Peintres et sculpteurs modernes de la France/Géricault

Peintres et sculpteurs modernes de la France
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 502-531).

PEINTRES


ET


SCUPTEURS MODERNES


DE LA FRANCE




GERICAULT.




La postérité a commencé pour Géricault. Depuis vingt-six sans, le haines et les colères que son nom soulevait ont eu le temps de s’apaiser. Je ne dis pas qu’il nous soit donné de le juger comme le jugeront les générations futures ; ce serait de ma part une ridicule présomption. Il est certain du moins que le nom de Géricault, après avoir servi de drapeau à la nouvelle école, est entré aujourd’hui dans le domaine de l’histoire, et que nous pouvons parler de lui avec impartialité. Parmi les artistes comme parmi les gens du monde, il se trouve plus d’un esprit habitué à jurer par Géricault, et qui pourtant n’a pas pris la peine d’étudier l’ensemble de ses œuvres. Cette étude générale et désintéressée, qui présentait de nombreuses difficultés au moment de la lutte qui pouvait même sembler impossible tant que durait la bataille, est aujourd’hui singulièrement simplifiée par l’attiédissement des passions qui s’agitaient, en 1819, autour du Radeau de la Méduse. Ces passions attiédies ne sont pourtant pas mortes tout entières. Les admirateurs de la peinture impériale n’ont pas renoncé à leurs anciennes croyances, les doctrines qu’ils ont soutenues leur semblent encore seules vraies et dignes de foi ; mais leur conviction a pris le caractère de la piété filiale : ils parlent du passé avec respect, du présent sans amertume ; ils déplorent entre eux la ruine de la vraie religion et n’essaient plus de convertir les impies. Les disciples de Géricault, tout en gardant pour le maître qu’ils ont choisi, ou plutôt don le nom est pour eux un signe de ralliement, une dévotion fervente, ne parlent plus avec le même dédain, avec la même injustice de la peinture impériale, et reconnaissent les services rendus à l’art par le savoir et la volonté persévérante de David. Si Guérin et Girodet n’ont pas retrouvé la popularité dont ils jouissaient sous l’empire, Eylau et Jaffa, les Sabines et Léonidas sont aujourd’hui estimés à leur juste valeur. Les peintres mêmes qui sont engagés dans une voie toute différente ne refusent pas le tribut de leur admiration à ces œuvres habiles. Il semble donc que le temps soit venu de prononcer un jugement équitable sur le talent de Géricault et de marquer sa place dans l’histoire esthétique de notre siècle. Ceux pour qui le Radeau de la Méduse était un signe de décadence, comme ceux qui voyaient, dans cette composition inattendue un signe de progrès, prêtent volontiers l’oreille aux doctrines qu’ils n’approuvent pas ; il y a des deux parts une tendance vers l’impartialité. Au lieu d’hymnes ou d’invectives, la critique peut maintenant discuter ce qui mérite les honneurs de la discussion, blâmer ou louer ce qui appelle le blâme ou la louange. Personne, je crois, ne peut regretter l’amertume et la colère qui passaient, il y a vingt-six ans, pour des argumens sérieux. La franchise, l’indépendance, la ferme résolution de relever avec le même soin les défauts et les qualités de l’œuvre la plus éclatante, valent bien, aux yeux de la raison, l’admiration préconçue et le dénigrement qui résiste à toutes les épreuves, même à l’épreuve de l’évidence.

Pour bien comprendre le rôle de Géricault dans la peinture française, il ne suffit pas de l’étudier en lui-même ; une telle méthode ne conduirait qu’à une vérité incomplète. L’analyse la plus attentive ne nous apprendrait pas ce qu’il a voulu renverser, ce qu’il a voulu édifier. Géricault, réduit à lui-même, séparé de son maître, isolé du mi lieu où il s’est produit, ne laisse dans l’esprit qu’une notion stérile. Pour marquer sa place, pour caractériser nettement l’influence qu’il a exercée sur l’école française, il faut commencer par déterminer les principes qui présidaient à l’enseignement de la peinture, quand Géricault, malgré la résistance de sa famille, quitta les livres pour le pinceau. Sans l’accomplissement de cette condition préliminaire, il est impossible d’expliquer pourquoi, dans la plupart de ses œuvres, l’exécution ne s’accorde pas avec la conception, pourquoi la main est plus habile que la pensée n’est savante. Si Géricault n’eût pas rencontre dans Pierre Guérin un adorateur fervent, un disciple fidèle et obstiné des principes proclamés par David, s’il n’eût pas trouvé dans ce maître habile la ferme résolution de blâmer avec dédain, de proscrire sans pitié tous les caprices de la fantaisie, s’il n’eût pas eu à soutenir des luttes sans nombre contre la tradition, qui prétendait posséder seule le secret de la beauté, il est probable que son talent n’aurait pas pris le caractère de violence et de réaction qui éclate dans ses moindres études, et qui se révèle tout entier dans son dernier ouvrage.

Confié aux soins d’un maître plus indulgent, livré tour à tour, sans contrainte, sans résistance, à l’étude de la nature et des maîtres ; Géricault ne serait jamais devenu chef d’école. Ce rôle qu’il n’a jamais rêvé n’aurait pu lui être assigné par ses camarades, qui plus tard devinrent ses élèves. Il faut donc absolument parler de Guérin, si l’on veut expliquer Géricault. Quelques phrases banales, stéréotypées depuis long-temps, sur la prédilection de la peinture impériale pour les formes académiques seraient une préface très inutile. Aussi m’abstiendrai-je de les répéter. J’aime mieux suivre les conseils du bon sens et chercher les doctrines de Guérin dans ses œuvres. Si cette voie est la plus longue, c’est aussi la plus sûre, la seule qui nous conduise au but. Une rapide appréciation des œuvres de Guérin nous permettra d’établir clairement le sens et la portée de ses doctrines. En voyant ce qu’il voulait, en comparant sa volonté à la volonté révélée par les œuvres de Géricault, nous comprendrons sans peine comment la lutte s’est terminée par l’avènement de l’école nouvelle, comment Géricault a trouvé dans la résistance même une source féconde d’énergie, comment l’obstination de son maître l’a poussé à la révolte, comment la révolte, en persévérant, a changer de nom, s’est transformée en révolution. Toute cette série d’idées, qui, réduite à des termes abstraits, ne laissait pas dans l’esprit de traces bien profondes, éclairée par le récit des faits, se grave sans peine dans toutes les mémoires. C’est pourquoi je ne crains pas de fatiguer l’attention en commençant l’histoire de Géricault par l’histoire sommaire de Pierre Guérin.

Pierre Guérin ne se recommande ni par la sévérité du dessin, ni par l’éclat de la couleur ; mais il y a dans plusieurs de ses ouvrages un mérite de composition qui ne peut être contester. Caton d’Utique déchirant ses entrailles et Marcus Sextus montrent clairement qu’ils était de bonne heure habitué à la méditation, car le premier de ces ouvrages, placé aujourd’hui à l’école des Beaux-Arts, a été conçu à l’âge de vingt-deux ans, et le Marcus Sextus, exécuté avant le départ de Guérin pour l’Italie, fut exposé deux ans plus tard. On peut critiquer sans injustice l’insuffisance du savoir anatomique dans le second de ces ouvrages, qui établit la renommée de Guérin, et dont le succès n’a jamais été dépassé par aucun de ses tableaux ; on peut, sans s’exposer au reproche de malveillance, demander où se trouve le type de la couleur choisie par l’auteur de cette composition ; mais, à quelque sentiment, qu’on s’arrête sur les doctrines professées par David, on ne peut méconnaître dans le Marcus Sextus une véritable puissance d’expression, et, ce qui ajoute encore à l’évidence du mérite que je signale, c’est la manière incomplète dont les figures sont modérées. On trouverait sans peine aujourd’hui, parmi les hommes de vingt-cinq ans voués à l’étude de la peinture, une main plus habile et plus savante on trouverait difficilement une intelligence capable de concentrer sa pensée avec autant d’énergie. La douleur, le désespoir, sont exprimés dans le Marcus Sextus avec une âpreté, une grandeur qui justifie la popularité acquise à Guérin par cet ouvrage. Quant à l’insuffisance du dessin, quant à la manière incomplète dont les figures sont modelées, il suffit pour les expliquer de se rappeler que Guérin, bien que ne sous la domination de David, n’avait pourtant pas étudié dans son atelier. Après quelques mois passés chez un peintre obscur du nom de Brenet, il était entré chez Regnault. Or, personne n’a jamais songé à mettre l’Éducation d’Achille a Scyros sur la même ligne que les Sabines pour la sévérité du dessin. Quoique Regnault partageât avec David et Vincent le gouvernement de l’école française, il n’a jamais eu ni par son enseignement, ni par ses ouvrages, l’autorité qui appartenait au chef de l’école. Il ne faut donc pas s’étonner que Guérie, instruit par les leçons de Regnault, n’ait pas trouvé pour sa pensée une forme plus précise. Privé des secours d’une éducation littéraire, mais nourri de la lecture des historiens et des poètes de l’antiquité, la main chez lui n’était pas à la hauteur de la pensée. Il concevait mieux et plus fortement qu’il ne savait rendre, et pourtant, quoiqu’il n’eût pas vécu sous la sévère discipline de David, il a mis dans son Marcus Sextus une franchise, une évidence d’expression qui émeut profondément. Or, si l’émotion des spectateurs ne démontre pas l’excellence de l’œuvre sous le rapport technique, elle prouve du moins qu’il y a chez le peintre un sentiment poétique très développé, et je ne crois pas qu’à cet égard le Marcus Sextus puisse laisser aucun doute dans les esprits les plus incrédules.

