Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 35-54).


CHAPITRE LXIII


Christophe Clutterbuck était un individu ordinaire, d’une espèce très-commune, mais peu connue dans ce monde où les affaires et les intérêts tiennent tant de place. Je ne puis pas me flatter d’avoir à vous présenter en sa personne ce rara avis qu’on appelle un caractère neuf, et pourtant il y a quelque chose d’intéressant et de vraiment ignoré dans cette classe obscure et isolée dont je parle. Sur le point d’entrer dans la partie la plus sombre de mes mémoires, j’éprouve une satisfaction calme et douce à m’arrêter un instant pour crayonner en passant la physionomie de mon camarade de collège. Mon ami était entré à l’université avec une science dont se serait fait honneur un homme prêt à quitter le monde, et avec une naïveté dont aurait rougi un novice prêt à y débuter.

Calme, de mœurs douces et timides, on ne le voyait jamais franchir le seuil de son appartement si ce n’est pour répondre à l’appel des repas, des classes, ou des exercices religieux. Alors on apercevait son petit corps voûté, parcourant la cour quadrangulaire à pas précipités et évitant avec soin de marcher sur les bordures du maigre gazon interdit aux membres plébéiens de l’oligarchie collégiale. C’était à qui rirait et se moquerait de lui, parmi les étudiants plus favorisés du côté de la fortune que des sentiments, lorsque apparaissait l’humble écolier avec ses vêtements grossiers et son teint plombé.

Un seul visage s’épanouissait alors, c’était celui de l’homme sévère mais aimable qui nous enseignait les mathématiques. Il y avait dans son regard un mélange d’approbation et de pitié, lorsqu’il voyait son meilleur élève, dont la face pâle et les joues creuses attestaient l’ardeur pour le travail, se hâter après chaque récréation de retourner à ses chiffres arides et aux livres rongés des vers qui étaient tout son plaisir, toute sa joie, toute l’illusion de sa jeunesse.

C’est une triste chose et que comprendront seuls ceux qui ont été élevés dans un collège, que de voir le corps amaigri des aspirants aux honneurs académiques, d’observer comment la première fraîcheur, la verdeur, la joie, la vie même de la vie s’engloutissent à tout jamais dans un labor ineptiarum inutile aux autres et à eux-mêmes.

Nous plaignons de tous les sacrifices qu’ils font à l’idéal, le poète, le philosophe, le savant, mais nous savons aussi quelle en est la compensation.

De l’obscurité de leur retraite part une lumière, du silence de leur étude, une voix qui vient éclairer et convaincre. Nous pouvons nous les figurer dédaignant de se plaindre de leur dénûment présent parce qu’ils ont l’œil fixé sur l’avenir, et caressant au fond de leur cœur, avec un orgueil bien légitime, l’espoir de la récompense que leurs travaux leur promettent. Pour ceux qui peuvent jouir à l’avance du vaste champ de l’immortalité, qu’est-ce que les privations et la stérilité d’un présent misérable ? Mais l’homme qui ne s’est voué qu’à l’étude des langues et à l’érudition pure, qui n’est qu’une machine à apprendre, fonctionnant pesamment et sans utilité, un Christophe Colomb consumant dans la chiourme d’une galère, la rame en main, une énergie suffisante pour découvrir un monde, celui-là n’a point de rêve d’avenir, point d’espoir d’arriver jamais à l’immortalité, ni même à la réputation.

Hors des murs de son étroite cellule, il ne connaît rien ; élucider une langue morte est toute son ambition ; sa vie n’est qu’une longue journée de classes, de lexique et de grammaire, un château de glace qu’il faut tenir au frais, si on ne veut pas le voir fondre au premier rayon de soleil, curiosité inutile, ingénieuse stérilité ; qui va, pour peu que vous n’y preniez garde, vous couler entre les doigts, sans qu’il reste trace de l’espace qu’il occupait, ou de la peine qu’il a coûtée.

Lorsque j’entrai à l’université mon pauvre camarade avait remporté tous les succès et atteint à tous les honneurs auxquels il pouvait aspirer ; il avait été le Pitt des écoles, le prix d’honneur des sciences, enfin il était devenu fellow[1] de son collège. Il m’arriva souvent d’être placé à côté de lui à dîner. J’admirais son abstinence, j’aimais sa modestie, en dépit de la gaucherie de ses manières et de la coupe surannée de ses vêtements.

Peu à peu, je parvins à m’insinuer dans son intimité, et comme j’avais assez de goût pour l’étude, je saisissais souvent l’occasion de causer avec lui d’Horace et de le consulter sur Lucien.

Bien des fois, vers le soir, nous étions assis l’un près de l’autre, faisant assaut de mémoire et récitant alternativement des tirades de vers. Alors, si par hasard mon esprit ou ma mémoire me donnaient l’avantage sur lui et que je parvinsse à l’embarrasser, sa douceur l’abandonnait, il devenait bourru, et, me lançant à la tête quelque passage d’Aristophane, il me demandait d’une voix haute, et en fronçant le sourcil, qu’est-ce que j’avais à répondre à cela. Mais s’il arrivait, et c’était le cas le plus ordinaire, qu’il m’eût réduit au silence et forcé de m’avouer vaincu, il se frottait les mains en riant d’un rire étrange, puis il m’offrait dans la bonté de son cœur de me lire une ode grecque de sa composition en me régalant d’une tasse de thé. C’était par cette bonté et cette naïveté d’honnête homme qu’il s’était fait aimer de moi, aussi n’eus-je pas de répit, après ma sortie du collège, que je ne lui eusse fait obtenir le bénéfice dont il jouissait à présent. Depuis cette époque, il s’était marié à la fille d’un pasteur de son voisinage, évènement dont il m’avait fait part comme de juste ; mais quoique cette phase importante de la vie d’un savant ne remontât qu’à quelques mois, je l’avais reléguée, après avoir fait des vœux pour le bonheur domestique de mon ami, dans le coin le plus recule de ma mémoire.

