Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 20-24).


CHAPITRE LXI


J’aurais dû dire que, le lendemain du jour où j’avais fait remettre la lettre de Tyrrell à Glanville, j’avais reçu de lui en réponse un billet très-court et écrit à la hâte, dans lequel il me disait qu’il avait quitté Londres pour se mettre à la poursuite de Tyrrell et qu’il n’aurait point de repos qu’il ne l’eût contraint à lui rendre raison. Activement engagé comme je l’étais depuis quelque temps au milieu du tumulte des événements politiques, je n’avais pas eu le loisir de songer beaucoup à Glanville, mais lorsque je me trouvai seul dans ma voiture, la pensée de cet être singulier et du mystère qui planait sur sa conduite, s’empara de vive force de mon esprit, en dépit de la préoccupation où devait me jeter l’importante mission que j’allais accomplir.

J’étais mollement couché dans ma voiture, à un relai, c’était à Ware, je crois, lorsqu’une voix dont le souvenir se reliait à l’objet de mes méditations, vint frapper mon oreille. Je regardai à la portière et vis Thornton vêtu avec cette bizarre recherche qu’il affectionnait : culottes collantes et bottes à l’écuyère. Il fumait un cigare, tenait à la main un verre de grog, et exerçait ses talents oratoires dans un langage mêlé d’argot et de termes de jockeys, en s’adressant à deux ou trois hommes de son espèce qui paraissaient ses camarades. Ses yeux perçants m’eurent bientôt découvert et il s’élança à la portière de ma voiture avec cette assurance imperturbable qui lui était particulière.

« Ah ! ah ! monsieur Pelham, me dit-il, vous allez à Newmarket, je suppose ? c’est comme moi, et je compte trouver là quelques bons amis. Combien risquez-vous sur Favorite ?… Quoi ! vous ne comptez pas parier, monsieur Pelham ? Motus pour le moment, n’est-ce pas ? vous faites le mort, brebis qui bêle perd sa goulée, n’est-ce pas ?

— Je ne vais pas à Newmarket et je ne m’occupe pas de courses.

— Vraiment ! répondit Thornton, ah ! si j’étais riche comme vous, j’aurais bientôt fait de gagner ou de perdre une fortune sur le turf. Avez-vous vu sir Jonh Tyrrell ? Non. Eh bien ! il doit y venir. Rien ne peut le guérir de l’habitude de jouer ; il est joueur jusqu’à la moelle des os. Bonjour, monsieur Pelham, je ne veux pas vous retenir plus longtemps, il va tomber une fameuse ondée ; le diable va battre sa femme avec un gigot de mouton, comme dit le proverbe : votre serviteur, monsieur Pelham. »

À ces mots, mon postillon fit partir les chevaux et me débarrassa de ma bête noire. J’épargne au lecteur les différentes réflexions que je fis sur Thornton, Dawton, Vincent, la politique, Glanville et Hélène, et je l’introduis sans plus tarder à Chester Park.

Je fus conduit à travers un immense vestibule en vieux chêne du temps de Jacques Ier, dans une chambre qui ressemblait au salon principal d’un club : deux ou trois tables rondes étaient couvertes de journaux, de brochures, de calendriers des courses, etc. Il y avait une énorme cheminée devant laquelle étaient groupés des hommes de tous les âges et, je pourrais dire aussi, de tous les rangs ; mais quelque inégalité apparente qu’il y eût dans leur air et dans leur costume, ils appartenaient tous à l’aristocratie. Il y avait une chose dans cette chambre qui empêchait qu’on la prît pour un salon de club, c’était la présence d’un grand nombre de chiens qui étaient couchés à terre par groupes. On voyait dehors, devant les fenêtres, plusieurs chevaux avec la housse sur le dos, conduits à l’exercice dans le parc sur une plaine aussi unie qu’un jeu de boules de Putney. À l’une de ces fenêtres, penchés sur le balcon, se tenaient deux hommes qui prenaient le plus vif intérêt à cette scène. Le plus grand des deux était lord Chester. Il y avait dans son air une roideur et un défaut d’élégance qui me disposèrent mal en sa faveur : « Les manières que l’on néglige comme de petites choses, sont souvent ce qui fait que les hommes décident de vous en bien ou en mal. »

Alors que j’étais à l’université (il y avait longtemps de cela), j’avais été présenté à lord Chester ; mais j’avais oublié sa figure et lui ne se souvenait même pas que je lui eusse été présenté. Je lui dis, à voix basse, que j’étais porteur d’une lettre assez importante à lui adressée par un ami commun, lord Dawton, et que je sollicitais l’honneur d’un entretien particulier à la convenance de lord Chester.