Phèdre et Hippolyte, Andromaque et Pyrrhus, sont bien loin de valoir l’ouvrage dont je viens de parler. La pantomime des personnages a quelque chose de théâtral dans l’acception la plus vulgaire du mot. Au lieu de s’inspirer, pour traduire sur la toile deux tragédies de Racine, du modèle que Racine lui-même avait consulté, au lieu de relire et de méditer l’Hippolyte et l’Andromaque d’Euripide, Guérin a demandé à ses souvenirs de théâtre tous les élémens de ces deux compositions, et tous ceux en effet qui ont vu Talma et Mlle Duchesnois les reconnaissent dans Phèdre et dans Oreste. Talma, malgré l’excellence de son talent, malgré le génie qui l’animait dans tous ses rôles, était oblige, pour enlever les applaudissemens du parterre, de se plier aux conditions de la scène. Malgré son ardent amour pour la vérité, malgré sa passion constante pour le naturel, il ne pouvait se dispenser d’accentuer avec une exagération involontaire certains effets de pantomime, et, si je le rappelle, ce n’est pas pour lui en faire reproche : c’était une des nécessités de son art ; la simplicité absolue n’eût as été comprise. Ainsi Talma lui-même très utile sans doute à consulter, ne devait pas servir de modèle unique au peintre qui voulait représenter Oreste. Quant à Mlle Duchesnois, je confesse très franchement que je n’ai jamais rien compris à sa renommée ; c’était à mes yeux un talent parfaitement faux. Quoiqu’elle eût reçu les avis d’un poète ingénieux, elle faisait du rôle de Phèdre une perpétuelle cantilène. Quel que fût son interlocuteur, OEnorie, Hippolyte ou Thésée, elle ne consentait jamais, à parler simplement ; elle soupirait, elle fredonnait, et je ne me souviens pas d’avoir surpris dans sa voix un accent naturel. Sa renommée est une de ces bévues grossières dont la tradition n’est malheureusement pas perdue : il était donc très imprudent, sinon insensé, d’interroger le masque et la pantomime de Mlle Duchesnois pour trouver le vrai type de Phèdre, car le masque et la pantomime suivaient nécessairement toutes les inflexions de sa voix. Aussi les deux tableaux de Guérin, bien que défendus avec ardeur par ses nombreux amis, sont-ils demeurés pour tous les hommes clairvoyans entachés de manière et de faux goût. Je ne doute pas que l’auteur n’eût évité cet écueil en relisant l’Hyppolyte et l’Andromaque d’Euripide. Si le dernier des tragiques grecs, dont nous possédons les œuvres, ne peut se comparer ni à Eschyle ni à Sophocle pour la grandeur et la simplicité, il est certain pourtant qu’il sait, au milieu de ses déclamations, trouver des accens vrais, des accens pathétiques. Bien que Racine ait pris dans Virgile l’argument dramatique de son Andromaque, les conseils du poète athénien n’étaient pas à négliger pour la représentation d’Andromaque et de Pyrrhus Talma et Mlle Duchesnois ne pouvaient remplacer la lecture d’Euripide.

Didon écoutant le récit des malheurs d’Énée offre des qualités fort remarquables. Il est impossible de ne pas rendre justice à la pose de Didon, tout à la fois gracieuse et nonchalante. L’inflexion générale du corps est d’une grande souplesse et se recommande par des lignes très heureuses. Le visage tout entier écoute bien Guérin a très habilement rendu l’expression du poète latin, qui nous représente la reine de Carthage suspendue aux lèvres d’Enée. L’attitude voluptueuse du personnage se concilie sans effort avec l’attention qui respire dans tous les traits. On a trouvé le héros troyen quelque peu insignifiant, et j’avoue qu’il me serait difficile de saisir sur son visage une pensée nettement déterminée. Cependant il y a dans son attitude, sinon dans son regardd, une expression de noblesse et de grandeur. La sœur de Didon, appuyée sur le lit où la reine est couchée, est une des figures les plus gracieuses qui soient nées sous le pinceau de l’auteur. Les yeux et la bouche sont pleins de tendresse, et cette tendresse est mêlée de générosité. Anna écoute d’une oreille, attentive le récit d’Énée, comme si elle pressentait la passion funeste que ce récit allumera dans le cœur de Didon. Je ne professe pas une grande admiration pour le faux Ascagne, bien que cette figure ait obtenu, il y a trente-trois ans, une popularité prodigieuse. La malice que le peintre a voulu mettre dans les yeux et sur les lèvres du faux Ascagne n’est pas exempte d’afféterie. Or, s’il y a au monde un poète qui conseille, qui prescrive la simplicité, c’est à-coup sûr Virgile. Chez le poète latin, il n’y a pas trace du défaut que je signale dans le faux Ascagne. Cependant, malgré la physionomie insignifiante du narrateur, malgré l’afféterie qui gâte la malice du fils de Vénus, il reste encore dans ce tableau beaucoup à louer. La toile tout entière est inondée de lumière. La mer s’étend au loin et l’œil nage avec bonheur dans cet espace indéfini. On pourrait souhaiter une plus grande sobriété de détails dans le vêtement de la reine, dans le lit même où elle est couchée. Il est certain en effet que les ornemens prodigués par le peintre exposent le regard du spectateur à de fréquentes distractions, et nuisent d’autant à l’effet poétique de la composition. Pourtant il ne faut pas oublier que Virgile nous représente Didon comme une femme belle et fière de sa beauté, et l’illustre Mantouan, dans le portrait de la reine de Carthage, n’omet pas la coquetterie. Ainsi je n’attache pas une grande importance à la remarque précédente. Bien que je préfère, en toute occasion, la simplicité à la profusion, je ne puis voir dans les ornemens imaginés par le peintre pour le vêtement de Didon un sujet de reproche bien sérieux, et je loue volontiers l’élégance et l’élévation qui règnent dans toutes les parties du tableau ; car le faux Ascagne lui-même, malgré sa malice un peu affectée, n’est pas dépourvu d’élégance. Pour traduire ainsi les poètes de l’antiquité, il faut avoir vécu avec eux dans un commerce familier, et la Didon de Guérin demeure comme un témoignage éclatant de l’assiduité, de la persévérance de ses études.

Clytemnestre poussée par Égistke au meurtre d’Agamemnon n’est pas moins digne d’attention que Didon écoutant le récit d’Épée. La lumière sanglante répandue sur tous les personnages s’accorde très bien avec la scène que l’auteur a voulu représenter. La lecture d’Eschyle n’a pas été pour lui moins féconde que la lecture de Virgile. La reine adultère est très bien conçue. Son visage, sa démarche, respirent une rage homicide. Pour posséder librement l’amant qu’elle a choisi, elle a résolu d’égorger son mari ; mais sa main n’est pas aussi hardie que son cœur et tremble au moment de l’exécution. La mère d’Oreste, qui doit un jour venger le meurtre de son père, cherche dans le crime même un lien de plus pour enchaîner Égisthe. Toutes les intentions du poète sont fidèlement rendues par le peintre. Tout dans cette composition est si habilement calculé, que l’esprit n’hésite pas un instant sur le rôle assigné à chaque personnage. Il est permis de blâmer les proportions que l’auteur a données au roi d’Argon. Il faudrait en effet qu’Agamemnon fût placé assez loin d’Égisthe et de Clytemnestre pour que le spectateur pût accepter ces proportions. La reine et son amant sont dans la chambre du roi, et il semble qu’Agamemnon soit séparé de nous par une vingtaine de pas. C’est là certainement une erreur positive, mais une erreur toute matérielle, qui n’enlève rien à la grandeur de la composition. C’est une question de perspective, qu’un écolier, après six mots d’étude, pourra facilement redresser. Quant au mérite poétique de ce tableau, il faudrait, pour le contester, ne pas connaître le premier mot de la tragédie grecque. Quiconque en effet a vécu familièrement avec Eschyle, avec Sophocle, comprend toute l’élévation, toute la fidélité du tableau de Guérin. Si l’exécution n’est pas aussi savante, aussi précise qu’on pourrait le souhaiter, la physionomie et la pantomime des personnages sont de nature à contenter le goût le plus difficile. Y a-t-il aujourd’hui beaucoup de peintres dont les œuvres méritent le même éloge ? La Clytemnestre de Guérin est une composition long-temps méditée, habilement conçue, et qui tiendra toujours un rang élevé dans l’école française.

Cette rapide analyse des ouvrages de Pierre Guérin nous montre assez clairement que ce n’était pas un maître vulgaire, et en effet plusieurs artistes éminens de notre temps ont puisé à son école, sinon le respect aveugle des principes qu’il professait, du moins l’habitude de méditer à son exemple et de ne pas confier aux caprices du pinceau la révélation ou plutôt l’invention de leur pensée. J’ai dit que Géricault avait excité chez Pierre Guérin plus d’étonnement que de sympathie, et cela se conçoit : pour peu qu’on prenne la peine de comparer le Radeau de la Méduse à Didon écoutant le récit d’Enée, rien au monde n’est plus facile à concevoir que l’étonnement de Pierre Guérin. Il y avait chez Géricault une passion pour la réalité qui ne pouvait accepter aucune contrainte. Lorsqu’il n’avait pas encore quitté le collége, les jours de sortie, il ne connaissait pas de plus grand plaisir que d’assister aux exercices de Franconi, et ses camarades ajoutent que, frappé d’admiration pour le talent de cet habile écuyer, il regardait comme un honneur de s’entretenir avec lui sur la meilleure méthode à suivre dans le maniement des chevaux, et non-seulement il suivait assidûment les exercices de Franconi, mais il allait se placer à la porte des grands hôtels du faubourg Saint-Germain et du faubourg Saint-Honoré pour contempler à son aise les beaux attelages de Mecklembourgeois à haute encolure. Ravi en extase par leur belle robe et leurs muscles puissans, il les suivait à la course aussi long-temps qu’il le pouvait, et, quand l’haleine lui manquait, il se consolait en commençant une nouvelle faction. Ces détails, qui nous ont été conservés par ses amis, nous expliquent pourquoi, avant d’entrer dans l’atelier de Guérin, il suivit quelque temps les leçons de Carle. Vernet. Les études spéciales de Carle Vernet avaient excité chez Géricault un vif désir de prendre ses conseils ; mais, au bout de quelques mois ; il sentit que Carle Vernet n’était pas son homme. En effet, ce peintre, qui ne manquait certainement pas d’habileté, s’attachait trop obstinément à reproduire certains types de chevaux, tels que le type arabe et le type anglais ; encore avait-il pour ce dernier type une préférence marquée. Il apportait d’ailleurs dans la représentation du cheval certains procédés que la mode avait acceptés, mais qui jetaient dans ses œuvres une singulière monotonie. Géricault ne pouvait s’accommoder d’un maître si étroit dans ses goûts et dans sa méthode. Sa passion pour les chevaux embrassait tous les types, depuis le type normand jusqu’au type arabe. Aussi n’eut-il pas de peine à découvrir tout ce qu’il y avait de mesquin dans le talent de Carle Vernet, bien qu’il rendît pleine justice à l’adresse de son pinceau. Pour lui, l’habileté de ce premier maître était une habileté purement industrielle. La peinture proprement dite n’avait pas grand’chose a démêler avec les tableaux de Carle Vernet. Les gens du monde l’avaient accepté comme un artiste consommé, et sans prendre au sérieux sa renommée, il en recueillait les bénéfices. Géricault, sincèrement épris de la beauté du cheval, mais qui la comprenait dans toute sa variété, ne pouvait demeurer long-temps dans l’atelier de Carle Vernet. Malgré sa prédilection pour les haras, pour les courses du Champ-de-Mars, il entra dans l’atelier de Guérin.

