Pensées, réflexions et maximes

Pensées, réflexions et maximes
Œuvres Complètes de M. Le Vicomte de ChateaubriandPourrat frères, éditeurstome 18 (p. 283-299).

PENSÉES,
RÉFLEXIONS ET MAXIMES.



La misère de l’homme ne consiste pas seulement dans la foiblesse de sa raison, l’inquiétude de son esprit, le trouble de son cœur ; elle se voit encore dans un certain fond ridicule des affaires humaines. Les révolutions surtout découvrent cette insuffisance de notre nature : si vous les considérez dans l’ensemble, elles sont imposantes ; si vous pénétrez dans le détail, vous apercevez tant d’ineptie et de bassesse, tant d’hommes renommés qui n’étoient rien, tant de choses dites l’œuvre du génie qui furent l’œuvre du hasard, que vous êtes également étonné et de la grandeur des conséquences et de la petitesse des causes.

Lorsqu’on est placé à distance des faits, qu’on n’a pas vécu au milieu des factions et des factieux, on n’est guère frappé que du côté grave et douloureux des événements ; il n’en est pas ainsi quand on a été soi-même acteur, ou spectateur compromis, dans des scènes sanglantes. Tacite, que la nature avoit formé poëte, eût peut-être crayonné la satire de Pétrone, s’il eût siégé au sénat de Néron, il peignit la tyrannie de ce prince, parce qu’il vécut après lui. Butler, doué d’un génie observateur, eût peut-être écrit l’histoire de Charles Ier s’il fût né sous la reine Anne ; il se contenta de rimer Hudibras, parce qu’il avoit vu les personnages de la révolution de Cromwell ; il les avoit vus, toujours parlant de vertu, de sainteté, d’indépendance, présenter leurs mains à toutes les chaînes, et, après avoir immolé le père, se courber sous le joug méprisable du fils.

Il y a des iniquités politiques qui ne peuvent plus être impunément commises, à cause de la civilisation avancée des peuples. Que l’on ne croie pas que ces peuples puissent dire, sans résultat, à leurs gouvernements : « Tel crime, tel malheur est arrivé par votre faute. » Les bases du pouvoir même sont ébranlées par ces reproches ; le respect des nations venant à manquer au pouvoir, ce pouvoir est en péril.

Chez une nation qui conserve encore l’innocence primitive, le vice apporté par des étrangers fait des progrès plus rapides que dans une société déjà corrompue, comme un homme sain meurt de l’air pestiféré où vit un homme habitué à cet air.

On peut arriver à la liberté par deux chemins : par les mœurs et par les lumières. Mais quand les mœurs et les lumières manquent à la fois, quand on ne peut être ni un républicain à la manière de Sparte ni un républicain à la manière des États-Unis, on peut encore conquérir la liberté, on ne la peut garder.

La postérité se souvient des hommes qui ont changé les empires, très peu de ceux qui les ont rétablis, à moins que ce rétablissement n’ait été durable. On admire ce qui crée, on estime à peine ce qui conserve : une grande gloire couvre de ténèbres tout ce qui la suit.

Tourmentez-vous pour rétablir la vertu chez un peuple qui l’a perdue, vous n’y réussirez pas. Il y a un principe de destruction en tout. À quelle fin Dieu l’a-t-il établi ? C’est son secret.

On s’étonne du succès de la médiocrité ; on a tort. La médiocrité n’est pas forte par ce qu’elle est en elle-même, mais par les médiocrités qu’elle représente ; et dans ce sens sa puissance est formidable. Plus l’homme en pouvoir est petit, plus il convient à toutes les petitesses. Chacun en se comparant à lui se dit : « Pourquoi n’arriverais-je pas à mon tour ? » Il n’excite aucune jalousie : les courtisans le préfèrent, parce qu’ils peuvent le mépriser ; les rois le gardent comme une manifestation de leur toute-puissance. Non seulement la médiocrité a tous ces avantages pour rester en place, mais elle a encore un bien plus grand mérite : elle exclut du pouvoir la capacité. Le député des sots et des imbécilles au ministère caresse deux passions du cœur humain, l’ambition et l’envie.

