Peintres et sculpteurs modernes de la France
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 47-75).

PEINTRES


ET


SCULPTEURS MODERNES


DE LA FRANCE.




M. BARYE.




Depuis vingt ans, les œuvres de M. Barye sont sous les yeux du public ; elles sont nombreuses, justement admirées, et pourtant personne encore n’a pris la peine d’en étudier l’ensemble. Je veux essayer de réparer cette lacune. Le talent de M. Barye est aujourd’hui en pleine maturité ; cependant il n’a pas dit encore son dernier mot. Malgré la persévérance et la variété de ses études, il est douteux qu’il s’arrête au point où il est parvenu. Ainsi, ce que je dirai de l’ensemble de ses œuvres n’aura pas un caractère définitif. Ai-je besoin d’ajouter que je ne prétends pas, en exprimant ma pensée, prévoir le sentiment de la postérité ? En pareil cas, le bon sens prescrit toujours la modestie. Si je me hasarde à formuler dès à présent mon opinion, c’est que le talent é M. Barye, sans mentir à son origine, a pourtant subi déjà une série de transformations, et qu’il y a dans ces transformations mêmes le sujet d’une étude intéressante. M. Barye, j’en ai la ferme assurance, garde aujourd’hui les convictions qu’il avait il y a vingt ans ; mais, tout en épiant avec la même ardeur les secrets de la nature, qu’il a prise pour modèle et pour guide, il n’a pu s’empêcher d’attribuer d’année en année une importance, une autorité de plus en plus grande aux traditions, aux monumens de l’art antique. Esprit éminemment progressif, sans déserter les principes qu’il avait adoptés au début, il a su pourtant profiter des enseignemens du passé aussi bien que du modèle vivant placé devant ses yeux. Entre le lion exposé au Louvre en 1833 et le Combat du Lapithe et du Centaure que nous avons admiré cette année, il y a une grande différence de style, quoique l’auteur, dans le dernier comme dans le premier de ces ouvrages, se soit efforcé de lutter avec la nature. Il me semble utile de marquer la route parcourue depuis le point de départ jusqu’au point d’arrivée.

Le lion exposé au Louvre en 1833 excita un cri général d’étonnement parmi les partisans de la sculpture académique. Bientôt l’étonnement fit place à la colère, car le public, en dépit des remontrances que lui adressaient les professeurs et tous ceux qui juraient d’après leurs maximes, s’obstinait à louer M. Barye comme un artiste aussi hardi qu’habile. On avait beau lui répéter que ce n’était pas là de la sculpture ; il ne tenait aucun compte de ces bruyantes déclamations, et répondait au reproche d’ignorance en se pressant autour de l’œuvre nouvelle. Quand le modèle, acheté par la liste civile et fondu à la cire par Honoré Gonon avec une rare précision, fut placé aux Tuileries, on raconte qu’un artiste, connu depuis long-temps par l’inébranlable fermeté de ses principes, s’écria avec une colère pleine de naïveté. Depuis quand les Tuileries sont-elles une ménagerie ? » Il y a dans cette boutade, que je n’ai pas entendue de mes oreilles, mais qui m’a été rapportée par un homme digne de foi, tous les élémens d’une critique judicieuse et complète. Sous l’apparence de l’ineptie se cache une admiration qui s’ignore elle-même ; la colère même est un hommage involontaire à la puissance du talent. Les lions que nous sommes habitués à voir dans nos jardins, les lions placés aux Tuileries du côté de la place de la Concorde, n’ont rien de commun avec les lions de la ménagerie. Figures sans nom, affublés de perruques à la Louis XIV, ils ne rappellent guère le roi des forêts. Ce type de lion glorieusement inauguré par M. Plantard et multiplié à l’infini par ses élèves s’appelle, dans la langue des architectes, lion d’ornement. Vouloir imiter avec l’ébauchoir le lion qui rugit, dont les yeux étincellent, dont la crinière se hérisse, qui guette et dévore sa proie, c’était manquer de respect pour ce type bienheureux. Il y avait donc dans la hardiesse de M. Barye quelque chose d’irrévérencieux, et la colère dont je racontais tout à l’heure l’expression naïve n’a pas besoin d’être expliquée.

Le lion de M. Barye étreint un serpent entre ses griffes et s’apprête à le dévorer. L’expression du regard, le mouvement des épaules ; l’attitude entière de la figure, concourent admirablement à l’explication du sujet. Personne ne peut se méprendre sur l’intention de l’auteur. Le spectateur a devant les yeux ce qu’il pourrait voir à la ménagerie. Malgré la singulière inintelligence avec laquelle ce groupe a été placé, bien que le regard plonge sous l’aisselle du lion, tandis qu’il devrait se trouver en face de l’épaule, toutes les parties du modèle sont traitées avec une précision si savante, il y a dans l’imitation de tous ces détails tant de finesse et d’habileté, que l’aspect de cet ouvrage produit une sorte d’épouvante. Je ne crains pourtant pas qu’il agisse sur les femmes de Paris comme les Euménides d’Eschyle sur les femmes d’Athènes. Oui, dans ce groupe attaqué avec tant de violence par les partisans de la sculpture académique et défendu par la foule avec tant de bon sens, l’imitation est poussée à ses dernières limites. Il me semble impossible d’aller plus loin dans cette voie : c’est un prodige d’énergie et d’exactitude. Cependant le rare mérite qui recommande cette œuvre ne ferme pas mes yeux aux défauts qui la déparent. Les détails, rendus avec tant d’adresse, sont trop multipliés. La souplesse des membres, qui nous étonne à bon droit dans ce bronze palpitant, ne dissimule pas l’absence des masses dont la sculpture ne peut se passer. La chair est traitée d’une façon magistrale, les contractions musculaires sont traduites avec une évidence qui ne laisse rien à désirer ; mais la charpente osseuse n’est pas accusée assez largement : aussi la figure manque de masses. On insisterait vainement sur la fidélité merveilleuse de l’imitation ; cette fidélité même, pour être complète, impose au statuaire le devoir de diviser sa figure, quelle qu’elle soit, homme ou lion, par grandes masses. Sans l’accomplissement de cette condition impérative, l’art, quoique vrai, n’atteint cependant pas à la beauté suprême. Dans le groupe de M. Barye, le pelage de la figure principale n’est pas traité avec assez de simplicité : il eût mieux valu effacer une partie de ces détails et aborder franchement la division dont je parlais tout à l’heure. L’absence de masses ne permet pas de voir dans ce groupe, si admirable d’ailleurs, une œuvre d’un caractère vraiment monumental. Malgré la joie farouche qui éclate dans ses yeux, malgré la puissance avec laquelle le lion saisit sa proie, on sent que la main qui a modelé ce groupe ne connaît pas encore tous les secrets de l’art, M. Barye n’avait pas besoin d’être averti pour reconnaître les défauts que je signale : à peine son œuvre était-elle achevée, qu’il devinait mieux que personne tout ce qui lui manquait. Ce groupe, en lui montrant sa pensée sous une forme définitive, dessillait ses yeux, et lui révélait tout le chemin qu’il avait à parcourir avant de toucher le but qu’il avait rêvé.

Quoi qu’il en soit, M. Barye, n’eût-il créé que le lion exposé au Louvre en 1833, mériterait à coup sûr un rang très élevé parmi les sculpteurs modernes, car personne n’a poussé aussi loin que lui, dans un pareil sujet, la puissance de l’imitation ; mais il avait trop de clairvoyance pour se contenter aussi facilement que la foule. Malgré l’admiration qui avait accueilli son début, malgré les applaudissemens très légitimes obtenus par ce premier ouvrage, il comprenait qu’il devait, qu’il pouvait mieux faire encore, et, pour reconnaître dignement les sympathies qu’il avait rencontrées, il résolut de combler les lacunes qu’il découvrait dans l’expression de sa pensée, d’obéir aux conditions qu’il avait violées à son insu, et je prouverai sans peine qu’il a tenu parole.

Entre le lion dont je viens de parler et le lion au repos qui lui fait face, il y a un intervalle de treize ans, car ce dernier porte la date de 1847. Le plus rapide examen suffit pour démontrer que l’auteur, en le modelant, ne gardait plus pour la réalité un amour aussi exclusif qu’en 1833, et surtout qu’il avait compris la nécessité de diviser la figure par grandes masses. Les épaules et les cuisses sont vigoureusement accusées, l’échine est marquée d’une façon puissante, la charpente osseuse est indiquée avec précision. Pour tout dire, cette seconde figure a plus de solidité que la première, et n’a pourtant pas moins de souplesse. L’opinion que j’exprime ici n’est pas généralement adoptée, et cependant je la crois vraie. Il ne faut pas, en effet, se laisser abuser par la première impression que produit cet ouvrage. Au lieu d’une excellente fonte à cire perdue, nous avons devant les yeux une fonte au sable qui laisse trop à désirer ; de là une certaine rondeur dans le modelé que la figure ne présentait pas en sortant des mains du statuaire, dont le bronze est seul responsable. Tous ceux qui combattent ma préférence ne manqueraient pas d’embrasser mon avis avec empressement, s’ils consentaient à faire abstraction des imperfections de la fonte. Pour peu qu’on ait pris la peine d’étudier les procédés de la fonte à la cire et de la fonte au sable, on demeure convaincu que la première de ces deux méthodes offre seule au statuaire la certitude de voir son œuvre fidèlement, littéralement reproduite, telle enfin qu’elle est sortie de ses mains. Dans l’application de cette méthode, tout réussit à merveille, ou bien tout est à recommencer ; c’est ce qui explique, outre la différence des frais, pourquoi les statuaires y recourent si rarement. Dans la fonte au sable, au contraire, si la reproduction est moins fidèle, si elle est presque toujours incomplète, d’une exactitude contestable dans les détails les plus délicats, il n’arrive jamais qu’elle échoue complètement. Une partie quelconque de la figure vient-elle d’une façon trop grossière, on la coupe, on la recommence, et l’ouvrier ajuste les morceaux ; mais, lors même que toutes les parties viennent également, il n’est guère possible d’éviter la ciselure. Or, la ciselure est un des fléaux de la statuaire. Il y a bien peu d’ouvriers assez habiles, assez sensés pour respecter le modèle qui leur est confié, assez adroits pour enlever les bavures du métal sans entamer ce qui doit rester, assez familiers avec les lois du dessin pour comprendre où finit la forme vraie, où commerce le caprice. La plupart des ciseleurs, et je suis loin de m’en étonner, préfèrent, comme tant de graveurs en taille-douce que je ne veux pas nommer, le maniement de l’outil au respect de la forme. Au lieu de chercher la précision, la pureté, la vérité, ils prodiguent les coups de lime et les coups de ciseau jusqu’à ce que toutes les parties du modèle soient bien polies, bien lisses. Que la forme demeure ce qu’elle était, ou qu’elle s’altère, peu leur importe, et l’engouement de la foule pour le bronze nettoyé se charge de les absoudre. Cette déplorable habitude n’est-elle pas d’ailleurs une nécessité ? Étant donné le prix moyen du travail, comment l’ouvrier ciseleur trouverait-il le temps d’étudier le dessin ? et comment, sans l’étude du dessin, pourrait-il respecter les contours et la forme primitive ? La question, posée en ces termes, se réduit pour lui à respecter ce qu’il ignore. Le lion de 1847 a subi les outrages de la ciselure, tandis que le lion de 1833 est devant nous tel que l’auteur l’a conçu. Le métal, en prenant la place de la cire, a reproduit jusqu’aux moindres coups d’ébauchoir. Ces détails, purement techniques, disent assez clairement pourquoi dans le lion au repos plusieurs détails, dont l’importance ne peut être contestée, semblent omis par l’auteur, tandis qu’ils ont été effacés par la ciselure. Cette apparence d’omission, par un motif que je ne me charge pas de déterminer, est plus sensible dans les membres postérieurs que dans les membres antérieurs. L’infernal outil qu’on nomme riffloir a poncé les cuisses du lion comme une planche de sapin, tandis que les épaules ont échappé à ses coups. Toutefois, pourvu qu’on veuille bien reculer de quelques pas et contempler la silhouette et la masse de la figure, au lieu d’éplucher les détails, il me semble impossible de méconnaître la supériorité du lion au repos sur le lion qui tient le serpent dans ses griffes. Quelques pas suffisent, en effet, pour restituer à la pensée du statuaire toute sa grandeur, toute sa vérité. Les divisions que l’art grec a si bien établies, et dont il a usé avec tant de réserve, que l’art romain a trop souvent appliquées avec sécheresse, sont ramenées par M. Barye à leur sens primitif ; le lion de 1833 est une œuvre habile, le lion de 1847 est une œuvre monumentale. Si Honoré Gonon eût fondu le second comme il avait fondu le premier, il ne resterait aucun doute à cet égard.