On se figure sans peine tout ce qu’il eut à souffrir sous la discipline de ce nouveau maître ; son ardent amour pour la réalité ne trouvait pas à se satisfaire chez l’élève de Brevet et de Regnault. Chaque fois qu’il lui arrivait de déserter les principes consacrés dans l’atelier et de faire l’école buissonnière, il était vertement tancé, et, sincère ou non, soit qu’il exprimât sa conviction, soit qu’il voulût venir en aide aux répugnances de la famille de son élève, Guérin conseillait à Géricault de renoncer à la peinture. Il y avait certainement dans ces remontrances de quoi décourager un esprit vulgaire et moins fortement trempé ; heureusement Géricault sans se demander si son maître parlait selon sa pensée ou selon la pensée de sa famille, avait assez de bon sens pour partager sa vie entre l’obéissance et la liberté : tant qu’il était dans l’atelier : commun, il écoutait : docilement les conseils de Guérin ; une fois seul, une fois livré à lui-même, il regardait la nature d’un œil avide et la copiait à sa guise. Souvent même il lui arrivait d’ébaucher des compositions empruntées à ses lectures et de les soumettre à Guérin : le maître promenait sur l’ébauche un regard rapide et dédaigneux, et répétait pour la centième fois sa première sentence ; mais il avait beau dire au jeune écolier : « En suivant une telle voie, vous ne ferez jamais rien ; le plus sage pour vous serait de renoncer à la peinture ; » - l’écolier persévérait sans relâche dans ses études indépendantes, et, tout en acceptant les conseils du maître pour la pratique matérielle de son art, il interrogeait la nature avec une curiosité assidue, et préférait volontiers le témoignage de ses yeux aux enseignemens de l’atelier.

Bien que la manière de Géricault ne s’accorde en aucun point avec la manière de Guérin, bien que le peintre de la Méduse professe pour la réalité une passion constante et que l’élève de Regnault préfère le choir des lignes à l’imitation matérielle de la nature je ne crois pas cependant que nous devions regretter les leçons données à Géricault par Guérin, car le maître futur a puisé sans doute dans la contradiction même une nouvelle énergie. Et puis il ne faut pas oublier que, si Guérin ne possédait pas une main très habile, s’il ne rendait pas toujours avec une précision satisfaisante ce qu’il avait conçu, il se recommandait au respect de ses élèves par l’élévation permanente de sa pensée. Il ne croyait pas que la peinture tout entière fût dans l’œil et dans la main. Il attribuait à l’intelligence une part considérable dans les arts qu’on appelle arts d’imitation, comme s’il suffisait de voir et de transcrire pour toucher le but.

Un tel maître ne pouvait manquer de développer chez Géricault l’habitude de la méditation, et de combattre heureusement le goût matérialiste qu’enfante l’étude exclusive de la nature. Si l’enseignement de Guérin n’a pas pleinement réussi à effacer l’influence de cette étude exclusive, il est permis du moins d’affirmer qu’il n’a pas été sans profit pour Géricault. Je ne parle pas de l’Offrande à Esculape, dont l’exécution et la pensée ne méritent pas une discussion sérieuse. Marcus Sextus, Didon et Clytemnestre, quoi qu’on puisse dire de l’indécision anatomique des formes, offrent à l’intelligence de nombreux sujets d’étude. Pour interpréter avec une telle simplicité, une telle grandeur, l’histoire et la poésie, il faut avoir nourri son esprit de lectures austères, et c’est ce que Guérin avait fait de bonne heure, bien qu’il n’eût pas revu d’éducation littéraire. Géricault, qui sur les bancs du collége Napoléon avait recueilli une ample moisson de souvenirs historiques et poétiques, pouvait sans effort s’associer à la prédilection de son maître pour l’antiquité. Cependant nous ne voyons rien, dans les œuvres qu’il nous a laissées, qui établisse nettement la prédilection dont parle ; mais il y a dans les croquis recueillis par ses amis plusieurs figures qui reportent la pensée vers Athènes. C’en est assez pour montrer que l’enseignement de Guérin, n’avait pas été sans influence sur le développement intellectuel de Géricault ; car ces croquis n’ont rien à démêler avec les œuvres achevées que nous connaissons.

À mon avis, ce qu’il faut louer dans l’enseignement de Guérin, ce n’est pas seulement l’amour de l’antiquité, c’est surtout l’amour de la réflexion. Or ; c’est là un mérite inappréciable, et qui se rencontre chez bien peu de maîtres. Ç’a été pour Géricault une bonne fortune de rencontrer dans l’auteur de Didon un homme habitué à se contenter difficilement, et qui ne cherchait sur sa palette l’expression de sa pensée qu’après avoir long-temps envisagé sous toutes ses faces la pensée qu’il voulait traduire. Il a puisé dans ses leçons le respect de l’intelligence et l’horreur de l’improvisation ; il ne croyait pas que le génie le plus hardi, le plus fécond, fût dispensé de réfléchir avant de produire, et les nombreuses.ébauches de la Méduse, conservées dans le cabinet de M. Marcille, sont là pour attester ce que j’avance. À l’exemple de son maître, il se contentait difficilement et retournait sa pensée dans tous les sens avant de la confier à la toile. Sa main, si docile et si prompte, ne se mettait à l’œuvre que lorsque l’intelligence avait terminé sa besogne. Guérin n’eût-il enseigné à Géricault que l’habitude et le goût de la méditation, nous lui devrions encore une vive reconnaissance ; mais ce n’est pas le seul bienfait qu’ait reçu de lui l’auteur de la Méduse : il y a dans les œuvres de Guérin une élégance, une élévation de style que Géricault n’a jamais oubliée. Dans la représentation même des scènes empruntées, à la vie familière, il a trouvé moyen de se montrer fidèle aux leçons de son maître ; il a remplacé l’harmonie des lignes par la vigueur des formes, par l’énergie de l’expression : il mis du style dans la peinture d’un haras, d’une forge de maréchal ferrant, car toute chose bien comprise et bien exprimée se prête au style ; il n’y a guère de trivial que les objets mal compris et mal rendus.

Lorsque Géricault fit son début, il avait vingt-deux ans : il envoya au salon de 1812 un Chasseur de la garde -impériale, qui fut accueilli avec admiration par ses camarades, avec étonnement par les disciples fidèles de l’école de David. Il y avait en effet dans la couleur et le style de ce morceau quelque chose d’inattendu ; la manière dont l’auteur a conçu l’attitude du cavalier et le mouvement du cheval ne relèvent d’aucune tradition. C’est la nature même prise sur le fait. Géricault a représenté naïvement, franchement ce qu’il avait vu, sans s’inquiéter de savoir si les lignes que la réalité lui fournissait s’accordaient ou ne s’accordaient pas avec les règles établies dans l’école de David et docilement acceptées dans l’atelier de Guérin. Il faut dire pourtant que, dans cet atelier même, Géricault n’était pas le seul dissident. Eugène Delacroix, Ary Scheffer, ses condisciples cherchaient déjà, chacun à sa manière et dans la mesure de ses facultés, une voie nouvelle, une méthode qui leur permît de produire leur pensée dans toute sa franchise. Si l’admiration fut grande pour le Chasseur de la garde, l’étonnement fut encore plus vif que l’admiration. Les élèves de David, réglant leur surprise sur la suprise du maître, demandaient gravement d’où cela sortait, et ne prenaient pas même la peine de discuter le mérite d’une œuvre dont l’origine ne pouvait être établie. Le Chasseur de la garde était traité comme un enfant trouvé, comme un aventurier sans famille, qui n’avait pas d’explication à donner sur ses antécédens, et n’était pas digne du’une lutte sérieuse. Cependant ceux même qui opposaient au Chasseur de la garde cette singulière fin de non-recevoir, qui, pour éviter tout échange d’argumens, disaient à Géricault : D’où venez-vous ? où allez-vous ? rant que vous n’aurez pas répondu à ces deux questions, nous ommes dispensés de compter avec vous, — ne pouvaient méconnaître la puissance qui éclate dans cette œuvre. Le respect des principes ne tenait pas contre l’évidence. Les maîtres avaient beau dire : Si le nouveau venu réussit, si cette manière nouvelle est acceptée par le public comme une imitation fidèle et vraie de la nature, tout ce que nous avons enseigné jusqu’ici est réduit à néant ; il se trouvait, même parmi leurs élèves, des esprits indisciplinés qui n’osaient pas au nom des principes nier leur émotion, et la foule a fini par se ranger à leur avis. Le Chasseur de la garde, placé il y a quelques années dans le salon rouge du Palais-Royal et maintenant rendu à la famille d’Orléans, est demeuré comme une protestation éloquente contre le caractère exclusif des principes pfoessés par David, mais n’a pas aboli et ne pouvant pas abolir ce qu’il y avait de grand et de sérieux au fond de son enseignement. La réalité, telle qu’ellle nous est présentée dans l’œuvre de Géricault, garde sa vigueur et son mouvement ; l’harmonie linéaire, l’élégance des formes empruntée à la statuaire antique, malgré les dangers qu’elles offrent à la peinture lorsqu’elles ne sont pas contrôlées par l’étude du modèle habitués à la réflexion. L’étonnement et la colère de l’école de David n’ont pu envelopper dans l’oubli l’œuvre de Géricault ; le succès obtenu par le Chasseur de la garde n’a pas entamé la valeur des Sabines et de Léonidas.

Aujourd’hui que la lutte est terminée, nous pouvons parler sans prévention et sans colère du Chasseur de la garde. David et Géricault sont pour nous deux personnages historiques. Le plaisir que nous donnent leurs tableaux, ou, pour parler plus exactement, le rapport que notre intelligence établit entre leur puissance et leur volonté, entre le but qu’ils se proposaient et le but qu’ils ont touché, est pour nous la seule mesure de leur mérite. Or, envisagé de cette manière, le Chasseur de la garde ne peut être rangé parmi les œuvres de second ordre. Il n’est pas douteux en effet que Géricault, en nous représentant un chasseur de la gardeàa la tête de son escadron, entraînant ses camarades par sa vigueur, par sa résolution, n’ait voulu nous peindre la vie militaire sous une face héroïque. Et qui oserait dire que le portrait de M. Dieudonné n’ait pas pleinement réalisé le vœu de Géricault ? Le regard étincelle, la bouche frémit, les narines se dilatent, le mouvement du corps exprime l’état d’un homme qui va joyeusement au-devant du danger ; le cheval, puissamment étreint par le cavalier, s’associe avec ardeur à l’élan de son maître. L’escadron s’ébranle et se précipite sur les pas de son chef. Que faut-il de plus pour démontrer que l’auteur a victorieusement accompli sa volonté ?

Si, comme je le crois, le mérite d’une œuvre se mesure d’après le rapport établi entre le but marqué et la route parcourue, il me semble difficile de contester la valeur du Chasseur de la garde, car l’intention de Géricault n’a certes rien d’équivoque, et l’émotion qui s’empare du spectateur en présence de son tableau prouve assez clairement que son esprit a trouvé dans sa main un interprète éloquent et docile. Je sais que les juges, d’ailleurs très bienveillans, ont trouvé dans le mouvement du cavalier quelque chose de théâtral. J’accepterais la réprimande et je la tiendrais pour fondée, s’il ne s’agissait pas d’entraîner un escadron et de le lancer sur l’ennemi ; -mais, étant -donnée la pensée qui a inspirée ce tableau, j’aurais peine à comprendre que Géricault eût prêté à son cavalier un autre mouvement. Le chasseur se retourne à demi sur sa selle comme pour adresser à ses camarades une dernière parole d’encouragement. Que cette demi-conversion, exécutée sur un cheval lancé au galop, rentre dans les données des exercices que nous voyons chaque jour au cirque et au manège, je ne veux pas le nier. La question se réduit à savoir si le mouvement prêté au cavalier par Géricault est conforme à la vérité ; or, je ne crois pas qu’on puisse le contester. C’est pourquoi je ne vois dans le reproche dont je parlais tout-à-l’heure qu’une objection spécieuse. Du moment en effet, que le mouvement blâmé comme théâtral exprime très nettement une intention très vraie ; la discussion est close, et l’objection ne vaut pas la peine d’être réfutée.

