Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 217-219).


CHAPITRE XLV


Mon cabriolet était à la porte et j’allais y monter, quand je vis un groom sur un cheval magnifique et très-vif qu’il avait de la peine à contenir. Comme j’avais le désir, à cette époque, de me monter en chevaux, autant que mes moyens me le permettaient, j’envoyai mon petit laquais (mon tigre) demander au groom, si le cheval était à vendre et à qui il appartenait. Le cheval n’était pas à vendre et il appartenait à sir Réginald Glanville.

Je fus tout saisi d’entendre prononcer ce nom ; je rejoignis le groom et lui demandai l’adresse de Glanville. Sa maison était au no…, Pall Mall. Je résolus de lui rendre visite le jour même, mais, sur l’observation du groom, qu’on le trouvait rarement chez lui dans l’après-midi, j’allai d’abord chez lady Roseville pour parler d’Almack et du beau monde et me mettre au courant des nouvelles scandaleuses et des satires du jour.

Lady Roseville était chez elle. Je trouvai son salon tout rempli de femmes ; la belle comtesse était une des rares personnes qui persistaient dans l’habitude de recevoir le matin. Elle me fit l’accueil le plus affectueux.

Voyant (ce qui était une grande faveur dans son intimité) le plus bel homme du jour quitter sa place à côté d’elle pour me laisser le champ libre, je m’y installai tranquillement et négligemment, tout en répondant à cette haute et sérieuse marque de considération par un léger sourire.

Dieu merci, le plus bel homme du jour n’est jamais le lion d’un salon, quand Henry Pelham accompagné de son ange gardien, que ses ennemis appellent sa bonne opinion de lui-même, y fait son entrée.

Je babillai sur une foule de sujets, et lady Roseville me dit en souriant :

« Je vois, monsieur Pelham, que vous avez appris, du moins, l’art de faire les frais de la conversation, pendant votre voyage à Paris.

— Je comprends, lui dis-je ; je parle trop, n’est-ce pas ? c’est vrai, j’avoue mon tort, il n’y a rien de si désobligeant ; c’est si vrai que moi, l’homme le plus civil, le meilleur, le plus simple dans ses manières qui existe en Europe, je me suis toujours fait détester, positivement détester, à cause de ce seul petit défaut. Ah ! l’homme qui a tous les cœurs pour lui dans une société, c’est cet être sourd et muet de qui on dit : Comment s’appelle-t-il ?

— Oui, dit lady Roseville, la popularité est une déesse qui veut être honorée par des nullités ; moins on a de droits à être admiré, plus on peut prétendre à être aimé.

— C’est parfaitement vrai en général, lui dis-je, par exemple, moi, je représente la règle, et vous l’exception. Moi, parfait modèle de toutes les perfections, on me déteste parce que ; vous, parfait modèle des mêmes perfections, on vous idolâtre quoique. Mais dites-moi les nouvelles littéraires d’ici. Je suis las des fatigues de l’oisiveté, et, pour employer dignement mes loisirs, j’ai résolu de devenir un savant.

— Oh ! Lady C*** est en train d’écrire un commentaire sur Ude, et madame de Genlis, un traité sur les livres apocryphes ; le duc de N*** publie un livre sur la tolérance, et lord L***, un essai sur la connaissance de soi-même. Quant aux nouvelles des pays lointains, j’ai appris que le duc d’Alger mettait la dernière main à une Ode à la Liberté, et que le collège de la Cafrerie préparait un volume sur les voyages au pôle nord.

— Eh bien, lui dis-je, si je raconte ces nouvelles-là d’un air sérieux, gageons que je trouverai quantité de gens qui y croiront ; une fiction débitée avec solennité a plus de chances de passer pour vraisemblable que la vérité même énoncée d’un ton indécis ; sans cela comment les prêtres de Brama et de Mahomet gagneraient-ils leur vie ?

— Ah ! voilà que vous devenez trop profond, monsieur Pelham !

C’est vrai, mais… »

Lady Roseville ne me laissa pas le temps d’achever : « Comment se fait-il, me dit-elle, que vous, qui pouvez parler en érudit des choses d’érudition, vous sachiez en même temps causer avec tant de légèreté de choses légères ?

— Ah ! lui dis-je, en me levant pour partir, c’est que les grands esprits sont disposés à penser que toutes les choses auxquelles ils attachent une valeur quelconque sont d’une égale importance. C’est ainsi qu’Hésiode qui était, vous le savez, un grand poète, quoiqu’il ait eu le tort de trop imiter notre Shenstone, nous dit que Dieu a distribué ses dons entre les hommes, donnant aux uns la valeur, aux autres le génie de la danse. Il m’était réservé, à moi, lady Roseville, de réunir les deux perfections. Adieu ! »

Ainsi, me dis-je, lorsque je fus seul, nous sommes obligés de tuer le temps à dire des sottises, jusqu’à ce que le destin nous apporte quelque chose de mieux. Attendant sur le rivage de la mer qu’un vent favorable emporte le vaisseau de notre destinée vers les aventures et la fortune, nous nous amusons avec les cailloux et les algues que nous trouvons sous la main.