La médiocrité est assez souvent secondée par des circonstances qui donnent à ses desseins un air de profondeur. Ces hommes impuissants qui, pour la foule, paroissent diriger la fortune, sont tout simplement conduits par elle : comme ils lui donnent la main, on croit qu’ils la mènent.

Les hommes de génie sont ordinairement enfants de leur siècle ; ils en sont comme l’abrégé ; ils en représentent les lumières, les opinions et l’esprit ; mais quelquefois aussi ils naissent ou trop tôt ou trop tard. S’ils naissent trop tôt, avant leur siècle naturel, ils passent ignorés ; leur gloire ne commence qu’après eux, lorsque le siècle auquel ils devoient appartenir est éclos ; s’ils naissent trop tard, après leur siècle naturel, ils ne peuvent rien, et ils n’arrivent point à une renommée durable. On les regarde un moment par curiosité, comme on regarderoit les vieillards se promenant sur les places publiques avec les habits de leur temps. Ces hommes de génie qui arrivent trop tard sont donc méconnus comme les hommes de génie qui arrivent trop tôt ; mais ils n’ont pas comme ces derniers un avenir, une postérité, des descendants pour établir leur gloire : ils ne pourroient être admirés que du passé, que de leurs devanciers, que des morts, public silencieux.

Après des temps de malheur et de gloire, un peuple est enclin au repos ; et pour peu qu’il soit régi par des institutions tolérables, il se laisse facilement conduire par les plus petits ministres du monde ; cela le délasse et l’amuse : il compare ces pygmées aux géants qu’il a vus, et il rit. Il y a des exemples de lions attachés à un char et menés par des enfants ; mais ils ont toujours fini par dévorer leurs conducteurs.

Pour les véritables saints et les hommes supérieurs, la religion est un admoniteur sévère qui leur apprend à s’humilier et leur enseigne la vraie vertu ; pour les hommes passionnés et vulgaires, ses leçons ne servent qu’à nourrir l’orgueil humain et à donner des apparences de vertu. « Je marche sur la tête de mes amis et de mes ennemis : qui peut dire cependant que je manque d’humilité ? ne me suis-je pas mis à genoux ? »

Écoutez cet homme qu’on appelle monseigneur : il vous dira qu’il n’est qu’un vilain, qu’il veut rester un vilain, qu’il n’est pas fait pour occuper la place qu’il occupe, que la révolution ne sera finie que quand un vilain comme lui cessera d’être un des premiers personnages de l’État. Monseigneur a cependant porté le bonnet rouge pour cesser d’être un vilain, comme il porte un habit brodé et un titre pour sortir de la classe des vilains. Fiez-vous à l’humilité de monseigneur, et croyez au paysan du Danube.

Les mendiants vivent de leurs plaies : il y a des hommes qui profitent de tout, même du mépris.

Point de politique sentimentale, disent des ministres. Bon dieu, qu’ils se tranquillisent ! il n’y a aucun péril de ce côté : je ne sache pas beaucoup d’hommes qui aient conservé leur vieille passion. Vous ne voulez pas qu’on vous aime : eh ! que vous avez raison ! Mais puisque vous préférez la politique du fait à celle du droit, acceptez-en toutes les conséquences. Le fait nous donnera le droit d’examiner si vous autres ministres êtes bons à quelque chose, et s’il n’y a pas un autre fait qui vaille mieux que le vôtre.

Si l’on vous donne un soufflet, rendez-en quatre, n’importe la joue.

Il est bon de se prosterner dans la poussière quand on a commis une faute, mais il n’est pas bon d’y rester.

Voyez cet homme ; son ressentiment est extrême. « Comment, Théodule se plaint d’avoir été offensé par moi ? quelle insolence ! » Mais, homme puissant, si Théodule a aussi sa puissance ; s’il ne croit à personne le droit de l’outrager, qu’avez-vous à répliquer ? Le temps où un courtisan faisoit trembler n’est plus ; il n’y a plus de faveur et de défaveur possibles, excepté pour les valets de chambre ; tout est réduit à la valeur personnelle. Celui qui peut dire : « Vous avez eu besoin de moi, je n’ai pas besoin de vous, » est aujourd’hui le véritable supérieur. C’étoit peut-être mieux autrefois, mais c’est comme cela maintenant. Ce que l’homme a perdu en pouvoir, les hommes l’ont gagné.

