Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 186-189).


CHAPITRE XXXIX


Je ne restai à Londres qu’un jour ou deux. Je ne connaissais pas encore la vie des eaux, et mon goût pour l’observation me rendait très-impatient d’arriver à destination. Aussi au premier beau jour, je partis pour Cheltenham. Je fus très-frappé de l’aspect de cette ville. C’est dans ces rendez-vous des eaux qu’il faudrait amener les étrangers pour leur donner une idée exacte de la magnifique opulence et du luxe universel de l’Angleterre. Notre pays a dans chaque province, ce que la France n’a qu’à Paris, une capitale entièrement consacrée à la gaîté, à l’oisiveté et au plaisir. Londres est trop affairé d’un côté, trop pompeux de l’autre, pour plaire à un étranger qui n’a pas d’excellentes recommandations pour des cercles particuliers. Mais à Brighton, à Cheltenham, à Hastings, à Bath, il peut, comme à Paris, trouver tous les amusements de la société sans connaître une seule personne.

Ma voiture s’arrêta à l’hôtel ***. Un garçon gros et gras avec un pantalon collant à boucles d’or me conduisit à mon appartement. Je me trouvai logé dans une assez belle chambre donnant sur la rue et ornée de deux tableaux représentant des rochers et des rivières avec une superbe nuée de corneilles volant à l’horizon. L’illusion était complète, seulement les oiseaux étaient un peu plus grands que les arbres. Au-dessus de la cheminée où j’espérais trouver une glace, il y avait un grave portrait du général Washington avec un bras en l’air, tout à fait comme une théière. Entre les deux fenêtres (mauvaise disposition pour le jour) était accroché un miroir oblong vers lequel je me dirigeai aussitôt et où j’eus le plaisir de voir mon teint de la couleur des rideaux qui pendaient de chaque côté et projetaient sur la glace la teinte riante d’un vert gazon. Je reculai avec effroi et je regardai le garçon. Si je m’étais vu dans un miroir reflétant la couleur délicate de rideaux roses, j’aurais dit au garçon d’un air aimable et souriant : « auriez-vous l’obligeance de me donner la carte ». Mais dans l’état présent des choses, je lui dis d’un ton rogue : « apportez-moi la carte. »

Le garçon roide comme un piquet s’inclina avec solennité et sortit lentement. Je regardai encore une fois tout autour de moi et je découvris deux ornements qui m’avaient échappé à première vue, c’était une bouilloire et un livre. Dieu soit loué, me dis-je en prenant le livre, cela ne peut pas être un ouvrage de Jérémie Bentham, non, c’était le guide à Cheltenham. Je regardai au chapitre des divertissements… bal paré au salon, tous les… je ne sais plus quel jour de la semaine c’était ; en tout cas c’était ce jour-là même, ce jour signalé par mon arrivée dans le petit salon de l’hôtel ***.

« Dieu soit loué ! » me dis-je, en voyant Bedos entrer avec mes effets, et je lui ordonnai aussitôt de tenir tout préparé d’avance, pour que je pusse aller au bal paré à dix heures et demie. Le garçon rentra avec la carte : « soupe, côtelettes de mouton, beefsteaks, roostbeefs, pieds de mouton, etc., etc., lion, oiseaux.

— Donnez-moi de la soupe, lui dis-je, une tranche ou deux de lion et une demi-douzaine d’oiseaux.

— Monsieur, me dit le solennel garçon, nous ne pouvons vous servir qu’un lion tout entier, et nous n’avons plus que deux oiseaux.

— Dites-moi, lui demandai-je, est-ce que vous êtes dans l’habitude de tirer vos provisions de bouche de la ménagerie d’Exeter-Change, ou si vous élevez ici des lions en basse cour comme de la volaille ?

— Monsieur, me répondit le garçon refrogné qui ne se permettait jamais un sourire, on nous apporte des lions des environs tous les jours.

— Combien les payez vous, lui dis-je ?

— Trois shillings et demi la pièce, environ, monsieur.

— Hum ! Les marchés d’Afrique sont donc encombrés, me dis-je ! Dites-moi, comment servez-vous cet animal ?

— Farci et rôti, avec une couche de gelée de groseilles.

— Quoi ! comme un lièvre ?

— Un lion c’est un lièvre, monsieur.

— Quoi !

— Oui, monsieur, c’est un lièvre. Mais nous lui donnons le nom de lion, à cause de la loi sur la chasse.

— Voilà une belle découverte, me dis-je, ils ont inventé une nouvelle langue à Cheltenham, il n’y a rien de tel que de voyager pour se former l’esprit. Et les oiseaux, lui dis-je, ce ne sont ni des colibris ni des autruches, je suppose.

— Non, monsieur, ce sont des perdrix.

— C’est bien, alors, donnez-moi de la soupe, une côtelette et un oiseau, comme vous dites, et faites vite.

— Monsieur va être servi à la minute, » répondit le pompeux garçon, et là-dessus il disparut.

S’il y a, dans le cours de cette vie si variée et si agréable, quoique les jeunes gens et les jeunes filles l’accusent, en vers, de monotonie et de tristesse, un quart d’heure réellement désagréable, c’est celui qui précède le dîner lorsqu’on est en voyage, et à l’auberge. Néanmoins grâce à la philosophie et à la fenêtre, je trouvai moyen d’adoucir les ennuis de ce quart d’heure, et quoique je fusse à moitié mort de faim, j’affectai une superbe indifférence, même, lorsqu’à la fin, mon dîner fut servi. Je me mis à jouer pendant toute une minute avec ma serviette, avant d’attaquer la soupe, et je finis par verser dans mon assiette, de ce breuvage alimentaire, avec une lenteur et une dignité qui ne pouvaient manquer de me gagner le cœur du solennel garçon. La soupe valait un peu mieux que de l’eau chaude, et la côtelette de mouton à la sauce, l’emportait un peu sur un morceau de cuir au vinaigre. Quoi qu’il en soit, je l’attaquai avec la vigueur d’un Irlandais, et je l’arrosai du plus détestable liquide qu’on ait jamais décoré du venerabile nomen de claret[1]. L’oiseau était si dur qu’on aurait pu le faire passer pour une autruche en miniature.

Après ce splendide repas, je me rejetai en arrière sur ma chaise, avec la quiétude d’un homme qui a bien dîné, et je m’assoupis jusqu’à ce que le moment fût venu de faire ma toilette.

Maintenant, me dis-je, en me mettant devant ma glace, faut-il que je séduise par ma gentillesse ou que j’étonne par ma sublimité, les fashionables de Cheltenham ? Ah ! bah ! de ces deux genres, le second ne vaut plus rien, Byron l’a gâté. « Allons, Bedos, ce n’est pas la peine de sortir cette chaîne, je veux un habit noir, un gilet noir et un pantalon noir. Brossez mes cheveux, pour les défriser, le mieux que vous pourrez, et donnez à l’ensemble de ma personne un air de négligé gracieux.

Oui, Monsieur, je comprends, » répondit Bedos.

Je fus bientôt habillé, car c’est le dessein et non l’exécution de toutes les grandes conceptions, qui demande de longues délibérations. L’action ne saurait jamais être trop prompte. On alla chercher une voiture, et Henry Pelham fut emporté vers la salle de bal.



  1. Vin de Bordeaux.