La maison dont je commençais à approcher était petite mais confortable ; peut-être y avait-il quelque chose de triste dans les haies de l’enclos taillées à l’ancienne mode à angles droits, avec une régularité mathématique, ainsi que dans la lourde architecture et dans les briques sombres de l’habitation du révérend reclus. En revanche il y avait aussi dans l’apparence de cette maison quelque chose de calme et de tranquille qui s’accommodait bien aux goûts et aux habitudes de celui qui l’habitait. Au milieu d’une petite pelouse de forme régulière se voyait un vivier construit en briques et orné, à ses quatre angles, de saules pleureurs qui y inclinaient leur feuillage mélancolique. En face de ce réservoir était un hermitage ou berceau de lauriers dans le style rustique de l’école hollandaise ; il remontait évidemment au bon temps où florissait cette école. Au delà, une légère palissade formait la limite d’un verger qui s’étendait derrière le jardin d’agrément.

Le bruit que je fis en agitant la cloche sembla retentir avec une force singulière au milieu de ce lieu désert, et je pus voir à la fenêtre qui faisait face à la porte, tout ce remue-ménage de rideaux tirés, de visages se montrant furtivement aux vitres, et de retraite rapide, qui dénotent l’anxiété et la perplexité féminine, à l’apparition inattendue d’un étranger.

Au bout de quelques instants, l’unique domestique du pasteur, un brave homme entre deux âges, très-sale, vêtu d’une longue lévite et de culottes de casimir gris, m’ouvrit la porte et m’apprit que son maître était à la maison. Après avoir donné quelques instructions pressantes à mon introducteur qui était, comme les domestiques de plus d’une bonne maison, à la fois valet de chambre et palefrenier, pour qu’il prît bien soin du cheval, j’entrai dans la maison. Le domestique ne jugea pas qu’il fût nécessaire de me demander mon nom ; il ouvrit la porte du cabinet et m’annonça en ces termes : « Un gentleman, monsieur. »

Clutterbuck me tournait le dos, il était monté sur une échelle de bibliothèque, occupé à ranger de vieux livres ; en bas de l’échelle se tenait un jeune homme pâle et d’un aspect cadavérique, à contenance grave et sérieuse, et qui avait, dans toute sa personne, quelque chose de Clutterbuck lui-même.

Mon Dieu ! me dis-je, il est impossible qu’il ait mis le mariage assez vite à profit pour avoir déjà tiré ce pâle exemplaire de sa propre image, en sept mois de temps. Le brave garçon se retourna et faillit tomber de son haut en me voyant si près de lui. Il descendit précipitamment de son échelle et me serra la main avec une telle chaleur et une telle énergie qu’il m’en fit venir les larmes aux yeux comme il les avait lui-même.

« Doucement, mon brave ami, lui dis-je ; parce precor, ou vous allez me forcer à vous dire : ibimus una ambo, flentes valido connexi fœdere. »

Les yeux de Clutterbuck devinrent encore bien plus humides quand il entendit les sons harmonieux de cette langue qui était pour lui la langue maternelle. Il m’examina de la tête aux pieds, et arrachant à son repos et à son isolement un vieux fauteuil de crin dur ratatiné et couvert de poussière antique et vénérable, il m’y enfonça avant que j’eusse eu le temps de me mettre en garde contre cette cruelle hospitalité.

Oh ! mes pauvres culottes ! me dis-je ! Quantus sudor inerit Bedoso, pour vous rendre votre propreté primitive.

« Mais, d’où venez-vous ? me dit mon hôte qui aimait les apostrophes à la façon antique.

— Des jeux Pythiens, lui dis-je ; du campus de Newmarket. Si je ne me trompe, cet insignis juvenis vous ressemble étonnamment ? Il faut que ce soit un rival des Titans, s’il n’a encore que sept mois.

— Ah vraiment, mon digne ami, vous aimez à rire, cet enfant est mon neveu, un bon garçon très-travailleur. J’espère qu’il honorera dignement notre alma mater, la science. Il entre au collège de la Trinité au mois d’octobre prochain. Benjamin Jérémie, mon garçon, voici l’ami et le bienfaiteur dont je t’ai si souvent parlé. Va faire préparer ce que nous avons de meilleur, car il veut bien partager notre repas.

— Non réellement, » lui dis-je ; mais Clutterbuck posa affectueusement sur ma bouche cette main dont j’avais naguère éprouvé l’étreinte puissante aux dépens de mes pauvres doigts. « Pardonnez, mon ami, me dit-il, jamais un étranger ne sort d’ici sans avoir rompu le pain avec nous, mais un ami à plus forte raison. Va, Benjamin Jérémie, et dis à ta tante que M. Pelham dîne avec nous. Aie bien soin aussi que la bourriche d’huîtres (un cadeau de mon digne ami le Dr Swallowem) nous soit servie, et qu’elles soient bien arrangées ; c’est là une friandise classique et, en la dégustant, nous penserons à nos illustres maîtres les anciens. Et puis… Benjamin Jérémie, veille à ce qu’on nous serve le vin au cachet noir ; allons, va maintenant, Benjamin Jérémie.