Quant à l’exécution proprement dite, le Chasseur de la garde ne mérite pas de moindres éloges. Si la composition est bien conçue, toutes les parties du tableau sont traitées avec une énergie, une précision qui révèlent chez le jeune peintre un savoir très avancé. Bon gré mal gré, il fallait bien admirer l’aisance avec laquelle l’auteur s’était joué des difficultés de son art. Quoiqu’il n’eût alors que vingt-deux ans, il avait traité toutes les parties de son œuvre avec une habileté digne d’un maître consommé. Aussi, dès l’année 1812, le rang de Géricault dans l’école française fut marqué d’une façon précise pour les vrais connaisseurs. Les disciples mêmes de David, tout en maugréant contre l’intrusion d’une manière nouvelle, imprévue, qui heurtait de front toutes les doctrines consacrées, furent bien obligés de reconnaître dans l’élève indocile de Guérin une main familiarisée avec tous les secrets de l’exécution : le Chasseur de la garde obtint un succés popoulaire.

Cependant, si les esprits délicats, habitués à réfléchir avant de porter un jugement sur une œuvre nouvelle, comprenaient pourquoi l’auteur avait donné à son cavalier une attitude qui n’était pas sans analogie avec celle des écuyers du Cirque Olympique, si, loin de blâmer le caractère quelque peu théâtral du chasseur lancé au galop, ils voyaient dans le feu du regard, dans l’expression belliqueuse de la physionomie la justification complète du parti adopté par le peintre, bien des esprits moins éclairés, amoureux de la chicane, reprochaient à Géricault de n’avoir pas mis dans son tableau toute la simplicité que le sujet réclamait. Pour ces juges chagrins, l’admiration populaire ne « méritait : pas- d’être prise en considération ; l’émotion de spectateurs ne signifiait rien : c’était une erreur déplorable qu’on ne pouvait invoquer comme un argument. Géricault, sans se laisser détourner de la voie qu’il avait choisie par des reproches dont il comprenait tout le néant, sentit pourtant la nécessité de produire son talent sous une forme nouvelle. À ceux qui blâmaient amèrement l’emphase et l’attitude théâtrale du Chasseur de la garde, il voulut montrer qu’il savait émouvoir en traitant très simplement une donnée en apparence insignifiante : au Chasseur de la garde il donna pour frère le Cuirassier blessé, afin de fermer la bouche aux détracteurs, obstinés de son premier ouvrage.

Il est impossible en effet d’imaginer un contraste plus frappant. Si la même main se révèle avec une égale puissance dans ces deux tableaux, il y a entre les deux compositions une différence si profonde, qu’après les avoir contemplées tour à tour il faut bien se résigner, à quelque doctrine qu’on appartienne à voir dans Géricault un homme résolu à étudier la nature sous toutes ses faces, et non pas, comme on le disait devant le Chasseur de la garde, en peintre ami de l’emphase. L’auteur n’avait pas perdu le temps pour répondre aux censeurs, et la réponse parut victorieuse. Le Cuirassier blessé, exposé en 1813,- fut -accepté comme la preuve d’une grande souplesse d’imagination ; car s’il y a parenté dans l’exécution, il n’y a aucune ressemblance entre les deux sujets. Autant le Chasseur de la garde entraînant son escadron est plein d’ardeur et d’enthousiasme, autant le Cuirassier blessé est morne et abattu. Démonté, conduisant son cheval par la bride, les yeux levés au ciel qu’il implore dans sa détresse, tout son visage respire la souffrance et la résignation. Lors même que la date de ce tableau n’aiderait pas le spectateur à deviner le lieu de la scène, le terrain du premier plan, l’aspect glacé du fond sur lequel se détache le cavalier, indiqueraient que l’auteur a voulu nous représenter un épisode de la retraite de Russie. Je ne crois pas que l’esprit le plus passionne pour la simplicité puisse trouver dans le Cuirassier blessé la plus légère trace d’emphase. L’expression de la tête, le mouvement du corps, tout est réglé par la convenance la plus sévère. Le cheval même joue un rôle important dans cette scène navrante, car il semble comprendre et partager la douleur de son maître. On dirait qu’il regrette comme lui les dangers et l’ivresse du combat, et qu’il se plaint aussi de la rigueur des élémens. Je ne veux pas pousser plus loin l’interprétation poétique de cette composition, car on m’accuserait, à bon droit, de substituer à l’étude du tableau l’analyse des sentimens que j’aperçois, ou que je crois deviner. Cependant je ne pense pas que cette analyse, purement morale, soit dépourvue d’intérêt et d’utilité, car, s’il faut avant tout chercher dans la peinture la peinture elle-même, si la partie matérielle joue un rôle immense dans les arts du dessin, il n’est cependant pas hors de propos de comparer l’objet représenté à l’idée que l’auteur a voulu exprimer et d’estimer l’un par l’autre. Sans cette comparaison préliminaire, il est impossible de prononcer un jugement sérieux. Or, dans le Cuirassier blessé de Géricault, non-seulement la partie matérielle, celle qui s’adresse aux yeux et dont chacun peut vérifier la valeur d’après la forme, réelle des corps, est savante, précise, facile à saisir, mais la partie morale, celle qui relève directement, de l’intelligence, n’est pas moins digne d’éloge. L’auteur a très nettement exprimé la pensée qu’il avait conçue. Il voulait nous montrer le courage militaire sous son aspect le plus sublime, non pas au milieu de la mêlée, car l’odeur de la poudre et la vue du sang enflamment souvent les plus timides, mais aux prises avec un climat meurtrier ; réduit à l’impuissance, à l’inaction, et se transformant sans se dénaturer ; l’héroïsme guerrier s’élevant jusqu’à la résignation chrétienne. En présence de son tableau, est-il permis de conserver. L’ombre d’un doute à l’égard de la pensée qu’il avait résolu de traduire ? Y a-t-il dans sa composition quelques chose d’équivoque et d’ambigu ? Assurément non. Il est impossible de se méprendre sur le but qu’il s’est proposé. Le pas chancelant du cavalier nous révèle toute la profondeur de ses souffrances, et le regard confiant qu’il élève vers le ciel nous montre l’énergie morale survivant à la force qui l’abandonne. Malgré ses blessures ; malgré le froid qui pénètre dans son flanc déchiré et glace le sang dans ses veines, il invoque l’assistance divine, il ne renonce bas à toute espérance et ne regrette pas ce qu’il a souffert pour la gloire de son pays. La lutte entre le corps qui menace de défaillir et l’ame qui prie et persévère est traduite si éloquemment, que le spectateur saisit du premier regard l’intention de l’auteur, et plus il étudie son œuvre, plus il reconnaît que la main a fidèlement obéi à la pensée.

Le Chasseur de la garde et le Cuirassier blessé annonçaient clairement que Géricault rompait sans retour avec les traditions, de l’école. Aussi l’alarme fut grande parmi les disciples fidèles : l’étonnement fit place à la colère et l’anathème. Je n’ai pas entendu les imprécations prononcées contre le chef de la nouvelle hérésie ; mais le témoignage des contemporains nous les a transmises, et nous devons les envisager comme un cri de guerre, car dans le domaine de l’art commençait une lutte sérieuse, une lutte acharnée. Géricault n’entendait.pas nier dans leur ensemble toutes les traditions de la peinture. Tous ceux qui ont vécu dans son intimité savent à quoi s’en tenir sur ses prétentions : ils n’ont jamais surpris en lui les symptômes d’un orgueil immodéré. Fermement résolu à poursuivre ce qu’il avait entrepris, il avait une fois bien plus vive dans la légitimité du but qu’il se proposait que dans l’étude de ses forces. S’il était permis de comparer la réforme de la peinture à la réforme de la philosophie, je mettrais volontiers sur la même ligne la tentative de Géricault et la tentative de Descartes. Ni l’un ni l’autre n’étaient égarés par l’orgueil au point de vouloir effacer le passé. Géricault ne croyait pas créer la peinture, pas plus que Descartes ne croyait créer la philosophie. Il se révoltait contre l’école de David comme Descartes s’était révolté contre la scolastique, et de même que le gentilhomme tourangeau, pour ramener la philosophie dans la voie de la vérité, avait commencé par affirmer la pensée pour déduire de cette affirmation l’existence de l’ame, l’existence de Dieu, l’existence du monde entier, — Géricault, pour ramener la peinture vers son but, retournait violemment à l’origine même de l’art, c’est-à-dire à l’imitation de la nature. Je ne crois pas, malgré le réalisme empreint dans ses œuvres, qu’il voulût réduire l’art à l’imitation de la nature, qu’il n’aperçût rien au-delà de la réalité. Une telle assertion ne tiendrait pas contre l’étude des deux tableaux que je viens d’analyser. Ni le Chasseur de la garde, ni le Cuirassier blessé ne peuvent être considérés comme une imitation littérale de la nature : l’imagination joue un grand rôle dans ces deux compositions. Il est permis d’affirmer, en présence de ces deux tableaux, que, pour Géricault, l’imitation de la nature n’était qu’un moyen d’exprimer la pensée, et.non pas le but même de la peinture. Cependant je conçois très bien que ses admirateurs se soient mépris sur ses intentions, et je ne m’étonne pas qu’ils aient confondu le moyen avec le but, car il y a, dans le Chasseur de la garde et dans le Cuirassier blessé, une telle réalité, que l’imitation semble, au premier aspect, avoir absorbé toute l’énergie de la volonté. Il faut regarder long-temps ces deux figures pour faire la part de l’idéal ; mais il me semble impossible de ne pas la faire, dès qu’on tient compte de l’émotion produite dans l’ame du spectateur. Il y a dans ces deux figures quelque chose de plus que l’imitation littérale de la réalité : il y a une pensée qui donne à ces œuvres une valeur poétique, une valeur morale que le mérite de l’exécution ne suffirait pas à expliquer.