La vie, le bonheur, l’infortune, tiennent à un souffle. Vous mourez : deux heures après on ne pense plus à vous. Vous vivez, on n’y pense pas davantage. Qu’importent vos joies, vos peines, votre existence, non seulement à votre voisin qui ne vous a jamais vu, mais encore à cette tourbe qu’on appelle vos amis ? Pourquoi donc se faire une affaire de la vie ? elle ne mérite pas la moindre attention.

Quelquefois on oublie un moment ses douleurs ; puis on les reprend comme un fardeau qu’on auroit déposé un moment, pour se délasser.

On finit par transformer en réalité les craintes de la tendresse : une mère voit sur le visage de son fils des marques d’une maladie qui n’y sont pas. Les autres chimères de la vie, au moral et au physique, produisent les mêmes illusions pour la peine ou le plaisir.

On se réconcilie avec un ennemi qui nous est inférieur pour les qualités du cœur ou de l’esprit ; on ne pardonne jamais à celui qui nous surpasse par l’ame et le génie.

Votre ami vient de partir ; vous vous croyez fort contre l’absence : allez visiter la demeure de votre ami, elle vous apprendra ce que vous avez perdu et ce qui vous manque.

Celui qui commet le crime, dans le danger qu’il y court et dans le tumulte de ses passions, n’a pas le temps d’écouter le remords ; mais celui qui n’est que le complice et le confident du crime, sans y avoir une part active, celui-là entend la voix vengeresse de la conscience. Il compte dans sa retraite les minutes qui s’écoulent. « À présent il se passe telle chose ; à présent on frappe ! » Oui, malheureux, on frappe ! et c’est la main de Dieu qui s’appesantit sur toi.

Le ver de la tombe commence à ronger la conscience du méchant avant de lui dévorer le cœur.

La cause la plus juste pourroit-elle, par des circonstances fatales, paroître la plus injuste ? Se peut-il présenter un cas où l’innocence ne se puisse prouver, et où la victime qui périt, et le juge qui prononce, soient également innocents ? Que seroit-ce alors que la justice humaine !

Si l’on a le droit de tuer un tyran, ce tyran peut être votre père : le parricide est donc autorisé dans certains cas ? Qui pourroit soutenir une pareille proposition ?

Un charme est au fond des souffrances comme une douleur au fond des plaisirs : la nature de l’homme est la misère.

Celui qui souffre pour Dieu a l’avantage d’être toujours préparé à sa dernière heure, avantage qui n’est pas donné à tous les infortunés.

Les grandes afflictions semblent raccourcir les heures comme les grandes joies : tout ce qui préoccupe fortement l’ame empêche de compter les instants.

Il faut avoir le cœur placé haut pour verser certaines larmes : la source des grands fleuves se trouve sur le sommet des monts qui avoisinent le ciel.

L’ame de l’homme est transparente comme l’eau de fontaine, tant que les chagrins qui sont au fond n’ont point été remués.

La simplicité vient du cœur ; la naïveté, de l’esprit. Un homme simple est presque toujours un bon homme ; un homme naïf peut être un fripon ; et pourtant la naïveté est toujours naturelle, tandis que la simplicité peut être l’effet de l’art.

Il y a des hommes qui ne sont point éloquents, parce que leur cœur parle trop haut et les empêche d’entendre ce qu’ils disent.

Redemande au repentir la robe de l’innocence : c’est lui qui l’a trouvée, et qui la rend à ceux qui l’ont perdue.

Caresser la vertu sans être capable de l’aimer, c’est presser les deux belles mains d’une jeune femme dans les mains ridées de la vieillesse.

Aussitôt qu’une pensée vraie est entrée dans notre esprit, elle jette une lumière qui nous fait voir une foule d’autres objets que nous n’apercevions pas auparavant.

Les sentiments d’un certain ordre s’accroissent en proportion des malheurs de l’objet aimé : c’est la flamme qui se propage plus rapidement au souffle de la tempête.

La vertu est quelquefois oubliée dans son passage ici-bas, mais elle revit tôt ou tard ; on la retire des tombeaux comme on retire du sein de la terre une statue antique qui fait l’admiration des hommes.