— Eh bien, mon vieil ami, lui dis-je, quand la porte se fut refermée sur le neveu à la face blême et sans sourires, comment vous trouvez-vous du connubium ? Me donnerez-vous le même avis que Socrate à ses disciples ? En tout cas j’espère que ce ne sera pas en vertu de la même expérience personnelle.

— Hum, me répondit le grave Christophe, d’un ton qui me parut avoir quelque chose d’embarrassé et de nerveux. Vous êtes devenu bien gai depuis que nous ne nous sommes vus. Je suppose que vous avez réchauffé votre esprit au foyer ardent d’Horace et d’Aristophane.

— Non, lui dis-je, les vivants ne laissent à ceux qu’un sort pénible force à les fréquenter constamment, que bien peu de temps pour étudier les monuments des morts. Mais, parlons sérieusement, êtes-vous aussi heureux que je le désire ? »

Clutterbuck tint ses yeux baissés un instant ; puis, se tournant vers sa table, il posa une main sur un manuscrit et de l’autre me montra ses livres. « Avec une pareille société, me dit-il, comment ne serais-je pas heureux ? »

Je ne répondis pas, mais je mis la main sur son manuscrit ; il fit mine de résister mais faiblement, et seulement pour sauver sa modestie. Les écrivains, je le savais, sont comme les femmes, il ne leur déplait pas d’être un peu violentés, aussi eus-je bientôt le papier en ma possession.

C’était un traité des participes grecs. Je crus que j’allais me trouver mal ; mais en voyant le regard inquiet que me lançait le pauvre auteur, je m’efforçai de donner à ma physionomie une expression de joie et j’eus l’air de lire et de commenter ces difficiles nugæ avec un intérêt proportionné au sien. Pendant ce temps le jeune homme était rentré. Il avait toute cette délicatesse de sentiments que donne toujours la culture de l’esprit, de quelque nature qu’elle soit. Il vint vers son oncle avec un pied de rouge sur ses pauvres joues creuses, et lui murmura à l’oreille quelque chose dont il n’était pas difficile de deviner le sens, à voir le trouble et l’embarras terrible qui en furent la conséquence.

« Allons, lui dis-je, notre connaissance date de trop loin pour qu’il y ait entre nous de la cérémonie. Votre placens uxor, comme toutes les dames en pareil cas, pense que votre invitation a été faite un peu sans réflexion ; et en vérité, j’ai une si longue course à faire pour m’en retourner que j’aimerais autant venir manger vos huîtres un autre jour.

— Non, non, me dit Clutterbuck, avec une vivacité dont son tempérament flegmatique était rarement susceptible, non, je vais aller la voir et lui faire entendre raison moi-même. Femmes, obéissez à vos maris, a dit le grand prédicateur ; » et l’ancien prix d’honneur des sciences se leva avec une telle impétuosité qu’il en renversa sa chaise.

Je l’arrêtai et lui dit : « Laissez-moi y aller moi-même, si vous voulez que je dîne avec vous. Le sexe est toujours favorablement disposé pour un étranger, et il est probable que je serai plus persuasif que vous, malgré votre autorité légitime. »

Ce disant, je quittai la chambre avec une curiosité plus douloureuse qu’agréable, pour me présenter à la femme de mon camarade. Je m’adressai au domestique et lui dis de me précéder et de m’annoncer.

Je fus introduit à l’instant même dans la chambre où j’avais aperçu tous les signes de l’inquiétude et de la curiosité féminine ainsi que je l’ai dit plus haut. Là je découvris une petite femme vêtue d’une robe à la fois élégante et malpropre, avec un nez pointu, de petits yeux gris sans éclat ; son teint, très-vif au niveau des pommettes, allait blêmissant et prenait une teinte verdâtre aux environs de sa bouche large et maussade, qui, je l’imagine, ne s’entrouvrait que rarement pour sourire à l’infortuné possesseur de ses charmes. Cette personne, comme le révérend Christophe, était en compagnie ; elle avait avec elle une grande femme maigre d’un âge avancé et une jeune fille de quelques années plus jeune qu’elle-même, qui me furent présentées comme sa mère et sa sœur.

Mon entrée ne fut pas sans jeter ces personnes dans une grande confusion ; mais j’y portai remède. Je tendis la main si cordialement à la dame que j’attirai, malgré leur visible répugnance à venir à moi, deux de ses doigts osseux jusque dans les miens ; je les y retins et ne leur donnai la liberté qu’après les avoir soumis à une pression affectueuse fort propre à m’attirer sa confiance. Je mis ensuite ma chaise tout près de la sienne, et j’entrai en propos aussi familièrement, que si j’avais connu cette triade féminine depuis plusieurs années. J’exprimai toute ma joie de voir mon vieil ami si heureusement établi, avec une si bonne mine. Je hasardai une fine plaisanterie sur les bons effets du mariage, j’admirai un chat en tapisserie, que confectionnaient les mains vénérables de la vieille matrone, j’offris de lui faire cadeau d’un vrai chat angora avec des oreilles noires longues de cinq pouces et une queue aussi fournie que celle d’un écureuil. Après quoi je passai vivement et sans transition à l’invitation non autorisée de l’excellent maître de la maison.