Géricault voyait l’école française s’égarer dans l’étude exclusive de la statuaire antique, combiner laborieusement des lignes et des masses empruntées aux marbres de la Grèce et de l’Italie, et négliger d’interroger la nature. Convaincu, par la réflexion comme par l’histoire, qu’un tel système, obstinément poursuivi, devait, dans un court espace de temps, priver la peinture de sève et de vie, il résolut de réagir violemment, contre les : traditions sculpturales de David. Il procéda comme si la nature n’eût pas compté, depuis Phidias jusqu’à Raphaël, d’éloquens d’immortels interprétés. Ce n’était de sa part ni dédain ni oubli ; c’était plutôt un respect profond pour ces maîtres illustres. Il sentait que le plus sûr moyen de leur ressembler n’était pas d’imiter servilement leurs œuvres, mais de remonter jusqu’à la source même où ils avaient puisé, jusqu’à la nature. En ne copiant ni les marbres grecs ni les marbres romains, il prouvait une saine intelligence de l’antiquité, car les plus belles œuvres de Phidias, bien qu’idéalisées par une imagination puissante, laissent apercevoir l’étude assidue de la nature. Ce n’est pas aux marbres d’Égine, qu’elle admirait pourtant et très justement, que l’école attique a demandé le secret de la beauté. Imitateur servile de ses devanciers, Phidias n’eût jamais conçu les murailles du Parthénon. Par son ardent amour de la nature, par son désir sincère de la reproduire dans toute sa richesse, dans toute sa variété, Géricault se montrait plus fidèle aux traditions de la Grèce que toute l’école de David.

Il avait d’ailleurs, pour se récolter contre l’imitation exclusive de la statuaire antique, une raison indépendante de son amour pour la réalité : il comprenait, malgré sa jeunesse, que la statuaire et la peinture, qui toutes deux emploient l’imitation comme moyen, sont soumises à des conditions très diverses. Il ne croyait pas qu’il fût permis de concevoir et de composer d’après les mêmes données un bas-relief et un tableau. Tous ceux qui ont réfléchi sur les ressources de la peinture et de la statuaire, qui ont comparé les œuvres du ciseau et du pinceau choisies dans les époques les plus glorieuses de l’art, savent à quoi s’en tenir sur le mérite de la statuaire pittoresque et de la peinture sculpturale. Une telle doctrine ne peut enfanter que des œuvres bâtardes. Géricault a donc agi très sagement en n’acceptant pas comme fondement de la peinture l’imitation de la statuaire antique. En suivant les principes adoptés par l’école de David, il aurait méconnu le but de la peinture ; par son retour violent à l’origine même de l’art, à l’imitation, il a montré à tous les bons esprits quelle voie il fallait suivre. Il est donc permis d’affirmer que son passage, loin d’être marqué par des ruines, comme le répètent à l’envi les admirateurs exclusifs de l’école impériale, a laissé des traces durables, et glorieuses, que ses œuvres, loin de renverser toutes les notions du juste et du vrai, ont exercé sur la peinture française une action salutaire et féconde.

Cependant, malgré le succès éclatant de ses deux premiers ouvrages, Géricault sentit le besoin de voir l’Italie. Habitué à la réflexion, connaissant l’histoire de la peinture, il ne croyait pas, comme nous l’entendons répéter chaque jour, que l’Italie fût un spectacle dangereux. Il comprenait la nécessité d’étudier l’art qu’il pratiquait dans les plus beaux monumens de l’imagination humaine. Sans concevoir le projet de modeler sa pensée sur les œuvres des maîtres de la renaissance, il éprouvait le désir de les consulter. Les esprits secondaires peuvent seuls en effet redouter l’enseignement et les exemples que nous fournit l’Italie. Le spectacle de la beauté suprême est toujours sans danger pour ceux qui savent le comprendre. Que des talens d’une valeur douteuse, enivrés par les applaudissemens et l’adulation, habitués à recueillir chaque matin les louanges de la foule ignorante, redoutent l’épreuve d’un voyage en Italie ; que, sous le prétexte superbe de conserver vierge et pure l’originalité de leur génie, ils s’obstinent à ne jamais voir ni le Vatican ni la chapelle Sixtine, je le conçois sans peine, et ce dédain, qui se donne pour prudence, n’a pas besoin d’être expliqué. Les esprits fortement trempés ne craindront jamais de laisser dénaturer leur pensée par l’étude des œuvres de premier ordre. Les leçons que nous offrent les artistes éminens fécondent les esprits capables de produire et ne peuvent effrayer que les intelligences condamnées à la stérilité, mais qui, en consultant les caprices de la mode, ont réussi à se composer une popularité passagère. Et pourtant ce ridicule préjugé trouve encore de nombreux partisans. Tous les peintres, tous les statuaires qui ont négligé d’apprendre les premiers élémens, de leur art, qui, en.moulant le modèle humain, en imitant littéralement l’étoffe qu’ils ont devant les yeux, ont surpris l’admiration des badauds, continuent à traiter l’Italie comme un lieu commun sans valeur. À les entendre, pour garder la puissance et l’intégrité de sa fantaisie, pour marcher dans sa force et dans sa liberté, il faut s’interdire le voyage au-delà des Alpes ; l’indépendance du génie est à ce prix. De telles billevesées méritent-elles d’être réfutées ? A quoi bon discuter des idées qui n’ont d’autre patronage que l’ignorance et l’orgueil ?

On invoque, je le sais, l’exemple de Lesueur ; qui n’a jamais vu l’Italie, et qui pourtant a laissé une trace immortelle de son passage dans la série de compositions exécutées pour les chartreux. À Dieu ne plaise que je veuille mettre en doute les mérites qui recommandent la Vie de saint Bruno ; j’admire très sincèrement l’élégance, la gravité, la sobriété de ces compositions, je reconnais volontiers qu’elles occupent un rang très élevé dans l’histoire de la peinture ; mais je suis loin. de croire que Lesueur, en visitant l’Italie, eût entamé l’originalité de son génie. Ce qu’il a trouvé dans, le travail solitaire et persévérant, peut-être l’eût-il rencontré avec de moindres efforts ; si la fortune lui eût permis de consulter l’Italie. Les génies les plus spontanés dans toutes les branches de l’imagination, poètes, peintres, statuaires, architectes, musiciens, sont là, pour protester contre cette doctrine qui veut nier la fécondité de l’exemple. Byron, dont personne sans doute ne contestera le caractère personnel, que nul n’essaiera de confondre avec le troupeau des imitateurs ; Beethoven, qui s’est signalé dans son art par des pas de géant, connaissaient parfaitement le passé, et ne l’ont pourtant pas reproduit servilement. Le sueur, interrogé sur les doutes et les défaillances de ses études solitaires, n’eût pas manqué d’accueillir par une légitime ironie cette apothéose de l’intelligence réduite à elle-même, obligée de trouver dans la réflexion les ressources que des œuvres nombreuses auraient pu lui fournir. Qu’on ne me parle pas des génies privilégiés qui ne relèvent que d’eux-mêmes, qui ont reçu du ciel une puissance imprévue, qui puisent dans leurs souvenirs comme dans une source intarissable, et peuvent se passer de l’enseignement de leurs devanciers ; un tel argument ne saurait être invoqué, car les génies privilégiés n’ont jamais fait loi. Géricault le sentait bien, et il voulut voir l’Italie. Bien qu’il se proposât comme but prochain, je ne dirai pas comme but dernier, l’imitation de la nature, il comprenait pourtant que la nature ne lui suffisait pas. Il n’était pas aveuglé par l’orgueil du point de croire qu’il n’eût rien à apprendre des maîtres illustres qui l’avaient précédé. En partant pour l’Italie, il ne cédait pas, comme on se plaît à le répéter, au vulgaire entraînement de la mode ; il ne quittait pas son pays, il ne franchissait pas les Alpes, pour le stérile plaisir de parler au retour du Vatican et du Capitole. Malgré la ferme conscience du mérite et du savoir qu’il possédait déjà, il comprenait pourtant que son savoir n’était pas complet, que son habileté n’était pas encore ce qu’elle pouvait devenir : il pressentait pour son pinceau une puissance plus éclatante, pour sa fantaisie une plus grande fécondité, et marchait vers l’Italie comme vers une source généreuse. Loin de le blâmer, loin d’accuser son intelligence de pusillanimité, son voyage est à mes yeux un témoignage évident de bon sens. Bien qu’il possédât en effet la pleine connaissance du modèle, qu’il avait étudié, il devait, comme tous les hommes qui ont marqué loin des idées vulgaires le but de leurs travaux éprouver le besoin de consulter sur l’interprétation du modèle, tous les esprits éminens qui, depuis Giotto jusqu’à Michel-Ange, avaient poursuivi la même tâche. Cette légitime défiance de soi-même ne peut être blâmée que par les artistes qui confondent la vogue avec la gloire et n’aperçoivent rien au-delà de leurs œuvres. Tout homme qui prend au sérieux l’expression de sa pensée rêve toujours quelque chose de mieux que la tâche accomplie. Il imagine pour sa fantaisie une forme plus pure et plus précise, une révélation plus nette et plus éclatante, et doit chercher dans les conseils de ses aïeux en génie un secours que l’étude solitaire ne lui donnerait pas.

Arrivé en Italie, Géricault n’avait que l’embarras du choix ; les modèles ne lui manquaient pas depuis la grace de Raphaël jusqu’à la science de Michel-Ange, depuis l’ingénieuse élégance d’Annibal Carrache jusqu’à l’énergie parfois un peu sauvage du Dominiquin, les œuvres les plus éclatantes, les plus variées, sollicitaient son attention et sa sympathie ; mais, en Italie même, Géricault, instrument prédestiné d’une réaction violente contre l’école académique, devait demeurer fidèle aux premiers instincts de son adolescence, aux premières volontés de son âge viril. Les chambres du Vatican, la chapelle Sixtine, malgré les prodiges de puissance et de génie qu’elles nous révèlent, n’avaient pas de quoi le séduire et le métamorphoser. Ce qu’il poursuivait, ce qu’il rêvait, c’était la réalité, opposée aux formes conventionnelles, aux lignes préconçues enseignées par David et par ses élèves. Or, ni l’École d’Athènes, ni le Jugement dernier, ni la voûte de la chapelle Sixtine ne pouvaient contenter cette soif ardente de réalité. Il y a certainement dans l’École d’Athènes et dans le Jugement dernier tout ce qu’il faut pour enseigner à une intelligence docile les secrets les plus mystérieux de la peinture. Essayer de le démontrer serait tout simplement ressasser un lieu commun. Cependant, pour ceux qui comprennent le sens vrai le sens complet du mot réalité, il est hors de doute que la trace de Raphaël et la science de Michel-Ange ne sont pas la réalité même. Raphaël par l’harmonie linéaire, Michel-Ange par l’interprétation des formes, se sont élevés bien au-dessus de la réalité, car ils avaient compris la mission de la peinture dans toute son étendue, et ne la réduisaient pas à la pure imitation. Géricault, s’il eût vécu plus long-temps, n’eût pas manqué sans doute de la comprendre avec la même netteté, la même précision. Obligé par le bon sens, par l’évidence de réagir, contre l’éducation, qu’il avait reçue, il devait naturellement négliger le but définitif de son art pour n’envisager que le but immédiat, ou plutôt le moyen, confondu trop souvent par l’ignorance avec le but même de la peinture. Géricault ne méconnaissait pas la différence profonde qui sépare le moyen et le but ; mais, tout entier au désir de substituer la réalité à la convention, il ne pouvait embrasser d’un seul regard toutes les parties de sa tâche et ajournait ce qu’il semblait ignorer. Pour ceux qui ont vécu à Rome pendant quelques mois, l’embarras de Géricault est facile à comprendre : chacun trouve en effet dans cette ville sans rivale l’incarnation de la beauté qu’il a rêvée. Je regrette que Géricault n’ait pas laissé le journal de ses impressions quotidiennes ; il serait curieux de connaître ce qu’ il a senti, ce qu’il a pensé devant le Parnasse du Vatican, devant le Premier Péché de la chapelle Sixtine, et de suivre pas à pas son admiration et ses scrupules.