Sa Seigneurie me fit un salut qui tenait du jockey par la civilité et du grand maître des courses par la hauteur, et me conduisit à un petit appartement qui était le sien. (Entre parenthèse, je n’ai jamais compris pourquoi, en Angleterre, c’est toujours la plus mauvaise chambre de la maison qui est réservée au maître et honorée du titre d’appartement de Monsieur.) Je remis au seigneur de Newmarket la lettre qui lui était adressée et, tranquillement assis, j’attendis qu’il se prononçât.

Il la lut avec attention et sans mot dire, puis prenant dans sa poche un portefeuille rempli de billets de paris, de généalogies de chevaux, et autres memoranda pareils, il plaça la lettre dans cette honorable compagnie et me dit d’un air froid, mais qui voulait être courtois : « Mon ami lord Dawton, me dit que vous avez toute sa confiance, monsieur Pelham. J’espère que vous voudrez bien me faire l’honneur de rester à Chester Park deux ou trois jours, ce qui me donnera le temps de songer à loisir à la réponse que je dois faire à lord Dawton. Voulez-vous vous rafraîchir ? »

Je répondis oui à la première invitation et non à la seconde ; et lord Chester pensant apparemment qu’il lui était parfaitement inutile de me faire de plus longues questions ou observations en a parte, me ramena au milieu du salon où se tenaient tous les autres et me laissa faire ou renouveler connaissance avec qui je pourrais. Pour un homme habitué aux succès et aux égards dans les salons les plus raffinés de Londres, cette réception était dure. Je fus donc indigné des façons cavalières de ce seigneur campagnard. En dépit de son marquisat et de ses terres, il était au-dessous de moi autant pour l’ancienneté de la race que pour la culture de l’esprit. Je jetai les yeux autour de la chambre et ne vis personne de connaissance ; il me sembla que j’étais littéralement tombé dans un autre monde. Le langage que j’entendais tout autour de moi sonnait étrangement à mon oreille. Je m’étais fait une loi d’étudier les caractères des hommes de toutes les classes, à l’exception toutefois des chasseurs et coureurs ; c’est une espèce de bipèdes que je n’avais jamais voulu reconnaître comme appartenant à la race humaine. J’éprouvai alors le regret de n’être pas, en cela, resté fidèle à mes maximes. C’est une faute très-grave que d’encourager par là ses inférieurs à vous traiter avec dédain : voilà comme l’orgueil trouve toujours sa punition.

Je demeurai un quart d’heure dans cette étrange situation ; enfin, mon bon génie vint à mon secours, il me dit que, puisque je ne pouvais faire société avec les bêtes à deux pieds, il fallait m’adresser aux quadrupèdes. Dans un coin du salon était couché un terrier noir de race anglaise pure, dans un autre coin il y avait un autre terrier petit, trapu et vigoureux, de race écossaise. Je ne tardai pas à être dans les meilleurs termes avec l’un et l’autre de ces canine Pelei (de grands cœurs dans de petits corps) et, les attirant peu à peu hors de leur retraite, jusqu’au milieu de la chambre, je fis de mon mieux pour les exciter l’un contre l’autre. Grâce à l’antipathie nationale, je pus m’en donner à cœur joie. La bataille réveilla bientôt tous les individus de la même espèce qui reposaient tranquillement sur différents points du salon, ils accoururent à la rescousse et, comme de vaillants hommes d’armes, se jetèrent au milieu de la mêlée. En un instant le tumulte et la confusion furent à leur comble ; les bêtes criaient, mordaient et se roulaient avec une férocité délicieuse. Ajoutez cela les différents propriétaires des chiens faisant cercle, les uns pour stimuler, les autres pour calmer la fureur des combattants. À la fin, le conflit fut apaisé. À force de coups de pieds, de coups de poings et de remontrances de la part de ceux qui avaient l’honneur de les posséder, les chiens finirent par sortir, qui avec la moitié de l’oreille emportée, qui avec une gueule fendue jusqu’aux oreilles, chacun en somme avec de glorieux horions, qui témoignaient de l’opiniâtreté de la lutte. Je n’attendis pas l’orage qui allait éclater, je le prévoyais bien, quand on viendrait faire une enquête sur l’origine de la guerre. Je me levai avec un air de nonchalance et en bâillant d’ennui, et je sortis de l’appartement ; j’appelai un domestique, je me fis indiquer ma chambre, je m’y installai et me plongeai dans la lecture de Mignet (Histoire de la révolution) tandis que Bedos était occupé à faire sa plus belle toilette.