« Clutterbuck, dis-je, m’a prié très-chaudement de rester à dîner ; mais avant d’accepter son offre, j’ai voulu à toute force venir demander à la maîtresse de la maison si elle n’y mettait pas son veto. Les messieurs, vous le savez, chère madame, n’entendent rien à ces choses-là, et je n’accepte jamais une invitation d’un homme marié avant d’être sûr de la sanction de sa femme. Je sais, par ce qui se passe dans ma famille, combien cela importe. Ma mère (lady Frances) est la meilleure personne du monde : cependant mon père ne prendrait pour rien au monde la liberté (il faut bien dire les choses comme elles sont), d’inviter à dîner même son plus vieil ami, sans avoir auparavant consulté la maîtresse du logis ; il n’y a qu’une personne (dit ma mère, et elle dit vrai) qui puisse parler d’affaires de ménage, c’est celle qui en a la direction. Aussi pour me conformer à ce précepte, je ne me permettrai d’accepter une invitation ici que si c’est la maîtresse de la maison elle-même qui me convie.

— En vérité, me dit madame Clutterbuck en rougissant avec un mélange d’embarras et de satisfaction, vous êtes plein d’égards et de politesse, M. Pelham. Je voudrais seulement que M. Clutterbuck accordât à ces choses-là la moitié de l’attention que vous y apportez ; on ne peut s’imaginer le trouble et le dérangement qu’il me cause souvent. Si j’avais été prévenue de votre arrivée un peu à l’avance… mais j’ai bien peur que nous n’ayons absolument rien à la maison. Toutefois, si vous voulez courir les chances de notre pauvre dîner, M. Pelham…

— Votre bonté me ravit, m’écriai-je, et je ne vous cacherai pas plus longtemps le plaisir que j’ai à accepter l’invitation de mon vieil ami. »

Cette affaire ainsi arrangée, je continuai à causer pendant quelques minutes, appelant à mon aide tout mon entrain, et lorsque je rentrai dans la bibliothèque, ce fut avec la douce conviction d’avoir changé en amies des personnes disposées à me recevoir en ennemi.

En attendant le dîner qui avait lieu à quatre heures, Clutterbuck et moi, nous nous amusâmes à causer en sages. Il y avait dans les sentiments de cet homme une élévation et une générosité qui faisaient vivement regretter que la tournure de son esprit condamnât ces belles qualités à une sorte d’impuissance. Étant au collège, il n’avait jamais (illis dissimilis in nostro tempore natis) fait de courbette devant les personnages qui étaient en possession du pouvoir clérical. Dans l’exercice des devoirs de sa charge comme doyen de l’établissement, il avait toujours été d’une justice et d’un sévérité égale envers tous les élèves, qu’ils portassent le bonnet noir ou la toque à gland d’or. Un de ses élèves particuliers, dont le père était peut-être le plus riche propriétaire de bénéfices ecclésiastiques de toute la pairie, se montra rebelle à ses admonestations répétées et se mit en état de désobéissance habituelle contre lui. Il ne voulut plus le garder, résigna ses fonctions de précepteur, et refusa d’accepter plus longtemps un salaire que le mauvais vouloir de son élève ne lui permettait pas de gagner en conscience. Il était ferme dans ses convictions cléricales ; mais d’une extrême douceur dans les jugements qu’il portait sur les autres. Il n’avait point emprunté ses idées sur la liberté chez les peuples grecs au livre de l’ignorant historien des républiques de la Grèce : et il ne prenait point texte de la douceur contemplative et de la philosophie antique, défigurée et calomniée, pour faire l’apologie de la bigoterie et des abus de notre époque[2].

Un des traits distinctifs de sa conversation c’était que, malgré les emprunts qu’il faisait aux vieux auteurs et ses allusions aux classiques, il ne tombait jamais dans l’abus des citations que son excellente mémoire aurait pu lui fournir. Il n’arrivait jamais, malgré l’élégance littéraire et la pureté antique de son langage, qu’un mot grec ou latin s’échappât de ses lèvres, si ce n’est lorsque nous faisions assaut de mémoire en récitant alternativement des vers, ou lorsqu’il était excité par le défi que lui portait quelqu’un de ses rivaux. Alors il faisait fondre sur son adversaire un tel torrent d’exemples authentiques que celui-ci était bientôt réduit au silence. Mais il s’engageait rarement dans ces sortes de tournois et il jouissait avec une extrême modération de son triomphe. Pourtant il aimait à entendre les autres faire des citations, et je savais que le plus grand plaisir que je pusse lui causer c’était d’en émailler ma conversation. Peut-être pensait-il que, de la part d’un homme comme lui dont personne ne mettait en doute le savoir, on eût pu regarder comme un vain étalage de science cet innocent plaisir de se servir d’une langue morte. Pourtant par une bizarre inconséquence qui est bien dans la nature humaine, il ne lui vint jamais à l’esprit que la pureté classique de son langage ou les occupations savantes auxquelles il se plaisait, dussent justement l’exposer à cette même imputation de pédanterie.