Aujourd’hui non-seulement la foule, qui consulte ses impressions sans prendre la peine de les analyser, mais plusieurs esprits sérieux dont l’autorité en pareille matière doit être prise en considération, préfèrent le premier ouvrage au second. Je constate le fait sans l’accepter comme un argument décisif ; j’ai foi dans l’action du temps, et j’espère que le temps démontrera aux plus incrédules que la transcription littérale de tous les détails observés sur le modèle vivant ne saurait jamais dispenser des grandes divisions établies par les écoles d’Égine, de Sicyone et d’Athènes. Le lion au repos, fût-il même fondu par Honoré Gonon, mort depuis quelques années, et que personne n’a remplacé, n’offrirait pas le même caractère que le lion étreignant sa proie. Lors même que le métal eût reproduit toutes les intentions de l’auteur, cette œuvre se distinguerait encore par le sacrifice volontaire de plusieurs détails très vrais, mais très inutiles à l’effet général. Pour ma part, j’accepte et j’admire ce sacrifice volontaire comme la preuve d’une intelligence initiée aux secrets les plus délicats de l’art. Pour faire le lion de 1833, il fallait un œil très attentif et une main très habile ; pour faire le lion au repos, la finesse du regard, l’habileté de la main, ne suffisaient pas. L’oeuvre nouvelle exigeait quelque chose de plus, la connaissance parfaite des lois générales de l’art et des moyens dont il dispose, et le sacrifice est tout à la fois une de ces lois, un de ces moyens. Négliger en apparence, laisser dans l’ombre une partie de la chose vue pour mieux montrer la partie sur laquelle doit se fixer l’attention, est une ruse que les maîtres les plus illustres ont souvent pratiquée, et leur exemple ne doit pas être perdu pour nous. M. Barye s’en est souvenu, et je lui en sais bon gré.

J’aurais eu à deviner le maître de M. Barye, le maître qui lui a mis l’ébauchoir à la main, il y a cent contre un à parier qu’après de nombreux efforts de pénétration je me serais trompé. Qui pourrait en effet, en regardant les deux lions placés aux Tuileries, deviner que M. Barye a fait ses premières études dans l’atelier de Bosio ? Pour comprendre, pour s’expliquer une si singulière contradiction, il faut se dire que M. Barye, en voyant naître et s’achever sous ses yeux les ouvrages de Bosio, a tiré de ce spectacle un profit qui n’est pas le profit habituel de l’enseignement. Au bout de quelques semaines, il savait comment il ne fallait pas faire. C’est quelque chose à coup sûr ; mais on conviendra que, pour s’instruire à pareille école, il faut posséder de rares facultés. Heureusement M. Barye, doué d’un bon sens très sûr et possédé d’une passion ardente pour l’observation, n’a pas tardé à mesurer le péril qu’offraient les leçons d’un tel maître. Tout en acceptant docilement les traditions de pur métier qui sont toujours inoffensives, il réagit avec une énergie persévérante contre les principes exclusifs sur lesquels repose la pratique de Bosio. Si cette énergie se fût démentie un seul instant, M. Barye, au lieu d’occuper dans l’art moderne une place considérable, serait confondu dans la foule des artistes ans signification déterminée, sans caractère défini. Il est curieux de comparer le cheval de la place des Victoires et les chevaux de l’arc du Carrousel aux deux lions des Tuileries. C’est en mesurant l’intervalle immense qui sépare les œuvres du maître des œuvres du disciple qu’on arrive à comprendre tout ce que ce dernier a dû dépenser de résolution et de force pour ne pas se laisser entraîner par la pente sur laquelle il se trouvait placé. Le cheval de Louis XIV sur la place des Victoires est d’un ridicule si généralement reconnu, que je n’ai pas besoin d’insister : il est prouvé depuis long-temps qu’il n’a d’autre point d’appui que la queue. Dans cet ordre de niaiseries, nous devrions être habitués à l’indulgence ; le cheval de Louis XIII de la place Royale, qui prend son point d’appui sur un tronc d’arbre, devrait nous rendre moins sévère pour le cheval de Louis XIV. Pourtant il n’en est rien, Le cheval de Louis XIII, protégé par la solitude et le silence, laisse éclater dans toute sa splendeur l’ignorance qui a présidé à la composition du cheval de Louis XIV. Je ne parle ni du roi ni des bas-reliefs du piédestal ; le cavalier est digne du cheval et les bas-reliefs dignes du cavalier. Quant aux chevaux placés sur l’arc du Carrousel et destinés à remplacer le quadrige de Saint-Marc que Napoléon avait pris et que la restauration a rendu à Venise, ils ne valent pas mieux que le cheval de Louis XIV, bien qu’ils soient moins ridicules. Au moins ils ne se trouvent point en équilibre sur leur queue, et s’ils n’offrent aux regards que des formes tantôt sèches, tantôt rondes, s’ils manquent de force et de vie, ils ont l’avantage de ne pas attirer l’attention des passans. Leur parfaite insignifiance les sauve de toute discussion ; on peut même dire qu’ils sont demeurés ignorés, tant est restreint le nombre de ceux qui ont pris la peine de les regarder. Le cheval de Lemot, placé sur le Pont-Neuf, est un chef-d’œuvre à côté des chevaux du Carrousel. Bien que la monture d’Henri IV ne soit certainement pas modelée d’une façon puissante, c’est pourtant un prodige d’énergie et de vérité en comparaison des chevaux de Bosio ; car, à la rigueur, le cheval d’Henri IV pourrait marcher, tandis que les chevaux de Bosio sont tout au plus bons à placer sur une bascule pour amuser les marmots.

C’est après avoir subi les leçons d’un tel maître que M. Barye est devenu ce qu’il est aujourd’hui. C’est après avoir eu sous les yeux l’afféterie, la manière, la convention, qu’il s’est pris d’un ardent amour pour le naturel, la franchise, la vérité. La contradiction lui a si bien réussi que je suis tenté de voir dans la contradiction même une des sources les plus fécondes de son talent. C’est peut-être à la méthode timide et incertaine de Bosio que nous devons la hardiesse qui éclate dans toutes les œuvres de M. Barye. Sans doute, s’il eût reçu les leçons d’un maître plus habile, d’un maître pénétré de respect pour la vérité, il serait arrivé plus vite à produire des ouvrages satisfaisans ; mais j’incline à croire qu’il a trouvé dans l’indépendance, devenue pour lui une nécessité, une force, une originalité que des leçons meilleures ne lui auraient pas données. Ainsi, loin de gourmander le hasard qui a livré à l’enseignement de Bosio un des esprits les plus pénétrans et les plus fins de notre temps, félicitons-nous plutôt de ce caprice ; car si M. Barye n’eût pas été obligé de se frayer sa voie, de marcher seul sans guide pendant quelques années, il est probable qu’il n’aurait pas acquis le talent individuel et nouveau que nous admirons. Il ne faut pas d’ailleurs exagérer l’influence de Bosio sur l’artiste qui nous occupe ; car Bosio, qui lui mit l’ébauchoir à la main, ne fut pas son seul maître. M. Barye a étudié le dessin et la peinture dans l’atelier de Gros, et l’auteur d’Aboukir, d’Eylau et de Jaffa avait de quoi combattre, de quoi effacer tout ce qu’il y avait de mesquin et de faux dans les leçons de Bosio. Tous les connaisseurs se rappellent les belles aquarelles ennoyées au Louvre par M. Barye, ses lions, ses tigres, ses panthères, ses gazelles, dont la vérité n’a jamais été surpassée. Il ne se contente pas de traiter avec le plus grand soin, avec l’exactitude la plus scrupuleuse, la partie vivante de la composition ; il n’apporte pas moins de zèle dans le choix des fonds ; il s’efforce de mettre les ciels et les terrains en harmonie avec le caractère de la figure, et il arrive bien rarement qu’il échoue dans sa résolution. Grace à cet artifice trop souvent négligé, une seule figure, fidèlement étudiée, a toute l’importance, tout l’intérêt d’un groupe. Si Gros n’a pas enseigné à-M. Barge la merveilleuse simplicité empreinte dans ces aquarelles, il lui a du moins donné le goût de l’entrain et de la vie qui animent ses toiles vraiment épiques. Ainsi la nature, à qui l’élève infidèle de Bosio doit la meilleure partie de son talent, n’a pourtant pas été son unique institutrice ; les leçons de Gros ont certainement exercé sur lui une action puissante. Ce serait mutiler l’histoire et la biographie que de ne pas tenir compte de cette action. Ce n’est qu’après avoir indiqué nettement toutes les sources auxquelles l’artiste a puisé qu’il est permis de l’envisager en lui-même. À te titre, Gros et Bosio, que je ne songe pas à mettre sur la même ligne, méritaient d’être mentionnés.

