Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques/Libération de Ming

Georges Crès et Cie (p. 199-201).


LIBÉRATION DE MING

Pas un homme, pas un vivant ici hormis cet arbre, énorme, qui remplit toute la surface peinte.

Solitaire dont la chevelure et les cent bras font une forêt concave sous le ciel enveloppant, il absorbe la lumière et l’on ne voit dans l’enceinte qu’il couvre que le brun-de-sang vieilli de son tronc : vert sombre et brun-de-sang, pas d’autre ton. L’écorce est toute spiralée comme si d’années en années il se tordait pour échapper à quelque emprise ou pour obéir au soleil. Ses racines déchaussées étreignent le sol qu’elles soulèvent. Les feuilles sont peintes innombrablement une à une. Connaissiez-vous déjà quelque exemple d’un paysage dédié à un seul arbre, sans montagnes au-dessus, sans eaux courantes dessous lui, ni ce voyageur minime, tout en bas, qui jette sa face en arrière et prend possession humaine de l’étendue ?

Ici, l’arbre est seul. Aviez-vous jamais contemplé quelque arbre pour lui-même, pour son incrustation dans le ciel, pour son âge, pour la qualité de son bois ? Aviez-vous jamais imaginé la lenteur démesurée de sa vie ? ou éprouvé tout ce qu’il faut de volonté sourde, réfléchie, obstinée, pour se cercler d’écorce, et, sans nerfs et sans cerveau, diriger pendant trois cents ans le jaillissement de sa sève !

Un grand arbre, tout seul peint ici, qui enveloppe et dédaigne tout dans sa splendeur végétale. Mais l’homme absent a laissé la marque de son règne, et le poids de son pouvoir et de son corps et de sa mort. — Regardez mieux : c’est un arbre chargé de chaînes.

C’est pourquoi la forte ramure se rabat et enserre le tronc : le tronc est percé et ferré d’un gros anneau, — source des liens — qui de là divergent et vont plonger sous la terre. Ah ! vous n’aviez pas senti cette honte et l’attache, et comment, malgré la vigueur des membres, toute la frondaison ploie et pleure : cet arbre fut héroïque et coupable : il a supporté qu’un Empereur — cerné dans son palais dont les eunuques livraient les portes, entouré de ses femmes curieuses du vainqueur — cet arbre a supporté qu’il se pendît aux hautes branches et mourût !