Cependant, de temps en temps, lorsqu’il était enflammé par son sujet, il y avait dans le ton de son langage et de ses sentiments quelque chose qui pouvait bien s’appeler de l’éloquence ; et sa modestie sincère et son enthousiasme honnête enlevaient à l’impression qu’il produisait, l’air d’affectation et d’emphase qu’elle aurait pu avoir sans cela.

« Vous avez ici une habitation calme et tranquille, lui dis-je ; il n’y a pas jusqu’aux corneilles, avec leur vénérable croassement si doux à mon oreille, qui ne semblent inviter au sommeil.

— Oui, me répondit Clutterbuck, j’avoue qu’il y a dans ce lieu retiré tout ce qui convient à mon caractère. Je me figure que je puis m’y livrer tout à mon aise à la contemplation qui est pour ainsi dire mon élément et mon aliment intellectuel ; et cependant je crains en cela (comme en toute chose) de tomber dans une étrange erreur, car je me souviens que durant mon court séjour à Londres, je m’étais accoutumé à considérer le bruit des voitures et des passants qui faisait trembler mes vitres, comme un avertissement de rentrer en moi-même et d’étudier avec plus de recueillement. En vérité, cette bruyante manifestation du labeur des hommes me rappelait combien peu me touchaient les grands intérêts de ce monde, et le sentiment de mon isolement au milieu de cette foule du dehors me ramenait vivement à la compagnie que je trouvais au-dedans de moi. En effet il semble que l’esprit se plaise à la contradiction et que, lorsqu’il est transplanté dans un sol où tout ce qui l’entoure porte un certain fruit, il aime par une singulière perversion, à en faire éclore un autre d’espèce toute différente. Vous ne croiriez pas, mon ami, que dans cette retraite solitaire, je ne puis empêcher mes pensées de se porter quelquefois vers ce monde si vif, si animé de Londres, dont je me souciais si peu alors que j’y habitais. Vous souriez, et pourtant cela est vrai ; et quand vous saurez que je logeais dans la partie occidentale de la métropole, tout près du noble palais de Somerset-House et par conséquent au centre de ce que les oisifs appellent le beau monde, vous ne serez pas surpris de ces migrations que se permettent quelquefois mes pensées. »

Ce brave Clutterbuck s’arrêta un instant et poussa un faible soupir :

« Faites-vous valoir ? cultivez-vous votre jardin ? lui dis-je, ce sont là des occupations qui ne manquent ni de noblesse, ni d’exemples classiques.

— Malheureusement, répondit Clutterbuck, je n’ai de goût ni pour l’un ni pour l’autre. J’éprouve une douleur aiguë et poignante dans la poitrine toutes les fois que je veux me baisser, et ma respiration est courte et asthmatique, et, pour dire le vrai, on ne m’arrache pas facilement à mes livres et à mes papiers. Je vais avec Pline à son jardin et je suis Virgile à sa ferme ; ces excursions mentales sont les seules auxquelles je me livre. Quand je songe à mon goût pour l’application et à mon amour du repos, je suis tenté d’être fier de ces goûts qui sont tout au rebours de ceux que Tacite reproche à nos ancêtres les Germains, puisque

J’aspire au repos en fuyant la paresse. »

En cet endroit il ne put continuer : il lui prit une quinte de toux sèche, qui me perça le cœur. Hélas, me dis-je, en jetant les yeux sur les joues pâles et amaigries de mon pauvre ami, ce n’est pas son esprit seulement qui sera victime de la fatalité de ses études.

Je fus quelques instants avant de reprendre la conversation, et je recommençais à peine quand je fus interrompu par l’entrée de Benjamin Jérémie, porteur d’un message de sa tante, qui annonçait que le dîner serait prêt dans quelques minutes. Un nouvel entretien à voix basse s’engagea entre Christophe et son neveu. Le ci-devant fellow de Trinity-college jeta sur ses propres habits un regard embarrassé. Je vis qu’on lui avait envoyé dire qu’il était convenable qu’il fît un peu de toilette. Voulant lui donner le temps de se conformer à cet ordre, je priai le jeune homme de m’indiquer une chambre où je pusse me livrer aux ablutions d’usage avant le dîner ; et je le suivis dans l’escalier jusqu’à une sorte de cabinet de toilette en mauvais état, sans cheminée, où je trouvai un pot à eau en terre jaune et une cuvette. La serviette était d’un tissu si grossier que je ne voulus pas exposer la délicatesse de mon visage au contact de sa rudesse ; ma peau n’est pas faite pour d’aussi grossiers rapprochements. Pendant que je passais mollement et discrètement mes mains dans une eau crue qui n’avait point été puisée à la fontaine de Blandusie, essayant de tirer parti de cette affreuse substance qui porte le nom de savon de Windsor, j’entendis la respiration haletante de ce pauvre Clutterbuck dans l’escalier. Bientôt il entra dans une chambre voisine. Deux minutes après son domestique vint le trouver, car j’entendis la voix enrouée de cet homme qui lui disait :

« Il n’y a plus de vin cacheté, monsieur.

— Il n’y en a plus, bon Dixon. Vous vous trompez étrangement. J’en avais encore deux douzaines de bouteilles il n’y a pas quinze jours.

— Je ne sais pas, monsieur, répondit Dixon d’un ton à moitié impertinent, mais ce que je sais c’est qu’il y a de grandes bêtes, des espèces d’alligators, dans la cave, qui cassent toutes les bouteilles.