Les commencemens de M. Barye ont été des plus humbles, et la connaissance de ses premières années ajoute encore à mon admiration pour son talent. Quand je compare son point de départ au but qu’il a touché, je ne puis m’empêcher de voir en lui un des témoignages les plus éclatans de ce que peut obtenir la volonté. Né sous le directoire, quatre ans avant la fin du siècle dernier, à treize ans il entrait en apprentissage chez Fourier, qui gravait pour les orfèvres des matrices d’acier destinées à faire ce qu’on appelle des repoussés. Ainsi, à peine sorti de l’enfance, M. Barge s’initiait aux premiers élémens de l’art qu’il devait bientôt embrasser dans toute son étendue, dans toute sa variété. Le maître que son père avait choisi était alors accepté d’un consentement unanime par ses confrères comme le plus habile. C’est dans l’atelier de Fourier que M. Barye a puisé la connaissance complète de tous les secrets qui se rattachent à l’orfèvrerie, depuis les nielles jusqu’aux plus délicates ciselures. Il a successivement abordé toutes les épreuves que se proposait l’art florentin du XVe et du XVIe siècle ; il ne s’est pas contenté de contempler avec une admiration stérile les œuvres tour à tour ingénieuses et hardies de Benvenuto Cellini : il s’est efforcé de lutter avec cet artiste incomparable, dont le talent fait le désespoir de tous ses émules. Il serait curieux de rassembler et de consulter les matrices gravées par le jeune élève de Fourier de 1809 à 1817 ; malheureusement le zèle le plus sincère ne réussirait pas à réunir ces documens. À cet égard, nous sommes réduit aux conjectures : nous ne pouvons juger le passé que d’après le présent ; c’est dire assez clairement qu’il vaut mieux nous abstenir. Cependant, quoique je n’aie pas sous les yeux un seul des poinçons gravés par l’élève de Fourier, je ne crois pas inutile de mentionner ce premier apprentissage, car ces études obscures qui semblaient destinées à ne faire de M. Barye qu’un artisan habile ont porté des fruits glorieux. En 1819, l’école des Beaux-Arts mettait au concours pour la gravure en médaille Milon de Crotone, et le jeune élève de Fourier n’hésita pas à se mettre sur les rangs. J’ai sous les yeux cette œuvre de 1819, la première qui marque dans la vie de M. Barye, la première qui ait laissé une trace durable, et je crois pouvoir affirmer qu’elle se recommande par toutes les qualités qui ont assuré plus tard la popularité de son talent. Le sujet traité au XVIIe siècle par Pierre Pujet avec tant de verve et d’énergie a été compris par l’élève de Fourier avec une merveilleuse précision. Le lion qui mord la cuisse de l’athlète est rendu avec une habileté qui se rencontre bien rarement parmi les élèves de l’académie. La tête et l’attitude de Milon expriment éloquemment la lutte du courage contre la souffrance. Le poinçon de M. Barye, malgré l’approbation des connaisseurs, n’obtint qu’une mention honorable, une médaille d’encouragement. Le premier prix fut adjugé à M. Vatinelle.

L’année suivante, l’école des Beaux-Arts proposait pour le prix de sculpture Caïn maudit par Dieu après le meurtre d’Abel. M. Barye, qui venait de passer un an dans l’atelier de Bosio, fut reçu en loge, c’est-à-dire admis à concourir. Sa figure, empreinte à la fois de honte et de rage, obtint le second prix. Le premier prix fut donné à M. Jacquot. En 1821, l’école choisissait pour sujet de concours Alexandre assiégeant la ville des Oxydraques. M. Barye se remit sur les rangs ; le premier prix fut donné à M. Lemaire. En 1822, la robe de Joseph rapportée à Jacob par ses frères. M. Barye concourt pour la troisième fois, et le prix est donné à M. Seurre jeune. En 1823, Jason enlevant la toison d’or. Pas de prix. L’année suivante, M. Barye n’était plus même reçu en loge et quittait l’école.

Ce rapide exposé des faits n’est certes pas dépourvu d’intérêt. MM. Vatinelle, Jacquot, Lemaire et Seurre, couronnés par la quatrième classe de l’Institut, jouissent aujourd’hui d’une très légitime obscurité ; M. Barye, repoussé après cinq années d’épreuves laborieuses, a trouvé moyen d’attirer, d’enchaîner l’attention. Quelle mémoire obstinée se souvient aujourd’hui des femmes lourdes et lascives, couvertes de colliers et de bracelets, envoyées au Louvre par M. Jacquot, et de ses portraits en pied de Louis-Philippe, dont le manteau royal ressemblait à une chape de plomb ? Où sont les admirateurs du fronton de la Madeleine ? Je laisse aux érudits le soin de découvrir les œuvres de M. Vatinelle. Quant aux œuvres de M. Seurre jeune, je n’ai jamais ouï dire qu’elles aient soulevé aucune discussion. Insignifiantes et vulgaires, elles ne blessent les principes d’aucune école, et sont protégées par l’indifférence.

M. Barye eût-il agi sagement en s’obstinant à concourir pour le prix de Rome ? Je ne le pense pas. Sans doute, les musées d’Italie lui auraient enseigné en peu d’années ce qu’il a dû apprendre plus lentement en demeurant dans notre pays ; mais je ne crois pas cependant que nous devions regretter l’échec qui l’a retenu parmi nous, car les neuf dixièmes des lauréats revenus d’Italie sont aujourd’hui parfaitement oubliés, parfaitement ignorés, et le nom de M. Barye est répété par ceux qui admirent son talent sans l’analyser et par ceux qui trouvent dans l’analyse même une raison nouvelle de l’admirer. Les vices de l’école de Rome ont été trop souvent démontrés pour qu’il soit besoin d’y revenir. Chacun sait en effet que la plupart des lauréats, une fois arrivés dans la ville éternelle, se considèrent comme ayant touché le but. Par cela seul qu’ils ont été couronnés, ils savent tout ce qu’il est possible de savoir. Ils ne voient pas dans la pension qui leur est accordée un encouragement à mieux faire, mais une récompense pour la science complète qu’ils ont acquise. Aussi combien y en a-t-il qui mettent à profit leur séjour en Italie ? il serait trop facile de les compter. Malgré les épreuves qui leur sont imposées, malgré les ouvrages qu’ils envoient chaque année pour obéir au programme de l’Académie, le loisir est à leurs yeux le premier de leurs droits ; et, quand ils reviennent en France, ils s’étonnent que les travaux ne leur soient pas distribués avec empressement ; ils trouvent singulier que l’état ne leur confie pas toutes les chapelles qui attendent une décoration. Il est probable que M. Barye, envoyé à Rome par la quatrième classe de l’Institut, ne se fût pas engourdi, comme tant d’autres, sous le soleil d’Italie. Cependant je crois que son échec académique a été pour lui un puissant aiguillon. Une fois convaincu qu’il ne devait rien attendre de ce côté, que les juges chargés de prononcer sur l’avenir des élèves ne lui donneraient jamais cinq années de sécurité, d’indépendance, il s’est remis au travail avec une nouvelle ardeur, et la sévérité de l’Académie lui a peut-être été plus utile qu’une couronne.

De 1823 à 1831, M. Barye emploie tout son temps à modeler des animaux pour M. Fauconnier, orfèvre qui jouissait alors d’une certaine célébrité. Sans se laisser décourager par les récompenses prodiguées à ses camarades, il accomplit la tâche obscure qui lui est dévolue. L’espérance le soutient ; il sent que le jour de la justice ne peut manquer de venir. Ces huit années remplies par un travail assidu n’ont pas laissé plus de traces que les cinq ans passés chez Fourier. M. Fauconnier aurait seul pu nous dire combien d’œuvres ingénieuses, combien de figures gracieuses ou hardies sont nées sous l’ébauchoir de M. Barye. C’est l’unique témoignage que nous pourrions invoquer, et M. Fauconnier n’est plus là pour répondre.

Ainsi M. Barye a traversé des épreuves nombreuses avant d’arriver à la popularité. Quand son nom fut, pour la première fois, révélé au public, je veux dire à la foule qui ne se préoccupe guère des concours académiques, il avait trente-cinq ans, et depuis vingt-deux ans il étudiait sans relâche toutes les branches de son art. Graveur de poinçons pour les orfèvres, graveur en médailles, modeleur d’animaux et de figurines qui se multipliaient sans répandre son nom, il n’a pas un seul instant désespéré de l’avenir, et le bon sens de la foule, d’accord avec l’opinion des connaisseurs, a pris soin de justifier sa confiance.

La vie laborieuse de M. Barye peut être offerte en exemple à tous les esprits impatiens qui se plaignent d’être méconnus. Voilà un homme dont la valeur est aujourd’hui évidente pour tous, qui a travaillé vingt-deux ans avant de se faire jour, qui s’est vu préférer par l’académie MM. Jacquot, Lemaire, Seurre, Vatinelle, qui avait conscience de sa force, et qui pourtant n’a pas songé à se plaindre de ses juges. Exclu du concours après quatre épreuves qui ne laissaient aucun doute sur l’étendue de son savoir, il n’a pas jeté le manche après la cognée ; il s’est dit que tôt ou tard le public lui rendrait justice, et, en attendant le jour de la réparation, il n’a eu d’autre souci que de compléter ses études.

L’orgueil ne l’aveuglait pas. Il sentait bien qu’il valait mieux que MM. Vatinelle, Jacquot, Seurre et Lemaire ; mais il savait aussi tout ce qu’il lui restait à apprendre pour offrir sa pensée aux regards de la foule. Les animaux modelés pour M. Fauconnier, que je n’ai pas vus, ont obligé M. Barye d’étudier avec une égale vigilance les mœurs aussi bien que les formes des personnages qu’il avait à représenter. Pendant huit ans, il a épié, il a surpris tous les instincts qui donnent aujourd’hui la vie à ses compositions. Il s’est initié, pour les besoins de son art, à tous les mystères que les savans semblent se réserver comme un patrimoine sacré, interdit aux profanes. Depuis la gazelle jusqu’à la panthère, depuis le colibri jusqu’au condor, il n’y a pas un chapitre de Buffon qui ne soit familier à M. Barye. Il a étudié la série entière d’animaux avant d’essayer de les reproduire. Aussi, quand il a pu secouer le joug de l’obscurité, quand il a pu signer ses œuvres et les soumettre au jugement du public, il s’est trouvé en possession d’un savoir tellement varié, tellement éprouvé, qu’il s’est joué de toutes les difficultés. Il n’avait plus à tâtonner, il avait frayé lui-même la route où il marchait ; il connaissait à fond le caractère des modèles qu’il entreprenait de reproduire ; il était désormais à l’abri de toute hésitation, de toute incertitude ; il allait recueillir le fruit de sa persévérance.

