Peintures (Segalen)/Peintures magiques/Quatre peintures dioramiques pour les néoménies des saisons

Georges Crès et Cie (p. 63-73).

Il faut, maintenant, que vous soyez dociles. Je vous conduis par un couloir obscur. Baissez la tête. Fermez ou non les yeux : vous ne pouvez voir. Tournons à gauche. Montons ces marches. Il y en a neuf, en spirale…

Levez la tête : ouvrez tous vos yeux ; regardez du fond de cette immense cuve dont vous êtes le pivot. Ce sont, dans leur ordre solennel,


QUATRE PEINTURES DIORAMIQUES


POUR LES


NÉOMÉNIES DES SAISONS.

Voyez… Je vous avais promis des soies encollées, des panneaux pleins, des frottis d’or au fond de grottes… Mais d’elles-mêmes les soies ont déchiré, les panneaux, crevé ; vous ne trouvez plus de surface ni de qualités connues dans la couleur : ni porcelainique — malgré l’éclat — ni embaumée malgré la profonde étendue… Que voulez-vous ! Être esclaves ? Ceci est peint par la couleur du jour et des saisons ; ceci est peint sur ciel changeant par les signes de beau temps ou de tempête ! C’est tout ce qui se laisse voir au ciel aux Premières Lunes des quatre Saisons.

Par là, d’abord, droit au Nord, à l’extrême Nord, des mouvements commencent à gonfler. Un vent que l’on ne sent pas sur la face précède la crevaison du dégel. Des poissons, volant dans la vasque aérienne, remontent comme des plongeurs et vont percer la coque mince. — Ombres du vol de retour des grandes oies.

D’autres mouvements moutonnent : ce sont les hibernants qui palpitent. — Joie du réveil des serpents au son du premier tonnerre ! Et le vert tendre apparaît dans les couleurs. Fixez bien ce moment des nues : de ces flocons sort un char bleu-vert. Le Fils du Ciel, paré de vêtements bleu-vert, orné de jeunes pendeloques vertes, a reçu de l’Astrologue mesureur du temps, l’annonce solennelle que Printemps aujourd’hui se manifeste et enfièvre cet horizon du Nord. Le Fils du Ciel des Nues est donc sorti du Palais Nord. Traîné par six chevaux bleu-vert, il roule sur l’éternelle voie de ronde. Le premier de tous les hommes, à grand’joie et grande haleine, il va à la rencontre du Printemps.

Il s’élance en tourbillonnant dans sa fumée. Il revient sur lui-même et rentre au Palais bleu-vert, car voici le temps d’équinoxe. Regardez vite cet instant, ce point d’équilibre : quand le jour égale la nuit. ( — Voyez tous ces personnages affairés, pendus au ciel, tournant de haut en bas leurs têtes et leurs emblèmes…) On égalise les mesures dans le Ciel : on pèse les poids, on rectifie les boisseaux supra-sensibles, les fléaux, les râteaux et les râcles ; et dans ces canaux supérieurs, voyez-vous, d’ici-bas, la carène de la barque impériale dont un censeur des transports examine les joints ? — Tout s’apprête, se dispose ; mais là-haut même, nul ne se risque à recueillir. Dans les campagnes célestes, on laisse paître, on affranchit, on lâche au bleu les étalons et les taureaux…

Et, restant plein de prévoyance, on récure et l’on draine les chemins verticaux reliant le Ciel à la terre, le lit des fleuves d’abondance ; les vallées des sources du zénith. Et l’on se protège même de la première pluie messagère : n’anticipez point sur le labeur de l’Été : sinon, des pestilences ! Des brigands armés ! Des insectes pleuvant au lieu de gouttes et rongeant le cœur des céréales ! N’anticipez point sur le spectacle : la contemplation cérémonieuse du Printemps doit s’exercer dans l’émerveillé de sa jeunesse et dans son une et neuve nouveauté !

Mais, malgré vous, l’horizon tourne… Ln temps a changé et s’avance, et tout d’un coup, dans sa première


NÉOMÉNIE DE L’ÉTÉ,


Le Génie Rouge éclate dru comme un typhon. Point d’avant-garde ; point d’escorte et point de cohorte : voici l’avènement de l’Été. Le Grand Astrologue, trois jours durant, l’a crié au Fils du Ciel en ces termes : « Ce jour, se manifestera l’Été. » Voici l’Été.

C’est pourquoi, le Prince dans le Ciel montant le char couleur de feu, traîné par les chevaux roux à la queue noire, flanqué de l’étendard incarnat, a vêtu ses parures, ses pendeloques rouge-été. Plus vite et plus chaleureux que les hommes terrestres, il va jusqu’au fond du Ciel, il s’en va accueillir Été.

Plongez avec sa suite dans les champs suspendus : sentez comme tout l’Empire et le toit bleu s’enrichissent. On aide encore à la croissance : mais l’on ne renverse rien : on ne lève point de grande armée. Le temps est beau et lourd, favorable, gonflé, plein de sucs, plein de labeurs : les inspecteurs des moissons déploient toute leur activité : comme un bon troupeau, de toutes ses bouches, ils font que le peuple paisse bien.