Quand je parle de scrupules, le lecteur familiarisé avec l’histoire de la peinture me comprend sans peine. Il est évident en effet que, pour un homme épris de la réalité, qui poursuit l’imitation de la nature sinon comme le but suprême, du moins comme le but prochain de son art, Michel-Ange et Raphaël sont, tout à la fois un sujet d’admiration et une source de scrupules. Ni l’École d’Athènes ni le Jugement dernier n’appartiennent à la peinture réelle. Le Triomphe de Bacchus, peint à fresque dans la galerie du palais Farnèse par Annibal Carrache, n’est pas : plus réel que l’École d’Athènes et le Jugement dernier. Les Heures de Guido Reni au palais Rospigliosi l’Aurore du Guerchin à la villa Ludovisi, ne sont pas non plus une imitation littérale de la nature. La tribune de Saint-André della Valle, chef-d’œuvre du Dominiquin, se rapproche davantage du but que poursuivait Géricault. Le Martyre de saint André, placé dans l’église de Saint-Grégoire en regard d’une composition de Guido Reni sur le même sujet, est peut-être encore plus voisin de l’imitation littérale. Cependant aucun de ces maîtres, si variés, si ingénieux, si féconds, ne pouvait contenter Géricault ; car il ne trouvait ni dans l’école romaine, ni dans l’école, florentine, ni dans l’école de Bologne la réalité vivante et complète, la réalité pure, qu’il appelait de tous ses voeux. Pour demeurer fidèle à la cause de la vérité, je suis obligé d’avouer que l’auteur de la Méduse a choisi pour modèle un peintre qui, dans l’histoire de l’art, est placé bien loin de Michel-Ange et de Raphaël, bien loin d’Annibal Carrache et du Dominiquin : c’est à la Lombardie qu’il a demandé conseil, et il n’a choisi pour guide ni le fondateur de l’école milanaise, ni son élève le plus illustre, ni Léonard de Vinci, ni Bernardino Luini ; Géricault, qui avait devant lui Michel-Ange et Raphaël, a détourné les yeux, comme ébloui de cette splendeur toute puissante : le parrain qu’il s’est donné, vanté, fêté il y a deux siècles comme un peintre accompli, aujourd’hui réduit à sa juste valeur, s’appelle Michel-Agnolo Amerighi, et, comme il était né dans une petite ville de Lombardie, à Caravaggio, il est connu généralement sous le nom de Michel-Ange de Caravage. Quoique ce peintre, mort depuis deux cent quarante-un ans ; soit aujourd’hui singulièrement déchu de son ancienne renommée, on ne peut nier cependant qu’il ne possède une singulière habileté : il y a dans sa manière de distribuer la lumière, de donner du relief à toutes ses figures, une puissance qui peut se comparer à la puissance de Rembrandt Si le peintre hollandais possède un génie plus fécond, une imagination plus abondante, le peintre lombard lutte avec lui de ruse et de finesse, lorsqu’il s’agit de montrer la forme dans l’ombre, et, selon la belle expression de Milton, de rendre les ténèbres visibles. C’est à Michel-Ange de Caravage que Géricault a demandé conseil, et c’est avec le souvenir de ses œuvres qu’il a composé le Radeau de la Méduse.

Malgré la prédilection très évidente de Géricault pour Amerighi, il ne faut pas croire qu’il ait choisi les œuvres de ce maître comme objet exclusif de ses études. Tous ceux qui ont vécu dans le commerce familier du peintre français savent à quoi s’en tenir sur la variété, j’allais dire sur l’universalité de ses travaux. Ses amis, ses camarades d’atelier parlent avec admiration du nombre prodigieux de dessins et d’esquisses qu’il avait rapporté de ses voyages. Géricault avait voulu habituer son œil et sa main à tous les procédés, à toutes les ruses de son art, et cette ambition persévérante n’avait pas été déçue. Non seulement il avait copié avec un soin assidu des morceaux importans de tous les chefs d’école depuis Léonard jusqu’à Michel-Ange, non-seulement il avait tenté tour à tour de s’assimiler le style de Sainte-Marie des Graces et du Jugement dernier ; mais, lorsqu’il eût quitté l’Italie, il choisit dans l’école flamande, dans l’école hollandaise des sujets qui ne semblaient pourtant unis par aucune parenté prochaine ou lointaine avec ses méditations habituelles, et s’efforça courageusement d’en reproduire les moindres détails avec une fidélité littérale. J’ai vu des fleurs et des fruits copiés de la main de Géricault d’après un maître hollandais ; voir la précision qui donne tant de valeur à toutes les parties de cette œuvre délicate, je n’aurais pas deviné que l’auteur de cette copie ingénieuse devait un jour peindre le Radeau de la Méduse.

J’insiste sans hésiter sur les études de Géricault, parce qu’il serait impossible d’expliquer autrement la prodigieuse habileté qui éclate dans ses œuvres. Si je négligeais d’examiner les épreuves de toute nature auxquelles il s’est résigné avant d’aborder la conception et l’exécution d’une œuvre originale, son talent ne serait plus qu’un effet sans cause, ou du moins l’admiration, qu’on ne pourrait lui refuser, ne s’adresserait pas aux facultés qui ont marqué sa place. On aurait tort, en effet, de croire que Géricault soit un talent spontané. Une telle pensée serait accueillie avec un profond étonnement par tous ceux qui ont assisté à ses travaux. Malgré sa mort prématurée malgré les distractions du monde, malgré les plaisirs qu’il poursuivait avec ardeur, Géricault a trouvé le temps d acquérir ; à la sueur de son front, une science consommée. Il n’a jamais conçu l’orgueilleuse pensée de se placer directement en face de la nature et de lutter avec elle avant d’avoir consulté à plusieurs reprises les artistes éminens qui avaient entrepris la même tâche. Ce n’est pas là, quoi que puissent dire les novateurs de nos jours, une preuve de faiblesse, mais une preuve de bon sens. Géricault n’acceptait pas la tradition, il n’entendait pas la suivre docilement, comme une loi soustraite désormais à toute discussion. Cependant, tout en gardant son indépendance, tout en protestant contre le caractère exclusif de l’enseignement inauguré par David, il reconnaissait la nécessité d’interroger les maîtres sur la manière de comprendre et d’interpréter la nature. Quelques mots me suffiront pour expliquer plus nettement ma pensée : Géricault échappait au danger de la routine en s’adressant tour à tour aux écoles les plus diverses ; l’obéissance ne pouvait rétrécir le champ de son imagination, car il s’inclinait devant des volontés d’origine si variée, que, par sa docilité même, il trouvait moyen de se renouveler, de se multiplier.

Quand on a mesuré d’un regard attentif la route parcourue par Géricault, son habileté n’a plus rien d’inattendu. L’admiration ne s’attiédit pas mais elle se dégage de l’étonnement. Malgré son ardent amour pour la réalité, il n’est pas vrai qu’il ait engagé une lutte immédiate avec le modèle vivant. Si les murs de son atelier offraient à ses amis de nombreuses esquisses faites d’après nature, ils présentaient aux regards étonnés une moisson également abondante de souvenirs recueillis dans toutes les écoles. Ainsi le talent de Géricault, avant de tenter l’expression d’une pensée nouvelle, se formait, se complétait lentement. Tantôt le disciple infidèle de Guérin copiait hardiment ce qu’il voyait sans tenir compte des leçons de l’école ; tantôt, guidé par une prudence supérieure à son âge, il consultait l’interprétation de la nature au lieu de la nature elle-même. Sûr de retrouver sa puissance, son originalité dès qu’il le voudrait, il consentait pour quelque temps à travailler d’une façon impersonnelle. Ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux contraste singulièrement avec les habitude de Géricault. Nous entendons chaque jour annoncer la venue d’un nouveau messie qui doit tout régénérer. Tantôt c’est à la décadence romaine, tantôt à la vie des champs qu’il demande ses inspirations ; mais qu’il nous peigne une orgie antique ou le coma du pauvre, il prétend ne relever, que de lui-même. C’est à lui que commence l’école française. Poussin et Lesueur n’ont jamais vécu, ou n’ont laissé aucune trace durable de leur passage. Il faut laisser aux érudits entêtes le stérile plaisir de rappeler et de vanter les Sacremens et la Vie de saint Bruno. À quoi bon consulter le passé quand il s’agit de renouveler le présent, de conquérir l’avenir ? Et pourtant toutes ces paroles présomptueuses que la raison désavoue, que l’histoire condamne, sont recueillies par des oreilles avides, par des esprits crédules, et le nouveau messie s’enivre d’encens pendant quelques mois ; puis son nom s’efface de toutes les mémoires, et l’oubli fait justice de ses folles prétentions.

C’est dans le Radeau de la Méduse qu’if faut étudier le talent et les avoir de Géricault ; c’est là, en effet, que le peintre a déployé librement toutes les ressources de son imagination et de son pinceau. Ses nombreux dessins, ses ébauches si variées, nous inspirent une légitime admiration ; il a trouvé dans Byron le sujet de plusieurs compositions, tantôt énergiques, tantôt attendrissantes. La lecture du poète anglais avait produit sur son intelligence une impression profonde ; les compositions dont je parle, lithographiées par l’auteur même, se recommandent par un caractère éclatant de spontanéité. On devine du premier regard que Géricault, pour traduire Byron, n’a eu qu’à suivre la pente naturelle de son imagination. Pour comprendre pleinement les passions de Conrad et de Lara, il n’avait pas besoin d’oublier les habitudes de sa pensée ; il retrouvait dans ses souvenirs le germe des poèmes qui s’épanouissaient sous ses yeux. Aussi les croquis inspirés à Géricault par Byron semblent-ils n’avoir rien coûté, et pourtant, quand on les regarde avec attention pendant quelques instans, on reconnaît bien vite que, si la conception a été spontanée, l’exécution n’est pas improvisée. Cependant, malgré le mérite qui se retrouve dans les moindres caprices esquissés par cette main habile, le Radeau de la Méduse peut seul marquer nettement la place et le rôle de Géricault dans l’histoire de la peinture, et je me hâte d’y revenir.

