’il marchait à tâtons dans le vocabulaire de notre langue, comme s’il ignorait ce que permet, ce que défend la synonymie. Il emploie adjectivement des participes qui ne devraient jamais se montrer qu’avec un régime ; il applique aux choses des épithètes qui, pour avoir un sens clair, doivent qualifier exclusivement les personnes. Ces remarques, je le sais, sembleront puériles à bien des lecteurs, mais M. Sainte-Beuve a trop sérieusement étudié les procédés de notre langue pour ne pas comprendre l’importance et la sincérité de mes reproches. Dans la pièce adressée à Victor Pavie, dont la pensée prise en elle-même est pleine d’animation et de vérité, il compare les émotions confuses de l’ame adolescente tantôt à l’orgue majestueux qui bégaie avant de chanter, tantôt à l’écume de l’Océan, puis aux brumes qui enveloppent la cime des forêts, et ces trois comparaisons, dont une seule aurait suffi à traduire sa pensée, se croisent, se contrarient, se contredisent, si bien que l’esprit, comme un nageur qui croirait toucher la rive et qui perdrait pied, se remet en course avec impatience et maudit cette fatigue imprévue. Que le poète choisisse à son gré, pour exprimer les espérances tumultueuses d’une ame adolescente, le bégaiement de l’orgue, l’écume de l’Océan ou les flocons de la brume, il ne fait qu’user de son droit, et pourvu qu’il manie habilement l’image choisie, la critique n’a rien à lui reprocher. Mais s’il mêle en un seul écheveau trois symboles contradictoires, il doit désespérer d’être compris, et n’a pas le droit d’accuser l’inattention du lecteur. Quant aux lois de la syntaxe, elles n’ont pas moins d’importance que le sens des mots et l’analogie des images ; car la syntaxe, comme l’indique si nettement l’étymologie grecque, est aux mots, c’est-à-dire aux pensées représentées par les mots, aux images, c’est-à-dire aux sentimens figurés par les images, ce que la stratégie est aux soldats d’une armée. À ne consulter que le sens primitif des deux expressions, la syntaxe et la stratégie ne sont qu’une seule et même chose. Ordonner les mots selon les lois de la grammaire, ou ranger une armée en bataille selon les lois de la tactique ; combiner, en vue d’un but déterminé, des élémens, hommes ou mots, qui, livrés à eux-mêmes, disposés fortuitement, n’auraient pas la centième partie de la puissance que le grammairien et le tacticien leur donnent, n’est-ce pas toujours appliquer la syntaxe ? Si la stratégie signifie la conduite des armées, la syntaxe ne signifie pas autre chose que la conduite des mots. Or, dans les questions militaires, comme dans les questions grammaticales, que serait la conduite sans l’ordonnance ? Que M. Sainte-Beuve relise attentivement la dernière pièce de son nouveau volume, et qu’il voie combien de fois il lui est arrivé, dans une période de quinze vers, d’entremêler, pour l’expression d’une même pensée, dans un membre de phrase régi par une conjonction unique, les divers temps d’un verbe, d’employer tantôt l’indicatif, tantôt le subjonctif. Puisque la violation de la syntaxe mène à l’obscurité, le poète ne doit pas oublier un seul instant les lois de la syntaxe, car la clarté n’est pas moins nécessaire dans la poésie que dans la science. La clarté dans un théorème de géométrie donne la joie de l’évidence ; dans un récit, dans une élégie, dans une ode, l’évidence, en prenant un autre nom, ne change pas de nature ; elle s’appelle sympathie ; mais il n’y a pas de sympathie possible pour des sentimens mal compris. C’est pourquoi nous engageons M. Sainte-Beuve à diriger tous ses efforts vers la clarté. Il a des pensées élevées, des sentimens vrais ; mais pour être estimé ce qu’il vaut, il faut qu’il cesse de voiler ce qu’il sent et ce qu’il pense ; à ce prix il aura, dès qu’il voudra, la gloire et la popularité qu’il mérite.


Gustave Planche.
  1. vol. in-18, chez Renduel, rue Christine, 3.