Les groupes composés par M. Barye pour le duc d’Orléans et destinés à former les pièces principales d’un surtout ont une importance bien supérieure à leur destination. Ces sortes d’ouvrages sont habituellement confiés à des ouvriers plus ou moins adroits ; il est bien rare qu’ils soient demandés à des artistes vraiment dignes de ce nom. Pourvu que les pièces du surtout soient bien fondues et bien ajustées, l’acquéreur se déclare satisfait. Le duc d’Orléans avait conçu l’heureuse pensée de s’adresser à M. Barye, et de lui laisser pleine liberté pour le choix des sujets comme pour la disposition des pièces ; cette pensée, inspirée par un goût judicieux, n’a pas été fidèlement suivie. M. Barye a composé neuf groupes, dont cinq représentent des chasses ; le reste du surtout a été partagés entre un grand nombre de mains. Je n’ai pas à m’occuper de l’ensemble du surtout dessiné par M. Aimé Chenavard. Que l’architecture joue dans cette composition un rôle beaucoup trop important, c’est ce qui est hors de doute ; que M. Barye, travaillant librement selon la pensée primitive du duc d’Orléans, fût capable de produire une œuvre plus élégante, plus harmonieuse, plus sensée que le surtout dessiné par M. Aimé Chenavard, c’est ce qui n’a pas besoin d’être démontré. Ma tâche présente se réduit à l’étude des neuf groupes. Les sujets choisis par M. Barye se distinguent à la fois par la richesse et par la variété. La Chasse au Tigre, la Chasse au Taureau, la Chasse aux Ours, la Chasse au Lion, la Chasse à l’Elan, lui ont fourni l’occasion de montrer tout le savoir qu’il avait amassé depuis vingt ans.

Dans le premier de ces groupes, les chasseurs indiens sont placés sur un éléphant et brandissent le javelot. De chaque côté de l’éléphant, un tigre s’élance et monte à l’assaut, car la monture des chasseurs ressemble à une place forte. Une opinion généralement accréditée déclare l’éléphant éternellement laid, quels que soient sa couleur et son âge. Je n’entreprendrai pas de le réhabiliter en le comparant au tigre, au lion, à la panthère ; ce serait pure folie. Il n’a certainement ni leur souplesse ni leur élégance, et pourtant, quoi qu’on puisse dire, il a sa beauté propre, la beauté attachée à l’expression de la force. Pour traduire ce genre de beauté, il faut s’être préparé à cette tâche difficile par de solides études, il faut connaître parfaitement la forme, les mouvemens et les habitudes de l’éléphant. M. Barye réunissait toutes ces conditions ; aussi a-t-il résolu sans peine le problème qu’il s’était posé. Il y a dans la construction de son éléphant une précision, une puissance qui ne laissent rien à désirer. Il s’avance majestueusement ; les griffes et les dents des deux tigres attachés à ses flancs, qui grimpent sur ses côtes comme un lézard sur une muraille, n’entament pas sa robuste enveloppe. Les deux tigres sont d’une merveilleuse souplesse. Il n’y a dans leur mouvement rien qui relève de la convention ! C’est un mouvement pris sur nature saisi avec finesse et rendu avec fidélité. Ils grimpent avec tant d’agilité que les chasseurs ne peuvent manquer de sentir bientôt leurs griffes acérées, leurs dents furieuses, s’ils ne se hâtent de les attaquer vigoureusement ; ils sont perdus, si leurs coups sont mal adressés.

Les deux chasseurs ne sont pas traités moins heureusement que l’éléphant et les tigres. Du haut de leur tour vivante, ils regardent sans trembler l’ennemi qu’ils vont frapper, Leur visage exprime le courage sans mélange d’inquiétude. La présence du danger les anime et ne les effraie pas. Ainsi la Chasse au Tigre, considérée sous le rapport de l’invention, est de nature à contenter les juges les plus sévères, et l’invention n’est pas le seul mérite de cette œuvre. Tous les personnages qui prennent part à l’action, éléphant, tigres, chasseurs, sont exécutés avec un soin, une patience qui donnent un nouveau prix à la composition. Ici la verve n’exclut pas l’exactitude. Les ignorans vont répétant à tout propos, en toute occasion, que l’inspiration ne peut se concilier avec la précision des détails ; c’est une maxime commode à l’usage de la paresse. Si elle avait besoin d’être réfutée, si depuis long-temps le bon sens n’en avait pas fait justice, la Chasse au Tigre de M. Barye serait un argument victorieux. Ce groupe si ingénieusement conçu, dont tous les acteurs remplissent un rôle si net, si évident, où la vie se montre sous trois formes diverses, également vraies, également empruntées à la nature, est pourtant d’une correction irréprochable. Tous les membres sont vigoureusement attachés, et les mouvemens n’ont rien de capricieux. Mais à quoi bon insister sur ce point ? N’est-il pas prouvé depuis long-temps que l’art le plus hardi se concilie très bien avec la science la plus profonde ? Ceux qui soutiennent le contraire ont d’excellentes raisons pour persister dans leur opinion, ou du moins dans leur affirmation. Comme ils se sont mis à l’œuvre avant d’avoir étudié toutes les parties de leur métier, il est tout simple qu’ils accusent la science de stérilité. Eh bien ! qu’ils regardent les ouvrages consacrés par une longue admiration, qui ont résisté à tous les caprices de la mode, et ils comprendront que la science, loin de gêner la fantaisie, la rend au contraire plus libre et plus puissante, puisqu’elle met à sa disposition des moyens plus nombreux et plus précis.

La Chasse au Taureau n’est pas composée moins habilement que la Chasse au Tigre. C’est la même hardiesse de conception, la même finesse d’exécution. Deux cavaliers, en costume de chasse du temps de François Ier, poursuivent un taureau sauvage. Le taureau vient de faire face et se prépare à se défendre vigoureusement ; il se baisse pour éventrer d’un coup de corne le cheval qui arrive sur lui. Le cavalier, animé par la vue de son ennemi, se dispose à le frapper : chevaux, cavaliers et taureau, tout est rendu avec un mélange heureux d’élégance et d’énergie. J’admire surtout le mouvement de ce dernier acteur, sur qui se concentre l’attention. La tête baissée, exaspéré par l’éclat du fer qui le menace, il va passer sous le poitrail du cheval, entre ses deux épaules, et lui déchirer les entrailles, si le cavalier ne se hâte de sauver sa monture par un coup hardi. L’auteur ne paraît pas s’être préoccupé de l’arrangement des lignes, ou du moins, s’il y a pensé, il a si bien concilié l’harmonie linéaire avec la vérité des mouvemens, que cette préoccupation échappe au spectateur. M. Barye, dans la composition de ce groupe, a trouvé moyen d’arriver à l’effet sans se départir de la simplicité, et l’artifice est poussé si loin, qu’un observateur peu exercé pourrait croire que cet ouvrage n’a pas coûté une heure de réflexion. Et c’est là précisément le triomphe de l’habileté. Deux chevaux, deux cavaliers et un taureau, quoi de plus facile à copier ? Il faut pourtant bien consentir à reconnaître que cette tâche n’est pas à la portée de tous les sculpteurs, puisqu’il leur arrive si rarement de modeler un cheval capable de courir, un taureau dont les proportions soient d’accord avec la réalité. L’exactitude n’est pas le seul mérite du groupe qui nous occupe. Pour peu qu’on prenne la peine d’étudier attentivement les diverses parties dont il se compose, on demeure convaincu que l’auteur ne s’est pas borné à transcrire ce qu’il avait vu. Il y a dans cette œuvre si réelle par le savoir, par la précision, une part très large réservée à l’imagination, et ce n’est pas à nos yeux le moindre sujet de louange. Pour représenter la Chasse au Taureau avec une pareille élégance, sans rien enlever à la scène de l’énergie qui doit la caractériser, il ne suffit pas de bien voir le modèle ; il faut s’en souvenir après qu’il a disparu, et ajouter au témoignage des sens la puissance de la réflexion.

Tous ceux qui ont regardé à plusieurs reprises la Chasse au Taureau ne conservent aucun doute sur le rôle que l’imagination a joué dans la composition de cet ouvrage. Il est impossible en effet de transcrire littéralement une pareille scène. Où trouver des modèles qui consentent à poser ? Un tel spectacle ne dure qu’un instant. Le taureau se courbe et vomit des flots de sang, ou le cheval éventré s’affaisse et entraîne le cavalier. Il n’est pas question alors de copier ce qu’on a devant les yeux, il faut se contenter de bien voir ; puis, quand vient l’heure de se mettre à l’œuvre, l’imagination agrandit les élémens réels conservés par la mémoire. M. Barye, par un heureux privilège, a respecté tout à la fois les droits de l’imagination et les droits de la science ; je dis par un heureux privilège, car il est bien rare de voir l’exactitude se concilier avec l’invention. Et pourtant les belles œuvres, les œuvres destinées à une longue durée, ne peuvent pas se concevoir sans l’accomplissement de cette condition. Cette affirmation ne s’accorde pas avec l’opinion généralement reçue ; est-ce une raison pour ne pas la maintenir ? J’entends dire chaque jour que la science étouffe l’imagination, et cette billevesée trouve de nombreux échos : tant de gens en effet sont intéressés à la prendre pour une vérité ! c’est une maxime si commode pour la paresse ! L’ignorance volontaire est un premier pas vers le génie. Cependant j’interroge l’histoire, et l’histoire me répond que le génie le plus fécond n’a jamais pu se passer de la science. S’il a débuté par des compositions naïves, spontanées, s’il a produit spins le secours de l’étude, il n’a pas tardé à reconnaître que, livré à ses seules forces, il serait bientôt obligé de s’arrêter, et il se met à l’étude pour continuer la lutte et assurer sa victoire. Dans toutes les branches de l’art, je retrouve le même témoignage. Mozart, Beethoven, Rossini, génies spontanés par excellence, connaissent à fond tous les secrets de la science, et la science, loin d’étouffer en eux l’imagination, loin d’entraver leur essor, d’engourdir leur élan, les soutient et les mène d’un vol rapide aux plus hautes cimes de l’art. Dans la poésie, je vois Dante et Milton, qui possèdent le savoir entier de leur temps, et qui, malgré ce riche bagage, trouvent moyen d’écrire la Divine Comédie et le Paradis perdu. Dans les arts du dessin, je rencontre Vinci et Michel-Ange, qui ont étudié toute leur vie, qui nous ont laissé des œuvres immortelles, et qui ont quitté la terre sans être rassasiés de savoir.