Un tel sujet convenait merveilleusement au caractère de l’auteur, car l’amour effréné du plaisir s’alliait chez lui à de fréquens accès de mélancolie, et l’image de la mort, imprévue ou volontaire, tenait une grande place dans sa pensée. Une lettre de Charlet dont l’authenticité ne peut être contestée, et qui sans doute sera bientôt publiée par les soins de M. Lacombe, l’un de ses plus fidèles amis, nous apprend en effet que Géricault a plus d’une fois songé au suicide. Sans la vigilance de ses camarades, il est probable qu’il eût accompli son sinistre projet. Charlet raconte qu’il l’a sauvé, et le discours qu’il lui a tenu pour le décider à vivre est un curieux mélange d’affection et de raillerie. Cette singularité n’étonnera personne parmi ceux qui ont vécu dans le commerce familier de Charlet. La raillerie était chez lui un don si évident, un talent si impérieux, qu’il ne pouvait s’empêcher de sourire dans les occasions les plus solennelles. S’il n’eût adressé à Géricault, pour le détourner de la mort volontaire, que des paroles sérieuses inspirées par la philosophie ou la religion, peut-être n’eût-il pas réussi à le sauver ; la raillerie, en amenant de vive force la gaieté dans l’ame qui voulait aller au-devant de la mort, est venue au secours, de la religion et de la philosophie. Ce détail anecdotique peut servir à expliquer comment Géricault, pour sujet de sa première composition, a choisi le Radeau de la Méduse. L’idée de la mort lui était si familière, qu’il devait trouvée dans la représentation de la mort une sorte de joie. Le naufrage de la Méduse ouvrait un libre champ à son imagination, et la mort des naufragés telle qu’il nous la montre est à coup sûr une des pages les plus effrayantes qui se puissent rêver. Si je cherchais dans un art qui parle une autre langue, dans la poésie, un terme de comparaison ; si j’essayais de montrer comment la parole, maniée par une puissante intelligence, lutte d’énergie et d’épouvante avec la peinture, je ne trouverais dans mes souvenirs que la tour d’Ugolin. Il y a en effet une évidente analogie entre la scène racontée par le poète florentin et la scène retracée par le peintre français. Dans la tour d’Ugolin comme sur le Radeau de la Méduse, nous voyons le désespoir poussé à ses dernières limites. Si le peintre n’offre pas à nos yeux l’horrible image que le poète, emprunte à l’histoire, la faim étouffant les plus tendres sentimens, l’imagination du spectateur vient en aide à son pinceau, et n’a pas de peine à deviner que la faim sur les flots de l’Océan, comme dans la tour murée de Pise, a dû réduire au silence les affections les plus sincères. Si j’indique ce rapprochement, ce n’est pas que j’y attache la moindre importance. Les devoirs de la poésie et de la peinture sont tellement distincts, les lois qui régissent ces deux formes de la fantaisie sont tellement diverses, qu’on ne pourrait, sans enfantillage insister sur une pareille comparaison. Je n’ignore pas que mon avis trouvera de nombreux contradicteurs : Les pages éloquentes que nous a laissées Diderot ont habitué le public à juger la peinture plutôt d’après les pensées qu’elle suggère que d’après les pensées qu’elle exprime. Malgré ma vive admiration pour Diderot, je considère cette manière de juger comme parfaitement fausse. Avec un pareil système, on arrive à louer des œuvres médiocres, à laisser dans l’ombre et l’oubli des œuvres d’une grande valeur Si les imaginations pareilles à celles de Diderot sont rares, on m’accordera bien qu’il se rencontre dans les classes lettrées un grand nombre d’intelligences capables de compléter, d’interpréter et parfois même de dénaturer par leurs souvenirs le tableau placé devant leurs yeux ; si, au lieu d’estimer l’œuvre en elle-même, le spectateur l’estime d’après les idées qu’elle suscite ou qu’elle réveille, il peut se laisser entraîner de la meilleure foi du monde aux jugemens les plus iniques. Je connais trop bien les dangers d’une telle méthode pour m’aventurer sur les pas de Diderot. Sûr de me tromper aussi souvent que lui, je ne pourrais pas invoquer la même excuse. Docile aux conseils de la prudence, j’aime mieux suivre une route plus modeste et juger le tableau que je vois, au lieu de prêter à la toile des pensées que le peintre n’a jamais conçues.

Il est facile de saisir dans le Radeau de la Méduse un double caractère : le caractère pathétique et le caractère académique. Si Géricault eut vécu plus long-temps, il est probable qu’il se fût délivré complètement des habitudes contractées dans l’atelier de. Guérin, on peut même regarder cette conjecture comme certaine ; mais ce serait mal comprendre la composition dont je parle, que de n’y pas reconnaître la trace profonde des leçons recueillies par l’auteur dans sa jeunesse. Toutefois, bien que la plupart des figures étudiées individuellement portent l’empreinte des traditions académiques, la justice nous commande de louer sans réserve le désespoir qui anime tous les visages. Je ne veux pas m’arrêter à discuter la disposition générale des figures, qui forment ce qu’on appelle, dans la langue des ateliers, la pyramyde. Pour ma part, je ne crois pas que Géricault, en adoptant cette disposition, ait obéi aux conseils de son maître ; je pense que la forme pyramidale lui était dictée par la nature même du sujet. La voile lointaine qui blanchit à l’horizon explique suffisamment la disposition des figures. Tous les naufragés qui ont conservé un reste de force se hissent à tour de rôle sur les débris du navire pour apercevoir cette voile. Il n’était guère possible d’exprimer autrement l’espérance qui survit dans le malheureux aux plus terribles angoisses, ou qui du moins se réveillé pour soutenir son courage et ranimer sa vigueur pendant quelques instans. Ainsi ce n’est pas dans la forme générale de la composition que je reconnais la trace de l’éducation académique : la nature même de la scène que Géricault avait entrepris justifie pleinement le parti qui a choisi ; mais il faudrait fermer les yeux à l’évidence pour ne pas voir, dans presque toutes les figures de ce tableau, le souvenir de l’enseignement inauguré par David. Est-ce à dire que ces figures manquent de vérité ? Telle n’est pas ma pensée. Je n’y vois rien qui choque le bon sens, les convenances poétiques. Cependant, tout en reconnaissant qu’elles s’accordent avec la nature même de la scène, je suis obligé d’avouer qu’elles n’ont pas toute la simplicité qu’on pourrait souhaiter. Ai-je besoin d’indiquer la différence qui sépare la simplicité de la vérité ? Ne serait-ce pas, de ma part, une prétention superflue ? et si j’essayais de l’indiquer, réussirais-je à la rendre évidente ? Où trouver des mots pour marquer cette différence ? S’il est facile de la sentir, combien n’est-il pas difficile de l’expliquer ? Tous ceux qui ont étudié avec soin la peinture française du consulat et de l’empire me comprendront à demi-mot ; quant à ceux qui attendent de moi la définition précise de cette différence, je dois renoncer à les convaincre, et j’y renonce sans regret. Les figures placées sur le Radeau de la Méduse, quoique vraies dans l’acception la plus rigoureuse du mot, puisqu’elles s’accordent avec la nature du sujet, ne sont pas simples, c’est-à-dire ne sont pas conçues spontanément, ont quelque chose tout à la fois de laborieux et de traditionnel. Sous peine d’exagérer ; de surfaire le mérite de Géricault, il faut absolument proclamer le double caractère de cette œuvre capitale. Le vieillard qui regarde le cadavre de son fils étendu à ses pieds est certainement d’une expression poignante. Cependant il est permis de trouver dans l’attitude même de ce vieillard, d’ailleurs si beau et si grand, quelque chose de solennel et d’un peu théâtral. Le cadavre du jeune homme, dont la couleur est si vraie, semble disposé par une main savante pour faire valoir tous les détails de la forme ; on a beau admirer la pâleur livide des joues et des lèvres, les yeux enfouis sous les paupières immobiles ; on sent que les membres inférieurs n’ont pas reçu de la mort cette disposition élégante : une main savante, un œil exercé, ont arrangé les lignes de ce cadavre. Les membres sont séparés de façon à marquer toutes les finesses anatomiques ; la forme des hanches et des genoux, des jambes et des chevilles, qui aurait pu se révéler incomplètement, si l’auteur eût copié le cadavre d après nature, nous charme et nous étonne, grace aux précautions dont je viens de parler. Mon admiration très sincère pour le talent de Géricault ne m’empêche pas d’apercevoir le côté artificiel de cette figure. Qu’elle soit très habilement, très élégamment conçue, je ne le nie pas ; mais qu’elle soit, très simplement et très naturellement disposée, c’est une autre question dont la solution ne saurait être douteuse.

Je ne pense pas, comme je l’ai souvent entendu répéter, que la composition du Radeau de la Méduse accuse chez Géricault la stérilité de l’imagination. C’est à mes yeux une imputation purement gratuite et qui ne repose sur aucun fondement. Non, l’homme qui a conçu une telle scène n’est pas un esprit sans puissance, une imagination sans fécondité. Ce qui est vrai, ce qui est évident, c’est que Géricault, lorsqu’il conçut le Radeau de la Méduse, n’était pas encore pleinement maître de lui-même, n’avait pas encore secoué le joug de l’école. Ni le spectacle de l’Italie, ni le Vatican, ni le Capitole, n’avaient réussi à effacer complètement de sa mémoire les leçons de Guérin : En nous retraçant la mort des naufragés de la Méduse, il se débattait courageusement contre ces souvenirs, mais n’arrivait pas à les chasser. C’est ce qui explique le double caractère de cette composition. Le côté pathétique appartient tout entier à Géricault ; c’est là sa gloire, ce qui assure la durée de son œuvre ; le côté académique appartient à Guérin. N’oublions pas l’âge de l’auteur à l’époque où il conçut ce tableau empreint d’un désespoir si poignant. Il avait vingt-neuf ans. Faut-il s’étonner s’il n’a pas donné à sa composition toute l’originalité qu’il avait rêvée, qu’il poursuivait avec tant d’ardeur ? Les nombreux tâtonnemens par lesquels il a passé, et dont la preuve nous a été conservée, sont là pour attester toute l’énergie de ses efforts. Si la mort n’eût pas interrompu ses travaux, je ne doute pas qu’il n’eût triomphé des souvenirs importuns qui entravaient le développement de son talent. Telle qu’elle est, sa part est encore assez belle.

L’exécution du Radeau de la Méduse mérite les plus grands éloges. Il est impossible de méconnaître l’énergie et la réalité qui éclatent dans tous les détails de cette composition. Malgré l’imitation de Michel-Ange Amerighi, il n’est pas permis de contester la puissance qui se révèle dans toutes les figures de ce vaste poème. Les procédés sont bien ceux d’Amerighi ; c’est la même manière de distribuer la lumière, d’arriver au relief des parties éclairées par l’exagération des ombres. Tout en reconnaissant que le peintre français a surpris avec une rare habileté, pratiqué avec une singulière adresse tous les secrets d’Amerighi, bon gré, mal gré, le spectateur le plus sévère ne peut refuser à Géricault le mérite de l’originalité. Si la distribution de la lumière rappelle la manière du peintre lombard, le choix des formes n’a rien à démêler avec les tableaux qu’il nous a laissés. Ainsi, malgré l’analogie que j’ai signalé, et que je maintiens comme évidente, comme irrécusable, je n’hésite pas à louer la manière de Géricault comme une manière vraiment originale. Les procédés demeurent les mêmes, les formes sont diverses, et le plagiat ne peut être affirmé sans injustice. Si Géricault, en adoptant la méthode d’Amerighi, lui eût emprunté les lignes et les figures de ses compositions, nous aurions le droit de le considérer comme n’existant pas par lui-même, comme relevant d’une nature qui n’est pas la sienne. Les modèles qu’il a choisis, les types qu’il a représentés, répondent victorieusement à ce reproche, ou plutôt nous défendent de l’exprimer. Le cadavre du jeune homme étendu aux pieds de son père n’a rien de commun avec les figures que nous trouvons dans les tableaux d’Amerighi. La galerie du Louvre possède plusieurs ouvrages importans de ce maître, et chacun peut sans peine vérifier l’exactitude de mon assertion. Je n’ai donc pas besoin d’insister. Les preuves que je pourrais fournir, les argumens que je pourrais invoquer, deviennent parfaitement inutiles en présence des compositions d’Amerighi. Le Christ au Tombeau démontrera mieux que toutes les paroles en quoi Géricault diffère d’Amerighi.