Ici, on voit recueillir les plantes médicinales. Ici, on voit grossir et croître les pousses ambitieuses… Mais ne cherchez plus les fleurs délicates de l’orée du printemps : elles sont mortes.

À leur place, voici l’avancée de l’Impériale Première Épouse. C’est une femme au visage rouge et plein qui convient à la saison. Son embonpoint est accompli : elle achève l’éducation des vers-à-soie : les cocons sont mûrs : on la contemple, dans ce nuage, offrant au Ciel cette œuvre réalisée.

Et voici, au hasard des fumées du ciel bousculées par le souffle d’Été, voici l’orchestre de l’Été, les tempêtes musicales, l’orage, le craquement, la participation, les largesses : le bol du Ciel verse le feu de son globe ardent. Et, de toutes ses dalles, de ses marbres, de ses allées, la terre, simulée là-haut par ces palais blancs et mouvants, la terre échauffée renvoie le souffle de ses haleines tièdes. Tout alentour du ciel d’Été, les chars du tonnerre mènent leurs galops circulants : le chaud fait sa ronde et devient un son lourd… Alors, au degré de sa note, on accorde les soies des luths, on retend les peaux des tambours, on ajuste les orgues à bouche, les flûtes traversières, — et en retour, en écho, en harmonie :

Voici la réponse d’en haut : voyez les flèches bienfaisantes éclaboussant la peau terrestre ; voyez couler la grande pluie d’Été, riche de génies et de mâles : voyez le Ciel fécondant !

Puis, on sépare les juments pleines ; on attache les étalons. Bientôt va longuement tourner le jour le plus long de l’année : la vie et la mort, sur ce jour, ont un pouvoir égal. Le Sage demeure sagement dans sa maison.

Et tombe aussi le repos dans la puissance ! Le cerf se dépouille de son bois : la cigale commence à chanter ; un vent tiède commence à lever. Le jeune épervier s’exerce. L’herbe pourrissante engendre des vers-luisants. C’est le moment lumineux : il convient d’habiter vraiment des hauteurs dans le ciel dense. Il convient de contempler des sites d’une très grande étendue ; de monter sur des tours si hautes qu’on puisse cueillir les étoiles à la main. Tout se presse et s’augmente : on respire vite : on jouit.

Cependant, le Peintre des Saisons dans les nues s’est bien gardé de représenter ici d’autres joies que celles de l’Été ; d’autres devoirs que les devoirs de l’Été. L’eut-il fait ? L’eau mauvaise, l’eau terrestre inonderait les collines.

Les moissons ne mûriraient pas. Les éperviers mangeraient trop vite les jeunes oiseaux. La grêle s’abattrait. Les sauterelles dévoreraient. Et si d’aventure on récoltait : toutes les stérilités sont promises.

Donc, ne plus espérer, ne pas obtenir encore ; mais être. Être, trois fois être, au chaud de l’Été. Sentir que l’on est. Savoir que l’on est. Rire de joie sous l’existence, ô triple et triple gloire de l’Été !

Mais, malgré vous l’horizon tourne. Le temps est changé et s’avance et déploie dans les nues son troisième décor des


NÉOMÉNIES DE L’AUTOMNE.

C’est vers le visage occidental de la terre qu’il convient de tenir votre mouvant visage humain : face au lieu de chute à la fois du jour et de l’année ; face à la tombée du météore quotidien. Qu’on le suive dans son inflexion : qu’on se reploie : qu’on sente sur soi le poids de trois saisons.

C’est alors que les causes doivent être jugées, mais selon la règle, et les châtiments graves, bien accordés : c’est ici qu’au fort de l’Automne du soi-même, il convient d’éviter les excès.

Moment juste ! Saveur recueillie ! On a récolté et l’on goûte. Le Fils du Ciel, ce Grand Médiateur, goûte en effet, avant les autres, et qualifie toutes les espèces de grains. — Mais d’abord, il en réfère à ses Ancêtres.

C’est bien ainsi que, sans retard, sans regrets ni fièvres ni flux dans les humeurs, il convient d’accepter et de contempler Automne : mais, saisissez bien l’instant unique : ne tardez point dans votre intervention : n’omettez le geste des semailles : lancez les astres roux par le champ sans nombre et sans lieu : semez les germes à plein ciel…

Tournez vous enfin du dernier quart d’horizon. Toute forme et toute apparence sont bues, toute couleur dissoute hormis le bleu. C’est une cave d’azur, un vide séparant le ciel de la terre, en raison de ce décret : Que les émanations d’en haut demeurent en haut, et les effluves d’en bas, qu’elles ne lèvent. Que ni le Ciel ni la Terre ne communiquent et ne s’accouplent : que les valves soient toutes fermées : qu’il n’y ait plus aucune aspiration sensible, aucune aventure en ce bleu, aucun tonnerre sous ce globe, aucune pensée sous les fronts : que le Sage s’abstienne sagement d’agir : point de désir et point de répulsion : seule, que s’épande la transparence, — le diaphane craquant dans l’air sec, — seul, que règne le bleu pur, le bleu dur et bleu.

À cet étendard, à ce déferlement de l’azur vous reconnaissez l’avènement d’Hiver dans son royaume à la Chine du Nord. C’est bien lui. Ce que vous venez de voir est la première


NÉOMÉNIE DE L’HIVER.