Peintures (Segalen)/Introduction

Georges Crès et Cie (p. 1-7).

… Vous êtes là : vous attendez, décidés peut être à m’écouter jusqu’au bout ; mais destinés ou non à bien voir, sans pudeur, à tout voir jusqu’au bout ? — Je ne mendie point des promesses : je ne veux d’autre réponse ou d’autre aide que le silence et que vos yeux. D’abord, savez-vous ce qui se montre ici et pour quoi se tient cette PARADE ? Ce sont des Peintures Chinoises ; de longues et sombres peintures soyeuses, chargées de suie et couleur du temps des premiers âges. Les unes se déroulent de haut en bas : je les ferai pendre à leur tour du haut de cette poutre jusqu’à terre. Celles qui ne se transportent point et ne s’achètent pas (de simples frottis d’or au creux des grottes, des reflets au fond des laques ou des yeux), je vous les livrerai cependant : ce sont des Peintures Magiques. Une autre, seule, s’étalera entre les deux mains qui en disposent : c’est le défilé des Cortèges et le Trophée des Tributs des Royaumes. Mais vous devrez, par vous-mêmes, atteindre pas à pas les vingt fresques Dynastiques, liées chacune à son Palais successif.

Et résolument, ne comptez sur aucun « effet » prévu ; aucun de ces mirages fuyants dont la « perspective » occidentale joue et décide avec sécurité : si les parallèles se joignent ou non à l’infini… (médiocre infini que deux traits piquent sur un point) : si les personnages dessinés ont une dimension dans l’espace, ou deux ou trois… (eh ! c’est l’affaire du bon tailleur d’habits !)

Mon rôle est autre envers vous et ces Peintures, qui est de vous les faire voir, seulement. Ce sont des Peintures parlées.

Ne croyez pas à des mots sans justification. Même les plus anciennes et les plus classiques Peintures dans l’Empire calligraphique et littéraire, ne s’accommodent point de l’arrêt, — qui, devant tout, est le maintien de l’ignorance. Mais avant de livrer ses couleurs, chacune d’entre elles a déjà provoqué sa glose : les marges se couvrent, sous un style élégant, de descriptions, de commentaires, d’enthousiasmes lyriques… Il se fait un enveloppé de paroles. Ces Peintures sont donc bien « littéraires », comme j’ai promis dans la dédicace. Imaginaires aussi.

… Vous n’êtes pas déçus ? Réellement, vous n’attendiez pas une représentation d’objets ? Derrière les mots que je vais dire, il y eut parfois des objets ; parfois des symboles ; souvent des fantômes historiques… N’est-ce pas assez pour vous plaire ? Et si même on ne découvrait point d’images vraiment peintes là-dessous… tant mieux, les mots feraient image, plus librement !

Et je ne puis dissimuler : je vous réclame comme des aides indispensables à la substitution. Ceci n’est pas écrit pour être lu, mais entendu. Ceci ne peut se suffire d’être entendu, mais veut être vu. Ceci est une œuvre réciproque : de mon côté, une sorte de parade, une montre, un boniment… Mais très inutile, déplacé et fort ridicule s’il ne trouvait en vous son retentissement et sa valeur. Donc, une certaine attention, une certaine acceptation de vous, et, de moi un certain débit, une abondance, une emphase, une éloquence sont également nécessaires. Convenez de cette double mise au jeu. Mais, avant d’entrer dans le jeu, une anecdote :

— Un Maître-Peintre, sous le temps de Song, avait coutume d’aller aux pentes des coteaux, muni d’un flacon de vin, et de passer le jour dans un peu d’ivresse, en regardant et en méditant. Savez-vous ce qu’il observait ? Un spectacle évidemment, puisqu’il était Maître, et Peintre. Les commentateurs ont traduit : « Qu’il cherchait le lien de lumière unissant enfin à jamais joie et vie, vie et joie, » et ils se sont moqués comme d’un ivrogne et d’un fou.

Et pourtant, cette vision enivrée, ce regard pénétrant, cette clairvoyance peut tenir lieu pour quelques-uns, — dont vous êtes ? — de toute la raison du monde, et du dieu.

Je vous convie donc à voir seulement. Je vous prie de tout oublier à l’entour ; de ne rien espérer d’autre ; de ne regretter rien de plus.

J’entends. Il ne vous suffit pas de la seule contemplation. Mais l’aventure, n’est-ce pas, l’acte dans la joie aussi ! Rassurez-vous : l’action spectaculaire que je vante n’est pas un état de paresse ni de béatitude : vous éprouverez que ceci est plein d’activités nombreuses ; — les unes purement irréelles, mais agissantes par l’Esprit ; d’autres poursuivies très loin dans le voyage ; les dernières conduisant à travers quatre mille années bien comptées de Chroniques chinoises ! Déjà, si vous lisiez ceci dans l’avant-propos d’un livre, (un livre fait de pages que l’on tourne et de caractères que l’on saute quand ils ennuient…) ne vous sentiriez-vous pas emmenés dans une insolite équipée, et déjà, lecteurs complaisants, n’auriez-vous pas quelque abandon pour l’auteur même taciturne ? Laissez vous donc surprendre par ceci qui n’est pas un livre, mais un dit, un appel, une évocation, un spectacle. Et vous conviendrez bientôt que voir, comme il en est question ici, c’est participer au geste dessinant du Peintre ; c’est se mouvoir dans l’espace dépeint ; c’est assumer chacun des actes peints. Beaucoup d’entre eux vous apparaîtront nobles, au sens que les criminels eux-mêmes et le peuple reconnaissent à ce mot. Quelques-uns seront abominables au jugement des hommes dits de bien. M’ayant écouté jusqu’ici, vous n’avez plus de choix possible ni d’autre recul permis que celui qui sépare le bon spectateur du spectacle. Ne vous l’avais-je pas annoncé ? Vous voilà devenus mes comparses, mes complices. Vous pouvez tout voir, désormais. Regardez donc : je déroule la première de ces Peintures, la Première Magique.