Souvent les gens de bien pleurent à la même heure où les pervers se réjouissent : le même moment voit s’accomplir une action honnête et une action coupable. Le vice et la vertu sont frère et sœur ; ils ont été engendrés par l’homme : Abel et Caïn étoient enfants du même père.

Il y a des hommes pour lesquels la vertu n’est point la vertu reconnue par les autres hommes ; ils n’appellent point de ce nom toutes les choses régulières, mais inférieures, de l’existence, cette honnêteté vulgaire qui remplit exactement ses devoirs : la vertu pour eux est un élan de l’ame qui nous porte vers le bien aux dépens de notre bonheur et de notre vie, ou une force qui nous fait dompter nos passions les plus fougueuses. Ces hommes-là s’élèvent au-dessus des autres hommes ; mais à quoi sont-ils bons dans la société ? Comme les montagnes dans la nature, comme les monuments gigantesques dans les arts, ils sortent des proportions communes : on les regarde, et on en a peur.

Les caractères exaltés dans les gens vulgaires sont insupportables ; unis à une grande ame ou à un beau génie, ils entraînent tout. Ces caractères ne veulent pas séduire, et ils séduisent ; ils ignorent eux-mêmes leur force, et sont tout étonnés d’avoir fait tant d’heureux ou tant de victimes.

Le malheur agit sur nous selon notre caractère. Un homme pourroit se sauver en s’expliquant, et il ne le veut pas ; un autre croit réparer tout en parlant, et il se perd.

Il seroit étrange que l’homme prétendît à une constance inaltérable, lorsque toute la nature change autour de lui : l’arbre perd ses feuilles, l’oiseau ses plumes, le cerf ses rameaux. L’homme seul diroit : « Mon ame est inébranlable ; telle elle est aujourd’hui, telle elle sera demain ; » l’homme dont les sentiments sont plus inconstants que les nuages ! l’homme qui veut et ne veut plus ! l’homme qui se dégoûte même de ses plaisirs, comme l’enfant de ses jouets !

Souvent des personnes qui s’aiment se jurent, au commencement de leur bonheur, de quitter ensemble la vie ; mais il arrive qu’elles ne marchent pas avec la même vitesse, et quand l’une est prête à atteindre le but, l’autre ne l’est pas ou ne l’est plus.

La méchanceté est de tous les esprits le plus facile. Rien n’est si aisé que d’apercevoir un ridicule ou un vice et de s’en moquer : il faut des qualités supérieures pour comprendre le génie et la vertu.

Quand on parle des vices d’un homme, si on vous dit : « Tout le monde le dit, » ne le croyez pas ; si l’on parle de ses vertus en vous disant encore : « Tout le monde le dit, » croyez-le.

Avez-vous des chagrins, attachez vos yeux sur un enfant qui dort, qu’aucun souci ne trouble, qu’aucun songe n’alarme : vous emprunterez quelque chose de cette innocence, vous vous sentirez tout apaisé.

Deux amis qui souffrent sont quelquefois des heures entières sans se parler. Quelle conversation vaudroit ce commerce de la pensée dans la langue muette du malheur ?

Les autres nous semblent toujours plus heureux que nous, et pourtant ce qu’il y a d’étrange, c’est que l’homme qui changeroit volontiers sa position ne consentiroit presque jamais à changer sa personne. Il voudroit bien peut-être se rajeunir un peu, pas trop encore, et marcher droit s’il étoit boiteux ; mais il se conserveroit tout l’ensemble de sa personne, dans laquelle il trouve mille agréments et un je ne sais quoi qui le charme. Quant à son esprit, il n’en altéreroit pas la moindre parcelle : nous nous habituons à nous-mêmes et nous tenons à notre vieille société.

Revoyez au jour de l’infortune le lieu que vous habitiez au temps du bonheur : il s’en exhale quelque chose de triste, formé du souvenir des joies passées et du sentiment des maux présents. N’est-ce pas là qu’à telle époque vous aviez été si heureux ? et maintenant ! Ces lieux sont pourtant les mêmes : qu’y a-t-il donc de changé ? l’homme.

Ceux qui ont jamais eu quelque chose d’important à communiquer à un ami savent la peine qu’on éprouve lorsqu’en arrivant, le cœur ému, on ne trouve point cet ami ; que personne ne peut vous dire où il est ; si c’est la mort qui l’a emmené ?