Dans la Chasse aux Ours, les cavaliers portent le costume du temps de Charles VII, et ce costume a été traité par M. Barye avec beaucoup d’élégance. Les chevaux, vigoureux et hardiment modelés, rappellent la manière de Géricault, et ce n’est pas la seule analogie qu’on puisse signaler entre le peintre et le sculpteur. Chez M. Barye comme chez l’auteur de la Méduse, l’amour de la réalité, soutenu par des études persévérantes, imprime à toutes les parties de l’œuvre un cachet de précision qui excite d’abord la sympathie et plus tard résiste à l’analyse. L’ours offrait les mêmes difficultés que l’éléphant, car la laideur de ces deux modèles est également proverbiale. M. Barye a résolu le second problème aussi heureusement que le premier. Créer un beau cheval passe, aux yeux de la foule, pour une tâche facile, et pourtant il faut bien croire que la foule se trompe, puisqu’il arrive si rarement aux sculpteurs de la mener à bonne fin. Il ne suffit pas en effet de visiter les haras, d’assister aux courses de Chantilly, de suivre les manœuvres de la cavalerie ; pour l’accomplissement de cette tâche qu’oral dit si facile, il faut commencer par le commencement, et le commencement, quel est-il ? L’anatomie du cheval. Géricault la connaissait à merveille, et l’écorché qu’il nous a laissé le prouve surabondamment. M. Barye ne l’a pas étudiée avec moins de soin, et les chasses exécutées pour le duc d’Orléans ne laissent aucun doute à cet égard. Il ne s’est pas contenté de regarder le cheval en action ; il a voulu connaître la raison des mouvemens, les attaches des muscles et la forme des faisceaux musculaires, la charpente générale du modèle, se rendre compte en un mot de tout ce qu’il avait observé. Cette méthode, si rarement suivie, parce qu’elle passe pour trop lente, est cependant la seule qui conduise au but. Quant à l’ours, on n’est pas habitué à le considérer comme digne de la sculpture. Tout au plus consent-on à le voir figurer dans les ornemens de l’orfèvrerie. M. Barye s’est chargé de réfuter cette opinion accréditée depuis long-temps, et de prouver qu’il n’y a pas dans la création un modèle indigne de l’art. À tous les degrés de l’échelle vivante, un œil exercé découvre le sujet d’une œuvre intéressante. Si la beauté est inégalement répartie dans la série des animaux, il est permis d’affirmer que toutes les forures pleinement comprises offrent au statuaire comme au peintre le sujet d’une lutte glorieuse. Imitées par une main habile, elles acquièrent une véritable importance. Ainsi l’ours même, qui, comparé au lion, au cheval, n’est certainement pas beau, peut cependant, sous l’ébauchoir ou le pinceau, prendre une sorte de beauté. Si le peintre ou le statuaire réussit à exprimer le mélange de force et d’indolence dont se compose le caractère du modèle, il est sûr de nous intéresser. L’ours de M. Barye satisfait à toutes ces conditions. L’exactitude de l’imitation n’a rien de littéral : c’est la vie prise sur le fait, le bronze respire. La forme est reproduite d’une façon tout à la fois si fidèle et si libre, que tous les mouvemens s’accordent avec l’action que l’auteur a voulu représenter. C’est un éloge que personne ne refusera au groupe de M. Barye, et la réunion de la fidélité et de la liberté dans l’imitation, qui semble indispensable dans toutes les œuvres, est assez rare pour que je prenne la peine de la signaler.

Dire que les cavaliers sont bien en selle, que les chevaux, pleins d’élan, sont dignes des cavaliers, ne suffirait pas pour caractériser le mérite de ce groupe. Il y a dans la disposition des figures dont il se compose une prévoyance, une adresse qui ajoute une valeur nouvelle à l’exactitude de l’imitation. La forme des chevaux contraste heureusement par son élégance avec les membres de l’ours, courts et ramassés. Dans cette œuvre, qui, par ses proportions, semble appartenir à la sculpture de genre, il n’y a pas un détail conçu au hasard ou rendu d’une manière incomplète. Tout est calculé, ordonné, combiné avec le même soin que s’il s’agissait d’une œuvre exécutée dans les proportions naturelles. Ceux qui jugent les œuvres du pinceau et du ciseau d’après leur dimension pourront trouver que le calcul a été poussé trop loin, ou tout au moins que c’est peine perdue. Quant à ceux qui sont habitués à ne tenir compte que de la forme et de la pensée, et pour qui la dimension est sans importance, ils ne manqueront pas d’approuver la méthode suivie par M. Barye. Ce luxe de prévoyance n’a pas refroidi la composition. Rien n’est ébauché, tout est rendu et tout est vivant. L’auteur a divisé sa tâche en deux parts. Après avoir librement composé la scène qu’il avait conçue, après avoir ordonné avec discernement les lignes de son groupe, il a mis dans l’exécution autant de patience qu’il avait mis de verve dans l’invention. C’est la seule manière de produire une œuvre digne de fixer l’attention. Toutes les fois en effet qu’on veut mener de front ces deux harts de la tâche, toutes les fois qu’on prétend inventer et modeler à la même heure, il est à peu près impossible de toucher le but, et, quoique cette vérité semble banale en raison même de son évidence, il n’est pas inutile de la rappeler ; car un grana nombre de statuaires qui, sans posséder des facultés éminentes, arriveraient pourtant à produire des morceaux d’une certaine valeur, s’ils consentaient à diviser leur tâche, se condamnent à la médiocrité en voulant l’achever d’un seul coup. Ils ébauchent pendant le travail de l’invention, et le courage leur manque pour traduire sous une forme plus précise la pensée qu’ils ont conçue. Effrayés par la lenteur du travail, ils se contentent d’une vérité incomplète, ou bien, engagés dans une voie non moins fausse, ils négligent l’invention comme superflue, et copient patiemment, servilement, je pourrais dire mécaniquement, tantôt le modèle vivant qu’ils ont devant les yeux, tantôt quelque morceau apporté de Rome ou d’Athènes. Inventer librement, exécuter lentement, c’est le programme tracé par tous les maîtres vraiment dignes de ce nom. Dans la sculpture de genre comme dans la sculpture monumentale, il n’y a qu’une seule manière de réussir : c’est d’accepter franchement ces deux conditions, et de lutter sans relâche pour réaliser sous une forme pure et savante l’idée hardiment conçue. Je ne crois pas me tromper en affirmant que M. Barye n’a pas perdu de vue ces deux conditions, et qu’il les a fidèlement accomplies. La liberté de l’invention nous séduit au premier aspect ; la pureté, la vérité de la forme nous confirme dans notre premier sentiment.

La Chasse au Lion présente une scène complexe. Il ne s’agit pas en effet d’atteindre et de frapper le lion, pour délivrer la contrée d’un hôte dangereux ; il s’agit de sauver un buffle qui est aux prises avec le lion. Les cavaliers arabes accourus au secours du buffle s’efforcent de le dégager. Le but de cette lutte s’explique très clairement, et le spectateur ne conserve aucun doute. Les cavaliers arabes se distinguent par une étonnante légèreté d’allure. Chacun sait que les Arabes ont une manière toute particulière de monter à cheval, qui ne ressemble, en rien aux habitudes européennes. M. Barye a parfaitement saisi, parfaitement rendu l’agilité qui forme le caractère distinctif de cette race. Nous avons en France, en Angleterre, d’aussi habiles cavaliers ; en-deçà comme au-delà de la Manche, il s’en rencontre bien peu qui puissent lutter d’agilité avec les Arabes. Le lion aux prises avec le buffle est d’une grande beauté. Ne pouvant étreindre son ennemi, qui lui est supérieur en force, mais qui ne peut lutter avec lui de souplesse, il s’efforce d’entamer l’épaisse cuirasse de son adversaire, sauf à se dérober par un bond rapide dès que le buffle voudra engager la lutte. Au moment où les cavaliers arrivent, le buffle est déjà renversé, et son sang coule sous les dents et les griffes du lion. Tous ceux qui ont vu dans les marécages d’Ostie les buffles sauvages déployer librement toute la puissance, toute la richesse de leurs mouvemens, rendront pleine justice au talent de M. Barye. Ce que Paul Potter a fait pour la génisse et le taureau, M. Barye a su le faire pour le buffle. Dans l’étude attentive de cette robuste organisation, il a trouvé des élémens d’élégance qui étonneront plus d’un spectateur. Ce type, rarement abordé par la sculpture, est devenu dans ses mains quelque chose de nouveau, d’inattendu, tant il a mis d’habileté à nous montrer toute la beauté propre à son modèle. Quant à l’élan des chevaux, je n’en parle pas. L’auteur a trop souvent prouvé ce qu’il peut dans ce genre pour qu’il soit utile d’y insister. Je crois plus à propos de signaler la manière ingénieuse dont il a su traiter le costume des cavaliers. Les burnous jetés sur leurs épaules offrent à l’œil des lignes très heureuses, et n’ont pourtant rien de systématique dans leur ajustement. Emportés par une course rapide, les cavaliers n’ont d’autre souci que la délivrance du buffle qui se débat sous les griffes du lion, et laissent flotter au vent l’étoffe souple et légère. La disposition des plis est tellement simple, tellement d’accord avec le mouvement des cavaliers, qu’elle semble prise sur nature. Et pourtant il est certain qu’elle a dû être calculée, prévue, imaginée. L’art, si adroitement dissimulé dans cette partie accessoire de la composition, ne peut cependant être méconnu, et je sais bon gré à M. Barye d’avoir compris toute l’importance de cette partie secondaire. Les burnous de ses cavaliers, rendus avec tant de souplesse et d’élégance, donnent plus de vivacité à l’engagement. En voyant l’air s’engouffrer sous la laine, le spectateur comprend que les cavaliers n’ont pas perdu un seul instant, et qu’ils ont couru sur le lion aussi rapides que la flèche.

J’arrive au dernier groupe, qui lutte avec les précédens d’énergie et d’harmonie. Nous avons devant nous deux cavaliers tartares qui chassent l’élan. M. Barye s’est efforcé de rendre dans toute sa vérité, je pourrais dire dans toute sa singularité, l’armure des cavaliers tartares. Bouclier, carquois, rien n’est oublié. Les détails les plus minutieux, qui semblent ne mériter aucune attention, sont étudiés avec soin, et donnent à la composition tout l’attrait d’un spectacle inattendu. Depuis la forme du casque jusqu’à la forme des étriers, M. Barye n’a voulu rien omettre, et je trouve qu’ira bien fait. Il s’est attaché à reproduire fidèlement le type de la race tartare, et ses cavaliers en effet rappellent d’une manière évidente les types que nous connaissons par le témoignage des voyageurs. Quant à l’élan déjà terrassé qui succombe sous leurs coups, il est modelé avec une précision que les naturalistes ne contesteront pas. Dans la représentation de ce type, aussi agile et plus fort que le cerf, rien n’est livré à la fantaisie. Il est facile de voir que l’auteur a vécu plus d’un jour avec son modèle, qu’il l’a regardé plus d’une fois avant de se mettre à l’œuvre. La souplesse et la force sont écrites dans le corps tout entier, et l’exactitude littérale de l’imitation n’ôte rien à la liberté des mouvemens.