— Des alligators dans ma cave ! dit Clutterbuck au comble de l’étonnement.

— Oui monsieur, du moins une espèce de reptile venimeux qui y ressemble et que les gens par-ici appellent des salamandres.

— Quoi ! dit Clutterbuck innocemment, et sans s’apercevoir de l’ironie de sa question… Quoi, les salamandres ont brisé deux douzaines de bouteilles dans une semaine ! À coup sûr voilà qui est étrange, que de petits animaux de l’espèce des lézards aient des instincts aussi destructeurs !… peut-être ont-ils de l’antipathie pour l’odeur du vin. J’en parlerai à mon savant ami le Dr Dissectall ; il doit connaître la force et les habitudes de ces animaux. Alors montez-nous un peu de porto, bon Dixon.

— Oui, monsieur. Il n’y a plus d’orge ; je n’en ai pas à donner au cheval de ce monsieur.

— Allons, Dixon, ma mémoire me trompe étrangement ou je vous ai donné la somme de quatre livres et quelques shillings pour de l’orge vendredi dernier.

— Oui, monsieur, mais votre vache et les poules mangent tant ! et puis Dobbin l’aveugle a quatre rations par jour, et le fermier Johnson met toujours son cheval dans notre écurie, et puis mistress Clutterbuck et ces dames ont donné à manger l’autre jour à l’âne qu’on avait loué pour l’atteler à la petite charrette, et puis encore il y a les rats et les souris qui sont toujours après le grain.

— Je suis surpris au dernier point, répondit Clutterbuck, des dégâts que me cause cette vermine : il semble qu’ils considèrent mon pauvre bien comme étant leur propriété particulière ; faites-moi souvenir que je dois écrire au Dr Dissectall demain, mon bon Dixon.

— Oui, monsieur, et puis j’y pense, il y a… »

Ici M. Dixon fut interrompu au milieu de ses item, par l’entrée d’une troisième personne qui montra aussitôt qu’elle était bel et bien madame Clutterbuck.

« Quoi, vous n’êtes pas encore habillé, monsieur Clutterbuck ? quel lambin vous faites ! voyez un peu qui est-ce qui s’est jamais conduit avec une femme comme vous faites avec moi ? bon ! voilà que vous avez essuyé votre rasoir à mon bonnet de nuit, malpropre, sale que vous êtes !

— Je vous demande bien pardon, c’est vrai, je reconnais mon erreur dit Clutterbuck d’un ton qui annonçait une vive contrariété.

— Votre erreur ! cria mistress Clutterbuck avec une voix de fausset aiguë, retentissante et querelleuse, appropriée à la circonstance, mais c’est toujours la même chose ; tenez, je n’en puis plus et vous me poussez à bout, mais Dieu me pardonne, pauvre idiot ! je crois que vous avez passé vos méchantes jambes de fuseau dans les manches de votre habit croyant mettre votre culotte !

— En vérité, ma bonne amie, vos yeux sont plus clairvoyants que les miens : et mes jambes qui sont, comme vous le dites, un peu maigres, se sont introduites là où elles n’avaient que faire ; mais tout cela ne fait pas, Dorothée, que je mérite l’épithète d’idiot, dont il vous a plu de me gratifier, quelque ordinaires, quelque humbles que soient du reste mes facultés intellectuelles.

— Bah ! bah ! M. Clutterbuck, comment voulez-vous qu’on vous appelle, quand vous vous hébétez la tête toute la journée avec un tas de bouquins qui ne valent pas deux sols ! Maintenant, dites-moi un peu à quoi vous pensez d’aller inviter à dîner M. Pelham, quand vous savez que nous n’avons rien au monde si ce n’est un hachis de mouton et du pudding aux pommes ? Est-ce ainsi, monsieur, que vous traitez votre femme pour la récompenser de la bonté qu’elle a eue de vous épouser ?

— Réellement, répondit le patient Clutterbuck, je n’avais pas pensé à cela ; mais mon ami se soucie aussi peu que moi des jouissances grossières de la table, et le plaisir purement intellectuel de la conversation est tout ce qu’il est venu chercher sous notre toit.

— Le plaisir d’entendre des balivernes, M. Clutterbuck ! A-t-on jamais entendu dire des sottises pareilles ?

— D’ailleurs, reprit le maître de la maison sans relever l’interruption, nous avons à lui offrir quelque chose qui peut flatter le palais, un mets des plus délicats, et que lui comme moi, nous avons la faiblesse peu philosophique de priser infiniment ; je veux parler des huîtres que nous a envoyées notre bon ami le Dr Swallowem.

— Que dites-vous donc, M. Clutterbuck ? ma pauvre mère et moi, nous avons soupé avec ces huîtres hier soir. Car elle et ma sœur meurent ici de faim, mais vous, il faut toujours que vous soyez servi et rassasié avant tout le monde !

— Non, non, répondit Clutterbuck, vous savez que vous m’accusez injustement, Dorothée ; mais, j’y songe, ne serait-il pas mieux de baisser un peu la voix, à cause de notre hôte (voilà encore une circonstance qui m’était sortie de la mémoire ;) car je l’ai fait entrer là dans la chambre à côté, pour qu’il pût se laver les mains, ce qui me semblait bien inutile vu leur extrême blancheur. Je ne voudrais pas qu’il vous entendît, Dorothée, de peur que dans son bon cœur il n’allât s’imaginer que je suis moins heureux qu’il ne croyait.

