Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques/Conclusion

Georges Crès et Cie (p. 202-209).

C’est tout. N’attendez pas une peinture dynastique de plus. Le souhait serait sacrilège envers la famille Impériale, la « Horde d’Or » qui détient depuis deux cent soixante-six années le présent mandat du Ciel, sous le Sceau de TS’ING.

Nul n’oserait à ce propos parler de déclin ni de chute, même à venir après dix mille années. Les signes rassurants abondent tous les jours : le soleil observe tous les jours son usage de se coucher à l’Ouest. Les saisons suivent leur ordre respectueux du calendrier. Il n’y a pas de chaleurs déplacées en hiver, ni de gelées au milieu du chaud. Les météores font leurs occultations à l’heure dite, même avec plus d’exactitude que jamais. Les fleuves coulent logiquement à la mer. Seule, la Licorne, — faut-il l’avouer ? — ne daigne plus se laisser prendre. Était-elle vraiment indispensable au bonheur des villageois, des marchands, des officiers civils et militaires ?

En revanche, les présages néfastes n’apparaissent point davantage : il n’y a pas de monstruosités évidentes ; pas de mûrier changé en saule ; aucun homme ne devient femme. On n’entend plus de bruits inexplicables sous la terre. On n’a pas vu d’objets insolites apparaître au dedans du Palais… ni le Renard invisible s’asseoir à la place de l’Empereur.

Sans doute, le Dessous-du-Ciel est en deuil pour de longs mois encore : Celui de Ts’ing qui régna durant la période Kouang-Siu, s’en est allé, sur le char du Dragon, boire à la source aux neuf fontaines… Mais le Prince Tch’ouen, son frère, acceptant la Régence, a manifesté tout aussitôt les meilleures intentions et les plus ordinaires qualités. Nul au Palais ne peut prétendre, sous notre ère Siuan-t’ong, imiter aucun des traits équivoques ou hardis qui successivement perdirent Hsia, Chang, Tcheou, — Han, Souei, T’ang, — Song, Yuan et Ming… Encore moins oserait-on assumer un seul des gestes géants de Che-Houang-Ti, Empereur UN.

Et ce serait un nouveau sacrilège historique et moral que d’évoquer ici-même la peinture de Long-Yu, Impératrice vivante, veuve exemplaire. Comment l’imaginer sous la posture de Mei-hsi, accordant ses faveurs antiques à de jeunes comédiens ! Il est justement impossible de discerner, parmi les princes du sang quel serait le Grand Usurpateur. C’est pourquoi le Prince Ts’ing, Grand Aïeul du sang, consacre son expérience et son prestige de soixante dix-huit années à gérer seulement son bien et sa propriété. Le Grand Conseiller Na-t’ong est craintif de faire le mal autant qu’il se défend qu’on lui en fasse, et par là montre une vertu bien balancée. On ne saurait plus incriminer, — comme si souvent au cours des règnes, — les intrigues des faux-eunuques : tous désormais ont leur diplôme.

Pour en finir des allusions historiques, si louables en littérature, sacrilèges et déplacées sur le propos de la Maison Régnante, on conviendra que nul philosophe de renom, — nul philosophe — ne se lève à la suite de ces grands logiciens ergoteurs, dont le talent ruina le temps de Song. Aucun voyageur illustre, — aucun voyageur — ne prétend plus, comme Yang-ti de Souei, transporter avec lui le décor et la quadrature de sa ville ; — mais, poliment, ceux qui émigrent, acceptent aussitôt les habits et les mœurs de l’étranger. Personne enfin n’aurait ce mauvais goût audacieux de Pei-Tcheou : se diviniser soi-même. Il est inacceptable de vouloir passer pour un dieu. On boit encore, mais le vin d’aujourd’hui ne porte plus aux grands débats cosmologiques : plus léger, il se vomit aisément. D’autre part, est-il jamais question de sainteté, ni d’extase ? On préfère la pure raison ; renonçant de même depuis longtemps, aux folles ruées cavalières que menèrent si loin dans l’inconnu ces grands Han Occidentaux, — et qui dans l’envol de la course, ne conduisaient après tout qu’au désert… Et l’on se promène maintenant en chars à mules, en chaises, ou en voiturettes à « pneus ».

Ainsi, nul Lettré, nul Politique, aucun Poète, aucun homme d’État, — aucun Homme enfin, — ne saurait plus se dresser ni à l’aide ni à l’encontre d’un gouvernement et d’une époque aussi calmes et plats que le visage de la mer quand la délaisse le vent. L’Empire siège sur sa sécurité. Quelques mauvais esprits, quelques écoliers des doctrines Européennes préparent, disent-ils, une « révolution ». Ils troublent seulement le commerce et les humeurs des marchands de la côte…

La succession des chutes dynastiques s’arrête donc et se doit clore sur la Libération de Ming. Le Peintre, qui tenta d’illustrer ainsi les déclins et les catastrophes, s’affirme impuissant à livrer à leur suite l’image, surtout fidèle, de la Chose présente.

À défauts de hautes couleurs et de beaux traits, seuls, ces mots poétiquement choisis et gravés dans le sceau final, peuvent la peindre :

GRANDEUR OFFICIELLE
DE TS’ING.
À PEIKING,
DURANT LA
3e ANNÉE DE LA
PÉRIODE SIUAN-T’ONG

C’est tout. C’est fini… Qu’attendez-vous ? Vous êtes là : vous m’avez bien écouté jusqu’au bout. Merci. Je vous sais gré, mes compagnons, mes complices : vous m’avez permis de baigner d’air étendu ces Peintures trop longtemps pliées au fond de moi. Elles m’obsédaient de leur vouloir être vues. Maintenant je puis regarder ailleurs.

Mais vous, emportez les au fond de vos yeux. Et ne croyez pas que les mots que j’ai dits contiennent tout ce que Lumière et Joie dessinent dans le lieu du monde, — qu’il soit de Chine, ou d’ailleurs, ou d’ici autour de vous…

Tant de choses, entr’aperçues, ne pourront jamais être vues.