Ce que je veux signaler dans les cinq groupes que je viens d’analyser, c’est l’étonnante variété que l’auteur a su jeter dans toutes ces compositions. Le travail, je veux dire l’effort, ne se révèle nulle part, L’auteur semble heureux de produire, tant il assemble facilement tous les personnages qui doivent concourir à l’expression de sa pensée. Ses modèles, dont il connaît la physionomie, les mœurs, le caractère, obéissent à sa volonté, et s’ordonnent de façon à concilier la beauté des lignes et l’énergie des mouvemens. La variété que je signale ne tient pas seulement à la richesse de l’imagination ; elle dépend surtout de l’intelligence, de la notion complète des sujets. Le statuaire le plus heureusement doué n’arriverait jamais à cette variété, s’il n’avait pas à sa disposition le souvenir toujours présent des figures qu’il veut mettre en œuvre. Avec une science acquise à la hâte et mal digérée, il ne pourrait jamais donner aux personnages le caractère individuel qui leur appartient. Pour M. Barye, la variété n’était pas un vœu, mais une nécessité. Familiarisé comme il l’était avec ses modèles, il ne pouvait manquer de leur assigner la physionomie, les attitudes qui leur appartiennent. Il trouvait sans effort dans la glaise obéissante tous les mouvemens qu’il avait épiés, dont il se souvenait ; aussi les chasses composées pour le duc d’Orléans nous offrent-elles une suite de scène s vivantes. L’art et la science s’y trouvent réunis et combinés dans une si juste mesure, que nous sommes forcés d’admirer.

Ces groupes si variés et si vrais avaient marqué la place de M. Barye parmi les artistes les plus ingénieux ; mais les esprits habitués à se repaître de lieux communs s’obstinaient à ne voir dans ces œuvres si puissantes que des œuvres de genre. À leurs yeux, en effet, les sujets héroïques sont les seuls qui permettent de grandes œuvres. Un cavalier du XVe ou du XVIe siècle, si habilement traité qu’il puisse être, ne mérite pas une sérieuse attention ; c’est un passe-temps, un délassement, et rien de plus. C’est peut-être pour répondre à ce reproche banal que M. Barye s’est décidé à choisir dans les temps héroïques de la Grèce le sujet d’une nouvelle composition. Cependant la manière dont il l’a rendu, l’indépendance qu’il a montrée dans le mouvement des personnages, me donnent à penser que ces niaises déclamations ont été la cause prochaine et non la cause réelle de sa détermination. Le Combat de Thésée contre le Minotaure ne relève d’aucune tradition académique. — Chacun peut voir aux Tuileries comment un statuaire chargé par l’état d’enseigner son art à la jeunesse comprend ce sujet héroïque. L’oeuvre de M. Ramey, insignifiante dans presque toutes ses parties, ridicule dans la tête du minotaure, ne blesse absolument personne par sa hardiesse ou sa nouveauté. Dans cette composition, qui n’a pas dû coûter de longues méditations, l’adversaire de Thésée, étendu sur le dos, se soulève comme un bourgeois réveillé en sursaut, qui se prépare à gronder sa servante. Quant au Thésée, M. Ramey a eu sans doute l’intention de le faire élégant, mais il n’a réussi qu’à le faire maniéré, car le héros, en soulevant sa massue, pose comme un danseur. Mais à quoi bon analyser cette composition ? chacun peut s’en égayer à son aise en traversant le jardin des Tuileries. Je ne connais guère que le Cadmus de Dupaty qui puisse lutter avec le Minotaure de Ramey.

M. Barye, en nous offrant le Combat de Thésée contre le Minotaure, a compris tout l’avantage qu’il y aurait à représenter les deux figures debout. Cette disposition permet, en effet, de donner plus de développement au corps du minotaure, et d’établir un contraste plus frappant entre les membres du monstre et les membres du héros. Le Thésée, plein d’élégance et de noblesse, n’a rien d’apprêté, rien de préconçu dans ses mouvemens. Il agit et ne pose pas. Son corps tout entier est un modèle de beauté. Le torse et les membres expriment à la fois la force et l’énergie ; la tête, empreinte d’une ardeur virile, s’accorde très bien avec le caractère du corps. Il n’y a ni dans le torse, ni dans les membres, ni dans la tête, rien qui rappelle servilement les monumens de l’art antique. Cependant il est facile de voir que M. Barye n’ignore pas le Thésée du Parthénon, et qu’il l’a souvent consulté, car les grandes divisions du torse sont inspirées par l’admirable fragment placé au Musée britannique. En interrogeant ce débris si plein d’enseignemens, M. Barye a usé d’un droit que personne ne peut lui contester. Il a profité de la leçon avec liberté, avec hardiesse ; il s’est souvenu sans copier ; il n’a pas confondu la docilité avec l’impersonnalité. Tout en acceptant les conseils d’un maître illustre, il est demeuré lui-même. C’était la manière la plus sûre, la plus décisive de prouver aux diseurs de lieux communs que, pour s’élever au-dessus de la sculpture de genre, il n’est pas nécessaire d’avoir à sa disposition un bloc de marbre de dix pieds de hauteur. Le Thésée de M. Barye n’a pas quinze pouces de proportion, et cependant il est beau, il est grand dans la plus large acception du mot. Qu’un homme riche et intelligent confie à l’auteur le soin de traduire sa pensée dans les dimensions de la nature, et je m’assure que le modèle n’aura rien à perdre dans cette transformation, car il n’y a pas un seul détail escamoté dans cette composition, que chacun peut prendre dans sa main. Le minotaure, qui lutte corps à corps avec Thésée, dont les membres s’entrelacent aux membres du héros, contraste heureusement par sa force pesante avec la force agile de son adversaire. La tête du taureau, placée sur ce corps humain, respire une brutalité farouche, et semble destinée à rendre plus frappante l’intelligence et la finesse qui animent tous les traits de Thésée. Le spectateur, en contemplant cette lutte, comprend que le minotaure sera vaincu, car il devine que Thésée mesure ses coups au lieu de les multiplier, et que le monstre va bientôt rouler à ses pieds, étourdi et sanglant.

Si la division des plans de la poitrine dans le personnage purement humain rappelle un des plus beaux monumens de l’école attique, l’ensemble de la composition, par sa naïveté, par son énergie sauvage, nous reporte vers les marbres d’Égine, placés aujourd’hui dans le musée de Munich, et trop peu connus chez nous, bien que nous en possédions la série complète. Les fragmens moulés très fidèlement sur les originaux de Munich sont si mal disposés pour l’étude, que les sculpteurs les consultent rarement. Or, les marbres d’Égine, très inférieurs aux marbres d’Athènes sous le rapport de l’exécution, soutiennent glorieusement la comparaison sous le rapport de l’expression. Tous ceux qui les ont vus soit à Munich, soit à Rome, dans le palais de Saint-Jean de Latran, où la collection complète est si admirablement éclairée, savent à quoi s’en tenir sur la valeur expressive de ces figures. Le Thésée de M. Barye, plus savant et plus pur que les marbres d’Égine, réveille pourtant dans notre esprit le souvenir de ces œuvres naïves. Je me hâte d’ajouter que le statuaire français n’a copié dans son groupe de Thésée aucun des combattans qui décoraient le temple d’Égine ; il s’est adressé tour à tour aux plus grandes écoles pour recueillir leurs conseils, et non pour abdiquer l’indépendance de sa pensée.

Du Caïn maudit au Thésée victorieux, quel immense intervalle ? L’oeuvre du jeune homme, énergique et vraie, était pleine de promesses ; l’œuvre de l’artiste arrivé à sa maturité réalise toutes les espérances éveillées par le Caïn : simplicité de pantomime, élégance d’exécution, choix heureux de lignes harmonieuses, tout se trouve réuni dans cette œuvre, si habilement conçue, que les ignorans peuvent dire en la regardant, comme après avoir lu une fable de La Fontaine : Qui de nous n’en ferait pas autant ? C’est là, en effet, le caractère distinctif de toutes les compositions qui se recommandent par la simplicité. Le travail est si bien déguisé, que chacun, parmi les ignorans, croit pouvoir en faire autant ; mais qu’ils prennent l’ébauchoir on la plume, et ils verront ce que vaut, quel prix a coûté cette simplicité qui semble à la portée de tout le monde !

Il y a dans le groupe du Minotaure et de Thésée un respect profond et sincère pour les leçons que l’antiquité nous a laissées, et en même temps un dédain absolu pour la manière infidèle dont les académies interprètent ses leçons. M. Barye a très nettement posé la question. Ayant à choisir entre le texte placé devant ses yeux et le commentaire qui en obscurcit le sens en voulant l’éclaircir, il a pris parti contre le commentaire. Écoutez les académies ; elles vous disent : Voici comment nous comprenons l’antiquité ; vouloir aller au-delà des limites qu’elle a posées serait pure folie. Imitez, et vous serez grands, car vos œuvres seront conformes au modèle qui résume toute vérité ; imitez, et ne vous lancez pas dans les hasards de l’invention, car l’invention, mauvaise conseillère, vous détournerait du modèle d’après lequel nous devons vous juger. À ces belles maximes, M. Barye et le bon sens répondent : L’antiquité que vous vantez n’a jamais posé de limites immuables dans le domaine de l’imagination ; l’antiquité dans sa partie la plus exquise, l’antiquité grecque, n’est qu’une marche sans halte et sans relâche. Pour demeurer fidèle aux traditions de l’art antique, il ne s’agit pas de copier les monumens qu’il nous a laissés, mais bien d’interroger la nature, comme il l’interrogeait en profitant du fruit de ses études. Accepter l’interprétation qu’il a donnée de la nature, sans recourir à la nature même, ce n’est pas respecter, mais dénaturer la méthode suivie par l’art antique ; ce n’est pas la prendre pour guide, c’est plutôt lui tourner le dos. Et je ne vois pas quelles objections peut soulever cette réponse, car les argumens dont elle se compose défient toute discussion : évidens et sans réplique, ils n’ont pas besoin d’être démontrés. Vouloir immobiliser l’art sous prétexte de le conserver, c’est tout simplement protester contre l’histoire de l’art. Qu’est-ce en effet que l’histoire de l’art ou de l’imagination, comme l’histoire de toutes nos facultés, sinon le mouvement manifesté par des œuvres dans l’ordre esthétique et scientifique, manifesté par des actions, par des événemens dans l’ordre politique ? Qu’il représente le combat du Minotaure et de Thésée ou tout autre sujet emprunté aux temps héroïques, le statuaire qui veut tenir compte de l’histoire, tenir compte des traditions de l’art antique, doit continuer le mouvement selon ses forces, et non le considérer comme accompli, comme épuisé. Le but suprême de l’art est de créer. Or il n’y a pas de création possible sans indépendance, sans volonté. L’imitation de la Grèce, si habile qu’elle soit, est aussi loin de l’invention que l’imitation littérale de la nature. Ces deux genres d’imitation, acceptables comme études préliminaires, ne sauraient être confondus avec le but que l’art se propose. Pour produire des œuvres vivantes, pour prendre rang dans l’histoire, c’est-à-dire dans la série des mouvemens accomplis, il faut de toute nécessité représenter par soi-même quelque chose de nouveau dont le type ne se retrouve pas dans le passé, c’est-à-dire interroger la nature à son tour, après avoir pris conseil de l’antiquité sur la manière de la comprendre et de la rendre. C’est la méthode que Al. Barye a suivie en composant son Thésée ; il a profité des leçons de l’antiquité sans renoncer au droit de consulter la nature, et son œuvre, malgré les souvenirs qu’elle réveille, lui appartient tout entière.