— Grand Dieu ! M. Clutterbuck ! » tels furent les seuls mots que j’entendis ensuite. Ce fut avec des larmes dans les yeux et la poitrine oppressée par les sentiments qui m’accablaient, en songeant à la situation matrimoniale de mon pauvre ami, que je descendis au salon. Je n’y trouvai que le pâle neveu : il était péniblement courbé sur un livre que je lui pris des mains ; c’était un « Bentley, sur Phalaris ; » j’eus peine à résister à l’envie de lancer ce livre au feu. « Encore une victime, me dis-je. Oh ! maudite soit l’éducation anglaise ! »

Peu à peu arrivèrent la mère et la sœur, puis Clutterbuck et enfin, parée de bijoux de chrysocale, la dame de la maison. Quoique j’eusse été élevé et nourri dans l’art de dissimuler mes impressions, j’avoue que je n’avais jamais fait l’essai d’une dissimulation aussi difficile que celle à laquelle je dus me soumettre. Pourtant, l’espoir d’améliorer la position de mon ami me soutint. Le meilleur moyen, me dis-je, d’amener sa femme à avoir pour lui plus de respect, ce doit être de lui montrer que les autres le respectent ; en conséquence, je m’assis auprès d’elle et après m’être concilié sa bienveillance par quelques compliments adroits et qui paraissaient empreints de la plus parfaite sincérité, je parlai avec la plus grande vénération du talent et du savoir de Clutterbuck ; je m’étendis sur la haute réputation dont il jouissait, sur l’estime générale qui lui était acquise, sur la bonté de son cœur, la sincérité de sa modestie, l’intégrité de son honneur, en un mot sur tout ce qui me parut de nature à faire impression sur elle ; avant tout j’insistai sur l’éloge flatteur que faisaient de lui lord un tel, le comte de… et je frappai le dernier coup en ajoutant que j’étais sûr qu’il deviendrait évêque. Mon éloquence porta ses fruits ; pendant tout le dîner mistress Clutterbuck traita son mari avec une considération remarquable ; il semblait que mes paroles eussent fait pénétrer la lumière dans son esprit, transformé sa manière de voir à l’endroit du caractère de son seigneur et maître. En effet, qui ne sait que nous avons la vue courte et trouble quand il s’agit d’apprécier la nature de nos proches, et que nous ne voyons leurs qualités ou leurs défauts qu’à travers la lorgnette de l’opinion des étrangers. On doit bien se figurer que le dîner ne manqua pas d’accidents comiques, que le serviteur et les mets, la famille et l’hôte eussent pu fournir un ample sujet d’observations à un peintre moraliste comme Hogarth ou à un caricaturiste comme Bunbury. Mais j’étais trop sérieusement occupé à poursuivre mon objet et à observer les progrès que je pouvais faire pour me donner le temps même de sourire. Ah ! si jamais vous destinez votre fils à la diplomatie, montrez-lui quel usage utile il en peut faire s’il la veut employer à un but louable.

Lorsque les femmes se furent retirées, nous rapprochâmes nos chaises ; alors mettant ma montre sur la table et regardant le jour qui déclinait, je lui dis : « Profitons du peu de temps que nous avons à passer ensemble ; je n’ai plus qu’une demi-heure à rester ici.

— Et comment, mon ami, me dit Clutterbuck, apprendre la méthode d’employer bien son temps ? C’est là, soit pour de longues périodes, soit pour les plus courts moments, la grande énigme de la vie. Quel est celui qui s’est jamais écrié, en parlant de cette science la plus difficile de toutes : Eurêka (pardonnez mon pédantisme, ce mot grec m’est échappé).

— Allons, lui dis-je, ce n’est pas à vous, savant favorisé, chargé d’honneurs académiques, dont le temps n’est jamais perdu dans l’oisiveté, à faire cette question.

— Votre amitié émousse votre jugement et le dispose trop en ma faveur, me répondit le modeste Clutterbuck ; sans doute mon lot est de cultiver les champs de vérité qui nous ont été transmis par les sages de l’antiquité. J’ai lieu de m’applaudir, de n’avoir jamais été distrait de mes études ni frappé dans mon indépendance, ces deux biens les plus précieux pour un esprit calme et méditatif. Mais il y a des moments où je doute presque de la sagesse de ma manière de vivre ; et lorsque, d’une main tremblante et fiévreuse, je dépose les livres qui m’ont tenu éveillé toute la nuit, que je gagne ma couche sans sommeil, où je cherche en vain le repos pour ce pauvre corps usé et fatigué, alors je voudrais pouvoir acheter la robuste santé d’un paysan, au prix de ma science vaine et imparfaite ; je voudrais prendre son ignorance heureuse qui ne désire rien de plus que le monde borné qu’elle connaît, parce qu’elle ne sait pas qu’il y ait rien au delà. Certainement, mon cher et excellent ami, il y a dans les écrits des anciens une philosophie honorable et tranquille qui est faite pour me maintenir dans une meilleure situation d’esprit. Lorsque je viens de puiser à cette source de pensées si douces mais si mélancoliques qui découle des ouvrages du tendre et gracieux Cicéron, j’éprouve un moment de satisfaction, et je conçois presque de l’orgueil de ce résultat de mes études chéries. Mais ces moments-là sont bien courts, bien fugitifs, et il les faut payer cher. Il y a une chose, mon cher Pelham, qui me chagrine depuis quelque temps, c’est que par le fait de cette attention excessive que l’Université, suivant une coutume fastidieuse, nous habitue à porter aux détails et aux minuties dans les textes anciens, il me semble que parfois la beauté de l’ensemble et l’esprit général du sujet m’échappent. J’éprouve parfois plus de plaisir à trouver des amendements ingénieux à un texte altéré, qu’à en saisir le sens et à en admirer le tour. Tandis que je redresse un clou crochu dans les cercles de ce tonneau, je laisse évaporer le vin. Pourtant je me réconcilie quelque peu avec moi-même lorsque je réfléchis que ce malheur m’est commun avec le grand Porson et le savant Parr, deux hommes après lesquels je rougirais d’oser me citer alors même que ce serait pour être blâmé comme eux.