Si j’abandonne le maître lombard pour comparer Géricault aux peintres les plus illustres de son temps, à ne considérer que la question d’exécution, je ne puis m’empêcher de le proclamer supérieur à tous ses contemporains. Les plus belles toiles de Gros, si éclatantes d’ailleurs par la richesse la variété de l’invention, sont bien loin de pouvoir se comparer au Radeau de la Méduse sous le rapport de l’exécution. Dans la Bataille d’Eylau, dans la Bataille d’Aboukir, dans la Peste de Jaffa, les figures du premier plan manquent de solidité. C’est ce qu’on appelle dans la langue des ateliers de la peinture lanterne. Je me sers à dessein de cette expression, qui pourra sembler barbare, parce qu’elle rend avec une rare précision le sens vrai de ma pensée. Je ne veux pas comparer Gros et Géricault ; ce serait un pur jeu d’esprit, un parallèle sans intérêt, sans profit pour le lecteur. Il est incontestable que Gros, dans les diverses compositions que je viens de rappeler, a fait preuve d’une souplesse, d’une fécondité que Géricault eût peut-être montrées, s’il eût vécu plus long-temps, mais qui ne se trouvent pas dans les œuvres qu’il nous a laissées. Si Gros, sous le rapport poétique, doit être considéré comme supérieur à Géricault, Géricault, sous le rapport de l’exécution, est incontestablement supérieur à Gros. Préoccupé très justement de l’effet dramatique, Gros néglige trop souvent l’imitation de la réalité, surtout dans les figures du premier plan ; il se contente d’indications grossières et ne prend pas la peine de modeler ce qu’il indique. Géricault, sans accorder moins d’importance à l’effet dramatique, traite avec un soin persévérant l’imitation de la réalité ; il s’efforce d’en reproduire tous les détails avec un soin scrupuleux, et ses efforts sont presque toujours couronnés de succès. La poitrine du jeune homme étendu aux pieds de son père, qui est sans contredit la figure la plus remarquable du tableau que j’étudie, ne laisse rien à désirer sous le rapport de l’imitation ; les fausses côtes sont indiquées avec une précision qui défie tous les reproches. On trouverait difficilement, dans l’histoire entière de la peinture, un modèle rendu plus exactement. Toutes les parties de ce cadavre sont traduites avec une fidélité qui étonne, qui épouvante. Ni David, ni Girodet, ni Gros n’ont jamais trouvé, pour représenter la forme humaine la puissance, l’énergie que nous admirons dans Géricault. Le Déluge de Girodet, si justement applaudi d’ailleurs pour la science qu’il nous révèle, demeure bien loin de la figure qui tout d’abord attire l’attention dans le Radeau de la Méduse.

Ainsi l’Italie, que tant d’esprits étroits regardent comme une épreuve dangereuse, loin d’altérer l’originalité de Géricault, lui a laissé toute sa puissance, et je puis même affirmer qu’elle l’a doublée. L’élève de Guérin, en étudiant les murailles de Rome, n’a pas renoncé à ses instincts et n’a emprunté aux maîtres italiens qu’une méthode plus sûre pour les contenter. C’est ce qui arrive toujours aux natures vraiment fortes. Le spectacle des grandes œuvres ne peut énerver que les natures indigentes. Tous les esprits doués de riches facultés, en contemplant les efforts suprêmes du génie humain se sentent saisis d’une émulation généreuse, et, sans se proposer une imitation servile, s’efforcent de dérober aux maîtres privilégiés les secrets de tout ce qu’ils ont si glorieusement pratiqué. Ils demeurent ce qu’ils étaient avant de se trouver face à face avec ces œuvres immortelles ; ils gardent leur nature, leurs voeux, leurs inspirations, et n’emploient leur énergie qu’à surprendre les ruses du métier. Pour ma part, je crois sincèrement que Géricault, s’il n’eût pas visité l’Italie, n’aurait pas donné au Radeau de la Méduse la beauté qui nous étonne et qui assure la durée de son nom.

Quel rang faut-il donc assigner à Géricault dans l’histoire de l’école française, dans l’histoire générale de la peinture ? Il est incontestable, et je me suis efforcé de le prouver, que Géricault, dans les ouvrages trop peu nombreux qu’il nous a laissés, a fait preuve d’un immense talent ; .mais à quoi ce talent s’est-il appliqué ? quelle a été sa direction ? quel a été son but ? L’auteur de la Méduse, estimé sévèrement, sans prévention, sans partialité, ne s’est jamais proposé, du moins dans ses œuvres connues, qu’une seule chose, l’expression de la réalité. Or, est-il permis de voir dans l’expression de la réalité le but suprême de l’art ? Je ne parle pas, bien entendu, des formes de la fantaisie ; où l’imitation ne joue aucun rôle. Il est trop clair en effet que l’architecture et la musique n’ont rien à démêler avec la réalité ; mais dans les arts mêmes qu’on est convenu d’appeler arts d’imitation, dans la peinture, dans la statuaire, dans la poésie, l’expression de la réalité ne résume pas la tâche entière de l’intelligence humaine. Phidias, Raphaël, Homère, ont établi leur gloire sur de plus solides fondemens. Les tympans, et la frise du Parthénon, les chambres du Vatican, le récit poétique de la guerre de Troie, offrent aux hommes clairvoyans quelque chose de plus que la réalité. Pour ne pas le comprendre, pour ne pas le proclamer, il faut tout simplement ne pas comprendre le rôle de l’intelligence humaine, et la transformation que subissent les objets en passant du monde extérieur dans la conscience qui les perçoit. Réduire les arts d’imitation à l’expression de la réalité, vouloir que le peintre, le statuaire et le poète se proposent comme but suprême la transcription de ce qu’ils voient, c’est nier la nature et la puissance de l’imagination, c’est confondre l’imagination et la mémoire. Le souvenir ne suffit pas, il faut faire un choix dans les objets que la mémoire nous retrace, et combiner de la façon la plus harmonieuse les traits gravés dans la pensée. Que Géricault connût parfaitement le but de la peinture, qu’il se fût rendu compte de toutes les conditions de son art, je ne songe pas à le mettre en doute. Le Radeau de la Méduse, j’en demeure profondément convaincu, n’eût pas été son dernier mot. Cependant, comme nous devons le juger d’après ses œuvres et non d’après les pensées que nous pouvons légitimement lui attribuer, nous sommes forcés de caractériser ce tableau d’après les seules qualités qu’il nous révèle. Or, ces qualités, sur lesquelles j’ai appelé l’attention, estimées d’une façon générale, se réduisent à l’expression de la réalité. Et s’il est vrai, comme je le pense, sans vouloir essayer de le démontrer, que la tâche du peintre n’est pas renfermée tout entière dans l’imitation, il faut bien reconnaître que Géricault, malgré son prodigieux talent, n’est pas un peintre complet. Je lui rends pleine justice, mais il m’est impossible de voir en lui un homme digne de prendre place à côte de Léonard, de Michel-Ange, de Raphaël.

Je n’ignore pas qu’une telle déclaration semblera puérile à tous les esprits familiarisés avec l’histoire déjà peinture. Aussi n’est-ce pas pour eux que je parle. Je m’adresse au public français, habitué à entendre citer Géricault comme chef, comme rénovateur de la peinture française. Combien de fois le nom de Géricault n’a-t-il pas retenti à mes oreilles comme le nom d’un maître qui défie tous les reproches ! Le réalisme a fait depuis quelques années des progrès effrayans dans toutes les branches de la fantaisie. L’invention est considérée par la foule, et malheureusement aussi par un grand nombre de peintres, de statuaires et de poètes, comme une condition secondaire. Imiter, transcrire littéralement, s’appelle aujourd’hui faire preuve de génie. Or, Léonard, Michel-Ange et Raphaël, qui sans doute connaissaient la nature aussi bien que les réalistes de nos jours, n’ont pas circonscrit leur tâche dans ces étroites limites. Pour ces génies privilégiés, l’imitation était un moyen et non pas un but. Si la Cène de Sainte-Marie-des-Graces, le Jugement dernier, l’École d’Athènes, n’offraient pas à nos regards quelque chose de plus que l’imitation fidèle de la réalité, Léonard, Michel-Ange et Raphaël n’occuperaient pas dans l’histoire une place si considérable. Il y a dans leurs œuvres un mérite indépendant de l’imitation. On trouverait sans peine dans l’école hollandaise, dans l’école flamande, plus d’un maître dont le pinceau a copié la nature avec une fidélité que Rome et Florence n’ont jamais connue, et pourtant Rome et Florence tiennent le premier rang pourquoi ? C’est que Rome et Florence ont compris toute l’importance de l’idéal dans la peinture.

Géricault, voyant l’école française s’épuiser dans l’imitation servile de la statuaire antique, a voulu la rappeler à la source même de toute vérité, à l’imitation de la nature. À l’heure où il est venu, peut-être n’avait-il rien de mieux à faire. Quelque jugement que nous portions sur ses œuvres, nous devons reconnaître qu’il a exercé sur l’école française une action salutaire. Pour marquer nettement le rang qui lui appartient, il faut étudier son rôle en même temps que ses œuvres : c’est la seule manière de lui rendre justice. Si le temps lui a manquée pour nous révéler toute sa pensée, s’il n’a pas satisfait à toutes les conditions de son art, s’il a toujours attribué, du moins dans ses œuvres, trop d’importance à la réalité, il a laissé dans l’école française une trace profonde, et vouloir contester les services qu’il lui a rendus serait se rendre coupable d’ingratitude. Le Radeau de la Méduse, d’où l’idéal n’est pas d’ailleurs complètement absent, n’est pas le dernier mot de la peinture, ce n’est pas non plus le dernier mot de Géricault je prends à témoin tous ceux qui ont vécu dans son intimité, et qui savent ce qu’il pensait, ce qu’il disait de cet ouvrage si justement admiré. Géricault est à Nicolas Poussin ce que Ribeira est à Murillo, ce qu’Amerighi est à Raphaël.


GUSTAVE PLANCHE.