Angélique et Roger ont fourni à M. Barye l’occasion de montrer son talent sous un aspect inattendu, sous l’aspect gracieux. Quand je dis inattendu, je n’entends pas parler des esprits éclairés, car il est bien évident que l’expression de la force n’exclut pas l’expression de la grace. Toutefois, pour la foule habituée à circonscrire le développement de l’imagination dans un cercle déterminé, le groupe d’Angélique et Roger eut tout le charme de l’imprévu. Cet ouvrage, demandé à M. Barye par le duc de Montpensier, mais demandé dans les conditions les plus larges, puisque l’artiste pouvait, en restant dans les dimensions données, choisir à son gré le sujet de son travail, est, à coup sûr, une des inventions les plus ingénieuses de l’art moderne. Roger, monté sur l’hippogriffe, tient dans ses bras la belle Angélique. Je n’ai pas besoin de rappeler cet épisode, emprunté au poème de l’Arioste. En-deçà comme au-delà des Alpes, Roland le furieux jouit depuis long-temps d’une légitime popularité, et les personnages de ce livre admirable sont familiers à toutes les mémoires. Ma tâche se borne à caractériser la conception et l’exécution. Le génie de l’Arioste, le premier poète de l’Italie après Dante, convenait merveilleusement à l’intelligence de M. Barye, et le sculpteur français, en le consultant, a trouvé dans cet entretien d’utiles leçons. Des deux parts c’est la même liberté, la même passion pour la fantaisie livrée à elle-même. Aussi voyez comme l’ébauchoir a traduit fidèlement la pensée du poète ! Angélique réalise sous la forme la plus riche la beauté qui excite le désir. Son corps harmonieux et puissant réunit tout ce qui peut charmer les yeux et séduire l’imagination. Elle rappellerait le type flamand par la beauté de la chair, si la pureté des lignes ne reportait la pensée vers les œuvres de la Grèce. Il y a en effet dans cette adorable créature quelque chose qui tient à la fois des naïades de Rubens et des filles d’Athènes dont le profil gracieux décore le temple de Minerve, mélange heureux qui nous ravit et nous enivre. L’œil ne se lasse pas de contempler ce beau corps, dont toutes les parties sont traitées avec un soin exquis. La poitrine et les hanches sont rendues avec une précision qui ne laisse rien à désirer. Les épaules et le dos offrent au regard étonné un sujet d’étude sans cesse renouvelé. Rien de convenu, rien de systématique, la nature prise sur le fait et librement interprétée. Souplesse, abondance, force et grace, rien ne manque à cette merveilleuse créature pour enchanter son amant. Roger, qui la tient dans ses bras, couvert d’une solide armure, ajoute encore à la beauté de la femme qui lui appartient par l’énergie de son attitude, par la puissance de son regard. Il la couve d’un œil si amoureux, il la domine si résolûment par la passion qui le possède, que le désir prête un nouveau prix à cette divine créature. Je ne crois pas qu’il soit possible de nous présenter Angélique et Roger sous un aspect plus séduisant. Tous ceux qui voyaient dans M. Barye un homme dévoué sans retour à l’expression de la force ont dû être bien étonnés. Quant aux esprits éclairés, ils ont accueilli avec bonheur, mais sans surprise, cette nouvelle face du talent de M. Barge.

L’hippogriffe, dont le type esquissé par l’Arioste laissait d’ailleurs pleine carrière à la fantaisie de l’artiste, n’a pas été compris par M. Barye moins heureusement qu’Angélique et Roger. Ce cheval merveilleux, dont la nature ne fournit pas le modèle, qui tient à la fois de l’aigle et du cheval, dévore l’espace comme le coursier de Job, et souffle le feu par ses naseaux dilatés. Les ailes attachées aux épaules, tout à la fois légères et puissantes, se meuvent avec une rapidité qui défie le regard. Enfin il y a dans tout cet ensemble singulier une combinaison si habile, une adresse si parfaite, que l’étonnement s’apaise bien vite et fait place à l’étude la plus attentive. L’hippogriffe de M. Barye est si naturellement conçu, qu’il perd son caractère fabuleux. Quoique la science n’ait encore rien découvert de pareil, et nous prouve même par des raisons victorieuses que rien de pareil ne s’offrira jamais à nos yeux, nous acceptons volontiers l’hippogriffe comme un cheval d’une nature particulière, mais qui a vécu, qui vit encore, et que nous pourrions rencontrer. Cette impression purement poétique, et que la réflexion désavoue, s’explique par la précision avec laquelle l’auteur a su souder ensemble, et par un art qui lui est personnel, le cheval et l’oiseau. S’il n’eût pas possédé d’une façon magistrale la pleine connaissance de ces deux natures si diverses, il n’eût jamais réussi à les accoupler sous cette forme harmonieuse. Initié à tous les secrets de leur structure, il a pu sans effort, réunir les ailes de l’aigle aux épaules du cheval.

Le serpent placé sous l’hippogriffe appartient aussi tout entier à la fantaisie. La riche collection du Muséum n’offre pas le type représenté par M. Barye ; mais ici encore la science est venue au secours de l’imagination. Avec le corps d’un serpent et la tête d’un dauphin, l’auteur a composé un être sans nom, que jamais l’œil humain n’a contemplé, et qui pourtant n’a rien de singulier ; la tête et le corps sont si habilement réunis, que la singularité disparaît. Ainsi toutes les parties de ce groupe concourent heureusement à l’expression de la pensée conçue par l’auteur. Grace, élégance, force, résolution, resplendissent dans Angélique et Roger ; hardiesse, originalité sans bizarrerie, recommandent l’hippogriffe et le serpent.

Je ne dois pas passer sous silence cinq statuettes équestres qui, malgré l’exiguïté de leurs dimensions, méritent une attention sérieuse : Charles VI, Charles VII, Gaston de Foix, le Général Bonaparte et le duc d’Orléans. Le Charles VI n’est pas une statuette de pure décoration, car M. Barye a représenté le moment où le roi arrêté, au milieu d’une forêt, par un inconnu qui saisit la bride de son cheval, perd tout à coup la raison. L’expression du visage s’accorde très bien avec la scène que l’artiste s’est proposé de traduire. Le Charles VII et le Gaston de Foix, privés du charme de l’action, intéressent par leur élégance. Le costume, bien que fidèlement traité, n’a que l’importance qui lui appartient. Le caractère efféminé de Charles VII, le caractère mâle et résolu de Gaston de Foix, ont fourni à l’auteur l’occasion de montrer comment il comprend l’accord du visage et de la pensée.

Le duc d’Orléans n’est pas moins élégant que les deux ouvrages précédens, et quoique le costume militaire de nos jours soit loin d’offrir au sculpteur les mêmes ressources que le costume des XVe et XVIe siècles, quoique l’armure de Gaston et l’habit de chasse de Charles VII semblent inviter l’ébauchoir, tandis que l’uniforme de nos régimens semble défier toutes les ruses du talent le plus ingénieux, cependant M. Barye a trouvé moyen de respecter l’uniforme, tout en l’assouplissant. Profitant de l’exemple donné par M. David, il a conservé les lignes générales que la coutume lui imposait, mais il n’a pas renoncé au droit d’élargir les basques et de prêter aux mouvemens une liberté, une familiarité qui seules peuvent donner la vie à l’œuvre du peintre et du statuaire. Trop souvent les cavaliers revêtus de l’uniforme militaire ressemblent à des mannequins ; le duc d’Orléans de M. Barye est souple et vivant.

La statuette du général Bonaparte désigne M. Barye comme l’artiste le plus capable d’accomplir la tache si imprudemment confiée à M. Marochetti. Elle offre tous les élémens d’une composition monumentale, et, bien que le tombeau creusé dans l’église des Invalides soit consacré à l’empereur, je ne verrais aucun inconvénient à représenter Napoléon sous le costume du général Bonaparte, car le costume du général, à son retour d’Égypte, se prête heureusement aux exigences de la sculpture, tandis que le manteau impérial semé d’abeilles se raille des efforts les plus hardis. Pour ma part, je ne doute pas que l’œuvre de M. Barye, élevée aux proportions colossales dont je parlais tout à l’heure, ne fit très bonne figure sur l’esplanade des Invalides. Le visage maigre et pensif du général convient à la statuaire ; les joues pleines de l’empereur sont loin d’offrir les mêmes ressources. Les longues basques, le collet rabattu, les revers épanouis sur la poitrine, signes distinctifs du costume militaire au temps du directoire, ne sauraient se comparer au manteau impérial. C’est pourquoi je trouverais très sage de demander à M. Barye ce que M. Marochetti n’a pas su faire. Quand la statuette du général Bonaparte sortit des mains d’Honoré Gonon, il n’était pas question du tombeau de l’empereur ; aujourd’hui que M. Marochetti nous a prouvé toute son impuissance, le bon sens conseille de s’adresser au statuaire qui a fait ses preuves ; la statuette du général Bonaparte deviendrait facilement une statue monumentale, et l’auteur en l’agrandissant n’aurait presque rien à y changer.