— Mon ami, lui dis-je, je ne veux ni blesser votre modestie ni vous détourner de votre but ; mais ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux, et pour les autres et pour vous-même, alors que vous êtes dans toute la force de votre âge et de votre esprit, employer vos facultés et votre ardeur à quelque travail plus utile et moins aride que celui que vous m’avez laissé voir dans votre cabinet ? Bien plus, comme l’objet principal de l’homme qui veut perfectionner son esprit, est d’abord d’essayer de donner des forces à son corps, ne serait-il pas prudent pendant quelque temps de vous relâcher de votre dévouement absolu à vos livres, de prendre de l’exercice au grand air, de détendre un peu la cordc de l’arc ; de vous mêler un peu plus aux vivants et de faire part aux hommes, soit dans la conversation soit par écrit, de toutes ces connaissances que vous avez amassées par un travail de plusieurs années ? Venez, sinon à la ville, du moins dans le voisinage ; le revenu de votre charge suffira pour vous le permettre sans inconvénient. Laissez vos livres dans votre bibliothèque, abandonnez votre troupeau à votre vicaire et… vous secouez la tête, est-ce que mes paroles vous déplaisent ?

— Non, non, mon bon et généreux conseiller ; mais où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute. Je n’ai pas été sans avoir cette ambition vaine et insensée, la première passion qui pénètre dans le vaisseau agité et tourmenté de notre âme, et la dernière qui abandonne son pont ravagé et brisé par la tempête ; mais mon âme à moi, a découvert et atteint son but à un âge où chez les autres, il n’y a encore que vague et incertitude ; elle se nourrit de souvenirs, et ne veut pas s’aventurer sur une mer inconnue, à la poursuite d’un but incertain. Quant à mes études, comment pouvez-vous, vous qui avez bu abondamment à cette vieille source de Castalie, me conseiller de les quitter ? Est-ce que les anciens ne sont pas ma nourriture, ma consolation, mes amis, mes bienfaiteurs, ma joie ? Enlevez-les moi, et vous m’enlevez l’air et la lumière. D’ailleurs, mon cher Pelham, il y a une chose qui ne peut avoir échappé à votre observation, c’est qu’il est peu probable, d’après mon état actuel de santé, que je sois destiné à vivre de longues années. Le peu de jours qui me restent doivent être employés comme ceux qui les ont précédés ; quelles que soient les infirmités de mon corps, et les petits désagréments qui, je le crains, attendent les hommes les plus heureux alors qu’ils sont unis par les liens de l’hyménée à cette partie mobile et flottante de la création que nous appelons les femmes, j’ai mon refuge et ma consolation dans le poétique et divin Platon au cœur d’or. Je l’ai aussi dans la sentencieuse sagesse de Sénèque, qui a banni de ses ouvrages l’imagination. Eh bien, lorsque je suis averti de ma fin prochaine par les symptômes qui se pressent et éclatent en moi dans le silence de la nuit, j’éprouve un plaisir qui n’est ni sans grandeur ni sans gloire à songer que je pourrai aller rejoindre, dans le séjour des bienheureux, ces esprits brillants avec lesquels nous ne pouvons ici-bas converser que si imparfaitement. J’entendrai alors découler des lèvres mêmes d’Homère, ses pures et sereines fictions, dans toute leur magnificence, et la voix d’Archimède lui-même m’expliquera ses problèmes immortels. »

Clutterbuck s’arrêta ; le feu de son enthousiasme s’était répandu sur ses joues creuses et sur son œil enfoncé dans l’orbite. Le jeune homme qui s’était tenu assis à l’écart, et en silence pendant notre entretien, appuya sa tête sur la table et se mit à sangloter ; je me levai, profondément affecté, pour offrir à cet homme auquel ils devaient être bien inutiles, les vœux et les bénédictions d’un disciple ardent mais non pas encore endurci du monde. Nous nous séparâmes, nous ne nous reverrons plus sur cette terre. La lumière s’est éteinte sous le boisseau. Il y aura demain six semaines que ce savant à l’âme si douce et si noble a rendu le dernier soupir.



  1. Membre titulaire de l’état-major des collèges des universités anglaises.
  2. C’est une véritable honte pour noire université que quelques collèges commandent ou même tolèrent sur leur liste classique, le bigot présomptueux qui nous a légué, dans son histoire de la Grèce un chef-d’œuvre de déclamation sans vigueur et de pédantisme sans instruction.