Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques/Tombeau de Ts’in
TOMBEAU DE TS’IN
Trois collines superposées ; trois collines s’épaulant jusqu’au sommet unique, noblement convexe sous le Ciel creux ; et de droite, et de gauche, la descente longue du dévers fuyant à l’infini horizontal.
Malgré cette ampleur d’embase, malgré cet air de poser son volume et son front en défi aux pluies des nues et aux coups du sol, ceci n’est pas un jeu naturel de la terre, mais le monument de huit cent mille journées d’hommes, levées sur la gloire du Seul, Roi de TS’IN, Empereur UN.
… Eh bien ! vous regarderiez dix mille ans de plus que rien ne changerait en cette peinture ; à peine le ton roux-doré sous la cuisson du temps — et rien n’apparaîtrait de plus…
Mais l’inquiétude que vous montrez à observer quand même, — soupçonnant là vous ne savez quoi d’immense… Mais ce contraste du peuplement humain d’autrefois et l’absence de tout homme ici… Mais ce désaccord, ce défi à rebours entre l’objet attendu : « DÉCLIN DE TS’IN » et cette grandeur ordonnée et dressée…
Mais non ! Vous ne verrez rien si vous restez ainsi spectateurs ébahis de l’apparence. Laissez moi vous mener en profondeur. Il faut pénétrer ce tombeau. Pour cela, fermez vos yeux ronds, vos yeux visibles, et convenez de voir aveuglément chacun des mots que je dis.
… La surface est franchie. Nous voici de l’autre côté de la terre, mais non pas dans le noir : nous suivons le Chemin de l’Âme vers le cœur du monument. C’est un couloir long, voûté, éclairé seulement à l’autre bout, à cinq cents pas, de feux jaunes dont on recueille les reflets obliques incrustés dans les murailles, accrochés aux innombrables scènes figurées sur les parois. — Tout est vêtu de briques historiées. Touchez les. Sentez-vous combien la brique est parente de la terre, et, pour un tombeau, plus intime, n’est-ce pas, dans sa décoration ? Ils s’en vont, à perte de vue, ces milliers de petits personnages hauts comme la main, cernés d’un demi-relief dur. Les uns à côté des autres, sans empiéter ni se dérober, ils s’étagent sur trois registres.
Hauts comme la main ! Et pourtant, chacun de leurs gestes a secoué l’Empire et retenti jusqu’aux Marches barbares. C’est Lui seul qui est présent ici. Ses hauts faits bossellent l’espace : Voyez donc ! Des aveugles ou des vampires se réjouiraient à palper tout cela : C’est l’étonnante naissance, les conquêtes, le triomphe de TS’IN ; c’est par là qu’on fait de l’Empire une cuve sans division, et qu’on brasse et qu’on pétrit les royaumes en un seul pain. Chaque scène est simple et nette.
Ici, le jeune roi, à peine majeur, déclare que tout opposant à ses actes sera d’abord décapité et bouilli ; ensuite écouté… peut-être.
Ici, la chaudière chante, le billot est prêt sur lequel on pose la tête. Mais le jeune roi lui-même prend le censeur par la main, le relève, et le fait Grand Conseiller.
Ici, on le contemple, cravachant des pierres qui saignent, et faisant peindre rouge-sang une roche qui refuse de rougir.
Ici, par respect pour sa mère révérée, — quoiqu’indigne, — il massacre dans Han-tan les vieilles gens qui l’avaient vu naître et l’affirmaient bâtard.
Ici, il déjoue le poignard d’un sicaire. Çà et là, en passant, vous avez vu qu’il détruit les royaumes adverses. Il n’épargne que le sien.
Ici donc, il décide d’abolir le passé derrière lui. Il fait un seul bûcher de tous les livres ; il enterre vivants les Lecteurs des Livres. Il renie tout précurseur, les bons et les autres.
Et il se proclame Origine, Empereur UN.
Maître du sol connu sous le Ciel, maître furieux des vivants, il prétend domestiquer la mort même, et réclame de ses fourneaux la cuisson de la Drogue, l’Or potable, le Vin de Joie qui fait les Immortels. Pour en conquérir la recette, il lance une flotte, tout un peuple dans la mer. Voici l’envolée vers les Îles-en-la-mer des trois mille vierges mâles et des trois mille femelles aux ventres purs exigés par les divins alchimistes… (Vous n’en verrez pas le retour).
Ici, il s’impatiente, et comme la Drogue se fait attendre, on Lui compose la Panacée, plus efficace, faite de cinabre et de temps sublimé, — qui, tout vivant distille le corps, dispense l’ubiquité, la vie spirituelle, l’Être enfin.
Il daigne accepter la tasse : voici qu’Il boit…
… Et nous voici devant le sépulcre, ayant débouché dans le caveau luisant de lampes jaunes, ayant quitté le couloir obsédant trop plein d’images, pour ce parfait cube creux, solide sur son pavé de bronze coulé d’un bloc.
Par magie ! ce peuple de femmes est encore là ! ces deux cents concubines ensevelies vives avec Lui, et que la nuit jaune perpétue, sans réveil et sans agonie… Mais en haut, c’est plus étonnant : ce plafond, qui porte le poids des trois collines, semble tissé des légers dessins du Ciel. En bas, vous marchez sur les figurations de la terre, des fleuves et des mers, Tout autour sont les modèles des Palais des royaumes détruits, qu’il reportait autour des siens ; ce sont des joyaux, des objets rares, les mondes qu’il imagina ou que son désir suscita…
Mais vous n’écoutez déjà plus ; vous vous penchez sur le grand sarcophage ; vous cherchez à voir dedans, entre le couvercle disjoint et les bords… Oui, vous pouvez voir dedans : il est vide.
Des gens réciteront que « cinq années après la mort et la Cérémonie, le grand Tombeau fut fouillé par les hordes rebelles, le cadavre dépecé, les joyaux fondus »… et que nous ne sommes pas les premiers à pénétrer jusqu’ici. Histoires d’historiens. La tombe est vide, c’est vrai, mais tout l’Empire est toujours empli de Lui, administré par Sa règle, uni d’un seul morceau par Sa force.
Et pour Lui, il n’est point ici ou là. Il n’a pas daigné habiter longtemps son sépulcre, voilà tout. Il a démenti le poète : il n’a point « connu la tristesse des os blanchis ». — Et peut-être que le Breuvage était bon, et qu’il n’est pas mort. Telle est sa grandeur vivante que ce nom : Che-Houang-ti, soulève et fait crever la terre. Reculez vous, sortons vite du tombeau.
Le voici, tel que Lui, qui vient vers nous : seul, sans décors ni attributs, débordant l’espace autour de Lui, l’homme gros et majestueux au nez proéminent, aux yeux larges, la poitrine bombant comme un bréchet d’oiseau de proie sous la cuirasse. Lui, et rien à l’entour. Les deux mains pressées sur son ventre, il maintient avec peine un orgueil plus ventru que celui de tout autre. Voilà l’homme qui dompte les hommes, ou, à son aise, les dévore.
Il se tient droit sur ses deux pieds écartés.