Un candélabre composé de neuf figures, et demandé à M. Barge par le duc de Montpensier, prendra sans doute place parmi les œuvres les plus exquises de notre temps. À la partie inférieure, Junon, Minerve et Vénus ; à la partie moyenne, trois Chimères ; au sommet, les trois Graces : voilà le triple motif que l’auteur a choisi pour un candélabre à douze branches formées de feuillage. Je ne crains pas d’affirmer que la renaissance n’a jamais rien conçu de plus ingénieux ni de plus pur. Les trois déesses assises à la base sont traitées avec une précision, une variété qui ne permet pas à la pensée d’hésiter un seul instant sur le nom du personnage : le visage de Junon respire l’orgueil, et chacun reconnaît la reine de l’Olympe ; Minerve exprime très bien la gravité virginale que nous admirons dans le colosse de Velletri. Quant à Vénus, son regard est animé d’une divine tendresse. Le corps des trois déesses est modelé de manière à concourir à l’effet de ces trois physionomies si parfaitement caractérisées. Nous trouvons, en effet, chez Vénus une richesse de formes qui appelle la maternité ; chez Minerve, une élégance plus sobre qui éloigne le désir ; chez Junon, une sévérité majestueuse qui éveille l’idée de commandement. Les trois Chimères, qui forment le centre de la composition, sont très heureusement inventées. Il serait difficile d’interpréter plus habilement les traditions de la mythologie. Les trois Graces, qui couronnent ce charmant édifice, rappellent par leur souplesse le groupe si connu de tous les voyageurs qui ont visité la cathédrale de Sienne. Et cependant, quoique les Graces de M. Barye reportent la pensée vers les Graces de Sienne, il n’y a pas trace d’imitation dans l’œuvre née sous nos yeux. Le même sujet, traité par Germain Pilon, est empreint d’un tout autre caractère. Le contemporain de Jean Goujon a jeté sur les trois sœurs une draperie qui laisse deviner toute leur beauté, mais qui cependant a le tort de ressembler plutôt à la soie qu’au lin ou à la laine. Les Graces du candélabre sont nues, et leur nudité, tout à la fois chaste et voluptueuse, chaste par l’attitude, voluptueuse par la jeunesse et le choix des lignes, soutiendrait sans danger la comparaison avec les figurines trouvées dans les champs de l’Attique. M. Barye est emporté par un instinct tout-puissant vers l’école flamande. Les femmes de Rubens l’attirent par un charme irrésistible ; cependant l’étude des modèles antiques lui a révélé tout ce qu’il y a dans ces types, d’ailleurs si riches et si variés, d’inacceptable pour la sculpture. Et cette conviction porte ses fruits. Il trouve en effet, dans les monumens mêmes que la Grèce nous a laissés, une figure qui lui montre la route à suivre, et concilie avec la pureté linéaire la force exubérante si assidûment poursuivie par l’école flamande. La Vénus de Médicis, placée dans la Tribune de Florence, n’a qu’une élégance de convention ; la Vénus de Milo, aussi souple, aussi vaillante que les naïades de Rubens, les surpasse par la pureté des lignes, par la division des plans. Et c’est à ce divin modèle que M. Barye s’est rallié. Aussi le candélabre demandé par le duc de Montpensier, conçu avec hardiesse, traité avec une simplicité digne des époques les plus savantes, a-t-il réuni de nombreux suffrages. Il charme les esprits naïfs, habitués à ne consulter que leurs impressions, et contente les esprits initiés par l’étude à toutes les délicatesses de l’art.

J’arrive au dernier ouvrage de M. Barye, au Combat du Lapithe et du Centaure, qui couronne d’une façon si éclatante toutes les pensées qu’il a exprimées depuis vingt ans. Il a pu, dans ce dernier ouvrage, déployer toutes les richesses de son savoir et démontrer aux plus incrédules qu’il ne connaît pas la forme humaine moins complètement que la forme du lion ou du taureau. Il avait à lutter, contre un terrible souvenir, contre les métopes qui décorent le Musée britannique. Il s’est dégagé de cet adversaire en choisissant une voie nouvelle. Son groupe n’a rien à démêler avec les fragmens rapportés à Londres par lord Elgin. Le centaure de M. Barye, par le mouvement, par la forme, se sépare nettement de la tradition grecque, sans la contredire. L’auteur s’est inspiré de la nature et s’est attaché à reproduire tous les détails qu’il avait observés. Il a compris sans peine qu’il ne pouvait, sans s’exposer au reproche de témérité, essayer de traduire en ronde bosse les hauts reliefs sculptés par la main de Phidias, et qui par leur perfection désespèrent les statuaires les plus habiles. Amoureux de l’idéal, il s’est mis à le chercher par des procédés que les Grecs ont presque toujours négligés. L’école attique, la plus savante de toutes les écoles, ne s’est guère occupée des mouvemens énergiques, ou du moins, lorsqu’elle a entrepris de les traduire, elle a tempéré la force par la majesté. C’est aux mouvemens énergiques exprimés avec une entière franchise que M. Barye a demandé l’intérêt, la nouveauté de son œuvre, et ce dessein conçu avec sagacité, accompli avec courage, mérite l’approbation des connaisseurs. Le sujet seul ramène la pensée vers l’acropole d’Athènes. Quant au style du groupe, il éloigne toute idée de comparaison. Le centaure de M. Barye, excellent dans la partie empruntée au cheval, jeune, vigoureux, hardiment accentué dans la partie humaine, appartient à la réalité par l’exactitude des détails ; l’idéal n’est intervenu que dans la réunion de ces deux natures et dans la conception du mouvement. Quant au Lapithe, je n’ignore pas qu’il soulève plus d’une objection ; mais il me paraît facile de répondre aux reproches que j’ai entendus. Il se cramponne avec ses genoux, avec ses pieds au corps de son ennemi, et les disciples fervens de l’antiquité trouvent que les genoux et les pieds n’offrent pas une ligne heureuse. Je ne conteste pas la vérité de cette affirmation ; seulement je me permets de révoquer en doute l’importance qu’ils y attachent. Le mouvement des genoux et des pieds, très vrai en lui-même, puisqu’il exprime très bien l’action, serait blâmable assurément s’il troublait l’harmonie générale du groupe, si, au lieu de s’accomplir sur les flancs du centaure, il s’accomplissait sur la partie antérieure ou postérieure ; mais, étant donnée la place que lui assigne l’auteur, il ne trouble en rien l’harmonie générale. C’est pourquoi je n’hésite pas à l’approuver, bien qu’il forme un angle désavoué par les pures traditions de l’art. La tête du centaure, étreinte par la main puissante du Lapithe, qui se débat convulsivement et que la massue menace, est une invention pleine de nouveauté, qui mérite les plus grands éloges. Un sculpteur de premier ordre pouvait seul concevoir un tel groupe et l’exécuter avec une telle franchise. Tous ceux qui s’étaient obstinés jusqu’à présent à voir dans M. Barye un sculpteur de genre sont obligés, devant le groupe du Lapithe et du Centaure, de renoncer à leurs restrictions et de voir en lui un sculpteur capable d’aborder et de traiter, dès qu’il le voudra, les sujets les plus variés, les plus difficiles. Qui donc en effet, parmi les maîtres chargés aujourd’hui de l’enseignement, ferait le groupe du Lapithe et du Centaure ?

C’est là certes une vie bien remplie, et cependant M. Barye n’a pas produit tout ce qu’il aurait pu produire, s’il eût trouvé dans les hommes chargés par l’état de distribuer les travaux plus de bienveillance, plus de sympathie et surtout plus de lumières. Le Centaure est acheté et sera fondu, en bronze ; c’est un acte de justice. Il était facile de faire mieux encore : il fallait doubler le modèle et le traduire en marbre. Ce groupe ferait aux Tuileries une excellente figure. Les occasions n’ont pas manqué pour employer dignement le talent de M. Barye. Malheureusement toutes ces occasions se sont résolues en promesses ou en commandes singulières, je pourrais dire ridicules. Un crocodile étouffant un serpent excite l’admiration ; l’auteur est chargé de modeler le buste du duc d’Orléans. Un lion réunit tous les suffrages ; on demande à l’auteur la statue de sainte Clotilde. De pareilles commandes ne ressemblent-elles pas à une gageure contre le bon sens ? La statue de sainte Clotilde, placée dans une chapelle de la Madeleine, n’est certainement pas dépourvue de mérite : le visage est empreint d’une gravité sereine, la draperie ajustée avec grace ; mais demander le portrait d’un prince et la statue d’une sainte pour récompenser l’auteur d’un crocodile et d’un lion, c’est à coup sûr une étrange manière de distribuer les travaux. Quoique M. Barye ait montré dans le Martyre de saint Sébastien une connaissance profonde de l’anatomie humaine, le bon sens le plus vulgaire prescrivait de l’encourager en tenant compte de sa prédilection pour les sujets que la sculpture dédaigne habituellement. Lorsqu’il fut question de couronner l’arc de l’Étoile et d’effacer la gibbosité qui domine l’acrotère, M. Barye fut chargé de présenter un projet. Son esquisse, connue de tous les artistes, remplissait toutes les conditions du programme. L’aigle impériale, ailes déployées, étreignait de ses serres puissantes les blasons animés des nations vaincues représentées aux quatre coins de l’acrotère par des fleuves enchaînés Était-il possible de couronner plus dignement le monument élevé à la gloire des armées françaises ? Pouvait-on espérer un projet qui s’accordât mieux avec les victoires gravées sur les faces de l’arc ? Austerlitz et Jemmapes, Arcole et Aboukir ne se trouvaient-ils pas résumés dans ce couronnement imaginé par M. Barye ? Personne n’oserait le contester. Le bon sens, l’évidence, parlaient pour lui. Puis survinrent les scrupules diplomatiques ; l’homme d’esprit qui avait eu l’heureuse idée de s’adresser à M. Barye craignit de blesser l’amour-propre des chancelleries en acceptant son projet, et l’esquisse si justement admirée fut bientôt condamnée à l’oubli. Ou je m’abuse étrangement, ou l’abandon de ce projet n’apaisera pas l’amour-propre des chancelleries. Couronné ou non de l’aigle impériale, l’arc de l’Étoile raconte tous les yeux les triomphes militaires de la convention, du directoire, du consulat et de l’empire. Tant que l’histoire ne sera pas effacée, tant que le vent ne pourra pas balayer comme la poussière le souvenir des faits accomplis, le projet de M. Barye sera sans danger pour la paix du monde ; et comme il achèverait d’une manière excellente un monument dont l’exécution mérite plus d’un reproche, l’homme d’état qui reprendrait ce projet et s’emploierait à le réaliser obtiendrait, je j’en doute pas, l’approbation de tous les esprits sensés. Grace à lui, M. Barye, dont la place est marquée au premier rang parmi les statuaires de notre âge, montrerait enfin tout ce qu’il peut faire pour l’art monumental.


GUSTAVE PLANCHE.