Peintures (Segalen)/Peintures magiques/Ronde des immortels (2)

Georges Crès et Cie (p. 74-77).

Ce que vous allez enfin voir est en revanche, irrévocablement, la Dernière des Peintures Magiques.


Et vous conviendrez de vous-mêmes qu’à la suite de celle-ci, il est impossible d’imaginer une de plus, — même par ordre du Souverain régnant.

Cependant, ce n’est là tout d’abord qu’un grand mur, de couleur indécise, fait de briques et de gravats ; — avec des taches, des imprégnations, des efflorescences givrées, des moisissures noires ou neigeuses : l’une, en forme de toit de Palais, — (suivez la corne dans l’air gris) ; cette autre, accusant le sillage d’un vol triangulaire ; cette autre, un rocher surplombant, et celle-ci toute médiane, plate comme une paume et des doigts étalés pour recevoir, portée comme une offrande par ces colonnes, hantée de génies, — voici la terrasse losangique, déjà vue, déjà reconnue…

Et tout l’air supérieur est un battement de prodigieux oiseaux blancs : des flèches bien empennées, aux becs acérés, aux pattes rouges et fines : chacune enlève son vieillard de front énorme et bossu, les joues roses, les yeux piqués du point magique, la barbe et la robe claquant au vent du sillage, mais noblement.

Et tout en bas, la mer abyssale, vertigineuse, (si quelqu’homme se trouvait là pour avoir peur et tomber.) Mais ceux qui naviguent par là, ne sont tous que Génies voyageant à voie des airs. Et cet espace prestigieux, ce mur ainsi décrit, n’est pas autre, — vous la reconnaissez, — que la Première des Peintures Magiques : c’est, de nouveau, la


RONDE DES IMMORTELS.

Trait pour trait, et presque mot pour mot. La fin est donnée dans le départ, le dernier nombre inclus dans le premier et celui-ci dans l’infini. Un est un. Deux même est un si vous le désirez. Rien de ce que vous touchez quotidiennement n’a de solidité. Tout ce que vous venez de voir, existe, si vous l’avez bien su voir. Mais ne faites point comme cet Empereur peu lettré du temps de SONG, à qui le Peintre vantait cette Peinture et les autres déjà déroulées, et qui se prit à soupirer lourdement.

Devant ces Palais dans les nues, devant ces abîmes accessibles, ces faces hantées, ces palpitations éclatantes, ces supplices pieux, ces lèvres rouges et ces flammes amantes, ces paysages écarquillés mieux que des visages, ces êtres démoniaques ou gesticulants, ces vies incarnées dans la soie, la porcelaine, les laques ou les laines ; le triomphe réglé des quatre saisons dans le ciel, — l’Empereur se prit à soupirer lourdement. Il déplorait que tout cela ne fût pas de son domaine, de sa maison.

Ayant surpris le désir grossier, le Peintre, sans sourire, frappa trois fois de ses mains. Et voilà qu’une porte dans la Peinture, là, — au bas de ce mur, — voici qu’une petite porte s’ouvre là : regardez bien tout au fond : un chemin s’ouvre tout au fond.

Le Peintre dit, avec politesse :

« Qu’on me permette de passer devant. »

Et il passe, franchit la porte, s’engage sur le chemin, s’enfonce et monte comme le vent d’une chute inversée…

Il devient petit ; puis : un point. Il devient esprit et disparaît.

L’Empereur aussitôt veut le suivre et franchir de même la porte… fermée, effacée. Toute la Peinture et les autres déjà déroulées ont disparu. Le mur est de nouveau gris, taché de gris, fait de briques et de gravats.

Le Peintre seul et ceux qui savent voir ont accès dans l’espace magique.