Il faut des secrets pour réparer la beauté du corps : il n’en faut point pour maintenir celle de l’ame.

Chaque homme a un lieu particulier dans le monde où il peut dire qu’il a joui de la plus grande somme de bonheur : le calcul est bientôt fait.

Une passion dominante éteint les autres dans notre ame, comme le soleil fait disparoître les astres dans l’éclat de ses rayons.

Tels hommes voyagent ensemble, et se parlent peu ou point sur la route. Quoique du même pays, ils ne s’entendent point et ne sont point de la même nature : les uns sont nés blancs, les autres noirs.

La conversation des esprits supérieurs est inintelligible aux esprits médiocres, parce qu’il y a une grande partie du sujet sous-entendue et devinée.

Une certaine étendue d’esprit fait qu’on s’accoutume sur-le-champ aux usages étrangers, et qu’on a l’air de les avoir pratiqués toute sa vie, à un embarras près, qui n’est pas sans grace ou sans noblesse.

La célébrité peut-elle faire illusion au point d’inspirer une passion pour ce que la nature a rendu désagréable ? Je ne le crois pas : la gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme : ils la parent, et ne peuvent l’embellir.

Les plaisirs de notre jeunesse, reproduits par notre mémoire, ressemblent à des ruines vues au flambeau.

Il est un âge où quelques mois ajoutés à la vie suffisent pour développer des facultés jusque alors ensevelies dans un cœur à demi fermé : on se couche enfant, on se réveille homme.

Si quelques heures font une grande différence dans le cœur de l’homme, faut-il s’en étonner ? il n’y a qu’une minute de la vie à la mort.

Les peines sont dans l’ordre des destinées : ceux qui, cherchant à les oublier, s’occupent de l’avenir, ne songent pas qu’ils ne verront point cet avenir. Chacun en mourant remet le poids de la vie à un autre ; à chaque sépulture, il y a un homme qui reçoit le fardeau de la main de l’homme qui se va reposer : le nouveau messager porte à son tour ce fardeau jusqu’à la tombe prochaine.

Tous les hommes se flattent ; nous avons tous à la bouche cette phrase banale : Il y a bien loin d’aujourd’hui à telle époque. — Bien loin ! et la vie, combien dure-t-elle ?

L’arbre tombe feuille à feuille : si les hommes contemploient chaque matin ce qu’ils ont perdu la veille, ils s’apercevroient bien de leur pauvreté.

L’homme n’a au fond de l’ame aucune aversion contre la mort ; il y a même du plaisir à mourir. La lampe qui s’éteint ne souffre pas.

La Mort, selon les Sauvages, est une grande femme fort belle, à laquelle il ne manque que le cœur.

La cendre d’un mort, quel que fût de son vivant le décédé, est sacrée. La poussière des tyrans donne d’aussi grandes leçons que celle des bons rois.

Il y a deux points de vue d’où la mort se montre bien différente. De l’un de ces points vous apercevez la mort au bout de la vie, comme un fantôme à l’extrémité d’une longue avenue : elle vous semble petite dans l’éloignement, mais à mesure que vous en approchez elle grandit ; le spectre démesuré finit par étendre sur vous ses mains froides et par vous étouffer.

De l’autre point de vue la mort paroît énorme au fond de la vie ; mais à mesure que vous marchez sur elle, elle diminue, et quand vous êtes au moment de la toucher, elle s’évanouit. L’insensé et le sage, le poltron et le brave, l’esprit impie et l’esprit religieux, l’homme de plaisir et l’homme de vertu, voient ainsi différemment la mort dans la perspective.

La voix de l’homme ne se ranime pas comme celle de l’écho : l’écho peut dormir dix siècles au fond d’un désert, et répondre ensuite au voyageur qui l’interroge ; la tombe ne répond jamais.

Toi qui donnas ta vie et ta mort aux hommes, toi qui aimes ceux qui pleurent, exauce la prière de l’infortuné qui souffre à ton exemple ! soutiens le fardeau qui l’écrase ! sois pour lui le Cyrénéen qui t’aida à porter la croix sur le Golgotha !